XXVII année, 1985, Numéro 3, Page 198
VERS UNE UNION MONÉTAIRE PRÉ-FÉDÉRALE
EN EUROPE*
L’organisation monétaire d’un état fédéral est un sujet qui reste à approfondir et c’est pour cela qu’il est bien difficile aujourd’hui encore de décrire avec précision les institutions et les mécanismes à mettre en place pour donner à l’Union européenne une compétence indispensable dans le domaine monétaire.
En matière de politique fiscale et de budget, en revanche, les connaissances et les réflexions sont plus avancées, si bien qu’on peut parler couramment de « fédéralisme fiscal », et l’analyse de son fonctionnement au sein des fédérations existantes, et en premier lieu de celles des États-Unis d’Amérique et de l’Allemagne fédérale, sont plus que jamais utiles pour faire l’ébauche des compétences de l’Union européenne.
1. L’organisation monétaire des États fédéraux existants
Le « fédéralisme monétaire », contrairement au « fédéralisme fiscal », est encore aujourd’hui à l’état embryonnaire et cela relève sans doute du fait que, dans les États fédéraux existants, l’organisation monétaire ne se distingue pas, en substance, de celle des États à structure non fédérale. De fait, tandis qu’il existe, en matière fiscale, même si c’est à des degrés différents, une compétence concurrente du gouvernement fédéral et des Etas membres de la fédération, dans le domaine monétaire cette compétence revient entièrement au niveau fédéral.
Tant aux États-Unis qu’en Allemagne fédérale et en Suisse il n’existe qu’une seule monnaie, dont l’émission est le monopole d’une seule banque centrale, exactement, donc — on l’a déjà dit — comme dans les Etats non fédéraux.
On remarque seulement, dans ces trois expériences, une structure particulière de la banque centrale — dans sa dénomination même elle se réfère au fédéralisme (Deutsche Bundesbank et Federal Reserve System) —caractérisée, dans le cas de l’Allemagne, par une présence aux côtés de la banque centrale fédérale de banques centrales des Länder, lesquelles n’ont pourtant aucun pouvoir sur l’émission des monnaies mais seulement un droit de représentation dans l’organe de décision de la banque fédérale, où les représentants locaux détiennent même la majorité.[1]
Si la situation en Suisse est analogue à celle de l’Allemagne, le système américain, en revanche, présente un caractère moins fédéral, puisque les douze districts du Federal Reserve System n’ont aucun rapport institutionnel avec les États membres de la Fédération américaine.
Il y a toutefois un élément commun et caractéristique dans l’organisation des trois États fédéraux en question : il s’agit d’une « forte » autonomie de la banque centrale par rapport aux institutions de l’État (gouvernement et parlement). En un sens, cette autonomie assimile la banque à la « cour fédérale ». De fait, dans le cas de l’Allemagne et de la Suisse, l’autonomie relève de la prédominance déjà notée des Länder (ou des cantons) au sein de l’organe de décision de la banque centrale, tandis que dans le cas des États-Unis ce sont davantage les éléments « privés », qui caractérisent les douze districts, et la longue durée du mandat des membres du Federal Reserve Board — l’organe suprême du système — qui garantissent l’autonomie de la banque face au gouvernement.
2. Les tentatives d’unification monétaire en Europe
La situation qu’on vient d’évoquer explique, à mon avis, pourquoi toutes les tentatives d’unification monétaire mises en place en Europe après la création de la Communauté européenne se sont basées sur l’idée d’une monnaie unique — ou sur plusieurs monnaies liées entre elles, toutefois, par un change fixe — et pourquoi elles exigeraient une grande centralisation du pouvoir monétaire.
L’adoption formelle du plan Werner, par la mise en route de la première phase et l’institution du Fonds européen de Coopération monétaire, ne fut pourtant pas suffisante pour atteindre l’objectif, puisque non seulement les étapes successives restèrent lettre morte — celles-là même qui étaient prévues explicitement dans les délibérations — mais le système lui-même vit la « sécession » de nombreux États jusqu’à sa disparition de fait.
