VII année, 1965, Numéro 3-4, Page 210
A propos du langage politique en Allemagne
FRANCESCO ROSSOLILLO
L’un des nombreux facteurs, même si ce n’est certainement pas le principal, qui font de la lutte pour l’Europe une entreprise plus difficile que bien d’autres luttes révolutionnaires analogues du passé, est constitué par les multiples barrières linguistiques qui divisent le continent. Ce fait a toujours été pour nous à l’origine d’innombrables difficultés techniques surtout à cause de la nécessité d’élaborer nos documents de propagande en diverses versions sans abandonner l’indispensable identité des textes.
D’ailleurs aucune de ces difficultés, tant qu’elles se sont posées au niveau exclusivement linguistique, n’a jamais constitué un obstacle insurmontable, même si souvent leur résolution a causé des lenteurs et un gaspillage d’énergie. Il n’est jamais impossible de trouver une solution satisfaisante au point de vue linguistique quand on est d’accord sur le fond. Les obstacles vraiment graves se font jour lorsqu’un tel accord sur le fond n’existe pas et que le désaccord sur les termes à employer ne fait que recouvrir un désaccord, conscient ou non, sur le fond même.
C’est précisément un désaccord de ce genre qui, à notre avis, a toujours rendu difficiles nos discussions terminologiques avec nos amis allemands. Ceux qui ont suivi de près la préparation des documents du Recensement Volontaire du Peuple Fédéral Européen savent combien de problèmes a présenté la mise au point de leur version allemande, problèmes qui ont même conduit à une rupture pénible et qui ne peuvent toujours pas être considérés comme résolus. Les mêmes difficultés se sont représentées avec la publication de l’édition allemande du Journal du Recensement.
Pratiquement, il n’y a aucun terme crucial de notre propagande qui n’ait été mis en discussion tour à tour pas l’un ou par l’autre de nos amis. Il suffira d’en citer quelques-uns à titre d’exemple :
1) Sont jugées en général inacceptables toutes les expressions qui font apparaître notre action comme ayant un caractère militant. Ces termes auraient, pour une oreille allemande, un son violent et révolutionnaire et susciteraient, selon les cas, l’épouvante ou le rire de ceux qui les liraient. Sur la base de cette motivation sont refusés des termes comme Kampf, kämpfen (lutte, lutter), Militant, etc.
2) Est repoussé tout langage qui affirmerait une thèse quelconque avec une force qui semblerait exclure la possibilité que soit vraie au contraire la thèse opposée. Le doute méthodologique devrait ainsi, selon nos amis, transparaître de toutes nos affirmations.
3) Sont refusés les termes qui se réfèrent à l’existence de conflits sociaux. En particulier, la critique s’est aiguisée contre la formule Fortschritt der Arbeiter (progrès des travailleurs) employée dans le tract officiel du Recensement, et ce pour deux motifs différents, qui reflètent cependant un même état d’âme : à savoir, soit parce que le terme Arbeiter rappelle l’époque de la division de la société en classes, qui n’existerait plus dans la Bundesrepublik, et devrait donc être remplacé par Arbeitnehmer (preneur de travail), plus neutre, soit parce que souhaiter uniquement le progrès des travailleurs pourrait offenser les autres catégories sociales, qui désirent aussi progresser.
4) Sont considérés avec méfiance les termes qui désignent les grandes valeurs publiques : Friede (paix), Freiheit (liberté), Gerechtigkeit (justice), Demokratie, Wahrheit (vérité), Vereinigung der Menschheit (unification de l’humanité). Ils seraient sentis par les Allemands comme rhétoriques et vidés dé sens par l’abus qui en a été fait par le nazisme ou qui en est fait aujourd’hui par le régime de Pankow. Pour le même motif est considéré avec suspicion le mot Volk (peuple).
Il est aisé de voir que les divergences d’opinion qui nous séparent de nos amis allemands ne concernent pas des questions de détail mais les mots-clefs de notre propagande politique. Il serait donc tout à fait regrettable qu’elles demeurent dans le cadre de la discussion privée, nécessairement approximative, où elles se sont confinées jusqu’à présent.
