XXIX année, 1987, Numéro 2, Page 105
Derniers développements
de la théorie fédéraliste
LUCIO LEVI
Le fédéralisme s’est constitué à l’origine comme théorie d’une forme de gouvernement pour répondre aux problèmes d’un cas isolé, la formation des Etats-Unis d’Amérique, puis par la suite à ceux d’autres sociétés marginales par rapport aux centres moteurs de la politique mondiale (la Suisse, le Canada, l’Australie). Depuis, il a progressivement étendu son rayon d’action jusqu’à devenir un mouvement de dimension mondiale. Ne rappelons que quelques faits : tout d’abord, plus du tiers du genre humain vit dans des Etats dotés de constitutions qui se définissent comme fédérales ; d’autre part, le monde entier connaît actuellement des mouvements continentaux d’unification et c’est cette même tendance à l’unité qui s’exprime par l’ONU ; enfin, dans les vieux Etats nationaux, on a vu se développer des mouvements d’autonomie régionale et locale. Tous ces processus manifestent une volonté de dépassement de l’Etat unitaire par le haut comme vers le bas pour faire émerger de nouvelles formes de gouvernement aux niveaux supranational et infranational.
Pour connaître et maîtriser ces processus, la théorie fédéraliste s’est développée dans de nouvelles directions. Elle a ainsi fait la preuve de sa capacité à donner une nouvelle interprétation de l’histoire contemporaine : elle a pu proposer de nouveaux critères pour concevoir l’avenir de l’humanité et inspirer de nouveaux comportements politiques. Elle a aussi apporté une réponse aussi bien aux problèmes d’une nouvelle qualité de la vie dans l’environnement urbain et naturel, par la division territoriale du pouvoir et la programmation démocratique, globale et articulée, qu’aux problèmes de la paix et du désarmement général et contrôlé par la transformation de l’ONU en un système gouvernemental fédéral et mondial. Le développement de ces nouvelles orientations théoriques a été concomitant des transformations qu’a connues la société contemporaine à l’époque des guerres mondiales et surtout après la deuxième guerre mondiale. Arrêtons-nous maintenant sur certains des changements les plus significatifs survenus dans le monde contemporain et dont la théorie fédéraliste, en se renouvelant, s’est fait l’interprète.
1. L’évolution constitutionnelle des fédérations.
La nécessité d’adapter les vieux mécanismes institutionnels aux changements politiques, économiques et sociaux de la société contemporaine a mis en évidence deux tendances générales vers lesquelles se développent actuellement les constitutions fédérales.
La première de ces tendances, c’est la centralisation du pouvoir au sein des gouvernements fédéraux, résultat de la pression simultanée d’un facteur économique et social et d’un facteur politique. Le facteur économique et social est représenté par le développement de la révolution industrielle. Il a multiplié les relations de production et d’échange au-delà des frontières des Etats-membres et a transformé un ensemble de communautés essentiellement agricoles, relativement isolées les unes des autres, en un système économique et social dont les relations d’interdépendance entre les parties se sont progressivement accrues. Partout, les gouvernements fédéraux ont suivi la voie de ce processus, qui exige l’élargissement de la sphère d’intervention de l’Etat (construction et gestion de grands ouvrages publics, tels que les voies ferrées et les autoroutes, politique monétaire, politique industrielle, politique sociale, protection de l’environnement, etc.). Les Etats-membres se sont ainsi vu retirer de vastes secteurs de l’économie et de la société.
Le facteur politique est représenté par la pression centralisatrice croissante qu’exercent les relations internationales. Après les guerres mondiales et la formation du système mondial des Etats, il n’existe plus d’aire politique isolée, qui soit à l’abri des rapports de puissance. La pression de ce facteur, certes plus sensible aux Etats-Unis, en raison des lourdes responsabilités politiques et militaires qu’ils ont prises au cours de la deuxième guerre mondiale, mais présente et active dans tous les Etats fédéraux, a entraîné la formation de puissants appareils bureaucratiques et militaires mis au service des exigences de sécurité et de puissance des gouvernements centraux.
L’extension de l’intervention publique dans les secteurs économiques, sociaux et militaires s’est traduite par une lourde augmentation de la dépense publique, ce qui a déclenché une âpre lutte entre les gouvernements fédéraux et les gouvernements régionaux pour s’emparer de maigres ressources financières. Partout, cette lutte s’est résolue de manière identique : prévalence des gouvernements fédéraux et réduction sensible de l’indépendance financière (et politique par voie de conséquence) des gouvernements régionaux. L’instrument politico-institutionnel grâce auquel cette tendance centralisatrice s’est manifestée sont les grants-in-aid, c’est à dire des subventions dont l’attribution est souvent subordonnée au respect de certaines conditions précises et que les gouvernements fédéraux mettent à la disposition des gouvernements régionaux dans le cadre de programmes de développement économique et social.
La seconde tendance, qui s’est affirmée au cours de révolution des constitutions fédérales, est le développement de la coopération entre les deux niveaux de gouvernement qui se partagent le pouvoir au sein des fédérations. Cette tendance aussi est le résultat de la révolution industrielle, du processus d’intégration économique et sociale entre les Etats-membres des fédérations, et de l’émergence de nouveaux instruments pour les atteindre (programmation).
Elle a profondément transformé le fonctionnement des Etats fédéraux, qui au départ avaient été conçus sur le modèle de l’Etat minimum, un Etat où les pouvoirs publics intervenaient le moins possible dans les processus économico-sociaux et où rares étaient les relations entre les gouvernement régionaux, et entre ces derniers et le gouvernement fédéral. Les gouvernements régionaux opéraient dans des sphères séparées, relativement isolés les uns des autres. C’est une situation que plus aucune société industrielle ne connaît aujourd’hui.
Toutefois, l’extension des compétences de l’Etat n’équivaut pas nécessairement à un accroissement des seules compétences du gouvernement central. Dans les Etats fédéraux, ce processus concerne aussi les gouvernements régionaux. Pour éviter que cet accroissement des capacités d’intervention des pouvoirs publics n’engendre des conflits qui auraient pu remettre en cause les fragiles équilibres constitutionnels des Etats fédéraux, on a vu partout s’instaurer une coopération croissante entre le gouvernement fédéral et les gouvernements régionaux. Cela se traduit par le fait qu’un nombre croissant d’objectifs politiques nécessite une intervention coordonnée des deux niveaux de gouvernement et un engagement commun pour mener à bien leur réalisation. C’est justement dans les secteurs où s’est le plus développée l’intervention publique, tels que le contrôle de l’économie et la politique sociale, que les Etats-membres ont conservé une relative autonomie politique, en participant à la réalisation de programmes communs avec le gouvernement fédéral.
Ainsi, pour ce qui est de la distribution des compétences entre les deux niveaux de gouvernement, l’affirmation du fédéralisme coopératif marque donc le passage du critère prioritaire des compétences exclusives à celui des compétences concurrentes. Dans le fédéralisme classique, la division des compétences était organisée selon le schéma énoncé par le dixième amendement de la constitution des Etats-Unis, à savoir que les pouvoirs qui ne sont pas expressément attribués au gouvernement fédéral sont dévolus aux gouvernements des Etats-membres. Dans la pratique, toutes les compétences étaient exclusives, la seule exception importante étant la compétence fiscale. Avec le fédéralisme coopératif, les compétences exclusives tendent à être dépassées. Toutes les compétences deviennent concurrentes.
Parmi les nombreuses innovations institutionnelles qui sont la résultante de l’affirmation du fédéralisme coopératif, il convient de rappeler le Loan Council, un institut de coopération obligatoire inscrit dans la constitution australienne en 1929. Il s’agit d’un organe qui réunit un représentant du gouvernement fédéral (qui a deux voix) et les représentants des gouvernements des six Etats (qui ont une voix chacun), mais qui est indépendant de chacun de ces centres de pouvoir, dans la mesure où le gouvernement fédéral occupe une position forte mais non dominante. Il a le pouvoir de décider de l’importance de la dette des deux niveaux de gouvernement et il constitue donc un instrument exemplaire de coordination des politiques fiscales. Ce qui distingue cet organisme des nombreuses autres organisations de coopération, qui se sont formées à l’intérieur de toutes les fédérations, c’est qu’il possède un réel pouvoir de décision. A l’inverse, les autres n’ont pas d’importance constitutionnelle et n’ont que des pouvoirs consultatifs, y compris les conférences qui réunissent les chefs des exécutifs des gouvernements fédéraux et des gouvernements régionaux.
2. La diffusion des constitutions fédérales dans le Tiers-monde.
La diffusion des principes du fédéralisme est l’un des aspects les plus significatifs du monde contemporain. Ce phénomène concerne surtout de nombreux pays du Tiers-monde impliqués dans le mouvement de libération nationale. Ce fut le cas d’abord des pays d’Amérique latine dont certains ont subi l’influence du modèle fédéral des Etats-Unis lorsque, au siècle dernier, ils devinrent des Etats indépendants (Mexique, Vénézuela, Brésil, Argentine). Ensuite, après la deuxième guerre mondiale, ce fut le tour d’autres grands Etats d’Asie ou d’Afrique (Inde, Pakistan, Nigéria). En raison de leurs grandes dimensions territoriales et/ou des profondes différences sociales existant en leur sein, de nombreux Etats devenus récemment indépendants ont adopté dans leur constitution certains éléments du système fédéral comme une nécessité pour maintenir l’unité politique.
Pour juger de la structure de ces Etats, il est utile de distinguer, comme cela nous a été proposé par Wheare, entre constitution fédérale et gouvernement fédéral, ce qui revient à vouloir distinguer entre constitution au sens formel et constitution au sens matériel. « Une nation » écrit Wheare « peut avoir une constitution fédérale, mais dans la pratique, elle peut faire en sorte que, malgré l’application de cette constitution, le gouvernement ne respecte pas le principe fédéral ; à l’inverse, un pays ne possédant pas de constitution fédérale peut agir de manière à offrir un exemple de gouvernement fédéral ».[1] Les fédérations citées plus haut appartiennent à la première catégorie. Le problème prédominant est de faire prévaloir l’autorité de l’Etat sur les communautés territoriales et sur les groupes sociaux qui le composent.
Dans ces conditions, on peut considérer que le fédéralisme est conçu dans ces pays comme une étape sur la voie de la construction de l’Etat unitaire. Exactement comme les auteurs de la constitution de l’URSS, qui peut être considérée à juste titre comme la première de la série des fédérations qui se sont formées au cours du XXe siècle dans le monde des pays sous-développés. D’autres part, pour mieux comprendre le sens du fédéralisme à notre époque, l’évolution institutionnelle de l’URSS est riche d’enseignements. Soixante-dix ans après la révolution d’Octobre, malgré les efforts d’une politique centralisatrice constante, l’URSS a un gouvernement « largement décentralisé », comme l’a écrit Wheare,[2] et, malgré l’impérialisme russe, les nationalités mineures font preuve d’une extraordinaire vitalité.[3]
Sur la base de cette expérience, on peut considérer que la constitution de l’Etat unitaire est imposée par les exigences de la révolution industrielle et de la sécurité internationale, même si la centralisation du pouvoir demeure un objectif impossible à atteindre dans les Etats de grandes dimensions à caractère multinational. Par conséquent, il est raisonnable de prévoir que les germes de fédéralisme présents dans de nombreux Etats récemment constitués pourront se développer lorsque seront arrivées à maturation les conditions internes et internationales de leur évolution.
3. Crise de l’Etat national et tendances nouvelles de l’organisation étatique et internationale.
Crise de la formule politique de l’Etat national, tendance à la formation d’unités politiques pluri-étatiques et plurinationales (USA, URSS, Chine, Inde, etc.) et d’organisations internationales de dimensions mondiales (ONU) ou continentales (Communauté européenne, Comecon, Monde arabe, Afrique, Sud-Est asiatique, Amérique latine) : ce sont là des expressions de la direction générale dans laquelle se développe à l’heure actuelle la construction de l’Etat et l’organisation internationale, une direction qui se caractérise par l’émergence d’éléments de fédéralisme. Cela démontre d’une part que les protagonistes de la politique mondiale ne sont plus les nations mais des formations politiques regroupant plusieurs nations. D’autre part, cela met en évidence qu’aucun Etat n’est en mesure de jouer un rôle déterminant dans le système mondial des Etats qui s’est constitué sur les ruines du système européen, sans assumer une dimension continentale. Cette tendance, qui dépend de l’internationalisation du processus de production et de la formation du système mondial des Etats, a contribué à faire prendre conscience que l’Etat national n’est plus en soi une base suffisante pour garantir dans le monde contemporain le développement économique ou l’indépendance politique.
En particulier, la réflexion sur le processus d’unification a permis de faire venir à maturation les développements les plus profonds de la théorie fédéraliste. L’Europe à la recherche de son unité concrétise en effet la tentative la plus solide de dépasser la formule politique de l’Etat national qui a conduit jusqu’aux conséquences les plus extrêmes le principe de la division du genre humain en communautés fermées, uniformes, hostiles et belliqueuses, un principe qui se révèle aujourd’hui radicalement incompatible avec les exigences les plus profondes du monde contemporain. D’autre part, il faut prendre en considération les difficultés inhérentes à la tentative de dépasser les divisions, qui sont apparues insurmontables jusqu’à aujourd’hui, entre des nations qui pendant des siècles ont été des Etats indépendants. De même, on doit tenir compte de la nouveauté absolue que représente la recherche d’une formule qui assure la coexistence pacifique entre les Etats nationaux, ce qui est sans précédents dans l’histoire. Dès lors une seule conclusion semble possible : le problème de l’unification européenne exige la création d’une forme d’Etat totalement nouvelle, avec des contenus politiques et sociaux totalement nouveaux, dont les fédérations du passé n’étaient qu’une pâle ébauche. Rechercher de nouvelles solutions pour répondre au problème de l’association stable d’Etats indépendants représente un défi pour la raison et une puissante incitation à renouveler la théorie fédéraliste.