Avec le lancement, en décembre 1978, du Système monétaire européen on adopta une approche plus souple, par le fait que le système reposait sur des « charges fixes mais adaptables » : un point important, dans le cas du S.M.E. fut l’adoption de l’ECU comme point de référence du système et, en fait, l’oscillation des monnaies nationales se rapporte à cette unité, et c’est en ECU que sont exprimées les disponibilités possédées, par les banques centrales nationales, auprès du FECOM, en contrepartie de l’apport de 20% de leurs réserves en or et en dollars.
Le passage à la seconde phase du S.M.E. prévoyait le maintien de la possibilité de variation du taux de change des différentes monnaies nationales par rapport à l’ECU (et donc aux autres monnaies nationales) et se caractérisait au contraire par la création d’une institution, le « Fonds monétaire européen » qui devait assumer certaines tâches dans la gestion, des réserves communes et dans la concession des crédits — prévus par le système — aux diverses banques centrales.
3. Une union monétaire pré-fédérale européenne[2]
L’Europe doit se doter d’une organisation monétaire commune efficace si elle veut garantir le maintien de l’union douanière et de la politique agricole commune : c’est une exigence qui devient encore plus forte si l’on tient à réaliser un véritable « marché intérieur » et affronter les problèmes posés par la reprise de la croissance, par l’évolution des rapports économiques internationaux et par le défi de l’évolution scientifique et technologique.
Cet objectif peut se définir comme étant la réalisation d’un système monétaire européen pré-fédéral garantissant qu’on atteindra deux buts fondamentaux : a) la totale convertibilité des monnaies communautaires entre elles ; b) une « stabilité » des taux de change qui permette le calcul économique nécessaire pour garantir le fonctionnement du « marché intérieur » et, surtout, qui interdise le recours à des changements des parités monétaires pour pénaliser les opérateurs économiques des autres pays.
Parallèlement à ce qui se passe pour une union douanière, le vrai problème est d’assurer que les deux conditions rappelées plus haut soient respectées indépendamment de la volonté des États membres : de même que le traité institutionnel de la Communauté européenne exige que les droits de douane ne puissent pas être réintroduits et donne mandat à une institution commune (la « Commission ») de veiller à ce que cet engagement « irréversible » soit respecté, de même il est nécessaire que, dans le domaine monétaire, la convertibilité de la monnaie et la « stabilité » des taux de change soient défendus une institution commune qui puisse prévenir des actions unilatérales de la part des différents États tentant à rendre vains les engagements pris.
Le vrai problème d’une union douanière n’est pas l’élimination de droits de douane mais bien d’en éviter la réintroduction — même sous une forme déguisée — de la part d’un État membre dans des moments de crise et de difficultés. Dans le domaine monétaire, les exigences sont analogues : éviter que dans une période de crise un État rende vaine la convertibilité de sa monnaie ou ait recours à des dévaluations « compétitives » ; seule la présence d’une institution monétaire commune chargée de garantir la permanence de ces deux conditions et dotée des instruments capables de garantir le dépassement de la crise assure la poursuite de l’objectif.
4. La période pré-fédérale de l’union monétaire
La convertibilité de la monnaie implique que les citoyens résidant dans les différents pays de l’Union, aient la liberté de changer leurs disponibilités en valeur nationale, dans les valeurs des autres États ou, au moins, dans la valeur commune à l’Union.
L’institution monétaire commune doit donc assurer : le maintien de la convertibilité entre les monnaies nationales et la valeur commune ; que la modification du taux de change entre une monnaie nationale et la monnaie commune ne trouble pas le « marché intérieur ».
Elle doit donc par conséquent, disposer de la capacité : d’intervenir sur le marché des changes pour assurer la convertibilité à tous moments ; de décider en ce qui concerne la modification du taux de change.
Pourtant cela n’est pas possible si : elle ne contrôle pas la quantité de « monnaie commune » émise ; elle ne garantit pas, à l’intérieur de la zone, la valeur de la monnaie commune (politique à adopter face aux valeurs extérieures à la zone concernée) ; elle ne peut « conditionner » le crédit accordé aux banques centrales qui ont des difficultés à maintenir la convertibilité de leur monnaie par rapport à la monnaie commune.