C’est pourquoi nous avons décidé d’exposer nos opinions dans ces pages, qui ne veulent être que le début d’une discussion, à laquelle nous invitons cordialement nos amis allemands à participer en nous envoyant des interventions écrites, que nous publierons dans un ou dans plusieurs numéros de la revue. Cette discussion, d’autre part, devrait intéresser aussi les autres lecteurs, car elle embrasse des problèmes qui vont bien au-delà d’une pure dispute terminologique. Cette première contribution au débat s’articule en cinq points, qui constituent la discussion d’autant de problèmes, à savoir : 1) S’il était vrai que les expressions dont nous avons donné ci-dessus quelques exemples ne peuvent absolument pas s’employer en Allemagne, parce qu’elles suscitent immanquablement des réactions négatives dans la population, quelles conclusions devraient en tirer les fédéralistes ? 2) Dans quelle mesure ces tabous linguistiques doivent-ils être répandus et enracinés pour être importants ? 3) Dans quelle mesure sont-ils effectivement répandus et enracinés ? 4) Quelles en sont les causes ? 5) Quelles sont les responsabilités des fédéralistes allemands ?
LANGAGE POLITIQUE ET ACTION POLITIQUE
La réponse à la première question, selon nous, est drastique : autant vaudrait que les fédéralistes abandonnassent leur activité. En effet refuser certains termes et leur en substituer d’autres signifie dans certains cas refuser des attitudes politiques et morales et les remplacer par d’autres. Les attitudes qui dans notre cas seraient refusées sont essentielles. En effet :
1) Repousser des termes comme Kampf, Militant, etc. c’est concevoir l’activité fédéraliste comme une action facile d’accompagnement d’un processus qui conduira sans secousses, dans un certain nombre d’années, à la fédération européenne. Il est en effet impensable que ceux qui luttent et payent de leur personne soient disposés à s’entendre dire, ou à dire d’eux-mêmes, qu’ils font autre chose. Ceux qui effectivement luttent veulent appeler « lutte » leur lutte. Or il n’est pas nécessaire d’être, comme nous, convaincus que les gouvernements nationaux ne prendront jamais d’eux-mêmes l’initiative de convoquer la constituante européenne, pour voir que de toute façon la route de l’unité politique est traversée par de très lourds obstacles, que l’action des fédéralistes est difficile et pénible, que les ennemis de l’Europe sont innombrables. Il suffit de penser à la crise traversée par la C.E.E. ; il suffit de penser à l’actuel retour du nationalisme en Allemagne et aux succès électoraux de la N.P.D. ; il suffit de prendre en main le plus influent hebdomadaire allemand, le Spiegel du 25 avril 1966 e de lire dans l’article du directeur Rudolf Augstein dont le titre est « Für ein neues Rapallo ? » (« Pour un nouveau Rapallo ? ») une phrase au hasard : « Un Etat qui a de grandes prétentions ne peut charger aucun mandataire du soin de ses intérêts, aucun de Gaulle, aucune Communauté Economique Européenne, aucune O.T.A.N. Il doit penser de lui-même à soi ».
Ces remarques ne veulent pas être des accusations envers nos amis allemands. La très grande majorité d’entre eux n’est entrée dans le fédéralisme que depuis peu, n’a pas encore pu se rendre compte du caractère de notre entreprise, n’a pas encore compris qu’il s’agit, si nous voulons rester autonomes, d’une lutte, d’un Kampf. Or il est certain que la lutte politique — c’est-à-dire la ruse, la violence et le sacrifice — répugne instinctivement. Et ceux qui n’en ont pas expérimenté concrètement la nécessité tendent à fuir dans une conception idyllique de la politique comme discussion pacifique entre personnes raisonnables, dans laquelle la solution juste prévaut en vertu de sa vérité au cours de la confrontation des opinions. Mais, hélas, cette conception de la politique est fausse. Il n’est pas superflu de rappeler qu’elle guidait, au moins inconsciemment, les sociaux-démocrates allemands qui ne surent pas s’opposer, avec la guerre civile, à la première guerre mondiale (comme d’ailleurs tous les sociaux-démocrates européens) et les mêmes sociaux-démocrates allemands qui ne surent pas kämpfen contre Hitler.
