XXX année, 1988, Numéro 2, Page 91
De la détente à la paix
Il est certain que le traité INF, en ce qui concerne son contenu effectif, est d’une importance plutôt modeste : il ne concerne en fait qu’environ 4% des armes nucléaires installées en Europe. Mais il est certain aussi que la portée historique du traité va bien au-delà de son contenu effectif. Pour la première fois dans l’histoire des rapports entre les Etats-Unis et l’Union soviétique, un traité ne se limite pas à régler la course aux armements mais prévoit la destruction d’une partie des arsenaux existants. Ce fait a été interprété par l’opinion publique comme un signe pour l’avenir et a soulevé dans le monde entier une grande vague d’espoir.
Est-il légitime de soutenir que nous nous trouvons vraiment au début d’une « Ere nouvelle » ? Deux raisons de fond militent pour une réponse affirmative à cette question.
L’une d’elles est l’impossibilité pour les deux superpuissances de soutenir les coûts sans cesse croissants — aussi bien financiers que politiques — causés par la course aux armements. Pour Gorbatchev, sa poursuite entraînerait l’obligation d’abandonner l’entreprise de la perestroïka. Pour les Etats-Unis, elle aurait pour conséquence une nouvelle aggravation du problème du déficit public et du déséquilibre de la balance commerciale et mettrait en difficulté jusqu’à la prospérité du pays.
La seconde, et la plus décisive, vient du fait que l’idée même de défense, à l’ère nucléaire, a perdu son sens : aujourd’hui, une guerre nucléaire signifierait la destruction de tous les belligérants, et probablement de la planète tout entière. C’est pourquoi l’idée de « sécurité commune » pénètre toutes les consciences et supplante la conception traditionnelle selon laquelle la sécurité d’un Etat est d’autant plus solide que ses ennemis potentiels sont moins en sécurité.
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Pourtant, ce dernier argument est encore loin d’être communément partagé. Nombreux sont les hommes politiques et les observateurs qui continuent à raisonner avec les catégories traditionnelles. L’histoire leur a appris que les rapports entre les Etats sont gouvernés par la loi du pouvoir et que celle-ci pousse chacun d’eux à se renforcer aux dépens de ses concurrents, et que la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Ils appliquent donc la leçon à l’équilibre mondial actuel et tirent de leurs réflexions la conclusion sceptique que, comme cela s’est produit au cours des phases précédentes des rapports entre les USA et l’URSS, la détente actuelle ne durera qu’aussi longtemps qu’elle coïncidera avec leurs intérêts de pouvoir et qu’elle sera suivie d’une nouvelle phase de tension dès que prendra fin la coïncidence.
Il y a quelques années encore, c’eût été un raisonnement correct. Mais aujourd’hui, les leaders des superpuissances ayant acquis la conscience que le monde est devenu une seule communauté de destin et qu’assurer la survie de l’humanité dépend d’eux, il est difficile d’imaginer qu’ils retombent dans leur mentalité antérieure et qu’ils adoptent de nouveau leurs comportements précédents. Cela ne signifie pas que le chemin sera aisé. La logique de la souveraineté n’en continue pas moins à fonctionner et à alimenter le soupçon entre les superpuissances. Les milieux militaires et d’autres secteurs de la société ne cesseront pas d’exercer des pressions sur les gouvernements. Mais, aussi longtemps que les traits essentiels du contexte politique mondial demeureront inchangés, il semble possible d’affirmer que la tendance à la collaboration sera plus forte que celle qui pousse à la confrontation, même si l’on ne doit pas oublier que, dans un monde dont les dimensions se réduisent de plus en plus, un équilibre international fondé sur la difficile collaboration entre puissances souveraines sera de toutes façons rigide et tendanciellement immobiliste, par suite de son incapacité à adapter les rapports entre les Etats à la réalité mouvante des rapports économiques et de la situation réelle du pouvoir dans le monde.
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Telle est la raison pour laquelle nous pourrons nous sentir raisonnablement en sécurité tant que le contexte politique mondial demeurera dans son état présent. Mais le problème est de savoir combien cela va durer. Et tout pousse à penser que cela ne durera pas longtemps. Le monde change rapidement, rendant les problèmes de plus en plus difficiles à affronter et à résoudre par le moyen de décisions intergouvernementales. De nouvelles et préoccupantes causes de tension se manifestent. Qu’il suffise de citer, à titre d’exemple, l’explosion démographique du tiers monde dans un contexte de déséquilibres économiques croissants, ou la tendance, apparemment irrésistible, à l’épuisement des ressources naturelles non renouvelables, ou encore le caractère de plus en plus dramatique des conflits de nationalités en Union soviétique. Ces problèmes, et d’autres non moins graves, font craindre que, dans un avenir pas trop éloigné, les conditions désespérées qui sont celles de masses énormes d’êtres humains ne puissent déchaîner d’irrésistibles forces irrationnelles, en transformant radicalement les données de fond de la politique mondiale.
