XIV année, 1972, Numéro 1-2, Page 68
Lettre ouverte à la J.E. F. de Gênes
Pavie, le 14 septembre 1971.
Chers amis,
je pense qu’un dialogue objectif est utile après le colloque de Pavie. Pour le commencer, et le livrer au jugement du Mouvement, je relève dans votre dernier bulletin deux phrases cruciales sur le « capital » et deux sur le « peuple européen » et vous adresse mes observations.
« …(le fascisme)… constitue pour le grand capital intégré au niveau européen une importante arme de chantage à l’égard de la classe ouvrière pour la plier aux exigences de la ‘normalisation productive’ dans une phase où il n’a pas encore réussi à construire au niveau international ces instruments de régulation de l’économie qui pourraient lui permettre de conserver ses marges de compétitivité sur le marché international ».
« L’intégration européenne… est une réponse du capital européen à des problèmes historiquement déterminés : la concurrence américaine et le développement des luttes ouvrières… les formes que l’intégration européenne a prises et prendra dans l’avenir répondent à une stratégie précise du capital pour contenir et battre les luttes ouvrières, même si elles ne sont pas réductibles qu’à cela… ».
« La réalité (du peuple, et du peuple européen en perspective) est une réalité de luttes, d’antagonismes et de conflits. La formule du ‘peuple européen’ doit donc être déclinée (articulée) à la lumière des valeurs-intérêts qui se font jour dans le choc des classes. Autrement dit, il s’agit de faire en sorte que tout groupe ou classe lutte pour donner à la Fédération européenne le visage qui répondrait à ses valeurs et à ses intérêts ».
« …la solution de rechange inacceptable que les idéologues de la technocratie proposent au mouvement ouvrier : la participation inconditionnelle à l’unification européenne, la renonciation à tout objectif spécifique de classe (au besoin au nom de la fin présumée de la lutte de classes et de l’inactualité du socialisme), la foi dans la possibilité, pour un Etat ainsi fondé à l’enseigne de ‘l’union sacrée’, de contrôler grâce à une démocratie formelle les choix des grandes sociétés privées et de ne pas en être au contraire l’instrument… ».
Observations sur le « capital ». Une prémisse. Vous analysez correctement, même si vous en tirez des conclusions erronées parce que vous parlez de peuple sans vous occuper de la relation complexe peuple-Etat, le mot « Peuple » (comme les mots « communauté » et « nation »). Pourquoi n’analysez-vous pas aussi le mot « capital » ? Il a, lui aussi, de nombreux usages, c’est-à-dire de nombreuses significations. Les réalités mises en évidence par ces usages différents vous permettraient d’étudier le problème de l’autonomie relative du capital et donc aussi de ce qui le conditionne. Et du capital comme il est aujourd’hui, c’est-à-dire d’une formation sociale très complexe dans laquelle des aspects politiques — même de gauche, de classe, comme vous dites — remplissent une fonction décisive jusqu’au niveau étatique et interétatique (équilibre mondial). Tant que vous ne faites pas cette analyse, vous ne savez pas de quoi vous parlez quand vous employez le mot « capital ». C’est indubitable. Mais venons-en à vos contenus.
Première phrase. Empiriquement, il est vrai que le fascisme est une arme de chantage etc. Au contraire, il n’est pas vrai, me semble-t-il, en principe, qu’avec les instruments « internationaux » de régulation de l’économie (le pouvoir européen) cette possibilité, au sens général que vous indiquez, disparaîtrait. C’est un fait. Le niveau de production des pays avancés, et plus encore celui des pays non avancés, n’a pas atteint du tout une quantité permettant de satisfaire complètement les besoins matériels, de façon à libérer les besoins supérieurs de culture, de contrôle de l’économie, et aujourd’hui du territoire même, à des fins sociales dans le sens de la liberté de tous.
