XV année, 1973, Numéro 3-4, Page 181
LA FORMATION DES PARTIS POLITIQUES EUROPEENS*
1. Pour aborder convenablement le problème des partis politiques européens, il faut établir avant tout s’il existe des problèmes dont la solution exige la formation d’un système européen des partis. Les partis nationaux sont poussés à rechercher une organisation unitaire au niveau européen dans la mesure seulement où ils doivent aborder des problèmes de dimension européenne, dont la solution est impossible ou insatisfaisante dans le cadre national.
Aujourd’hui l’Europe est placée en face de choix stratégiques dont dépend l’avenir des Européens. Du point de vue de la vie économique et sociale et du bien-être dans les Etats européens, le problème monétaire est crucial et emblématique. Les crises monétaires qui se succèdent d’une façon de plus en plus dramatique depuis 1968, sont arrivées à une phase conclusive où il apparaît clairement que la fondation d’un nouvel ordre monétaire international passe par un affrontement global entre l’Europe et les Etats-Unis d’Amérique. Le problème de la création d’une monnaie européenne et d’une zone monétaire européenne ne peut pas être résolu sans politique économique européenne adéquate. Faute d’une politique économique au niveau européen, une intégration monétaire complète accentuerait les déséquilibres entre les zones développées et les zones sous-développées. Mais on ne peut pas faire de politique économique européenne sans gouvernement européen exprimant les instances européennes des partis et des syndicats. C’est pour cette raison que le problème de la création d’une monnaie européenne est le problème de la création d’un pouvoir politique européen : seul un gouvernement européen peut contrôler la valeur de la monnaie européenne et fonder sur des bases équitables une politique commerciale avec les autres pays, y compris les Etats-Unis. Sans unité politique, toute tentative de flottement en commun des monnaies prend un caractère réactionnaire, car elle contraint les pays économiquement les plus faibles à subir le chantage des pays économiquement les plus forts. Ces tentatives sont vouées à l’échec car, étant donné les différences inévitables de taux de croissance d’un pays à l’autre, les parités monétaires intracommunautaires seront tôt ou tard contraintes à de nouveaux ajustements qui mettent périodiquement en discussion l’union économique et monétaire.
Le processus de libéralisation des mouvements de la main d’œuvre, des marchandises et des capitaux a provoqué une augmentation du bien-être en Europe, mais l’a concentré dans certaines régions, déjà développées économiquement, et a creusé l’écart entre ces régions et les régions traditionnellement moins développées, comme l’Italie du Sud, l’Irlande, l’Ecosse, la Bretagne etc. Les ressources nécessaires pour financer le développement de ces régions dépassent les possibilités des différents gouvernements nationaux et même un fonds européen commun dans le cadre communautaire serait inadéquat. La dimension du problème est telle que seul un gouvernement européen aurait le pouvoir de recueillir les capitaux nécessaires par une fiscalité autonome et pourrait élaborer une politique adéquate de développement régional, fondée sur la planification européenne.
Dans le cadre de la politique extérieure, la sécurité européenne, en discussion à Helsinki, est un des problèmes qui touchent l’Europe aujourd’hui. Depuis la seconde guerre mondiale, l’Europe n’a pas encore reçu d’organisation définitive. La tension créée par la guerre froide a maintenu l’Europe divisée et a empêché tout dialogue entre les Européens de l’Ouest et de l’Est. La crise de l’équilibre bipolaire et la naissance d’une puissance économique européenne ont créé une situation de détente qui pose en des termes nouveaux le problème de la sécurité des Européens et des rapports entre l’Est et l’Ouest. Aujourd’hui le problème de la sécurité européenne peut être résolu en termes européens et c’est dans ce contexte seulement qu’on peut envisager une réduction équilibrée des forces. Mais le contrôle des forces militaires appartient aux citoyens et, dans le contexte européen, la sécurité européenne ne peut rien signifier d’autre qu’une armée européenne à même de défendre les citoyens européens et contrôlée par un gouvernement européen, responsable devant la population.
2. Voilà les raisons pour lesquelles la transformation européenne des partis nationaux est nécessaire. La contradiction fondamentale entre la dimension des problèmes et la dimension du cadre de la lutte politique est la cause principale de la crise des Etats européens. L’impossibilité pour la classe politique de résoudre ces problèmes, détermine une crise de consensus des citoyens, qui affaiblit les partis nationaux. Ce phénomène s’est généralement manifesté dans tous les Etats européens, mais il a revêtu une plus grande gravité en Italie surtout, où les problèmes a résoudre sont plus graves. Ce n’est pas la crise des partis qui engendre la crise de l’Etat, mais c’est l’inadéquation du cadre politique national qui détermine la crise des partis. L’hémorragie des jeunes cadres des partis et la formation de mouvements extra-parlementaires de jeunes sont les manifestations les plus évidentes de cette crise. Les aspirations de la population s’expriment de plus en plus mal dans la vie politique nationale.
