XXVI année, 1984, Numéro 3, Page 213
IDENTITÉ TERRITORIALE ET DÉMOCRATIE
Il s’est développé au début des années 70 une littérature qui se consacre à l’étude des phénomènes politiques dans une optique territoriale. L’intérêt croissant pour ce type de recherches est lié à l’intensification de l’internationalisation des économies, des informations, et des modes de vie. Il s’agit en effet d’une tendance qui, arrachant aux centres traditionnels de la vie politique, économique et culturelle nationale l’importance prépondérante qu’ils avaient jusqu’à ces dernières décennies, a permis la récupération d’identités territoriales estompées, a encouragé l’émergence de toutes sortes de revendications périphériques face aux régions centrales et, d’une manière générale, a rendu plus visible la différenciation complexe territoriale de ce que, dans l’optique traditionnelle, on a tendance à présenter comme « la » réalité politique, économique et culturelle nationale.
La voie ainsi choisie tend à prendre dans les préoccupations des sociologues, politologues, économistes et historiens, la place qu’occupaient voici peu, sous l’influence d’une culture marxiste attachée au cadre de l’Etat-national et traditionnellement insensible aux problèmes du territoire, les recherches axées sur les problèmes liés à la stratification sociale.
Et voici que vient se greffer sur cette prospective un volume récent, dont la préparation a été dingée par le regretté Stein Rokkan, un des pionniers de ce genre de recherches, et par Derek W. Urwin, The politics of territorial identity, Studies in European Regionalism, Sage Publications, Londres - Beverly Hills - New Delhi, 1982, 438 pages. Il convient de signaler tout particulièrement deux des essais de cet ouvrage : Urwin y développe une vaste analyse des rapports entre politique et structure territoriale en Grande-Bretagne et en Allemagne. Ces deux textes fournissent des éléments de réflexion d’un grand intérêt, même si l’absence d’une prospective globale leur interdit d’être plus que des éléments d’une série inorganisée de suggestions détachées.
Les faits rassemblés par Urwin mettent principalement en évidence, dans l’histoire des deux pays, l’aspect territorial de la dialectique entre partis. En Grande-Bretagne, une longue histoire unitaire a produit une société homogène du point de vue territorial. L’opposition des Whigs et des Tories, puis des Libéraux et des Conservateurs tout au long du XIXe siècle, n’était pas qu’un reflet des oppositions de classe entre l’aristocratie terrienne et le grand capital d’un côté, gentry, petite et moyenne bourgeoisies (auxquelles s’adjoint comme force d’appoint, avant le développement du Labour Party, la classe ouvrière) de l’autre. C’était aussi l’expression des tensions entre le centre et la périphérie. En effet, le noyau de la base électorale des conservateurs se trouvait dans les régions centrales de l’Angleterre proprement dite, ils représentaient leurs intérêts ; les libéraux, eux, étaient surtout présents en Écosse, au Pays de Galles et dans les régions périphériques d’Angleterre, et ils étaient les porte-parole de leurs instances.
Ainsi donc, sur la base des données fournies par Urwin, on peut affirmer que la ligne de division entre classes comme critère décisif d’appartenance politique des citoyens du Royaume-Uni n’a vraiment pris un caractère exclusif qu’au début de la quatrième décennie de ce siècle, lorsque le parti travailliste a définitivement supplanté le parti libéral comme second pôle de là vie politique britannique. C’est à cette date que la home rule cessa d’être un des thèmes principaux du débat politique et que, du coup, le système des partis prit une dimension vraiment nationale (aidé en cela par l’accès à l’indépendance de la République d’Irlande).
Urwin parvient à des résultats à peu près semblables en examinant l’histoire d’Allemagne dans une perspective territoriale. Ici aussi, et de façon plus évidente encore qu’en Grande-Bretagne, jusqu’à la prise du pouvoir par Hitler, le système des partis (à l’exception partielle du parti social-démocrate) s’est caractérisé par un haut niveau de ségrégation territoriale (même si l’adoption de la proportionnelle sous la République de Weimar, accordant à toutes les formations politiques la possibilité de se présenter aux élections avec une chance de succès même dans les régions où elles étaient fortement minoritaires, a favorisé le développement d’un système national de partis). Ainsi l’Allemagne a-t-elle finalement eu besoin d’Hitler pour affirmer son unité.