Marx savait qu’avant d’atteindre ce but il n’y aurait pas de socialisme dans ce sens (liberté de tous). Il croyait cependant que ce but exigeait d’abord une phase, elle aussi qualifiée de socialiste (ensuite le communisme russe a justement distingué pour cette raison socialisme et communisme) comme moyen pour accroître la production que le capitalisme, à son avis, aurait freinée. Par conséquent, deux observations s’imposent : a) tant que n’est pas atteinte la masse de production indispensable pour la liberté de tous, il y aura domination avec une racine économique et une expression politique ; autrement dit des fascismes, au sens général, seront possibles. Cela vaut évidemment aussi pour une Europe fédérée dans la mesure où l’on peut faire l’hypothèse — comme vous le faites — que la classe ouvrière dans une Europe fédérée pourrait agir pour freiner la production au lieu de l’accroître et de la socialiser ; b) tout ce qui freine le développement de la production est réactionnaire et non progressif, indépendamment de la nature de l’agent qui freine, qui peut être constitué, suivant les situations, aussi bien par les entrepreneurs que par les syndicats ou par des facteurs politiques : le déclin du pouvoir étatique, etc.
Derrière cette question, il y a une donnée historique fondamentale que Marx seul a expliquée (mais que Constant, par exemple, connaissait aussi) : domination et production insuffisante par rapport aux conditions matérielles préalables de la vie libre sont deux faces de la même réalité. Prétendre réaliser le socialisme (la liberté de tous) sur la base d’un mode de production qui exige le travail de l’ouvrier, le travail répétitif de l’employé etc., c’est du socialisme utopique.
Il y a eu, et il y a, une liberté « bourgeoise » sur la base matérielle du travail « bourgeois » qui consiste à prendre des décisions. Tant que le mode de production ne généralisera pas ce type de travail, il est illusoire de penser à une liberté différente de la liberté libérale (au sens historique du terme). On ne peut penser qu’à son extension et à sa généralisation. Naturellement, cette dure réalité peut être mystifiée par des pensées de nature organisationnelle, c’est-à-dire juridique. On peut ne pas discuter le mode de production (c’est-à-dire se référer en fait à la composition actuelle de la société, des unités de production, de service etc.) et se nourrir de l’illusion qu’il suffit de changer le titre de propriété pour mettre la production dans le mains des ouvriers etc. Mais il s’agit, précisément, d’une illusion. Le mode de production actuel comporte le dirigeant et le dirigé, celui qui prend les décisions et celui qui les subit ; et pour la liberté socialiste des ouvriers peu importe, en dernière instance, qui dirige, même si ce devrait être — et ne peut pas être encore — un comité élu par les ouvriers. Se manifesteraient les phénomènes, typiques en politique (Etat libéral formel), de la représentation, de l’intérêt de pouvoir de la représentation etc.
En tout cas, le but (lointain) de cette émancipation sociale, pas encore individualisée, des ouvriers (qui, du seul fait d’être ouvriers, seraient de toute façon dirigés comme des ouvriers, c’est-à-dire dominés) est celui-ci : la constitutionnalisation des entreprises (au même titre que le pouvoir étatique), c’est-à-dire une liberté sociale formelle. Resterait le problème de leur vraie liberté, un à un, qui dépend de la fin de la fonction ouvrière etc., c’est-à-dire d’une modification importante du mode de production, qui en est peut-être à ses débuts (Richta).
Seconde phrase. Le centre logique consiste dans l’idée de l’intégration européenne comme stratégie du capital. En premier lieu, il y a des faits contre cette affirmation. L’intégration européenne n’a été ni voulue, ni conçue par le « capital ». Elle a été voulue et conçue par un ensemble historique de fédéralistes et d’européistes alors que le « capital » y était opposé (aussi bien le grand, évolutif, virtuellement international, que le petit, qui n’est pas toujours protectionniste parce qu’il y a beaucoup de petits qui vivent d’exportations). C’est un fait, il faut en tenir compte.