4. Crise de l’Etat national et autogouvernement régional et local.
On trouve également des manifestations de la crise de l’Etat national dans une direction opposée, à savoir les mouvements en faveur de l’autogouvernement régional et local qui traduisent la tendance au dépassement des aspects centralisateurs et autoritaires de l’Etat national. C’est surtout dans les sociétés industrielles avancées, parties prenantes dans la révolution scientifique, laquelle est à l’origine de nouvelles formes de société et d’économie, que l’on voit se mettre en place les conditions de développement d’une forme d’organisation de l’Etat pluraliste et décentralisée et de renouvellement des structures du fédéralisme classique tenant compte des problèmes de la société post-industrielle.
5. La crise du modèle institutionnel.
Par rapport aux changements qui jusqu’ici ont été sommairement décrits, l’ancienne conception du fédéralisme, en tant que théorie purement institutionnelle, s’est révélée dépassée et inadaptée.[4] Non seulement le modèle du fédéralisme classique a subi une évolution dans les Etats où il s’est formé, mais il faut aussi considérer que concevoir le fédéralisme simplement comme une technique d’organisation du pouvoir politique signifie le mettre au service de valeurs du passé (libérales, démocratiques ou socialistes) et par conséquent le considérer comme subalterne par rapport aux idéologies politiques traditionnelles. En réalité, le fédéralisme a connu un développement très étroitement lié aux transformations en cours dans l’histoire contemporaine et il s’est enrichi de nouvelles catégories d’analyse. Il n’a cessé d’évoluer et de s’approfondir pour apporter une réponse aux problèmes toujours nouveaux que pose le processus historique. Et cette évolution apporte la preuve que l’autonomie théorique du fédéralisme s’est progressivement affirmée par rapport aux autres idéologies politiques. Cet article se propose d’analyser quatre modèles théoriques : tous constituent des tentatives de reformuler et d’approfondir la définition traditionnelle du fédéralisme fondée sur une approche purement institutionnelle.
6. Le nouveau fédéralisme.
L’expression « nouveau fédéralisme » désigne une vaste littérature qui a largement contribué à l’étude des développements constitutionnels les plus récents des Etats fédéraux. Nous avons vu quels sont les développements les plus significatifs des constitutions fédérales contemporaines : la tendance à la centralisation et la tendance à la coopération.
En ce qui concerne la première tendance, ceux qui se penchent sur l’étude des institutions fédérales s’entendent généralement pour la reconnaître, ainsi que les causes économico-sociales et les causes politiques qui l’ont déterminée. Cependant, il convient de signaler qu’aux USA, Adolf A. Berle, Jr., a proposé une théorie qui a connu un grand succès : selon lui, la poussée centralisatrice suscitée par le gouvernement fédéral serait rééquilibrée par celle provenant des grandes sociétés par action. On verrait ainsi se développer une nouvelle forme de « fédéralisme économique »[5] qui serait marquée par l’apparition de fortes concentrations de pouvoir politique et par le déclin du pluralisme politique, en raison de la perte d’autonomie de Etats fédérés. On peut objecter à cette théorie que les groupes d’intérêt économiques ne sont pas en mesure de créer des équilibres constitutionnels, mais qu’ils se plient aux équilibres existants. Ils exercent leur pression sur les gouvernements et les parlements pour que soient prises des décisions qui leur sont favorables. Et si le pouvoir est centralisé, c’est surtout vers le pouvoir central qu’ils se tourneront. Le gigantisme de l’entreprise n’est donc pas une alternative à la centralisation dans les Etats fédéraux, mais au contraire un facteur qui renforce cette tendance.[6]
Dans le Federalist[7] déjà, on affirmait que les équilibres sociaux ne suffisent pas à garantir l’ordre constitutionnel ; bien plus, cet ordre tend lui-même à être compromis par les conflits existant entre les intérêts économico-sociaux. En effet, chaque groupe d’intérêt lutte pour obtenir du pouvoir politique qu’il réalise totalement ses desiderata. Un objectif qui est évidemment en opposition avec les intérêts généraux. Le rôle spécifique du pouvoir politique est d’effectuer la médiation entre les différentes demandes provenant de la société, en faisant prévaloir la volonté générale contre les volontés particulières.
La fonction de cette théorie est donc de masquer la réalité de certains changements, tels que la tendance à la centralisation, qui ont profondément altéré la nature des institutions fédérales.
La seconde tendance qui a contribué à modifier les institutions fédérales est l’affirmation du fédéralisme coopératif. La plupart des auteurs qui l’ont étudiée ont montré les liens de coexistence qu’elle entretient avec la tendance à la centralisation.[8]
Ceux qui se penchent sur l’étude des institutions fédérales, après avoir identifié cette tendance, en sont arrivés à distinguer deux phases dans l’histoire de ces institutions. D’une part, le fédéralisme constitutionnel classique a un caractère dualiste, dans la mesure où le gouvernement fédéral et les gouvernements des Etats interviennent dans deux sphères séparées, n’ayant pas d’interférences réciproques, sur la base d’une stricte division des compétences. D’autre part, avec l’extension des pouvoirs d’intervention de l’Etat, suite au développement de la révolution industrielle, on voit s’affirmer le fédéralisme coopératif, qui se caractérise par l’augmentation des relations entre les deux niveaux de gouvernement et par l’extension des compétences concurrentes. A en croire les spécialistes, l’affirmation de cette nouvelle forme d’organisation de l’Etat fédéral n’a pas modifié en profondeur la nature des institutions fédérales qui se caractérise, d’après Wheare, par l’indépendance et la coordination entre les deux niveaux de gouvernement. Si d’une part la structure fédérale implique qu’aucun niveau de gouvernement ne soit dépendant d’un autre, d’autre part l’indépendance n’exclut pas une forte interdépendance entre les deux niveaux de gouvernement.
Partant de ces considérations, il devient nécessaire de donner une définition des institutions fédérales qui comprenne des notions de fédéralisme dualiste et de fédéralisme coopératif. La définition proposée par Maurice J.C. Vile va dans ce sens : selon lui, « le fédéralisme est un système de gouvernement qui crée entre les autorités centrales et régionales une relation politique d’interdépendance réciproque ; dans ce système on veille à maintenir un équilibre tel qu’aucun des deux niveaux de gouvernement ne devienne prééminent au point de pouvoir dicter ses décisions à l’autre, mais tel que chacun puisse influencer, négocier et persuader l’autre ».[9]
7. Le fédéralisme comme processus.
Dans le modèle élaboré par Carl J. Friedrich, le fédéralisme est conçu comme un processus. En effet, il considère qu’il est réducteur de définir le fédéralisme sur un plan purement institutionnel, c’est-à-dire comme la théorie d’une forme d’Etat. Il oppose à l’approche de type institutionnelle du fédéralisme classique — qu’il définit comme « statique et formaliste »[10] —, essentiellement tourné vers les problèmes de la souveraineté, de la distribution des compétences et de la structure des institutions, sa propre approche de type dynamique.
D’un point de vue méthodologique, Friedrich construit la théorie fédéraliste en privilégiant la dimension du changement politique et social et du développement historique des relations fédérales, plutôt que la dimension structurelle ou institutionnelle. Son but est de parvenir à une meilleure compréhension de l’aspect dynamique du fédéralisme. Chaque forme particulière d’organisation fédérale représente une étape du développement d’une réalité politique et sociale en perpétuelle évolution. Pour Friedrich, ce qui distingue le fédéralisme, c’est son exigence de maintenir l’unité dans la diversité au sein d’un processus ininterrompu d’adaptation réciproque de l’organisation commune et des unités composantes. Ceci afin d’éviter les dangers qui seraient encourus en cas de prééminence des tendances centralisatrices, qui transformeraient le système fédéral en un Etat unitaire, ou à l’opposé des tendances séparatistes qui feraient disparaître la fédération. Il convient d’ajouter que Friedrich élargit le champ d’application du fédéralisme de la sphère de l’Etat à celle des organisations non gouvernementales, telles que les partis, les syndicats, les groupes d’intérêt et les églises.[11]
Il définit la fédération comme « une union de groupes unis par un ou plusieurs objectifs communs déterminés en fonction de valeurs, de croyances ou d’intérêts communs, mais qui maintiennent pour d’autres finalités leur caractère distinct de groupe ».[12] Il s’agit d’une définition que l’on peut appliquer à un Etat fédéral aussi bien qu’à une alliance entre Etats, à une confédération ou à une association de groupes. Le fédéralisme peut être le résultat de deux processus différents : un processus d’intégration et un processus de différentiation. Dans le premier cas, deux ou plusieurs communautés politiques s’unissent pour résoudre ensemble des problèmes communs, chacune maintenant sa propre indépendance. Dans le second cas, une communauté politique à structure unitaire subit un processus de différentiation, aboutissant ainsi à un ensemble d’entités politiques indépendantes, mais qui ne remettent pas en cause l’unité du cadre politique d’ensemble.
Cependant, la vie d’une fédération est toujours le résultat de la tension permanente qui oppose la tendance unitaire et la tendance pluraliste. Qu’il s’agisse du processus d’intégration ou du processus de différentiation, l’objectif fondamental du fédéralisme est de limiter le pouvoir centralisé, en le divisant. Dans le premier cas, la naissance d’un gouvernement fédéral limite les pouvoirs des Etats qui participent au processus de fédération. Dans le deuxième, la formation de communautés politiques indépendantes au sein d’un Etat unitaire limite le pouvoir du gouvernement central.
Friedrich a pour objectif de construire la notion de fédéralisme comme un dépassement de la conception traditionnelle de l’Etat souverain unitaire. Son approche dynamique a en effet pour but de souligner la tendance des processus fédératifs à dépasser les structures traditionnelles de l’Etat unitaire, vers le bas comme par le haut grâce à la création de communautés autonomes au-dessus et à l’intérieur de cette formation politique.
En développant ce raisonnement, l’auteur parvient à affirmer que « dans un système fédéral, aucune souveraineté ne peut exister : autonomie et souveraineté s’excluent l’une l’autre dans un ordre politique de cette sorte ». Parler du transfert d’une partie de la souveraineté, c’est nier l’idée de souveraineté, que Bodin a qualifiée d’indivisible. Personne n’a « le dernier mot ». Le fédéralisme implique l’idée d’un pacte, et le « pouvoir constituant », qui conclut le pacte, prend la place du souverain.[13] D’autre part, la distinction entre fédération et confédération est définie comme étant la « quintessence de l’approche statique et formaliste ».[14] Dans la perspective dynamique proposée par Friedrich, la confédération est conçue comme une étape du processus fédératif. Par rapport à la fédération, elle ne se présente pas comme quelque chose de qualitativement différent, mais simplement comme une forme d’organisation politique plus faible.[15] Et définir comme un exemple de fédération le résultat du processus de transformation de l’Empire britannique en Commonwealth, c’est une conclusion erronée de cette théorie.[16]
Il me semble que la thèse fondamentale de Friedrich confirme l’insuffisance d’une approche purement institutionnelle dans l’étude du fédéralisme. En effet, on ne peut connaître les institutions fédérales sans connaître les processus historico-sociaux qui alimentent leur fonctionnement. Lorsque Friedrich insiste sur les deux directions du processus fédératif, il offre des catégories qui nous permettent de saisir des processus réels qui sont en train de transformer la société contemporaine : d’une part la tendance à la décentralisation du pouvoir et à l’autogouvernement régional et local, au dépassement de l’Etat national et à la formation d’Etats ou d’organisations internationales de dimensions continentales ou infra-continentales, et d’autre part la tendance à la décentralisation du pouvoir et à l’autogouvernement régional et local au sein des vieux Etats unitaires. Toutefois, il n’est pas parvenu à découvrir les racines profondes de ce processus, qui consistent dans le dépassement des antagonismes existant entre les nations et les classes, come Mario Albertini l’a mis en évidence.[17] Cet élément permet d’expliquer la marginalité des expériences fédéralistes du passé et l’actualité du fédéralisme dans le monde contemporain. En outre, il permet de mettre en lumière les caractéristiques profondes du comportement social fédéraliste : la dimension cosmopolite et la dimension communautaire. La première dimension met en évidence le lien existant entre les processus d’unification politique des continents et la tendance à unifier le monde et à réaliser la paix par la création d’une fédération mondiale. La seconde dimension éclaire le lien existant entre les mouvements pour l’autonomie régionale et locale et la tendance à expérimenter de nouvelles formes d’organisation politiques et sociales au sein des communautés de base : la démocratie directe et l’autogestion.