L’analyse d’Urwin est intéressante et utile parce qu’elle démontre que l’histoire de la formation des peuples nationaux au cours du XIXe siècle et au début du XXe a été beaucoup plus lente et tourmentée qu’on ne le pense généralement et que la tension entre le centre et la périphérie, moins évidente certes que la lutte des classes — à laquelle, par ailleurs, elle est liée de façon indissociable — a joué un rôle de première grandeur dans la dialectique politico-sociale des États d’Europe occidentale depuis le début de la révolution industrielle. En réalité, sous cet éclairage, le fondement sociologique des nations apparaît comme plus récent et moins solide qu’une approche qui s’en tiendrait à l’histoire des idées ou s’inspirerait d’une politique marxiste ne pourrait le laisser supposer.
Ces deux essais d’Urwin mettent également en lumière les intéressantes différences que l’histoire des deux pays — toujours considérée sous l’angle de la dimension territoriale de la politique — présente au cours de ces dernières décennies. La Grande-Bretagne a vu la naissance, en des formes qui ne sont plus médiatisées par les partis nationaux, d’une tension entre le centre et la périphérie, alors que la République fédérale d’Allemagne a été le seul grand pays d’Europe d’où ces tensions ont été presque totalement absentes. Cela est certainement dû en partie à la séparation de la Prusse, mais aussi, et dans une plus large mesure, au fait qu’en Allemagne fédérale l’homogénéité des conditions de vie s’est combinée dans tout le pays avec un niveau élevé de décentralisation territoriale et institutionnelle qui a permis aux particularismes traditionnels de s’exprimer dans le cadre local et régional au lieu de se rabattre sur le cadre national, mettant en danger son unité. On peut en tirer la conclusion apparemment paradoxale que, dans une situation de crise des pouvoirs nationaux, les tendances à mettre en question l’unité de la nation sont d’autant plus fortes que la structure de l’État est plus centralisée.
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Il est certain que l’Allemagne présente également un paysage ethnique assez homogène. On pourrait invoquer cet élément comme explication de l’absence actuelle de poussées séparatistes en R.F.A. Mais à ce point le problème de la nature de l’ethnicité se pose. C’est à lui que tentent d’apporter une réponse Jaroslav Krejci et Vitezslav Velimsky avec leur ouvrage Ethnic and Political Nations in Europe, Croom Helm, Londres, 1981, 279 pages. On y voit émerger une fois encore la vanité de toute tentative de définir en termes objectifs un fait qui est avant tout idéologique.
Les auteurs prennent comme critères de classification des ethnies le territoire, la situation politique (le fait d’être ou non unis en un État, et en quel type d’État), l’histoire, la culture, la langue, et la consciousness, entendue comme un sentiment générique d’appartenance ethnique ou politique. Les résultats de cette classification sont largement arbitraires, même si l’analyse proposée par les auteurs est riche de motifs d’intérêt. Krejci et Velimsky répertorient en Europe soixante-treize ethnies, mais le lecteur en retire l’impression qu’on pourrait en trouver la moitié ou le double avec le même degré de fiabilité. Le fait qu’aucune ethnie n’a de limites physiques nettes, selon aucun des critères indiqués, que toutes pourraient être considérées comme formant partie d’ethnies plus vastes et que chacune pourrait être subdivisée en ethnies plus petites. Ce même élément, la conscience d’appartenir à un groupe défini, fournit un élément d’analyse d’une extrême fragilité : il suffit de penser au nombre élevé de communautés auxquelles chacun d’entre nous est conscient d’appartenir. La vérité est que le sentiment d’identification territoriale ou d’appartenance à une communauté varie en fonction du contexte politico-institutionnel dans lequel il est appelé à se manifester. C’est ainsi que l’on peut voir prévaloir, selon les circonstances, le sentiment d’appartenance à sa ville, sa région ou sa nation sans que par ailleurs aucune de ces entités n’ait de limites clairement définies, si ce n’est celles — artificielles — tracées une fois de plus par la politique.
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Il semble que l’on pourrait conclure que tous les symboles d’identification ethnique se retrouvent à leur plus haut degré d’expression au centre du territoire qu’on convient de faire coïncider avec l’ethnie en question, alors que leur présence devient de plus en plus évanescente au fur et à mesure qu’on passe du centre à la périphérie. C’est bien là la raison des crises d’identité dont souffrent structurellement, au sein du cadre national, les régions excentriques. A ce sujet, il n’est pas inintéressant de lire l’essai de Solange Gras publié dans le recueil déjà cité de Rokkan et Urwin, qui s’intéresse à la situation de l’Alsace, une région qui s’est toujours trouvée contrainte, depuis la Révolution française, à s’identifier alternativement à la nation française ou à la nation allemande, bien qu’ayant profondément conscience de n’appartenir ni à l’une ni à l’autre. D’où le sentiment permanent de frustration culturelle, dont elle émerge lentement depuis quelques décennies, grâce à l’approfondissement du processus d’intégration européenne.