La manière la meilleure consiste peut-être à abolir des concepts vagues comme ceux de « stratégie du capital ». Le « capital » conditionne évidemment le processus politique, mais ne le dirige pas, ni dans le sens de l’initiative (formation d’une ligne politique générale), ni dans le sens de l’exécution. En réalité, le « capital » subit le processus politique, cherche à en tirer le plus qu’il peut, et quand il se trouve en opposition vitale avec le processus politique, il cherche à donner des coups d’épaule pour obtenir aveuglément des modifications. Quand il s’adapte et cherche à obtenir des avantages, il est très fort au niveau social, assez fort au niveau politique. Quand il cherche à donner des coups d’épaule, dans la situation politico-sociale actuelle, il est moins fort que d’autres groupes sociaux et moins fort même quelquefois — exceptionnellement — que les gauches extra-parlementaires.
En tout cas, il y a une contradiction dans les termes de l’expression « stratégie du capital » rapportée au processus historique global (c’est-à-dire en dehors des contextes spécifiques de la production, de la finance etc.) parce que stratégie implique un facteur volontaire de décision qui dans ce cas, en fait, n’existe pas. Le « capital » comprend la politique comme les éléments de ce que j’ai appelé le « second comportement politique » (les pré-politiques), et agit politiquement avec les moyens théorico-pratiques du groupe de pression (qui, par définition, excluent l’autonomie politique).
Au fond du problème, il y a la question de la nature de l’intégration européenne. Elle est imputable à l’Etat, pas au « capital ». C’est la crise de l’Etat en Europe qui engendre l’intégration européenne, c’est le système mondial des Etats qui peut la maintenir en activité. Assurément l’Etat dépend de la société, mais cette dépendance n’est pas mécanique : l’Etat n’est pas qu’un instrument dans les mains des classes privilégiées. L’Etat a une cause autonome, la médiation possible des intérêts. Tous les intérêts sont agissants dans cette médiation, même si quelques uns sont plus forts que d’autres. Mais ce sont justement les plus faibles qui ont besoin de l’Etat pour se faire valoir. L’Etat ne peut pas éliminer la domination qui existe dans la société. Mais il ne s’ensuit pas que l’Etat ne soit rien d’autre qu’une pure et simple conséquence de la domination sociale. La domination est sociale. Or, si des facteurs historiques affaiblissent l’Etat, la domination sociale devient plus forte. Le fait est que l’Etat ne résulte pas seulement de la domination des conflits sociaux, mais aussi des besoins primaires vitaux de tous (il réalise l’ordre politique au niveau des possibilités productives, culturelles etc.), que l’Etat constitue un frein, et non une accentuation, de la domination sociale résultant objectivement des rapports de force matériels.
L’intégration européenne a sa racine justement dans le fait étatique, spécifiquement en ce sens que le système des Etats nationaux satisfait de plus en plus mal ces besoins primaires — il s’acquitte de plus en plus mal de la médiation des intérêts, accentuant la domination sociale des groupes qui tour à tour se trouvent en position de force (et qui ne se limitent pas seulement au « capital »), alors qu’un système fédéral, justement parce qu’il satisferait mieux ces besoins primaires, remplirait avec plus de force politique, c’est-à-dire démocratique et populaire, cette tâche de médiation.
Derrière ces considérations, il y a un problème théorique. Quand on pense que le « capital » a une stratégie politique, que le « capital » contrôle le processus politique, on pense, en le sachant ou non, que l’économie contrôle, ou peut contrôler, la politique. C’est du marxisme vulgaire (qu’on ne trouve pas dans le Marx le plus attentif, même si, même à ce propos, Marx lui-même a fait du marxisme vulgaire). En général, et l’histoire de notre siècle le montre de la façon la plus évidente, c’est la politique qui contrôle l’économie et non l’inverse, même si la politique, et par conséquent l’économie, sont l’une et l’autre contrôlées, en dernière instance, par le mode de production, qu’on ne peut assurément pas réduire à l’économie, c’est-à-dire à la production et à l’échange.