Il est évident que la bonne volonté des Etats de l’hémisphère nord ne suffira pas à garder le contrôle d’une situation dans laquelle devraient se manifester des déséquilibres aussi profonds. En réalité, aucun système international fondé sur le principe de souveraineté n’aurait la capacité d’en assurer le contrôle dans un monde étroitement interdépendant. C’est pour cela que la collaboration entre les superpuissances peut empêcher la guerre à moyen terme, mais, si elle ne s’accompagne pas d’une vision de l’avenir qui fasse naître et qui renforce chez les hommes la confiance dans le caractère progressif de cette tendance et dans la possibilité qu’elle a de nous mener à une union politique mondiale, elle ne pourra pas garantir à la longue une gestion rationnelle et une meilleure distribution des ressources qui se raréfient de plus en plus, une politique mondiale de la population, une protection efficace contre les dommages causés à l’environnement qui menacent la survie même de la terre, etc. De cette façon, le danger de guerre ferait inévitablement sa réapparition sous la plus menaçante des formes.
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Pour empêcher définitivement que cela ne se produise, l’objectif à atteindre est celui qui définit l’identité même des fédéralistes : un gouvernement fédéral mondial. Pour en rendre la création plus prochaine, il est nécessaire d’obtenir des résultats selon deux lignes directrices :
1) il faut que l’objectif de l’union fédérale du monde devienne pour les leaders des superpuissances et du plus grand nombre possible d’autres Etats le but ultime de leur politique, qu’il donne son vrai sens historique à l’« Ere nouvelle ». Nous savons tous que la Fédération mondiale ne naîtra pas demain. Mais en même temps nous ne devons pas oublier que la conduite collective des hommes n’est pas guidée uniquement par les institutions mais aussi par les espoirs. De ce point de vue, le cas de la Communauté européenne est exemplaire : ses institutions sont totalement inefficaces, fondées comme elles le sont sur le principe de la collaboration intergouvernementale, mais l’espoir que l’Europe un jour s’unira, espoir maintenu vivant par la présence permanente du problème sur la scène politique, a suffi à rendre absolument impensable, au cours des dernières quarante-trois années, l’idée qu’une nouvelle guerre puisse éclater entre deux Etats européens. C’est pourquoi une des tâches principales des fédéralistes aujourd’hui consiste à promouvoir et à appuyer toute initiative de la part des principaux leaders mondiaux qui s’orienterait dans la direction de l’objectif ultime du gouvernement mondial. Il s’agit d’une orientation dont le caractère concret devrait être démontré par l’exécution de véritables pas en avant dans le renforcement de l’ONU dans tous les domaines où de réels progrès sont probables, tels ceux de l’exploitation des ressources des fonds marins, de la gestion de l’Antarctique, du contrôle des armements, de la solution des crises régionales, etc.
2) On doit donner au monde un exemple de la transformation institutionnelle par le moyen de laquelle le but peut être atteint, c’est-à-dire montrer comment la souveraineté nationale peut de fait être dépassée. On peut raisonnablement s’attendre à ce que cela se produise en Europe occidentale, où ont pleinement mûri les conditions matérielles et spirituelles d’une unification fédérale.
Une Fédération européenne, suivie du développement d’autres fédérations régionales, transformerait la face du monde et rendrait plus crédible la lutte pour la Fédération mondiale : car il est plus facile de penser à un gouvernement mondial fondé sur de grands pôles régionaux plutôt que sur cent cinquante-neuf Etats dont la population varie de quelques milliers à un milliard d’habitants.
On rend visible de cette façon le lien étroit — ou encore mieux l’identité — qui existe entre la lutte des fédéralistes en Europe et leur lutte dans le monde, même s’il s’agit de luttes dont les théâtres sont partiellement différents. Et c’est ainsi que les premiers peuvent se sentir renforcés dans leurs motivations par une conscience accrue du sens global de leur engagement, les seconds, par contre, peuvent peut-être acquérir une plus grande clarté quant à la nature des étapes intermédiaires qu’ils devront parcourir dans la longue marche vers l’objectif final du gouvernement mondial.
Le Fédéraliste