Bien que les limites d’une approche purement institutionnelle soient claires, il semble nécessaire de mener une réflexion sur le rapport qui existe entre les institutions et le processus historique. En termes généraux, les institutions sont un produit du processus historique (par exemple, la démocratie représentative n’est pas possible sans la révolution industrielle). Mais par ailleurs, les institutions sont une condition indispensable de l’existence du processus historique lui-même. Si l’on usait d’une métaphore, on pourrait affirmer qu’elles sont les digues qui canalisent les processus historico-sociaux. Si elle n’était pas retenue par les digues, la force du courant se disperserait et l’histoire n’aurait plus de sens, dans la double acception de ce terme : direction et signification. Par conséquent, les institutions sont les instruments avec lesquels les hommes tentent de contrôler l’histoire. Cela signifie que les institutions possèdent une « autonomie relative » par rapport au processus historique : certes, elles tentent de canaliser les nouveaux processus dans de vieilles structures, mais « en définitive » elles sont contraintes de se plier au courant de l’histoire. En d’autres termes, lorsque les institutions ne sont plus capables de contenir les nouveaux processus, ces derniers parviennent à rompre les anciennes digues et à en créer de nouvelles pour s’adapter aux changements intervenus dans l’histoire.
J’ai utilisé ci-dessus, entre guillemets, certaines expressions que l’on retrouve dans les lettres à contenu méthodologique d’Engels : il y affirme que « d’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire, c’est en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle ».[18] Mais d’autre part, « l’Etat,… grâce à la relative indépendance[19] qui lui est inhérente,… réagit à son tour par rapport aux conditions et au cours de la production ».[20] Ce qui en d’autres termes signifie que, tandis que les changements peu importants dans le mode de production n’ont pas de répercussions sur les institutions politiques, les grands changements dans le mode de production bouleversent la structure politique et la contraignent à s’adapter au mode de production. Si l’on reprend la formule d’Engels, le rapport entre la structure de production et la superstructure politique est une « action réciproque entre deux forces inégales » :[21] le rôle de la superstructure est de favoriser (lorsqu’il existe une « correspondance » entre la base et la superstructure) ou d’entraver (lorsque cette « correspondance » est inexistante) le progrès historique.
Le point de vue institutionnel garde donc sa fonction irremplaçable de critère d’évaluation de la nature et des tendances des processus fédératifs. Il est nécessaire de définir la structure d’une fédération pour comprendre plus aisément si un processus fédératif a donné vie à une fédération, pour déterminer si le processus possède un caractère fédératif, et dans l’affirmative, pour mesurer les progrès qui ont été faits dans le sens de la création d’une fédération. Par exemple, la notion institutionnelle de fédération nous permet d’affirmer que le Commonwealth n’est pas une fédération, et rien ne laisse entrevoir qu’il aille dans cette voie.[22] D’autre part, il faut souligner que la confédération n’est pas toujours en soi une étape du processus qui mène à la fédération. L’histoire nous offre d’innombrables exemples de confédérations qui se sont désagrégées avant d’avoir atteint l’objectif de la fédération.
En outre, il ne fait pas de doute que l’organisation fédérale est incompatible avec la conception traditionnelle de la souveraineté indivisible. Encore que justement l’une des conquêtes fondamentales de l’Etat moderne soit la présence nécessaire d’une autorité qui, en dernier ressort, impose à l’ensemble du territoire d’un Etat ses propres décisions. La nouveauté de l’Etat fédéral tient à ce que la distribution du pouvoir est organisée de manière telle que certains centres de pouvoir ont le dernier mot concernant certaines matières, tandis que d’autres ont le monopole d’autres domaines sans que naissent des relations hiérarchiques entre les différents pouvoirs souverains. En outre, il faut noter qu’il existe dans toutes les fédérations une autorité qui s’est vu confier le pouvoir de décider en dernier ressort, au cas où un conflit opposerait les gouvernements indépendants qui se partagent le pouvoir. C’est le juge qui a le pouvoir d’annuler les lois non conformes à la constitution et de soumettre tous les pouvoirs au respect du pacte constitutionnel.
Quant à l’extension du champ d’application du fédéralisme de la sphère de l’Etat et de l’organisation de l’Etat à celle des organisations non gouvernementales, telles que les partis, les syndicats, les groupes d’intérêt, et les églises, il faut observer qu’il s’agit d’organisations soumises à la souveraineté de l’Etat. Sur le plan interne, ces organisations tendent à suivre le modèle de l’Etat. Ce qui est naturel puisque le rôle des partis est de contrôler le gouvernement tandis que le rôle des autres groupes de pression est d’influencer les décisions du gouvernement. Par conséquent, ces autres groupes n’auront de structure fédérale que si l’Etat a lui-même une structure fédérale. Quand elles interviennent sur le plan international, ces organisations ne peuvent qu’être soumises à la raison d’Etat de l’Etat auquel elles appartiennent et subissent la logique des rapports de force qui dominent les relations internationales, come l’ont démontré les vicissitudes des Internationales ouvrières et des entreprises multinationales.[23]
8. Le fédéralisme intégral.
Au cours des années sombres de la domination incontestée du nationalisme, un groupe fédéraliste se constitua autour de la revue L’Ordre nouveau, publiée à Paris de 1931 à 1938. Il poursuivit ses activités même après la deuxième guerre mondiale, en France surtout où les porte-parole les plus représentatifs furent Robert Aron, Arnaud Dandieu, Alexandre Marc et Denis de Rougemont. Ils élaborèrent une conception « intégrale » du fédéralisme, c’est-à-dire institutionnelle mais aussi économique, sociale et philosophique.
Le fédéralisme intégral se présente comme une réponse globale aux problèmes de notre temps. Il s’appuie sur un jugement d’ensemble porté sur le monde contemporain : la crise globale de notre civilisation. Cela signifie que toutes les institutions qui gouvernent notre société sont dépassées et ne sont pas adaptées à la réalité changeante du monde actuel. Les grandes organisations de masse dominent et oppressent l’homme contemporain : entreprises gigantesques, partis, syndicats, appareils bureaucratiques, Etats nationaux, partout les relations sociales sont dépersonnalisées. La désagrégation des rapports de solidarité sociale due à la violence de l’affrontement entre les grandes organisations de masse va de pair avec l’anarchie des souverainetés d’Etat sur le plan international. Ensemble, ces deux situations déterminent la naissance anormale du pouvoir centralisé de l’Etat et de ses appareils bureaucratiques et militaires. A la base de cette crise, il y a une culture de type individualiste qui plonge ses racines dans le jacobinisme. Elle a provoqué l’atomisation de la société et la dissolution de tous les « corps intermédiaires » et a jeté les bases des totalitarismes contemporains : le fascisme et le communisme. Reprenant les analyses de Tocqueville et de Proudhon, le fédéralisme intégral critique le caractère centralisateur de l’Etat auquel a donné naissance la Révolution française ; celui-ci, en ne laissant aucun espace aux organisations intermédiaires entre l’individu et l’Etat, a potentiellement un caractère autoritaire.
L’alternative fédéraliste entend se situer à l’opposé de cette réalité. Aron et Marc définissent le fédéralisme comme « la conception politique qui permet de concilier les libertés particulières et les nécessités d’une organisation collective » et qui « facilite l’existence de communautés humaines libres, capables… de s’associer sans perdre pour autant leurs caractères particuliers ».[24] En pratique, le fédéralisme serait une forme d’organisation politique capable de concilier liberté et autorité, unité et diversité.
Une fois le fédéralisme défini en des termes aussi généraux, on en peut trouver des traces dans n’importe quelle époque, et même dans « ces origines indécises de l’histoire où les communautés humaines… groupant nos lointains ancêtres en des unités animées d’un même esprit et d’une même foi, mais réparties sans effort entre des tribus et clans indépendants aux articulations libres ».[25] Ainsi, Marc trouve des éléments de fédéralisme dans la Grèce antique, à Rome, chez les peuples barbares, à l’époque du féodalisme et des communes du Moyen-Age.[26] Et c’est déjà la lutte entre fédéralisme et centralisme qui opposait les tribus celtiques à l’Empire romain.[27] Selon ce point de vue, le nationalisme est le fruit d’un « choix erroné ». Les Etats européens auraient eu la liberté de s’organiser sous forme fédérative autant que sous forme centralisée. Le triomphe de la seconde orientation tendrait à montrer que « le choix de la voie la plus simple »[28] a prévalu.
Mais le fédéralisme ne prend conscience de lui-même qu’au XIXe siècle. Ce n’est qu’à cette époque que le fédéralisme intégral trouve sa première formulation théorique, en particulier grâce aux contributions de Proudhon. Il s’agit d’une doctrine à caractère global qui va au-delà de la sphère de la politique. Selon Marc, c’est « une philosophie capable de rétablir la communication entre l’homme et la nature, entre le moi, le toi et le nous, entre l’homme et son destin, entre l’homme et son mystère. Philosophie, anthropologie, sociologie, droit, science politique : tout se tient et le fédéralisme se révèle capable de rajeunir et de renouveler ce ‘tout’ ».[29]
Il est impossible, dans le cadre de cet article, d’analyser les principes philosophiques du fédéralisme intégral : le personnalisme, une conception de l’homme, qui se propose de concilier l’autonomie individuelle et l’infinie diversité des vocations personnelles avec la solidarité communautaire ou bien la « dialectique du déchaînement »,[30] une nouvelle conception de la dialectique ouverte qui ne supprime pas les oppositions et favorise une synthèse qui maintient tensions et polarités. Je laisserai de côté les aspects philosophiques du fédéralisme intégral et je me limiterai aux aspects politiques, économiques et sociaux. Ces derniers peuvent en effet faire l’objet d’un examen s’appuyant sur les schémas conceptuels élaborés par les sciences sociales, la même voie que j’ai suivie dans cet article pour reconstituer la pensée fédéraliste.
Pour cette école, vouloir édifier une société fédéraliste, c’est mettre en œuvre l’application de quatre principes : autonomie, coopération, subsidiarité et participation.
L’application du principe d’autonomie à toutes les communautés territoriales (communes, régions, etc.) et fonctionnelles (organisations de base des partis, des syndicats, des unités de production des entreprises, etc.) leur permet de s’autogouverner, de sorte que les décisions qui concernent la collectivité soient prises en conformité avec les besoins concrets des individus. Le système des autonomies permet ainsi de dépasser le modèle centralisé et autoritaire de l’Etat unitaire.
La coopération que ces différentes communautés peuvent établir entre elles leur permet de ne pas rester isolées mais de collaborer pour résoudre ensemble des problèmes communs.
Grâce au principe de subsidiarité, le pouvoir est distribué de manière telle qu’il permet de résoudre les problèmes au niveau le plus bas, et de prendre les décisions le plus près possible des intéressés.
Enfin, le principe de participation permet de faire pénétrer les principes démocratiques à l’intérieur de cette pluralité de collectivités autonomes, auxquelles les hommes appartiennent, que l’on retrouve à différents niveaux et qui sont coordonnées entre elles. On se rapproche ainsi davantage de l’idéal d’une société où les hommes sont maîtres de leur destin.
Toutes les solutions particulières découlent de ces quatre principes. A l’inverse du modèle fermé et centralisé de l’Etat unitaire, le fédéralisme intégral valorise l’appartenance des individus à une pluralité de groupes sociaux, sans qu’aucun d’entre eux soit privilégié aux dépens des autres. Dans cette perspective, les critiques se sont développées d’une part à l’encontre du centralisme démocratique, qui n’autorise qu’au niveau du parlement national que l’ensemble des citoyens participe à la prise des décisions politiques ; d’autre part, à l’encontre du régime des partis qui prétend attribuer le monopole de la représentation de l’opinion publique aux professionnels de la politique qui contrôlent des organisations fermées, oligarchiques et bureaucratiques.
Dans le système fédéral, les communautés indépendantes de base sont le support essentiel de la participation démocratique, ce qui permet de cantonner le gouvernement central dans un rôle secondaire. L’un des aspects les plus caractéristiques du fédéralisme intégral tient à ce que la voie du renouvellement de la démocratie passe par le système des autonomies — j’en ai illustré les aspects essentiels plus haut — mais aussi par l’organisation d’une nouvelle forme de représentation à caractère économico-social parallèle à la représentation politique à base territoriale, toutes deux apparaissant à tous les niveaux depuis le niveau local jusqu’au niveau européen. Dans Principes du fédéralisme,[31] Aron et Marc proposent, une réforme du bicameralisme : la Chambre élue au suffrage universel a pour fonction de contrôler l’exécutif, tandis que la deuxième Chambre, formée des représentants des communautés régionales et locales et des intérêts économico-sociaux, se voit attribuer le pouvoir législatif.
Ces considérations nous conduisent à traiter l’aspect économico-social du fédéralisme intégral. Il se définit par opposition au capitalisme, aussi bien qu’au collectivisme. S’inspirant de Proudhon, les fédéralistes intégraux ne remettent pas en cause le principe de la propriété privée des moyens de production, même s’ils considèrent qu’il faut en corriger les distorsions. Il n’est ni souhaitable ni possible d’abolir la propriété privée. A la limite, il faudrait plutôt la généraliser. Dans le domaine de l’agriculture, ils soutiennent les coopératives ; dans le domaine de l’industrie, ils sont partisans de la participation ouvrière dans la gestion des entreprises.
Pour ce qui est de la planification, elle doit reposer sur la participation des organismes locaux et régionaux, des syndicats, des groupes professionnels et des entreprises, même du point de vue financier, sur leur coopération contractuelle et sur une articulation territoriale correspondant au schéma fédéraliste de la distribution des compétences. En outre, la planification a un caractère différent dans les différents secteurs : dans le secteur des besoins vitaux (industrie lourde, agriculture, bâtiment, infrastructures de base, habillement, santé, éducation) elle a un caractère obligatoire, tandis qu’elle n’a qu’un caractère indicatif dans le secteur des biens de consommation et des services non essentiels.