On ne peut pas affronter le problème de la formation des partis politiques européens sans garder présent à l’esprit l’expérience historique. Les tentatives de solution des problèmes européens par les internationales, ont misérablement échoué. Les internationalismes libéral, démocratique et socialiste sont condamnés à l’impuissance par l’absence d’un centre autonome de décision au niveau international. Les organes directeurs internationaux, à la différence des dirigeants nationaux, ne sont pas responsables devant la base. Au niveau international seul est possible le compromis entre les différents points de vue nationaux et la réalisation de ce compromis est laissée exclusivement à la bonne volonté des dirigeants de chaque organisation.
Un système européen de partis n’est pas possible, en dernière instance, sans Etat européen et, avant tout, sans élection européenne. C’est le fait électoral qui crée le système des partis sur les problèmes et, dans les régimes démocratiques, le fait électoral crée le pouvoir. Grâce à une élection européenne, on peut amorcer la formation au niveau européen d’une classe politique, d’un système européen des partis, de l’expression européenne du consensus des citoyens et du déplacement embryonnaire des luttes politiques et sociales au niveau européen. En substance, une élection européenne amorcerait la formation d’un cadre institutionnel au niveau européen. Ce serait le préalable indispensable à la formation des partis au niveau européen.
3. Cette opération est déjà en cours. Ces dernières années ont été prises plusieurs initiatives pour l’élection directe au suffrage universel du Parlement européen de Strasbourg.
En Italie, le Mouvement fédéraliste européen, en recueillant 65.000 signatures authentifiées, a été le promoteur d’une proposition de loi d’initiative populaire pour l’élection directe des délégués italiens au Parlement européen. Cette proposition, présentée le 11 juin 1969 au Sénat, est l’objet ces jours-ci de l’examen préliminaire des commissions et sera bientôt discutée au Sénat. Le 15 avril 1970, les députés Nothomb et Chabert ont présenté en Belgique une proposition de loi pour les élections unilatérales. Dans la nouvelle législature, le 22 mars 1972, M. De Croo a de nouveau présenté une proposition de loi pour l’élection directe des délégués belges au Parlement européen. En France, le groupe socialiste a présenté le 30 juin 1970 une proposition analogue. En Hollande, M. Westerterp a présenté le 10 juin 1970 à la seconde Chambre des Etats généraux une proposition de loi pour les élections unilatérales dans son pays. Dans la nouvelle législature, M. Westerterp a déjà annoncé qu’il représentera la même proposition de loi électorale. En Allemagne, enfin, a été constitué un groupe parlementaire de travail, appelé « Interfraktionelle Gruppe – Initiative Direktwahl ».
Les élections unilatérales sont aujourd’hui le seul pas en avant possible vers l’élection générale du Parlement européen et la formation d’un système de partis au niveau européen. Le Conseil des ministres des pays membres de la Communauté ne décidera jamais spontanément l’élection générale du Parlement européen : l’opposition d’un Etat suffit pour empêcher cette décision. L’élection unilatérale par un seul pays, conformément à l’art. 138 du Traité de Rome, au contraire, dépend seulement de la volonté d’une classe politique nationale et aurait, en tout cas, pour effet d’amorcer la formation d’un système de partis au niveau européen. Une fois que, par exemple, les partis socialistes italiens se seront déclarés pour les élections européennes, il deviendra très difficile pour les autres partis socialistes de ne pas prendre la même position et pour le parti travailliste anglais de rester isolé en Europe. En outre, une fois qu’un Etat se sera prononcé pour les élections directes des délégués au Parlement européen, il deviendra très difficile pour les autres Etats de justifier devant leur électeurs le refus de reconnaître leur droit de vote européen.
4. Si l’élection européenne est possible, le problème se pose alors d’étudier quelle est la structure la meilleure pour les partis européens dans la Fédération européenne. Cela dépend aussi du système électoral et il s’agit, en effet, d’un vrai problème constitutionnel. Sur ce problème, il faut dès maintenant commencer le débat afin de définir les premières orientations générales.