Observations sur le peuple européen. Il est clair que le peuple européen ne se mobilise pas dans l’abstrait, sans trouver des formes où s’expriment ses conflits internes. Mais cet élément indubitable ne peut pas être considéré en général, c’est-à-dire de la même façon par rapport à n’importe quel objectif de la lutte politique et sociale. En ce qui concerne le M.F.E., il doit être considéré concrètement, par rapport à l’objectif historique du M.F.E. : la destruction du pouvoir exclusif des Etats nationaux et la création du pouvoir fédéral européen. Il y a une donnée empirique indubitable : cette destruction, et cette création, ont un caractère constituant, c’est-à-dire historiquement instantané. Les conflits sociaux, par eux-mêmes, tiennent les pouvoirs constitués (nationaux) debout, parce qu’on ne gagne et qu’on ne perd une bataille, on n’avance et on ne recule, que par rapport aux pouvoirs qui peuvent décider à l’avantage de tel ou tel groupe. Miser en priorité sur les conflits sociaux comporte — qu’on le sache ou non — le maintien des pouvoirs constitués, même si, par hypothèse, on peut ainsi modifier le régime de ces pouvoirs. C’est une stratégie nationale. S’il s’agit de détruire l’assiette du pouvoir pour créer un nouveau cadre de pouvoir, le seul élément de force approprié est constitué par les besoins étatiques primaires dont j’ai parlé. La mobilisation unitaire de ces besoins primaires est la seule force qui peut abattre les pouvoirs nationaux exclusifs et créer un pouvoir européen ; et il va de soi que cette mobilisation, précisément parce que normalement les conflits maintiennent les pouvoirs nationaux, ne peut qu’avoir un caractère explosif, immédiat, non durable dans le temps, sur la base de l’initiative d’un groupe révolutionnaire quand celui-ci parvient à pénétrer dans la citadelle du pouvoir national avec la perspective non de la médiation actuelle des intérêts (de la ligne générale du pouvoir), mais du coup de main.
Cela ne veut pas dire du tout atténuer ou supprimer les conflits sociaux. Ce serait comme si l’on disait que le C.L.N. comme moyen pour l’aboutissement constitutionnel italien, a eu pour fonction d’atténuer les conflits sociaux italiens. En réalité, il les a libérés du couvercle fasciste, il a permis qu’ils s’expriment dans le cadre républicain avec plus de vigueur.
En somme, est importante ici la distinction entre tâches politiques normales, durables, et tâches constitutionnelles, distinction encore plus marquée si la tâche constitutionnelle est comme la nôtre : la création d’un Etat nouveau sur un territoire nouveau. Ensuite, en ce qui concerne votre idée qu’une unité populaire « indiscriminée » (mais qu’était l’unité populaire de la Résistance, et quelle est la base de l’Etat, sinon la convergence des intérêts de tous, disproportionnés, nous le savons, mais toutefois, en tant qu’intérêts réels, tous agissants ?) aurait comme conséquence la formation d’un Etat européen dominé par le « capital », je n’y crois pas. Historiquement, pour la culture du monde, plus que les résultats immédiats, ce qui est important c’est le mode de construction de l’Europe. Plus le caractère constituant de l’opération sera fort et explicite, plus la culture du monde en tirera avantage pour les luttes futures, mais croire que ce sera aux protagonistes visibles de la formation de l’Etat européen de décider de sa physionomie, de sa ligne constitutionnelle, de son développement historique, c’est croire que ce sont les décisions des individus ou des groupes politiques, et non les rapports de force globaux (en dernière instance sociaux), qui décident du caractère et du développement d’un Etat. L’Etat européen sera tout simplement la résultante de sa position de force dans le monde et de ses rapports de force internes. Le reste est de la poésie.
Mario Albertini