Enfin, il faut rappeler deux propositions destinées à favoriser la démocratisation de l’économie. Le « minimum social garanti », c’est-à-dire un revenu minimum qui assure à tous la possibilité de satisfaire les besoins fondamentaux, et le « service civil » général et obligatoire qui assure la répartition entre tous des travaux moins qualifiés et les plus ingrats que l’automation n’a pas éliminés, et qui permet d’alimenter avec des ressources spécifiques le fonds qui finance le « minimum social garanti ».
Le cadre général étant tracé, il est possible maintenant de porter un jugement d’ensemble sur le fédéralisme intégral. Malgré les limites sur lesquelles nous reviendrons, cette école a le mérite d’avoir amorcé une critique des aspects autoritaires de la structure de l’Etat national, et de l’idéologie qui le soutient, et d’avoir mené une réflexion de caractère global sur le fédéralisme comme alternative à la crise de notre temps.
Toutefois, la définition du fédéralisme qu’elle propose est si ouverte et si peu marquée par une détermination historique particulière qu’on peut en trouver des traces partout, en tous temps et en tous lieux. Une telle conception a des conséquences inacceptables : par exemple, le triomphe du modèle politique de l’Etat-nation serait le résultat d’une erreur, par conséquent l’alternative fédéraliste aurait pu s’imposer si les hommes l’avaient choisie à l’époque de l’affirmation du principe national. En réalité, le centralisme démocratique a été l’instrument qui a permis aux partisans de l’idée de nation de libérer les individus des vieilles institutions politiques et économiques locales gardiennes des privilèges des anciennes classes dominantes dans le système féodal. Pendant l’ancien régime, les autonomies provinciales ne correspondaient pas seulement aux privilèges de notables jaloux de leurs prérogatives, mais aussi aux intérêts particularistes des travailleurs membres des corporations qui étaient une survivance du régime féodal. Par rapport à ce système, le centralisme démocratique a représenté indubitablement un progrès et la condition préalable d’une reconstruction des autonomies régionales et locales en termes démocratiques. A l’inverse, dans ce contexte historique, les partisans du fédéralisme (tels que les girondins pendant la Révolution française) ont fini par se confondre avec les défenseurs des particularismes et des privilèges féodaux et ont joué de toute évidence un rôle contre-révolutionnaire.
En ce qui concerne le modèle politico-institutionnel, il est clair que la proposition de transformer les secondes chambres en assemblées économico-sociales représentatives des groupes sociaux et des intérêts professionnels présente des aspects corporatistes, même si cette objection a été repoussée par les fédéralistes intégraux. Une assemblée qui réunit les intérêts économico-sociaux présents dans un Etat est une somme de volontés particulières qui tendent chacune à concevoir ses propres intérêts de manière égoïste et unilatérale. Par conséquent, elle n’est d’aucun recours en cas d’affrontement des intérêts corporatifs, car elle n’est en mesure de réaliser ni une médiation entre les intérêts en conflit, ni une synthèse politique capable de faire émerger la volonté générale.
Sur le plan économique, le fédéralisme intégral a formulé des propositions qui apparaissent aujourd’hui comme les plus intéressantes et les plus novatrices. En effet, elles préfigurent les lignes directrices d’un « troisième modèle », une idée pour laquelle de nombreux milieux ont manifesté une attention croissante. Mais, plutôt que d’être définis en relation avec les tendances de développement de l’histoire contemporaine, les caractères de ce modèle sont tirés de manière doctrinaire des principes du fédéralisme. Par conséquent, la manière dont ils sont présentés les empêche d’être pleinement compris et perçus dans leurs aspects novateurs.
Plus généralement, le fédéralisme intégral ne s’est pas fixé comme objectif premier d’élaborer et de perfectionner les instruments d’interprétation du cours objectif de l’histoire. Pourtant, la politique doit tenir compte du processus historique et des structures sociales, économiques et politiques, c’est-à-dire l’ensemble des conditions objectives qui sont le cadre des comportements humains, lesquels ne dépendent pas de nos désirs, pour nobles qu’ils soient. Un engagement fédéraliste, qui entend ne pas se limiter uniquement à la critique de la réalité (ou de sa négation), mais qui a pour objectif de réussir dans son dessein de changer le monde, a pour obligation de ne jamais se détacher des processus réels mais d’y participer activement afin de mieux les connaître et de les orienter. Et cela exige que l’on définisse des objectifs internes au processus historique en cours, compatibles avec les conditions historiques de notre temps.
On peut objecter au fédéralisme intégral la même critique que Marx et Engels adressèrent au « socialisme utopique » : celui-ci, plutôt que de rechercher dans le processus historique et dans ses contradictions des éléments pour imposer l’alternative socialiste, ne comptait que sur la force des idées et sur la bonne volonté. Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, Engels écrit à propos des fondateurs du socialisme : « La solution des problèmes sociaux… devait jaillir du cerveau. La société ne présentait que des anomalies, leur élimination était la mission de la raison pensante. Il s’agissait à cette fin d’inventer un nouveau système plus parfait de régime social, et de l’octroyer de l’extérieur à la société, par la propagande et, si possible, par l’exemple d’expériences-modèles ».[32]
En clair, l’orientation politique du fédéralisme intégral trouve sa limite en ce qu’elle conçoit l’alternative fédéraliste comme le renversement total de la réalité sociale qu’elle combat. C’est là une attitude qui se limite à nier simplement cette réalité, à la refuser abstraitement, et à opposer mécaniquement l’utopie à la réalité. Marc écrit que l’objectif de la révolution fédéraliste est une « refonte radicale de toutes les structures (de notre société), qu’elles soient sociales ou politiques, économiques ou mentales ».[33] Penser en termes de transformation globale de la société, cela revient à rêver d’un projet auquel jamais aucun groupe révolutionnaire n’a pu aboutir : détruire ce monde mal fait et le reconstruire totalement.
Dans une lettre à Antoine Gauthier, Proudhon, dont les fédéralistes intégraux s’inspirent, écrivait : « Tu me demandes des explications sur le mode de reconstituer la société… tu dois comprendre qu’il ne s’agit pas maintenant d’imaginer, de combiner dans notre cerveau un système que nous présenterons ensuite : ce n’est pas ainsi qu’on réforme le monde. La société ne peut être corrigée que par elle-même ».[34] Le problème est donc posé en termes clairs. Aucun groupe ne peut prétendre changer la société dans son ensemble, pas plus qu’il n’a le pouvoir pour le faire. Le changement de la société passe par le changement du comportement de tous.
Cependant, la politique est l’activité humaine dont le rôle est de permettre l’autocontrôle de la société sur elle-même, et cela grâce à l’emploi de deux facteurs (tous deux indispensables et présents, quoique de manière différente, dans toutes les sociétés), à savoir la coercition et le consensus. Toute politique se caractérise toujours par le fait que peu de gens (les gouvernants) ont le pouvoir de s’imposer à beaucoup de gens (les gouvernés). Mais l’expérience historique est là pour nous prouver qu’un pouvoir sans consensus ne dure jamais bien longtemps. En d’autres termes, il est impossible de faire prévaloir une politique si elle ne correspond pas aux besoins du peuple. On peut donc affirmer que la politique est la sphère de l’activité humaine où l’action révolutionnaire peut changer le cours des événements. Mais il s’agira en tout cas d’adapter les institutions politiques aux changements intervenus dans la société. Cela signifie que l’action révolutionnaire n’a jamais pour objectif de transformer radicalement la société ; son objectif est au contraire celui d’abattre les institutions politiques qui en freinent le développement et bloquent le progrès historique et de créer de nouvelles institutions grâce auxquelles les tendances en gestation dans la société vers des formes plus élevées de vie politique puissent se développer.
En raison de la situation historique dans laquelle se développa au début leur mouvement, les fédéralistes intégraux concevaient leur projet politique comme un objectif final lointain, sans pouvoir d’influence sur les décisions du moment. Et il en fut de même lorsque, la deuxième guerre mondiale ayant fait tomber les Etats nationaux, les conditions de l’unification européenne furent réunies : l’objectif politique prioritaire continua d’être l’affirmation du Fédéralisme intégral dans tous ses aspects. plutôt que la lutte pour la Fédération européenne.
Certes, ils ont combattu pour la Fédération européenne au sein de l’Union européenne des fédéralistes, mais leur objectif était avant tout la transformation radicale de la société dans un sens fédéraliste. Comme l’affirme Marc, « une bonne constitution ne saurait qu’accompagner, exprimer, couronner cette révolution nécessaire, et non la précéder ou, encore moins, la suppléer ».[35] Doutant qu’il fût suffisant de limiter à la lutte pour changer les institutions, ou encore que la fédération européenne aboutît nécessairement à une société plus libre et juste, ce courant politique n’a pas engagé toutes ses forces dans la poursuite de l’objectif de la fédération européenne, ni n’a affronté avec l’opiniâtreté nécessaire les rapports de force qu’il faut modifier si l’on veut que triomphe le projet fédéraliste. Et de fait, il a fini par subir la politique d’unification mise en place par les gouvernements, qui ne remet pas en cause, par définition, les souverainetés nationales. Il s’agit d’une attitude politique encore largement répandue, qui ne fait pas peser sur l’organisation fédéraliste la responsabilité de la construction de l’unité européenne, mais qui, en définitive, attend ce résultat des pouvoirs constitués. Et c’est encore là un trait commun avec le socialisme utopiste.
D’autre part, il faut souligner, pour ce qui est de l’efficacité politique, le rôle négatif qu’a joué la définition du fédéralisme en tant que philosophie.[36] Ainsi, on a vu s’éloigner de l’engagement fédéraliste ceux qui, tout en partageant les objectifs politiques, économiques et sociaux du fédéralisme intégral, étaient en désaccord totalement ou en partie avec ses conceptions philosophiques. Il s’ensuit que ces dernières devraient être laissées au libre choix de l’individu et ne pas avoir d’interférence avec les positions politiques. La plus grande difficulté à laquelle se sont heurtés les groupes politiques qui ont adopté la perspective du fédéralisme intégral a toujours été le choix d’une stratégie politique. En définitive, ils n’ont pas su donner une définition théorique du fédéralisme le rendant capable de recueillir un large consensus et de le transformer en une force, c’est-à-dire de former un noyau de militants[37] — qui sont l’ossature d’une organisation politique indépendante — et de donner à ces militants une orientation théorique qui les guide sur la voie de la lutte politique. C’est au fédéralisme italien que revient le mérite d’avoir dépassé ces limites.
9. Le fédéralisme comme idéologie.
Le développement original que la pensée fédéraliste a connu en Italie constitue la définition du fédéralisme en tant qu’idéologie.
Avant d’analyser les aspects spécifiques de ce courant de pensée fédéraliste, il convient de faire quelques remarques sur la notion d’idéologie et sur la crise des idéologies traditionnelles. L’idéologie constitue un schéma d’analyse du processus historique, qui sert à le contrôler et à l’orienter. Plus exactement, c’est un projet politique qui met en lumière le sens d’une nouvelle phase de l’histoire grâce à l’affirmation de nouvelles institutions et de nouvelles valeurs. L’idéologie est donc la forme que prend la pensée politique active. C’est le système conceptuel qui rend possible la convergence de pensée sans laquelle il ne peut y avoir de cohésion dans un groupe politique ni de cohérence dans ses principes d’action. Elle se distingue de la pensée philosophique et religieuse par son caractère actif, c’est-à-dire qu’elle est projetée et orientée vers l’action. Ceci explique que des personnes ayant des positions philosophiques et religieuses différentes puissent adhérer à la même idéologie.
A côté de cette notion, il en existe une autre plus spécifique que Marx a introduite dans la culture politique : d’après elle, l’idéologie est la pensée automystifiée. Comme l’a montré Gustav Bergmann, il y a mystification chaque fois qu’un jugement de valeur est pris pour une assertion de fait.[38] Il s’agit d’un phénomène normal dans le domaine politique, parce que le pouvoir politique est une relation sociale où l’esprit souvent, plutôt que de représenter la réalité, l’occulte ou la contrefait. Donc, dans les idéologies, telles qu’on les conçoit dans la première acception du terme, c’est-à-dire comme des formes de pensée politique active, la connaissance et l’erreur ont toujours coexisté.
Le fédéralisme, en tant qu’idéologie, se situe dans un rapport de continuité par rapport aux grands mouvements révolutionnaires du passé, et en même temps se présente comme un développement de ces mouvements, capable de faire avancer le genre humain dans le processus d’émancipation. La naissance et le développement des idéologies libérale, démocratique et socialiste se sont accompagnés de la conviction que l’histoire pouvait être l’objet d’une compréhension rationnelle et d’un contrôle conscient. Il faut souligner cependant que cette conviction n’était que partiellement fondée parce que, outre les capacités techniques de contrôle de la réalité sociale qui ont fait progresser l’humanité vers des formes plus élevées de vie politique, ces idéologies contenaient aussi des éléments d’automystification.
Leur crise actuelle coïncide avec la crise des catégories traditionnelles d’analyse historico-sociale et des modèles institutionnels hérités du passé, qui se révèlent de plus en plus incapables de comprendre et de dominer les tendances fondamentales de l’histoire contemporaine. Tout le monde s’accorde à reconnaître que nous traversons une crise des idéologies traditionnelles. Cependant, la nature de cette crise ne se clarifie qu’à l’intérieur de la pensée fédéraliste. Cette dernière, en effet, se place d’un point de vue qui lui permet de repérer les limites des idéologies traditionnelles et de proposer des critères d’analyse et des objectifs qui lui permettent de dépasser la crise de ces idéologies.