Même si l’analyse faite plus haut exige bien des approfondissements, les tâches à confier au Fonds monétaire européen, si l’on veut vraiment faire du S.M.E. l’instrument monétaire capable de garantir l’existence en Europe d’un marché interne des produits agricoles et industriels, sont esquissées avec suffisamment de précision.
5. Le S.M.E. et l’ECU
Avec la création du Système monétaire européen on a seulement affronté le problème du rapport du taux de change avec la « monnaie commune », alors que le problème de la convertibilité des différentes monnaies nationales est resté sans la moindre réponse, étant donné que les citoyens européens, résidants de nombreux pays membres, ne peuvent pas échanger librement leur monnaie avec celle qui circule dans d’autres États.
La nécessité d’une pleine convertibilité des monnaies européennes — ou mieux encore l’existence d’une monnaie commune — s’est toutefois imposée au cours des premières années de fonctionnement du S.M.E. et l’apparition, à l’initiative des opérateurs, de l’ÉCU, a rendu plus criantes les contradictions entre un marché unique des produits agricoles et industriels et la segmentation monétaire.
L’ECU a rempli, petit à petit, les fonctions classiques de la monnaie : réserve de valeurs (obligations et dépôts ont été rédigés en ECU) ; unité de compte (budgets, contrats, factures sont exprimés en ECU) ; moyen de règlement (virements, chèques, coupons touristiques et ainsi de suite).
Les États membres de la communauté ont donc été contraints de pousser plus loin sur la voie de la convertibilité de leur monnaie par rapport, au moins, à la monnaie commune européenne.
D’un point de vue institutionnel, avec le S.M.E., on n’a pas vu apparaître de nouvelles institutions, mais on s’est borné à redonner de la vitalité aux institutions existantes, qui avaient été créées au cours des années précédentes, lors de diverses tentatives d’unification, mais qui étaient pratiquement inactives.
Le Fonds européen de Coopération monétaire, en particulier, est devenu compétent pour délibérer sur les modifications du taux de change des monnaies nationales par rapport à l’ECU, ainsi que sur la composition de ce même ECU : lors de la promulgation des règlement correspondants, le Conseil des ministres de la Communauté européenne doit, en effet, obligatoirement, tenir compte de l’avis de FECOM.
6. Les développements récents
Les opérateurs privés ayant largement favorisé le développement de l’usage de l’ECU, il a été nécessaire de prendre des mesures qui permettent, en quelque sorte, d’éviter que les banques centrales nationales soient exclues du contrôle de ce phénomène.
Lors des accords de Palerme, conclus en avril dernier, on a pris soin de donner à l’ECU « officiel » émis par le FECOM, de plus grandes caractéristiques de liquidité, afin de le rendre à nouveau compétitif par rapport à celui qu’émettent les banques privées. En outre, des mesures ont été prises pour favoriser la circulation de la monnaie commune émise par le FECOM, à l’extérieur de la Communauté européenne : désormais, elle peut être détenue, sous certaines conditions, par d’autres banques centrales ou d’autres institutions monétaires communes, en particulier la Banque des Règlements internationaux (B.R.I.).
D’autre part, l’introduction d’un système de clearing des transactions privées, dont le maître d’œuvre serait la B.R.I. que nous venons de citer, permettra de soustraire la gestion de l’ECU à ce que l’on nomme l’« euromarché », et de créer ainsi les prémisses pour garantir non seulement la liquidité de cet instrument, mais aussi la stabilité du système bancaire qui en assure la gestion.
7. Les mesures à adopter
Le FECOM s’est donné, au cours des dernières années, des compétences certes embryonnaires, mais susceptibles d’être élargies en ce qui concerne la modification des taux de change, la gestion des activités en ECU (directement pour l’ECU « officiel » et indirectement pour l’ECU « privé ») ; par contre, il n’a pas reçu la charge d’être le « garant » de la liberté des citoyens européens de convertir librement leur monnaie dans la monnaie commune.
