XXVIII année, 1986, Numéro 1, Page 3
Altiero Spinelli, Héros de la Raison
Jusque dans son style de vie inspiré d’une simplicité exemplaire, et d’un réalisme qui ne craignait aucune vérité, pour amère qu’elle fût, Altiero Spinelli a incarné d’une façon qu’on peut qualifier de parfaite, la figure de héros politique telle que l’a définie Max Weber. Ce dernier achève son essai sur « La politique comme profession » par ces mots : « La politique consiste en un effort tenace et énergique pour tarauder des planches de bois dur. Cet effort exige à la fois de la passion et du coup d’œil. Il est parfaitement exact de dire et toute l’expérience historique le confirme, que l’on n’aurait jamais pu atteindre le possible si dans le monde on ne s’était pas toujours et sans cesse attaqué à l’impossible. Mais l’homme qui est capable de faire un pareil effort doit être un chef, et non pas seulement un chef, mais encore un héros, dans le sens le plus simple du mot. Et même ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre sont obligés de s’armer de la force d’âme qui leur permettra de surmonter le naufrage de tous leurs espoirs. Mais il faut qu’ils s’en arment dès à présent, sinon ils ne seront même pas capables de venir à bout de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui. Celui qui est convaincu qu’il ne s’effondrera pas si le monde, jugé de son point de vue, est trop stupide ou trop mesquin pour mériter ce qu’il prétend lui offrir, et qui reste néanmoins capable de dire « quand même », celui-là seul a la « vocation » de la politique ».
On ne peut mieux dire, et on ne peut dire autre chose pour évoquer Altiero Spinelli. Il faut juste ajouter qu’il a été un héros de la politique parce qu’il a été un héros de la raison. Il était maintenant reconnu, dans toute l’Europe, comme l’un des « pères fondateurs » aux côtés de Monnet, De Gasperi, Adenauer, Schuman. Avec le temps, qui sélectionne les valeurs et donne leur signification aux entreprises historiques, on le reconnaîtra certainement comme l’une des rares grandes figures politiques de ce siècle. Certes, personne n’a jamais, autant que lui, basé son projet politique exclusivement sur la raison. C’est un fait que Spinelli, tout en étant italien, n’a pas du tout considéré l’Italie comme une réalité à accepter avant même de l’avoir soumise à l’examen de la raison. Et c’est un fait que, bien qu’il se soit converti à la démocratie après l’expérience léniniste de sa prime jeunesse, il ne considéra pas du tout les grandes idéologies de notre tradition politique (libéralisme, démocratie et socialisme) comme des schémas exclusifs, ni comme une frontière mentale à l’intérieur de laquelle se confinerait l’idéation politique. C’est à la lumière de ces références qu’apparaît clairement le sens du dessein européen de Spinelli. Le processus politique, malgré le caractère de plus en plus unitaire du processus historique, demeure tout entier centré sur les changements à introduire dans son propre pays, comme si cela suffisait à résoudre aussi les grands et pressants problèmes qui présentent un caractère continental et mondial : même la paix, dans cette perspective, est perçue comme un objectif qu’il serait possible d’atteindre par une pure et simple addition des politiques nationales. Spinelli, au contraire, se situe sur le versant opposé. S’étant libéré du conditionnement national et du conditionnement idéologique du passé, Spinelli a réussi à projeter ex novo une action constitutionnelle supranationale pour l’objectif stratégique de notre temps en Europe : l’unité, c’est-à-dire la Fédération européenne. C’est ainsi que pour la première fois l’on a entrepris une action politique qui ne soit pas basée sur la lutte pour la conquête et la gestion des pouvoirs constitués (les pouvoirs nationaux), mais sur la lutte pour la création de pouvoirs nouveaux. C’est la seule façon de rétablir l’équilibre entre capacité technologique et capacité politique, et pour acheminer le monde vers la vraie civilisation : la paix organisée.
Mario Albertini