La crise des idéologies, c’est la crise de la pensée politique traditionnelle qui ne sait pas contrôler les forces destructrices (guerres mondiales, risques de catastrophes nucléaire et écologique, exploitation et sous-développement du Tiers-monde, etc.) auxquelles ont donné naissance les nouvelles tendances de l’histoire contemporaine, et qui ne sait pas reconnaître dans la possibilité et dans la nécessité de l’unification de l’Europe et du monde le caractère nouveau de notre époque. Les idéologies traditionnelles sont limitées à cause de leur dépendance d’une position de pouvoir liée à une classe ou à un Etat. En effet, la cause des mystifications présentes dans ces conceptions politiques tient à ce qu’elles ont fondé leur interprétation de la réalité sociale sur la nécessité de défendre certains intérêts nationaux ou de classe. En considérant la lutte pour s’affirmer sur le plan national, comme suffisante à leur réalisation, elles se limitent à proposer des politiques d’amélioration de la condition de chaque pays, pris isolément. L’objectif de la paix lui-même est conçu comme le résultat de la somme des politiques nationales indépendantes.
Albertini observe qu’avec le gouvernement mondial, c’est-à-dire « dans le contexte d’une politique faite par tous et pour tous, le pouvoir ne pourrait plus coïncider avec l’avantage de quelques uns et le mépris des autres, mais il devrait coïncider avec l’intérêt de tous, c’est-à-dire avec quelque chose qui ne peut être connue que scientifiquement ».[39] Si les divisions de l’humanité en classes et en nations tombent, on pourra dépasser aussi ces intérêts particularistes qui altèrent notre connaissance du monde et donnent naissance à ces mystifications qui se produisent par suite de la nécessité de défendre des positions de pouvoir de groupes représentant des parties de l’humanité en conflit entre elles. Le fédéralisme, parce qu’il se place du point de vue de l’intérêt du genre humain et de la lutte pour la paix — c’est-à-dire pour la construction d’un gouvernement mondial, capable de contrôler l’histoire mondiale — a toutes les caractéristiques d’une idéologie qui peut réduire au minimum les erreurs théoriques dans lesquelles sont tombées les autres idéologies en raison de leur point de vue unilatéral.
Par conséquent, pour affronter les plus graves problèmes de la société contemporaine, qui ont pris des proportions dépassant les Etats, il faut agir dans l’intérêt commun du genre humain et pas uniquement pour son propre pays. Cela signifie que le temps est venu de donner la priorité à l’objectif de l’unité de l’Europe, dans la perspective de l’unité du monde entier, plutôt que de s’attacher à la rénovation de tous les Etats pris séparément. Le fédéralisme se présente comme la conscience théorique et pratique de cette priorité.
Le grand mérite d’Altiero Spinelli a été de créer les prémisses pour la définition du fédéralisme en tant qu’idéologie, même s’il a toujours refusé de se placer dans cette perspective culturelle.[40]
Ces prémisses consistent à avoir développé le concept d’autonomie théorique et pratique du fédéralisme plus qu’aucun autre ne l’avait fait auparavant.
Sur le plan théorique, la réflexion de Spinelli se fonde sur le fédéralisme constitutionnel anglo-saxon qui trouve ses origines dans le Fédéralist et dont les écrits d’Einaudi d’abord, puis les œuvres des fédéralistes anglais de Federal Union,[41] ont favorisé le développement et l’approfondissement à l’époque des guerres mondiales.
Le jugement historique sur lequel se fonde l’autonomie théorique de cette tendance de la pensée fédéraliste se résume dans le concept de crise de l’Etat national. N’étant plus en mesure de contrôler les tendances fondamentales du cours de l’histoire (internationalisation du processus de production, formation du système mondial des Etats, dominé par des Etats aux dimensions continentales), cette forme d’Etat est devenue le principal obstacle au renouvellement de la société et condamne à l’échec toutes les alternatives nationales, qu’elles soient libérales, démocratiques ou socialistes.
Le concept de crise de l’Etat national se distingue de celui de crise de la civilisation, adopté par les fédéralistes intégraux, en ce qu’il fonde l’alternative fédéraliste sur l’analyse des tendances principales de l’histoire contemporaine et met en évidence une contradiction spécifique sur laquelle l’action politique aurait dû faire pression. Ainsi, l’idée de la priorité de la réforme des institutions (le dépassement de l’organisation de l’Europe en Etats nationaux et sa transformation en système fédéral) s’oppose à l’idée de la réforme globale de la société du fédéralisme intégral. Ce point de vue permet de donner à l’action fédéraliste un objectif clair, précis et intelligible par tous : la Fédération européenne, pilier européen de la paix mondiale. La paix et la Fédération sont donc le moyen et le but de cette action.
Mais sur le terrain de l’action, l’œuvre de Spinelli prend un sens réellement novateur et représente un tournant dans l’histoire du fédéralisme. En effet, avec le Manifeste de Ventotene,[42] le fédéralisme prend un sens nouveau : on le conçoit comme une théorie capable d’inspirer un nouveau comportement politique et une lutte politique autonome. Pour comprendre la nouveauté de la position de Spinelli, il est utile de la comparer à celle de ses maîtres : Einaudi et les fédéralistes britanniques. Pour ces auteurs, le fédéralisme n’est jamais devenu un choix politique prioritaire, il est resté une théorie accessoire du libéralisme ou du socialisme. Le sens du dessein politique de Spinelli se résume en quelques lignes qui se trouvent en dernière page de ses mémoires, là où il décrit son programme après sa libération de la relégation « Aucune formation politique existante ne m’attendait… C’était à moi-même de créer de toutes pièces un mouvement nouveau et différent en vue d’une bataille nouvelle et différente ».[43]
Par rapport à tous ceux qui l’avaient précédé et qui s’étaient bornés à mettre en évidence la crise historique de l’Etat national en plaçant l’alternative fédéraliste dans un futur indéterminé, l’œuvre de Spinelli, à partir du Manifeste de Ventotene, se caractérise par le fait qu’elle affirme l’idée de l’« actualité » de la Fédération européenne. J’utilise cette expression — que Lukacs[44] emploie pour définir la vision qu’avait Lénine de la révolution prolétaire et pour la distinguer de celle qu’avaient les autres marxistes — dans le but d’affirmer que, pour Spinelli, non seulement il est nécessaire mais il est devenu possible également de reconstruire l’Europe sur des bases fédérales, pour ouvrir la voie à l’unification du monde. D’après les auteurs du Manifeste, dans le contexte historique nouveau, créé par la deuxième guerre mondiale, la crise historique de l’Etat national aurait débouché sur une crise politique et ouvert la voie à l’initiative fédéraliste.
Toujours dans le Manifeste de Ventotene, on trouve les principes d’action qui inspireront l’action fédéraliste dans la lutte pour l’unité européenne et auxquels Spinelli est toujours resté fidèle. On y affirme la priorité stratégique qui s’attache à l’objectif de la Fédération européenne plutôt qu’à celui de la rénovation nationale : « Le problème qu’il faut résoudre tout d’abord, sous peine de rendre vain tout autre progrès éventuel, c’est celui de l’abolition définitive de la division de l’Europe en Etats nationaux souverains ». De manière que « Si demain la lutte devait se restreindre au domaine traditionnel, il serait alors bien difficile d’échapper aux anciennes apories ».[45] La nouveauté de l’attitude fédéraliste tient à ce qu’elle renverse l’ordre des priorités tel que le conçoivent les partis, à savoir que les objectifs nationaux sont prioritaires : si la liberté et l’égalité sont instaurées dans chaque pays, non seulement ces valeurs ne pourront que s’étendre sur le plan international mais elles créeront les conditions de la paix.
Dans la perspective fédéraliste au contraire, les institutions fédérales et la paix sont la condition préalable, non la conséquence, de la réalisation complète de la liberté et de l’égalité. Si l’objectif international est la condition nécessaire d’une solution positive de tous les autres problèmes institutionnels, politiques, économiques et sociaux, la nouvelle ligne de division entre les forces de progrès et les forces de conservation est déterminée ainsi : « La ligne de démarcation entre partis progressistes et partis réactionnaires suit donc désormais non pas la ligne formelle du stade plus ou moins avancé de démocratie, du niveau plus ou moins élevé de socialisme à instaurer, mais la ligne bien plus substantielle et toute nouvelle qui sépare ceux qui conçoivent comme finalité essentielle de la lutte, la vieille ambition de la conquête du pouvoir politique national — et qui feront par là même, et bien qu’involontairement, le jeu des forces réactionnaire, en laissant se solidifier la lave incandescente des passions populaires dans le vieux moule et resurgir les vieilles absurdités — et ceux qui verront comme une tâche centrale la création d’un Etat international solide, qui canaliseront vers ce but les forces populaires et qui — même après avoir conquis le pouvoir national — s’en serviront, en tout premier lieu, comme instrument de la réalisation de l’unité internationale ».[46]
A l’époque de la crise de l’Etat national, le front principal de la lutte politique qui sépare les forces du progrès des forces de conservation ne se reconnaît plus dans l’affrontement entre les principes de la dictature et de la liberté ou entre ceux du capitalisme et du socialisme à l’intérieur des Etats nationaux, mais dans l’affrontement entre nationalisme et fédéralisme. Les idéologies traditionnelles, dans la mesure où elles poursuivent l’illusion du renouveau national, demeurent prisonnières de cette formule politique, en subissent la décadence et restent par conséquent sur le terrain de la conservation.
D’autre part, en créant de nouvelles institutions qui par leurs dimensions et leurs formes correspondent aux exigences imposées par l’évolution du mode de production et par l’organisation de l’Etat, la Fédération européenne aurait libéré les tendances — déjà en gestation dans la société — menant à des formes d’intégration supranationale de plus en plus vastes et de coexistence plus libres et plus ouvertes, à l’intérieur desquelles la droite aussi aurait pu jouer un rôle progressif.
Les fédéralistes, pour pouvoir poursuivre leurs propres objectifs de manière autonome par rapport aux gouvernements et aux partis, devaient avoir leur propre organisation. Les auteurs du Manifeste de Ventotene estimaient que cette organisation devait être le parti. Il s’agit d’une erreur qui fut bien vite corrigée. L’organisation fédéraliste italienne, dont Spinelli inspira la fondation à Milan les 27-28 août 1943, se constitua sous forme de mouvement. Et c’est la même structure, en partie sous l’influence des Italiens, que se donnèrent les organisations fédéralistes des autres pays. En effet, la lutte pour le pouvoir national aurait renforcé le dit pouvoir, et, par conséquent, renforcé la division de l’Europe. A l’inverse, l’organisation sous forme de mouvement aurait permis d’unir les forces favorables à l’objectif constitutionnel européen au-delà des divisions des partis, mais aussi des divisions nationales. Et, de fait, en 1946, les mouvements fédéralistes s’unirent dans l’Union européenne des fédéralistes, qui au départ était une coalition de mouvements nationaux, mais qui devint en 1973 un véritable mouvement supranational.
Spinelli indiqua aussi quelle était la stratégie à suivre pour atteindre l’objectif de la Fédération européenne. En ce qui concerne la nature juridique de cet objectif, il mit en lumière son double caractère : d’une part, il s’agit d’un traité par lequel les Etats signataires s’engagent à renoncer à une partie de leurs prérogatives souveraines en faveur d’un gouvernement supranational, et c’est d’autre part une constitution qui définit la forme d’organisation de l’union des Etats.
La nature des objectifs conditionnant le type des moyens à employer, il en conclut qu’il est impossible d’avancer sur la voie de la construction de la Fédération européenne sans le consensus des Etats, même si ces derniers représentent le principal obstacle au transfert des pouvoirs sur le plan européen.
Sur cette base, il précisa les traits caractéristiques de la méthode constituante, la seule procédure capable de mener à terme la construction d’un pouvoir démocratique européen. D’une part, une assemblée constituante européenne, représentative de l’ensemble des peuples et des forces politiques européennes est le seul organe capable d’agir avec la force de la légitimité qui lui vient du vote et par conséquent elle est dotée de l’autorité nécessaire pour élaborer et proposer la constitution. D’autre part, dans une assemblée parlementaire, les décisions sont prises publiquement et à la majorité, c’est-à-dire sur la base de procédures qui permettent d’identifier clairement les responsabilités et de parvenir à des décisions démocratiques et efficaces : c’est le contraire de la méthode diplomatique, qui se fonde sur le principe de la défense des souverainetés nationales et impose des compromis qui tiennent compte de la position de tous les Etats, parce qu’elle oblige à prendre les décisions en secret et à l’unanimité.
La démarche constitutionnelle s’opposait à la démarche fonctionnelle, choisie par les gouvernements parce qu’elle permettait, grâce à la création de communautés spécialisées, de prendre des décisions sur le plan européen sans mettre en cause les souverainetés nationales. Spinelli critiqua durement l’illusion que l’on puisse aboutir réellement à l’unification de secteurs partiels (économiques, militaires, etc.) des sociétés européennes sans créer un gouvernement démocratique européen. Et il s’engagea totalement dans la tentative d’exploiter les contradictions provenant du caractère partiel des solutions proposées par les gouvernements pour pousser ces derniers à adopter des solutions constitutionnelles.[47]
Sur la base de ces principes d’action, Spinelli a été en mesure, au moment où les occasions favorables se sont présentées, de prendre la direction des deux tentatives de construction de l’Etat européen, qui ont été entreprises après la deuxième guerre mondiale.