Deux exigences sont à satisfaire : la première est celle de la responsabilité et de la stabilité de l’exécutif, la deuxième est celle de la sauvegarde du pluralisme de toutes les expressions historiques de la pensée sociale et politique européenne. Dans les Etats unitaires, il n’est pas possible d’atteindre les deux objectifs en même temps, car l’exigence de la stabilité, c’est-à-dire d’un exécutif fort, étant donné la structure monocentrique de l’Etat unitaire, ne peut être satisfaite que par un système présidentiel ou par un système bipartisan ; ces systèmes, en divisant les électeurs en deux partis rigides, limitent beaucoup la liberté et l’autonomie de tous les groupes sociaux et politiques et les autonomies locales. Par ailleurs, l’exigence du pluralisme, dans l’Etat unitaire, requiert la représentation proportionnelle, qui donne toujours lieu à plusieurs partis et se traduit, par conséquent, par des gouvernements de coalition qui sont, par nature, très instables.
La seule possibilité d’atteindre les deux objectifs en même temps repose sur l’exploitation complète des possibilités offertes par un mécanisme fédéral qui peut sans doute à la fois provoquer la bipartition des forces politiques au niveau de l’exécutif, au cas où l’on adopte un exécutif présidentiel, et donner lieu à une nouvelle division de ces forces au niveau législatif, au cas où l’on adopte pour son élection le système proportionnel.
A la lumière de cette orientation, on peut considérer à nouveau le système fédéral américain, où il existe une nette division des fonctions entre l’exécutif et le législatif. La fonction exécutive est remplie par le Président, élu directement par la population, tandis que la fonction législative est remplie par le Sénat, où sont représentés les Etats sur une base d’égalité absolue, et par la Chambre des Représentants, dont les sièges sont attribués proportionnellement à la population.
La Fédération européenne pourrait accepter le système présidentiel, qui aurait l’avantage de donner stabilité et responsabilité à l’exécutif. Le Président de la Fédération tirerait sa légitimité du vote populaire et aurait donc la même autorité que le pouvoir législatif : on réaliserait ainsi le principe de la séparation des pouvoirs. Le pouvoir exécutif jouirait en outre de l’avantage de la stabilité, car il resterait en charge pour la période prévue par la Constitution fédérale. Il serait enfin responsable devant la population de la réalisation de son programme électoral. En Amérique le système bipartisan est dû pour partie au système présidentiel, pour partie à d’autres facteurs historiques. En Europe, grâce à la plus grande vigueur des Etats membres, en tant qu’Etats nationaux, et au développement complet des grandes idéologies, le législatif pourrait, peut-être, suffire à sauvegarder le multipartisme, qui trouverait un moyen physiologique d’expression dans la Chambre des Représentants. Les partis seraient poussés à s’allier à l’occasion des élections présidentielles où, comme on peut le présumer, se formeraient deux coalitions opposées, comme c’est le cas en France. De cette façon pourrait se réaliser la conjonction des tendances de longue période exprimées à la Chambre des Représentants par les coalitions idéologiques de partis responsables des grands choix historiques de la Fédération européenne, et les problèmes de courte période abordés dans le programme pour l’élection du Président de la Fédération.
La Chambre des Représentants dans un système fédéral, doit être complétée par un Sénat. Dans l’Etat fédéral, le système bicaméral remplit la fonction spécifique de concilier le principe démocratique, c’est-à-dire « un homme, une voix », avec le principe de l’égalité entre les Etats de la fédération. Sans système bicaméral, on devrait recourir à la pondération des voix des citoyens des différents Etats, comme c’est aujourd’hui le cas dans la Communauté européenne, en flagrante contradiction avec les règles élémentaires de la démocratie. En outre, tout système de pondération donnerait lieu à d’incessantes controverses à cause de son arbitraire. En Europe, le Sénat remplirait la fonction de défendre les intérêts des Etats les plus faibles. En général, le Sénat devrait remplir la fonction de défendre la souveraineté des Etats dans les matières de leur compétence. Si ces considérations sont fondées, les partis doivent commencer à réfléchir sur la possibilité de restructurer leurs organisations dans le cadre fédéral européen. Vraisemblablement, les partis européens pourront opter pour une structure moins monolithique, plus pluraliste, que celle qui caractérise les partis du continent européen aujourd’hui. Par exemple, l’expérience anglaise indique, dans la formation d’un parti des adhérents et d’un parti des élus, la possibilité d’établir un lien plus direct entre l’électeur et l’élu et, en même temps, de séparer les exigences de la politique au sommet des besoins empiriques des administrations locales.