C’est en effet ce processus d’intégration européenne qui a transformé quelques-unes des régions périphériques des Etats nationaux (en particulier celles qui touchent à d’autres États de la Communauté) de régions économiquement abandonnées, culturellement aliénées et même politiquement opprimées qu’elles étaient, à l’état de zones charnières dans les rapports intercommunautaires. Ainsi sont nés dans quelques zones frontalières cruciales des cas intéressants de transfontier regions, à l’étude desquels est consacré un recueil d’essais réunis par Malcolm Anderson sous le titre de Frontier Regions in Western Europe, Londres, Frank Cass, 1983, 135 pages.
La réussite du Marché commun a ôté quelque importance aux centres traditionnels des pouvoirs nationaux et déplacé le barycentre politique, économique et culturel de la vie européenne vers l’historique Lotharingie, c’est-à-dire vers le centre géographique de la Communauté. Il en est découlé pour plusieurs zones géographiques de dimensions variées (la Rhénanie, l’arc alpin, la région de Bâle, celle d’Aix-la-Chapelle, etc.) la nécessité d’organiser les rapports à cheval sur les frontières selon de nouveaux schémas. Cela a fait émerger la conscience du fait que les besoins de la programmation imposent la création de régions par-dessus les frontières nationales : il s’agit de régions qui présentent déjà leur propre identité culturelle qui ne s’identifie avec celle d’aucune des nations dont elles font partie et dont elles ne peuvent commencer à prendre conscience qu’aujourd’hui grâce au relâchement de l’imperméabilité des frontières. Elles abandonnent peu à peu leur rôle de zones périphériques pour prendre celui de nouveaux centres de vie politique, économique et culturelle.
Il s’agit par ailleurs d’un processus qui ne pourra aboutir avant que l’Europe ne parvienne à se donner une structure institutionnelle fédérale. Actuellement, les transfrontier regions sont plutôt la marque d’un problème en suspens que l’ébauche d’une solution. En effet, l’exigence d’une programmation par-dessus les frontières est encore étouffée par la tendance naturelle des gouvernements nationaux à traiter ce genre de problèmes comme des problèmes de politique extérieure et la bonne volonté des administrations locales de chaque côté des frontières ne peut compenser l’absence d’un mécanisme de formation de la volonté politique sur l’ensemble du territoire ni surmonter les obstacles dûs à l’existence de fait de systèmes juridiques, administratifs et fiscaux divers.
Le caractère particulièrement sensible qu’ont pris les zones charnières de plusieurs États d’Europe occidentale pose également le problème intéressant de la capacité d’une structure fédérale classique à en valoriser la fonction. L’épisode complexe de la séparation du canton du Jura du canton de Berne au sein de la Confédération helvétique est la preuve que le problème des tensions entre le centre et la périphérie (cf. l’intéressant essai de David B. Campbell dans l’ouvrage de Rokkan et Urwin) peut se manifester aussi dans le cadre d’un système fédéral. La meilleure façon de faire face au problème est en réalité de structurer le système fédéral à divers niveaux de gouvernement définis de telle façon qu’une même zone géographique soit toujours périphérique par rapport à un niveau et centrale par rapport à un autre. Cela implique évidemment que les divers niveaux de gouvernement ne soient pas contenus les uns dans les autres, mais qu’ils se recoupent.