La première se mit en place au début des années cinquante, en liaison avec les initiatives de construction d’une alternative européenne (CECA et CED) à la reconstruction de l’Allemagne. Grâce à l’intervention de Spinelli, ces initiatives permirent d’impulser un processus constituant : l’Assemblée ad hoc (l’assemblée élargie de la CECA) fut chargée d’élaborer le statut de la Communauté politique européenne, l’organisme politique nécessaire au contrôle de l’armée européenne. Comme on le sait, ce processus se bloqua lors de la chute de la CED en 1954, en raison du vote contraire de l’Assemblée nationale française.
La seconde tentative visait à la ratification du projet de traité d’Union européenne élaboré à l’initiative de Spinelli et approuvé par le Parlement européen le 14 février 1984. Une fois de plus, Spinelli s’est trouvé dans le Parlement européen à la bonne place pour pouvoir exercer son initiative constitutionnelle. Il a saisi l’occasion de la contradiction d’un Parlement élu au suffrage universel, doté uniquement de pouvoirs consultatifs, qui a ouvert la voie pour que soit attribué au peuple souverain (par le biais de ses représentants parlementaires) le pouvoir de faire les lois et de contrôler l’exécutif. Cette tentative n’a pas abouti, mais la contradiction qu’elle a mise en évidence a un caractère permanent et par conséquent une action visant à dépasser cette contradiction ne peut être elle aussi que permanente. En effet, Spinelli lui-même, peu de temps avant sa mort, avait repris la lutte pour l’Union au sein du Parlement européen.
En définitive, le rôle de Spinelli dans la vie politique européenne a été, si l’on reprend une formule hégélienne, celui d’un « homme historique ». Les grands hommes historiques expriment les tendances les plus profondes d’une époque et s’identifient à tel point avec elles que leur objectif individuel correspond à l’objectif universel. Le but qu’ils visent n’est pas quelque chose d’arbitraire, mais il correspond aux besoins d’une phase de l’histoire et il appartient aux possibilités réelles de leur époque. Hegel a écrit que « les individus historico-universels sont ceux qui ont dit les premiers ce que les hommes veulent. Il est difficile de savoir ce qu’on veut. On peut certes vouloir ceci ou cela mais on reste dans le négatif et le mécontentement : la conscience de l’affirmatif peut bien faire défaut. Mais les grands hommes savent aussi que ce qu’ils veulent est l’affirmatif ».[48]
Toutefois, ils ont une conscience intuitive des problèmes de leur époque. Comme l’a observé Hegel, « le concept est propre à la philosophie. Mais les individus historico-universels ne sont pas tenus de le connaître, parce qu’ils sont des hommes d’action. En revanche, ils connaissent et veulent leur œuvre, parce qu’elle correspond à l’époque ».[49] Cet extrait de Hegel fait singulièrement écho à une page autobiographique de Spinelli, dans laquelle il affirme : « La Fédération européenne ne m’apparaissait pas comme une idéologie… c’était la réponse que mon esprit désireux d’action politique cherchait ».[50]
Le sens de toute l’œuvre de Spinelli tient en l’héroïque concentration de toutes ses énergies vers un seul but : l’action pour la Fédération européenne. Avec Spinelli, même si tout reste sur le plan de l’action politique, c’est la première fois que se concrétisent les aspects nouveaux du fédéralisme, en tant que comportement politique autonome par rapport à celui des autres forces politiques. Il s’agit d’une position qui contient en germe l’idée du fédéralisme en tant qu’idéologie.
L’importance de l’élaboration politique et culturelle de Mario Albertini consiste à avoir approfondi et étendu la portée du concept d’autonomie politique, d’organisation et théorique du fédéralisme. C’est justement cette conception de l’autonomie du fédéralisme, élément essentiel de la continuité entre l’œuvre de Spinelli et l’œuvre d’Albertini, qui peut définir le caractère fondamental qui marque la ligne de développement du Mouvement fédéraliste en Italie.
Pour analyser dans une juste perspective la contribution d’Albertini, il est nécessaire de la resituer dans le contexte qui l’a rendue possible. Le contexte, c’est celui de la phase de l’unification européenne qui s’ouvre avec la création du Marché commun après la chute de la CED. Durant cette phase, les gouvernements nationaux ont été en mesure de contrôler et de faire avancer l’unification européenne sur le plan économique, sans que la perspective d’une Fédération européenne fût possible durant de nombreuses années. Face à ce nouveau cycle politique, l’aile la plus autonome du fédéralisme organisé (en clair, le Mouvement fédéraliste en Italie et une partie du Mouvement français) entama ce que Spinelli appela un « nouveau cours » d’opposition intransigeante au Marché commun et à la politique européiste des gouvernements, fondée sur la revendication de la constituante européenne. Parallèlement à ce choix politique, il apparaît nécessaire, sur le plan culturel et sur le plan de l’organisation, de donner au fédéralisme une autonomie reposant sur des bases nouvelles et plus solides.
La profonde différence entre ce cycle politique et le précédent est évidente. Tant que resta ouvert le choix entre la reconstruction de l’armée allemande et la construction de l’armée européenne, imposée par la guerre froide, on garda aussi la possibilité de fonder l’Etat européen. Cette situation, qui favorisait la convergence entre le Mouvement fédéraliste européen et le pouvoir constitué, permettait la mobilisation de l’européisme des gouvernements et des partis qui les soutenaient sur le thème de la constituante. En soi, sur le plan politique, le Mouvement n’était guère plus qu’un centre de coordination et d’orientation de l’européisme des hommes de parti et de gouvernement. En 1956, Spinelli fit observer que le Mouvement ne pouvait être défini comme une « force politique européenne » pour trois raisons : d’abord, parce qu’il n’était qu’une simple « coalition de mouvements nationaux » ; ensuite, parce qu’il n’avait qu’un rôle de « conseiller » auprès des forces politiques nationales ; et enfin, parce qu’il n’avait pas « développé en son sein un noyau de militants ».[51]
Un mouvement de cette nature était devenu de toute évidence inapte à assurer les tâches qu’imposait la phase d’unification européenne qui s’ouvrit après la chute de la CED. Ce qui explique le débat qui eut lieu à l’intérieur du Mouvement à propos de la nature et des caractéristiques de l’organisation. Les choix qui furent faits à ce moment-là revêtent une grande importance pour la vie et le développement du Mouvement. En effet, la forme de l’organisation n’est pas indifférente par rapport aux objectifs que l’on veut atteindre ; elle est d’autant plus efficace qu’elle correspond mieux aux objectifs que l’on veut atteindre. Lukàcs écrit : « L’organisation, c’est… la forme de la médiation entre la théorie et la praxis ».[52] En d’autres termes, à travers elle, les principes trouvent les moyens de se réaliser ; elle est l’élément nouveau qui a pour rôle d’amorcer le changement dans l’histoire.
La position d’Albertini qui s’est affirmée en Italie se distingue des autres en ce qu’elle définit de manière plus approfondie et plus conséquente les qualités que doit posséder l’organisation pour être autonome. Pour Albertini,[53] le problème à résoudre était celui de la création d’un mouvement capable de mener une lutte de longue durée et capable de s’y engager, même s’il était dans une position isolée par rapport au reste des forces politiques et sociales. Ce mouvement ne devait pas se développer sur la base de la lutte pour les pouvoirs constitués (les intérêts de pouvoir ou de caractère économique) mais seulement de la contradiction entre les valeurs et les faits.
Albertini a défini le militant fédéraliste comme un homme politique par profession, mais non dans le sens d’un fonctionnaire rémunéré tel que le souhaitait Spinelli. Par son travail, le militant pourvoirait à sa subsistance tandis qu’il consacrerait tout son temps restant disponible au travail politique (volontaire et gratuit). Ce n’est qu’à ces conditions que la totale indépendance du Mouvement fédéraliste vis-à-vis des pouvoirs constitués serait possible. En outre, pour éviter de subir les conditionnements extérieurs, l’activité des sections aurait dû reposer sur l’autofinancement des militants. Enfin, la culture fédéraliste ne possédant pas les canaux institutionnels dont disposent les idéologies traditionnelles pour la diffusion de leurs idées, les sections, pour pouvoir survivre, auraient dû consacrer en permanence une partie de leurs activités à la formation des militants. En définitive, l’autonomie du Mouvement fédéraliste aurait dû reposer sur de rigoureux critères de sélection. Cela revient à dire qu’il n’aurait dû faire appel qu’à des motivations de type moral ou culturel, afin de former des militants s’engageant dans la lutte politique avec plus de passion qu’ils n’en mettent dans leur vie personnelle. C’est une tâche difficile, à la limite des capacités humaines, dans un monde où le pouvoir et l’argent tendent à devenir les motivations principales et presque exclusives de la lutte politique. Mais la survivance et le renforcement du Mouvement fédéraliste sont l’exemple vivant qu’il existe dans notre société un réservoir d’énergies morales et de capacités intellectuelles prêtes à participer à la vie politique de manière totalement nouvelle.
La section est devenue la cellule de base, où se développe l’activité fédéraliste. Voici quelles en sont les trois fonctions fondamentales, telles qu’elles ont été définies par Albertini :[54] un centre d’élaboration et de débat de la culture fédéraliste et un lieu de confrontation avec les autres groupes politiques et sociaux ; un centre d’agitation politique prenant d’une part des positions permettant aux fédéralistes d’entrer dans le débat politique, et d’autre part, menant des actions d’encadrement de l’opinion publique (telle que le Congrès du peuple européen ou le Recensement volontaire du peuple fédéral européen) afin de permettre à l’européisme diffus dans la population de s’exprimer ; un centre de coordination des forces démocratiques à l’unité desquelles il est nécessaire de travailler pour recueillir le soutien indispensable à la prise d’une décision aussi difficile que celle de transférer une partie du pouvoir des Etats à la Fédération européenne.
Enfin, il faut rappeler que le sommet de l’organisation fédéraliste est représenté au niveau européen par une structure supranationale. De mouvement international, le MFE s’est transformé en mouvement supranational en 1959. Ainsi, les fédéralistes ont pu avoir un point de vue européen stable, élaborer une ligne politique et choisir des dirigeants sur la base de décisions démocratiques prises sur le plan européen.
En définitive, le Mouvement fédéraliste se distingue des autres organisations qui participent à la vie politique en ce qu’il ne fonde son pouvoir ni sur le vote, ni sur la violence, ni sur la représentation des intérêts. Tout en participant à la lutte politique, il ne se bat pas, comme les partis, pour conquérir les pouvoirs existants, ni pour les influencer, comme les groupes de pression, mais il lutte pour construire un pouvoir nouveau, le pouvoir européen.
Une lutte politique qui fait abstraction du pouvoir national et des institutions nationales constitue une nouveauté absolue y compris par rapport à l’expérience du parti révolutionnaire d’inspiration marxiste-léniniste. Cette dernière en effet exerce une opposition de gouvernement et de régime, mais ne remet pas en cause le cadre politique de l’Etat qu’elle veut transformer. A l’inverse, le Mouvement fédéraliste pratique une opposition de gouvernement, de régime et de communauté.[55] En d’autres termes, il a en plus comme objectif de changer le caractère de communautés exclusives qu’ont les Etats nationaux, en les unifiant en une communauté fédérale et en les transformant en Etats-membres de la Fédération européenne, de telle sorte qu’ils puissent coexister pacifiquement tout en conservant leur autonomie.
Ces choix concernant l’organisation ont contribué — quand ils ont été appliqués, comme c’est le cas en Italie (cas qui est resté isolé jusqu’à présent, malgré d’autres rares tentatives) — à faire du Mouvement fédéraliste un groupe influent dans la vie politique. Grâce à ces choix, les fédéralistes ont été en mesure d’échapper au conditionnement pratique et idéologique des Etats nationaux, de conserver une autonomie politique rigoureuse par rapport aux partis et aux gouvernements, et de s’auto-exclure de la lutte politique nationale. Ainsi, ils se sont consacrés entièrement à la préparation de l’alternative démocratique européenne à proposer au moment de la crise inévitable des Etats et de la Communauté européenne elle-même.
Il faut pourtant ajouter à toutes ces considérations que l’autonomie d’organisation et l’influence politique du Mouvement fédéraliste dépendent en dernière analyse de l’autonomie culturelle, c’est-à-dire de l’idée que seule la culture fédéraliste est capable d’apporter une réponse aux graves problèmes auxquels se trouvent confrontés l’Europe et le monde et que les idéologies traditionnelles ne sont ni en mesure de comprendre totalement ni de dominer. Le Mouvement fédéraliste ne peut survivre et grandir que s’il est capable de comprendre les tendances fondamentales de l’histoire contemporaine et de proposer une solution aux problèmes majeurs qui se révèlent insolubles sur le plan national.