Une expansion ultérieure des activités exprimées en ECU (qu’elles soient « privées »ou « officielles ») contraindra le FECOM à des interventions de plus en plus fréquentes de stabilisation et, en particulier, à prendre des décisions sur initiative « européenne » plutôt que nationale : en d’autres termes, un marché international de l’ECU de vastes dimensions, ne pourra pas toujours « se plier » aux initiatives nationales sans compromettre la valeur et la stabilité de l’ECU.
Le développement sur les principales places internationales, en particulier New York et Tokyo, des échanges — au comptant et à terme — entre l’ECU, le dollar et le yen poseront rapidement le problème de la « crédibilité » financière de l’Europe, ce qui rejaillira également sur chaque monnaie nationale.
L’Europe pourra disposer d’une organisation monétaire appropriée au niveau atteint par l’interpénétration économique à condition que soient adoptées, au sein du Système monétaire européen, des mesures qui garantissent, pour les citoyens, la liberté de choix entre monnaie nationale et ECU, donnent au FECOM la capacité de prendre des initiatives, en prévoyant, pour certaines circonstances, la possibilité d’avoir recours au vote majoritaire lors de la prise de décisions relatives à la valeur et à la circulation de l’ECU.
Voilà les objectifs, limités mais indispensables, qui doivent accompagner, sur le terrain monétaire, la création de l’Union européenne.
8. Un « fédéralisme monétaire » peut-il exister ?
Les fonctions attribuées au « Fonds européen de Coopération monétaire » dans ce schéma coïncident en grande partie avec les indications que James Meade a données pour son Supranational Exchange Equalisation System, dans lequel il est prévu, parallèlement au maintien des possibilités de variation des taux de change — afin d’assurer l’équilibre à long terme des balances de paiement — que puisse intervenir une « Supranational Equalisation Authority » pour garantir le contrôle des fluctuations à court terme.[3]
Cependant, c’est à Lionel Robbins que l’on doit l’indication fondamentale à laquelle il faut se référer : avec son idée d’une « monnaie internationale » et l’attribution à une autorité monétaire fédérale du pouvoir de faire varier le taux de change de chaque monnaie par rapport à la monnaie commune, il nous a peut-être donné, il y a presque un demi-siècle, la solution au difficile problème de la stabilité du Système monétaire européen.[4] Par contre, il est difficile de répondre sur la base des intuitions de Robbins à la question de savoir s’il existe une solution « fédéraliste », même dans le domaine monétaire, avec une répartition des compétences entre le niveau fédéral et le niveau de l’Etat (et éventuellement des niveaux inférieurs) ou si, au contraire, la seule possibilité d’organisation efficace pour la monnaie est l’émission d’une valeur monétaire unique ; dans cette dernière hypothèse, le seul élément « fédéraliste ». tiendrait à la structure particulière de la banque centrale, comme on peut l’observer dans le cas allemand.
Chercher à savoir s’il existe, dans le domaine monétaire également, une contribution originelle du fédéralisme n’est plus une démarche oiseuse : la bataille pour doter l’Europe d’une monnaie commune exige qu’au moins les fédéralistes sachent réfléchir sur ces thèmes sans être entravés par le modèle d’organisation monétaire qui a caractérisé les Etats nationaux centralisés.
Alfonso Jozzo
* Il s’agit d’un rapport présenté au séminaire de l’U.E.F. à Canterbury, le 14 septembre 1985.
[1] D’autres précisions sur ce thème sont développées dans « L’autonomie de la banque centrale en Italie et en Europe » de A. Jozzo et D. Velo, paru dans Monnaie et Crédit, juin 1981.
[2] Le recours à la terminologie « pre-federal monetary union » peut se justifier par l’analogie avec ce que propose le célèbre rapport Mac Dougall (Report of the study group on the role of public finance in european integration) d’avril 1977.
[3] James Meade, « The Various Forms of Exchange-rate Flexibility », in International Payments Problems, Washington D.C., 1986.
[4] Lionel Robbins, « Problèmes économiques de la Fédération », dans Federal Union, Londres 1941, aujourd’hui dans Le Fédéralisme et l’ordre économique international, Bologne 1985.