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On peut trouver d’utiles indications relatives aux institutions dans une prospective plus proche — mais toujours dans une optique territoriale — dans le bel essai du politologue américain Arend Lijphart, Democracies. Patterns of Majoritarian and Consensus Government in Twenty-One Countries, New-Haven and London, Yale University Press, 1984, XV + 229 pages. Lijphart a recours à un critère d’analyse qui me semble particulièrement intéressant pour une classification des démocraties : la polarité entre ce qu’il appelle Westminster model et Consensus model of democracy. Le Westminster model, qui trouve son expression constitutionnelle la plus pure en Grande-Bretagne, ou plus encore en Nouvelle-Zélande, présente entre autres caractéristiques essentielles la tendance au bipartisme, la concentration du pouvoir exécutif pour la durée d’une législature entre les mains d’un seul parti, une forte domination de l’exécutif sur le Parlement, la tendance au monocaméralisme, l’existence d’une ligne unique d’opposition entre les partis (entre droite et gauche sur une thématique essentiellement économique et sociale), l’adoption du scrutin uninominal majoritaire pour l’élection des députés au Parlement. Le Consensus model présente les caractéristiques opposées : gouvernements de coalition, prédominance du législatif sur l’exécutif, bicaméralisme équilibré et représentation des minorités, pluripartisme et caractère multidimensionnel (donc également religieux, ethnique, etc., en plus de socio-économique) des lignes de clivage entre les partis, recours à des systèmes électoraux fondés sur la proportionnelle.
Lijphart rappelle que les deux modèles se présentent rarement dans la réalité sous leur forme pure. Quoi qu’il en soit, l’indication qui ressort clairement de son analyse est la corrélation existante entre la prédominance du Westminster model et le degré d’homogénéité de la société. D’autre part, la plus grande ou plus faible homogénéité de la société dans une démocratie avancée contemporaine — au sein de laquelle la dialectique entre les classes ne met plus en jeu les fondements du consensus — présente de toute façon une dimension territoriale. Les caractéristiques du Westminster model sont d’autant plus présentes dans un pays que le consensus sur les règles fondamentales de la vie en commun et sur la légitimité de la communauté politique y est élevé. Et c’est bien ce consensus, c’est-à-dire la garantie que la dialectique entre les partis ne touchera plus les racines profondes de l’identification politique et culturelle des citoyens, et que par conséquent les décisions du gouvernement, quel qu’il soit, ne seront plus à quelque niveau que ce soit inacceptables pour une partie de la société, qui constitue le fondement sociologique de la traditionnelle capacité de décision du gouvernement britannique.
A l’inverse, dans les sociétés peu homogènes, le consensus doit être créé par les institutions. Cela signifie évidemment que le Consensus model — qui parvient à une efficacité de décision bien moindre — n’est pas le produit de l’ignorance des constituants, mais un système de gouvernement qui, sous ses diverses formes, est le seul apte à éviter que les tensions existantes dans une société fortement hétérogène puisse exploser en ne disposant pas des canaux nécessaires à son expression politique.
L’analyse de Lijphart fait justice de nombreuses sottises qui ont été proférées aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du Parlement européen à l’occasion du débat qui a précédé l’approbation du projet de Traité. Un grand nombre de personnes, transférant à la Communauté, avec une scholastique mécanicité, les problèmes des Etats membres ou plutôt de quelques-uns d’entre eux, avaient alors comme principale préoccupation de placer le futur gouvernement européen à l’abri des caprices du Parlement et de l’instabilité des majorités ; ils regardaient donc avec méfiance toute formule institutionnelle qui aurait permis au Parlement d’exercer un contrôle efficace sur l’exécutif. Il s’agit là, du reste, d’une position qui a laissé une trace dans le texte même qu’a adopté le Parlement : en fait une des dispositions les plus discutables qu’il contient (et qui ne fait que confirmer une disposition qui figurait déjà dans les traités de Rome) établit que la censure envers la Commission ne peut être votée par le Parlement qu’à une majorité des deux tiers.
La réalité est que l’Union prévue par le projet de Traité s’encadre très clairement dans le Consensus model of democracy. Cela signifie que le devoir primordial des institutions pour parvenir à leur consolidation et progresser dans la voie de l’unité politique est de mobiliser et de réunir autour de soi tout le consensus potentiel disponible dans une société — telle la société européenne — fortement différenciée du point de vue territorial. Cela fait que l’exigence de représentativité des institutions (dans le cadre, bien sûr, d’un système prévoyant l’existence d’un gouvernement doté de pouvoirs réels) est plus importante que celle de leur efficacité, ou, pour être plus précis, que l’efficacité dépend de la représentativité.
Tout cela signifie un gouvernement dans lequel la grande majorité des Européens de tous les Etats membres et d’un grand nombre de tendances politiques variées puisse se reconnaître. Cela signifie également que ce gouvernement doit être strictement contrôlé par un Parlement élu sur la base de la proportionnelle : ce Parlement qui est et qui reste, en tant que détenteur de la légitimité que lui a conférée le suffrage universel, le moteur du processus d’unification.
Francesco Rossolillo