A titre d’exemple, je rappellerai la position que les fédéralistes européens prirent lors de la création de la Communauté économique européenne. Certes, ils n’ignoraient pas la réalité de la tendance à l’internationalisation du processus de production qui était à l’origine du choix du Marché commun ; ils en reconnaissaient au contraire le caractère progressif. Mais cela ne signifiait pas leur soutien en sa faveur. En septembre 1957, Spinelli avait publié un article intitulé La beffa dei Mercato comune,[56] dans lequel il soutenait que les objectifs du traité qui instituait la CEE n’étaient pas réalisables sans un gouvernement européen. Par la suite, Albertini poussa plus loin cette analyse.[57] Il indiqua les conditions qui avaient rendu possible la mise en route du nouveau cycle d’unification européenne et, en particulier, les facteurs politiques sans lesquels le Marché commun n’aurait pu fonctionner : la décadence des souverainetés nationales et l’hégémonie des Etats-Unis, qui ont rendu possible la convergence entre les raisons d’Etat en Europe et la collaboration entre les Etats associés au sein de la CEE. En même temps, cela permettait de repérer les limites du succès du Marché commun : provoquant un certain renforcement des Etats, il aurait par conséquent mis en crise soit leur collaboration sur le plan européen, soit l’hégémonie des Etats-Unis. De cette analyse découlait la prévision que les gouvernements n’auraient pas été en mesure de mener à terme l’unification économique et que le Marché commun n’aurait fait que différer le problème du transfert de la souveraineté au niveau européen : un problème que les gouvernements ne sont pas à même de résoudre à eux seuls. La crise du Marché commun aurait créé l’espace pour une intervention autonome du Mouvement fédéraliste et ouvert la voie à la lutte pour la création d’un gouvernement européen.
Cette crise commença à se manifester lorsque furent réalisés l’union douanière et le marché agricole commun (1968). Dès cette date, pour que l’unification économique progresse, ou au moins qu’elle se maintienne, il était nécessaire de viser la création d’une monnaie européenne et d’un gouvernement démocratique européen. Le Mouvement fédéraliste considéra que la lutte pour l’élection directe du Parlement européen était l’action appropriée pour atteindre cet objectif, si, comme il le prévoyait, le Parlement européen élu pouvait jouer un rôle constituant. C’est ce que l’Assemblée de Strasbourg a fait en approuvant le 14 février 1984 le projet de traité d’Union européenne inspiré de Spinelli, et en le soumettant à la ratification des Etats-membres. Certes, l’Union européenne n’est pas encore la Fédération européenne. Elle crée les conditions pour que l’économie européenne soit gouvernée efficacement, mais elle n’apporte pas de réponse au problème de la politique étrangère et de la sécurité de l’Europe. Cependant, la lutte victorieuse pour la ratification du Traité d’Union est la condition nécessaire pour que l’affrontement entre le pouvoir européen naissant et les vieux pouvoirs nationaux moribonds progresse et aille vers la création de la Fédération européenne.
C’était donc sur l’analyse des tendances fondamentales de l’histoire contemporaine que l’alternative fédéraliste fondait son actualité. L’approfondissement théorique qui donna au Mouvement fédéraliste la conscience de sa propre autonomie culturelle résultait de motivations de caractère pratique : la nécessité d’affirmer de manière plus efficace l’alternative fédéraliste contre le vieux régime des Etats nationaux, et d’intervenir de manière plus aiguë comme facteur de progrès dans le cours de l’histoire.
L’élaboration culturelle des fédéralistes en Italie se distingue de celle des fédéralistes intégraux parce qu’elle s’est développée en étroite relation avec les sciences historico-sociales. Aller vers une définition du modèle d’ensemble de la réalité historico-sociale, voilà l’axe fondamental de recherche qu’Albertini tente de mettre en œuvre, ce qui s’inscrit dans la perspective de l’unification des sciences sociales.[58] Il s’agit d’un programme qui est en partie encore à réaliser, tout au moins en ce qui concerne son élaboration formelle. Toutefois, il faut reconnaître qu’il détermine un objectif nécessaire à n’importe quel mouvement révolutionnaire qui se propose d’élaborer les bases d’une connaissance projetée vers l’action. Lénine avait écrit : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ».[59]
Le plan de travail d’Albertini consiste à tenter d’élaborer un modèle qui soit le résultat de la synthèse d’un ensemble d’apports théoriques provenant de différentes disciplines.
Tout d’abord, il utilise et conçoit le matérialisme historique comme une théorie qui considère l’évolution du mode de production comme le facteur qui détermine en dernière instance le cours de l’histoire et le changement social. En particulier, la théorie de la révolution scientifique de la production matérielle met en évidence que l’intégration sociale, qui connaît un développement au-delà des frontières des Etats, crée les conditions historico-sociales permettant de dépasser la division du monde en nations antagonistes et d’unir le genre humain. D’autre part, il souligne aussi que l’automation, en diminuant la quantité de travail nécessaire à la reproduction physique de l’homme alors que l’abondance des biens matériels tend constamment à augmenter, crée les conditions nécessaires pour dépasser la lutte des classes et permettre à de nouvelles formes de solidarité sociale de s’affirmer au sein de la communauté.
Ensuite, Albertini récupère la théorie de la raison d’Etat : il l’entend comme une théorie qui considère la politique internationale comme le terrain des rapports de force entre des Etats qui ne sont pas sous le contrôle du droit. Il s’ensuit que non seulement l’anarchie internationale contraint chaque Etat à privilégier la sécurité au détriment de toute autre valeur, mais aussi que la Fédération mondiale, en assurant la paix perpétuelle, permettrait de renoncer à la violence comme moyen de résolution des conflits et d’atteindre pleinement le stade de la liberté et de l’égalité. Ainsi, la théorie de la raison d’Etat se présente comme la théorie de la politique d’une phase déterminée de l’histoire : celle de l’anarchie internationale.
Enfin, Albertini développe la théorie de l’idéologie, conçue comme la forme que prend la pensée dans la sphère de la politique. Parce qu’elles sont orientées vers le futur et qu’elles essaient de parvenir (sans jamais y réussir complètement) à une connaissance globale de la situation historique qui les a produites, les idéologies (qui ont toujours réuni connaissance théorique et mystification) indiquent à la volonté humaine une valeur à réaliser et les moyens appropriés pour le faire. Par conséquent, on peut repérer dans chaque idéologie trois éléments : un aspect de valeur, un aspect de structure et un aspect historico-social. L’identification de l’objectif correspond à la définition de l’aspect de valeur. L’aspect de structure permet de savoir quelle forme d’organisation du pouvoir est nécessaire pour atteindre cet objectif. L’aspect historico-social définit quel est le contexte historique dans lequel il est possible de réaliser une valeur grâce à une structure appropriée du pouvoir.
Sur la base de ces instruments théoriques, Albertini amorça l’élaboration d’une critique scientifique de l’idée de nation débouchant sur une négation radicale du système national et sur la construction d’une théorie du fédéralisme, entendu non plus comme une simple technique constitutionnelle, permettant la coexistence pacifique d’un ensemble de gouvernements indépendants et coordonnés, mais comme une idéologie mettant en lumière le sens nouveau du cours de l’histoire. C’est à Albertini que l’on doit les contributions les plus importantes allant dans ces deux directions. Et il faut souligner qu’il s’agit de deux aspects du même travail d’élaboration intellectuelle.
En effet, toutes les idéologies se sont progressivement déterminées en se confrontant à l’expérience de la négation de l’ordre constitué, qui se présentait manifestement comme inapte à dominer les profondes transformations survenues dans la réalité sociale. De fait, l’une des premières difficultés de toute nouvelle idéologie est la connaissance de la nature réelle de l’ordre ancien et ses limites institutionnelles et conceptuelles. Ce qui n’est réalisable que lorsque l’ordre ancien est en déclin. Comme l’a observé Hegel dans sa Préface à la Philosophie du droit, les caractéristiques d’un ordre en déclin sont pleinement reconnaissables à la lumière du crépuscule, annoncé par le vol de la chouette de Minerve. Une telle connaissance permet de repérer la contradiction fondamentale de toute une époque et de formuler un jugement historique global sur elle. De même que la négation de l’absolutisme et du capitalisme ont respectivement représenté l’acte de naissance de l’idéologie libérale et de l’idéologie socialiste, la négation du nationalisme constitue l’acte de naissance du fédéralisme.
Dans l’Etat national Albertini définit la nation comme le reflet idéologique de l’appartenance à un type d’Etat déterminé : l’Etat bureaucratique centralisé. Cette formation politique, typique du continent européen, exige une intégration des citoyens dans l’Etat d’autant plus forte que le pouvoir est plus centralisé, de manière à soumettre au contrôle direct du gouvernement central les ressources matérielles et idéales du pays. La conscience nationale, en tant que fait répandu parmi la population, est donc la conséquence (et non la cause) de la formation de l’Etat national et d’un programme politique précis élaboré pour la première fois par les jacobins durant la Révolution française et dont l’objectif était d’imposer l’unité de langue, de culture et de traditions sur tout le territoire de l’Etat. Il en résulta la destruction de tous les liens avec les communautés plus petites et plus grandes de l’Etat. Ainsi, la fusion Etat-nation devint pour les gouvernements nationaux le moyen d’exiger des citoyens un loyalisme exclusif et de développer une politique étrangère agressive.
La méthode utilisée par Albertini consiste à définir la nation sur la base de l’observation empirique des comportements des individus. Le comportement national est un comportement de fidélité. L’Etat constitue la référence objective de ce comportement ; pourtant, on ne se le représente pas en tant que tel, mais comme une entité illusoire à laquelle sont liées des expériences culturelles, esthétiques, sportives dont le caractère spécifique n’est pas national. Cette situation sous-entend un rapport de pouvoir. Les individus qui suivent leur scolarité dans des écoles nationales, célèbrent des fêtes nationales, paient des taxes nationales, font un service militaire national qui les prépare à tuer et à mourir pour la nation, expriment ces comportements en termes de fidélité à une entité mythique, la nation, image idéalisée des Etats bureaucratiques et centralisés. Cette idéalisation de la réalité est le reflet mental des rapports de pouvoir entre les individus et l’Etat national.
C’est donc à Albertini que revient le mérite d’avoir élargi la notion d’idéologie, alors que Marx l’avait liée aux positions de classe, aux rapports de pouvoir à l’intérieur de l’Etat. Partant de là, il est possible de démystifier l’idée de nation qui, autrefois née comme idée révolutionnaire, s’est aujourd’hui transformée en facteur de conservation. Dans la mesure où elle présente la division politique entre les nations comme juste, naturelle et même sacrée, elle s’oppose à la tendance fondamentale de l’histoire contemporaine, l’internationalisation du processus de production, qui exige que l’Etat s’organise sur de vastes aires politiques selon des schémas multinationaux et fédéraux. En effet, la lutte pour le dépassement de la nation exclusive, aujourd’hui à l’ordre du jour en Europe, permet de réorienter l’action politique vers une voie qui avait été perdue pendant la crise générale des idéologies et de fonder sur l’opposition aux communautés nationales la ligne stratégique qui distingue le comportement des fédéralistes des autres forces politiques qui s’inspirent des idéologies traditionnelles.
Cette considération nous amène à examiner le rôle du fédéralisme dans la société contemporaine, ce qui fait l’objet d’un autre livre important d’Albertini : Il federalismo. Antologia e definizione. L’objectif théorique de cet ouvrage est de parvenir à une définition rigoureuse du fédéralisme. Avant tout, Albertini est d’avis que la définition du fédéralisme comme théorie de l’Etat fédéral est réductrice. Il suffit en effet de prendre en considération les rapports de conditionnement réciproque qui existent entre les institutions politiques et la société : si l’Etat fédéral est un Etat possédant des caractères typiques qui le distinguent des autres formes d’Etat, il faut faire l’hypothèse que la société elle-aussi a des caractères spécifiques qui permettent de faire fonctionner les institutions fédérales.
En élaborant la définition du fédéralisme en tant qu’idéologie, Albertini a formulé un critère d’analyse qui se révèle valable aussi pour les autres idéologies (le libéralisme, le socialisme, etc.) : selon ce critère, dans chaque idéologie, on peut repérer un aspect de valeur, un aspect de structure et un aspect historico-social.
L’aspect de valeur du fédéralisme, c’est la paix. La relation qui existe entre le fédéralisme et la paix est identique à celle qui existe entre le libéralisme et la liberté, la démocratie et l’égalité, le socialisme et la justice sociale. Dans cette perspective, Albertini récupère la vision politique, juridique et philosophico-historique de Kant : la crise de l’Etat national et la croissance, au-delà des frontières des Etats, de l’interdépendance de l’action humaine « dont l’unification européenne est l’expression la plus développée » soulignent l’actualité de cette vision. Il faut concevoir ces phénomènes comme le premier stade de la réalisation de la paix perpétuelle grâce à la construction de la Fédération mondiale.
Nier, avec la Fédération européenne, la nation, c’est nier « la culture de la division politique du genre humain » qui rend légitime le devoir de tuer pour la défense de la nation, et c’est affirmer en même temps le droit de ne pas tuer dans la perspective de la pleine réalisation du fédéralisme au niveau mondial. Les guerres mondiales et la découverte des armes nucléaires semblent montrer que la prévision de Kant va s’accomplir : seule l’expérience de la destructivité de la guerre pouvait pousser les Etats à renoncer à leur « liberté sauvage » et à se plier à une loi commune.
L’aspect de structure du fédéralisme, c’est l’Etat fédéral. Il permet de dépasser les structures fermées et centralisées de l’Etat national, vers le bas avec la formation de véritables autonomies régionales et locales, et par le haut avec la réalisation de véritables formes de solidarité politiques et sociales au-delà des Etats nationaux. Comme nous l’avons vu, il s’agit d’un aspect constitutif de la notion de fédéralisme, le plus étudié, mais insuffisant à lui seul pour permettre de parvenir à une définition exhaustive.
L’aspect historico-social du fédéralisme, c’est la société fédérale. Elle est articulée à différents niveaux, de la communauté au monde, et elle permet que coexistent le loyalisme envers la société globale et le loyalisme envers les communautés territoriales plus petites, afin qu’aucune n’occupe une position privilégiée. Le dépassement de la division du genre humain en classes et en nations antagonistes — ce qui a déjà commencé avec la Communauté européenne, mais que l’on peut également envisager et prévoir sur le plan mondial dans le contexte du développement du mode de production scientifique — rend possible la formation de ce type de société. Si ce pluralisme social s’est développé partiellement dans les sociétés fédérales qui ont existé jusqu’à ce jour, cela tient au fait que la lutte des classes a fait prévaloir le sens de l’appartenance à une classe aux dépens de toute autre forme de solidarité sociale et a empêché que de puissants liens de solidarité n’existent à l’intérieur des communautés régionales et locales. De même, la lutte entre les Etats sur le plan international a entraîné le renforcement du pouvoir central au détriment des pouvoirs locaux. Tout cela explique la marginalité des expériences fédérales du passé (dont l’apparition est due à d’heureuses circonstances historiques) et le fait que le fédéralisme coïncide désormais avec le tournant historique crucial de notre époque.
Partant de cette définition, Albertini a distingué les phases de développement de la pensée fédéraliste. La première phase va de la Révolution française à la première guerre mondiale : on y voit s’affirmer — bien que seulement sur le plan des principes — la composante communautaire et cosmopolite du fédéralisme contre les aspects autoritaires et belliqueux de l’Etat national. Au cours de la deuxième phase, qui va de la première à la deuxième guerre mondiale, on utilisa les critères du fédéralisme pour interpréter la crise de l’Etat national et du système européen des puissances. Au cours de la troisième phase, qui a commencé après la deuxième guerre mondiale et qui se poursuit actuellement, l’emploi des schémas conceptuels et des instruments politiques et institutionnels du fédéralisme est nécessaire pour résoudre la crise de l’Europe.
Après l’élection directe du Parlement européen et la formation d’une vie politique européenne embryonnaire, Albertini proposa des thèses sous le titre de Unire l’Europa per unire il mondo,[60] approuvées lors du dixième congrès du Mouvement fédéraliste européen (Bari, 1980). Avec ce tournant politique et culturel, la réflexion et l’activité politique des fédéralistes italiens visent à une dimension mondiale et la lutte pour l’Union européenne se présente comme une étape sur la voie de la pleine réalisation de la démocratie internationale. Dans cette perspective, la construction de la Fédération européenne se présente comme l’événement historique crucial de notre époque, la première affirmation du cours fédéraliste de l’histoire, qui atteindra son apogée par la réalisation de la paix grâce à la fédération mondiale. Le fédéralisme a donc à notre époque un rôle analogue à celui qu’ont eu par le passé les idéologies libérale, démocratique et socialiste : en élaborant et affirmant la culture de la paix, il propose un projet de société capable d’apporter une réponse aux plus graves problèmes de notre époque et il permet à nouveau de penser l’avenir, ce qui était devenu ardu avec les idéologies traditionnelles en raison de l’épuisement de leur poussée révolutionnaire.
[1] K.C Wheare, Federal government, Oxford University Press, 1946.
[2] Ibid. Ce jugement datant de 1945 a été confirmé par Wheare en 1963. Cfr. Some Theoretical Questions About Federalism, International Political Science Association, Oxford Round Table Meeting, 19-24 septembre 1963 (texte ronéotypé).
[3] A ce sujet, voir par exemple H. Carrère d’Encausse, L’Empire éclaté, Paris, Flammarion, 1978. Sur la nature du fédéralisme soviétique, V.M. Tchikvadze (« Soviet Federalism and the Development of the Legal System in the URSS » in Le fédéralisme et le développement des ordres juridiques, sous la direction de l’Association internationale des sciences juridiques, Bruxelles, Bruylant, 1971, p. 50) observe que « le caractère distinctif le plus significatif de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques comme fédération, c’est le fait qu’elle n’est pas simplement une union d’Etats indépendants, mais une union d’Etats nationaux indépendants, une union de nations ». C’est dans ce même texte qu’on affirme que ces nations sont « plus de 130 ».
[4] L’auteur qui a donné la formulation la plus rigoureuse de la théorie des aspects institutionnels du fédéralisme est K.C. Wheare : dans son livre Federal Government il a mené une analyse comparative fondée sur quatre exemples classiques de fédéralisme (les USA, la Suisse, le Canada et l’Australie). Sur cette base, il définit le principe fédéral comme « le système de division des pouvoirs qui permet aux gouvernements central et régionaux d’être, chacun dans une sphère donnée, coordonnés et indépendants » (p. 26).
[5] A.A. Bede, JR., « Evolving Capitalism and Political Federalism », in Federalism Mature and Emergent, sous la direction de A.W. Macmahon, Garden city, New York, Doubleday and Co., 1955, p. 73.
[6] M. Albertini, F. Rossolillo, « La décadence du fédéralisme aux Etats-Unis », in Le Fédéraliste, IVe année (1962), pp. 242-44.
[7] A. Hamilton, J. Jay, J. Madison, Le Fédéraliste, Edition de la Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris 1957.
[8] Le livre qui développe pour la première fois l’analyse de cette tendance, à laquelle on a donné le nom de nouveau fédéralisme, est de J.P. Clark, The Rise of a New Federalism, New York, Oxford University Press, 1938. Voir également M.J.C. Vile, The Structure of American Federalism, New York, London, Oxford University Press, 1962 ; D.J. Elazar, The American Partnership, Chicago, Chicago University Press, 1962 ; M.A. Reagan, The New Federalism, New York, London, Oxford University Press, 1972.
[9] M.J.C. Vile, op. cit., p. 199. K.C. Wheare même, in Some Theoretical Questions About Federalism, pp. 5-6, considère que cette définition est plus appropriée pour décrire les aspects coopératifs mis en évidence par la récente évolution des institutions fédérales.
[10] C.J. Friedrich, Trends of Federalism in Theory and Practice, London, Pall Mall Press, 1968, p. 82.
[17] M. Albertini, Il federalismo. Antologia e definizione, Bologna, Il Mulino, 1979, pp. 65-67.
[18] « Engels à Joseph Bloch », (Londres, 21 septembre 1890) dans : Marx, Engels, Œuvres choisies, Ed. du Progrès, Moscou, 1978, tome 3, p. 509.
[19] C’est moi qui souligne.
[20] « Engels à Conrad Smith », (Londres, 21 septembre 1890) dans : Marx, Engels, op. cit., p. 1245.
[21] Ibid.
[22] Comme on le sait, l’indépendance des Dominions du Commonwealth fut reconnue par un statut du Parlement britannique en 1931, dans lequel étaient entérinés les résultats de la Conférence impériale, qui s’était déroulée en 1926. Dans le rapport de conclusion de la Conférence, les Dominions étaient définis comme « des communautés autonomes, égales en statut, aucunement subordonnées l’une à l’autre, qu’il s’agisse de leurs affaires extérieures ou intérieures, mais unies par un sentiment commun de loyauté envers le Couronne et librement associées en tant que membres du Commonwealth des nations britanniques » (E. Barker, Ideas and Ideals of the British Empire, Cambridge University Press, Cambridge, 1948). E. Mc Whinney, un auteur canadien s’intéressant aux problèmes des institutions fédérales (in Federal Constitution-Making for a Multi-National World, Leyden, Sijthoff, 1966, pp. 106-7), estime la transformation de l’Empire en Commonwealth comme « l’extraordinaire dévolution de l’autorité politique britannique et en définitive la cession de la souveraineté britannique ».
[23] J’ai développé cette analyse in L. Levi, Crisi dello Stato nazionale, internazionalizzazione del processo produttivo e internazionalismo operaio, Torino, Stampatori, 1976 (trad. fr. partielle : L’Internationalisme ne suffit pas, Fédérop, Lyon, 1984).
[24] R. Aron, A. Marc, Principes du fédéralisme, Paris, Le Portulan, 1948, p. 19.
[26] A. Marc, L’Europe dans le monde, Paris, Payot, 1965, p. 4.
[27] R. Aron, A. Marc, op. cit., pp. 43-44.
[29] A. Marc, L’Europe dans le monde, op. cit., p. 6.
[30] A. Marc, Dialectique du déchaînement, Paris, Colombe, 1961.
[31] R. Aron, A. Marc, op. cit., p. 108.
[32] F. Engels, « Socialisme utopique et socialisme scientifique », in Marx, Engels, Œuvres choisies, Ed. du Progrès, Moscou, tome 3, 1978, pp. 123-124.
[33] A. Marc, L’Europe dans le monde, op. cit., p. 27.
[34] Je cite la lettre de C.A. Sainte-Beuve, P.J. Proudhon. Sa vie et sa correspondance, 1838-1848, Paris, A. Costes, 1947, p. 154. Ce texte est commenté et replacé dans la conception générale de la société et de l’histoire de Proudhon en M. Albertini, « Proudhon était-il fédéraliste intégral ? », L’Europe en formation, 1965, n°. 62, pp. 18-20.
[35] A. Marc, L’Europe dans le monde, op. cit., p. 27.
[36] A ce propos, voir M. Albertini, « Pour ou contre la Charte », supplément du n.° 4, Ve année (1963) de Le Fédéraliste.
[37] F. Kinsky reconnaît l’échec du fédéralisme intégral sur le plan du recrutement et de la formation des militants et il affirme in « Où en est la stratégie fédéraliste ? » (L’Europe en formation, 1984, n.° 258, p. 29) : « En France, il y a des idées…, mais il n’y a pas de militants ».
[38] G. Bergmann, The Metaphysics of Logical Positivism, New York, Longmans Green and Co, 1954, p. 310.
[39] M. Albertini, Il federalismo, p. 305.
[40] On peut lire à ce propos dans un article de 1957 (A. Spinelli, « Pourquoi je suis européen », Preuves, 1957, n.° 81, p. 37) « mon attention n’a pas été attirée par le fédéralisme idéologique, brumeux et assez peu cohérent qui se référait en France à Proudhon et en Italie à Mazzini, mais par la pensée nette, précise et antidoctrinale des fédéralistes anglais des années 30, lesquels proposaient de transplanter en Europe la grande expérience politique américaine. La fédération européenne ne m’apparaissait pas comme une idéologie ». Spinelli ne s’est jamais écarté de cette manière de concevoir les choses comme nous le confirme le fait que ce passage est entièrement repris en L’Europa non cade dal cielo (Bologna, Il Mulino, 1960, p. 15) et partiellement en Come ho tentato di diventare saggio. Io Ulisse (Bologna, Il Mulino, 1984, p. 309).
[41] Sur les origines de la pensée fédéraliste de Spinelli, voir Come ho tentato di diventare saggio, cit., p. 307.
[42] A. Spinelli, E. Rossi, Il Manifesto di Ventotene, Napoli, Guida, 1982.
[43] A. Spinelli, Come ho tentato di diventare saggio, op. cit., p. 343.
[44] G. Lukàcs, Lénine, éd. fr. E.D.I., Paris, 1965, p. 29.
[45] A. Spinelli, E. Rossi, op. cit., p. 35.
[47] Sur les thèmes du constitutionnalisme et sur la critique du fonctionnalisme, voir : A. Spinelli, Dagli Stati sovrani agli Stati uniti d’Europa, Firenze, La Nuova Italia, 1950 et « Il modello costituzionale americano e i tentativi di unità europea », en La nascita degli Stati Uniti d’America, sous la direction de L. Bolis, Milano, Comunità, 1957.
[48] G.W.F. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, Leipzig, F. Meiner, 1917, vol. I, p. 77.
[50] A. Spinelli, Pourquoi je suis européen, op. cit., pp. 37-38.
[51] A. Spinelli, L’Europa non cade dal cielo, op. cit., pp. 253-54.
[52] G. Lukàcs, Histoire et conscience de classe, Les Editions de Minuit, Paris, 1960, p. 338.
[53] Voir à ce propos les articles signés Publius de M. Albertini dans Popolo europeo et recueillis par la suite sous le titre de « Esame tecnico della lotta per l’Europa », en Il Federalista, Ière année (1959), pp. 86-111, ainsi que M. Albertini, « Il federalismo militante. Vecchio e nuovo modo di fare politica », Il dibattito federalista, Ière année (1985), pp. 1-3.
[54] « Le Mouvement Fédéraliste Européen », Le Fédéraliste, VIIIe année (1966), p. 232.
[55] M. Albertini, « La stratégie de la lutte pour l’Europe », Le Fédéraliste, VIIIe année (1966), pp. 165-67.
[56] L’article fait partie du livre de A. Spinelli, L’Europa non cade dal cielo, pp. 282-87.
[57] Cfr. M. Albertini, « La force de dissuasion francese », Il Federalista IIe année (1960), pp. 331-37.
[58] Voir à ce propos M. Albertini, L’Etat national, Fédérop, Lyon, 1978, Il federalismo, cit. et Proudhon, Firenze, Vallecchi, 1974.
[59] V.J Lénine, Que faire ?, trad. fr., Ed. en langues étrangères, Moscou, 1958, p. 27.