Ce rappel n’est pas, à notre avis, hors de propos. C’est un fait que, si nous sommes convaincus que la fédération européenne est l’objectif politique primordial de notre époque, nous le sommes parce que, sans elle, toutes les valeurs fondamentales de la civilisation occidentale subiraient en Europe un irréparable échec. Si nous ne voulons pas que cela arrive, nous devons être prêts à lutter, en nous préparant tout de suite, sans attendre que les événements prennent une tournure dramatique, car la lutte est difficile, et tout ce qui est difficile, même les attitudes morales, ne s’improvise pas. Et nous devons nous préparer, en premier lieu en apprenant à utiliser un langage qui reflète fidèlement le caractère de notre engagement.
2) En ce qui concerne l’argument du doute méthodologique, il suffira de rappeler que son domaine est l’activité théorique et non la praxis. Appliqué à la première il est la condition essentielle de tout progrès de la connaissance. Appliqué à la seconde, il ne signifie que faiblesse, manque de décision, en dernière analyse inaction. Et la propagande politique, si elle présuppose un long et pénible travail théorique, est praxis quand elle est en action et ne doit viser qu’un but : l’efficacité. Certes le doute méthodologique joue un rôle fondamental dans la politique, à travers les institutions démocratiques, qui ne sont rien autre que l’incarnation du principe qu’aucun parti n’a la raison pour soi par décret divin et que les solutions justes jaillissent plus facilement par l’affrontement et par la succession des partis au pouvoir. Mais les institutions ne sont pas action, ne sont pas praxis. Elles sont, quand elles existent et fonctionnent, les règles de l’action. Elles sont, quand elles n’ont pas encore été réalisées, le but, l’objectif de l’action des hommes qui luttent pour les créer. Et la définition de l’objectif précède l’action, est le fruit d’une activité théorique. En ce qui concerne en particulier les institutions démocratiques, il ne sera pas inutile par ailleurs de rappeler qu’elles sont le fruit de la lutte d’hommes qui étaient si loin, dans l’action, du doute méthodologique, qu’ils surent mourir pour leurs idéaux.
3) Repousser l’expression Fortschritt der Arbeiter signifie fermer les yeux sur un des aspects de la société allemande contemporaine qui est en contraste frappant avec l’une des valeurs fondamentales de la civilisation occidentale : la justice sociale (en cela la société allemande ne diffère certes pas des autres sociétés européennes, mais, à la différence de celles-ci, elle n’a pas le courage de dénoncer ses propres insuffisances). A ce thème spécifique Ralf Dahrendorf consacre quelques chapitres de son dernier livre[1]. Il définit la société allemande une société divisée en deux (halbierte Gesellschaft), dans laquelle les travailleurs sont séparés de la classe moyenne et des classes supérieures par un véritable abîme, dont la profondeur peut se mesurer sur la base du très bas pourcentage de fils d’ouvriers qui jouissent du bénéfice de l’instruction supérieure, de la mobilité sociale très réduite entre la classe des ouvriers et la classe moyenne, de la maigre considération sociale dont jouissent les ouvriers auprès des autres classes. Certes la distance sociale qui sépare les ouvriers des autres classes s’est réduite par rapport aux temps des violents conflits sociaux (cela est valable du reste pour tous les pays du continent européen). Mais de là à affirmer qu’en Allemagne il n’y a plus d’Arbeiter, ou que de toute manière les ouvriers allemands n’ont pas plus besoin de progresser que les autres classes, il y a une grosse différence. « La statistique allemande officielle, écrit Dahrendorf,[2] n’aime pas la répartition de la population par classes sociales, et encore moins la corrélation entre l’appartenance à une classe et d’autres caractéristiques. Autrement apparaîtraient avec plus d’évidence encore certaines propriétés démographiques de la classe des travailleurs (Arbeiterschicht) : les mariages à un âge plus jeune, le plus grand nombre moyen d’enfants, la plus grande mortalité infantile, la vie moyenne plus brève par rapport aux autres classes. La statistique basée sur des enquêtes peut compléter ces données. Les ouvriers (Arbeiter) voyagent plus rarement à l’étranger, ont moins de vacances : ils dépensent une plus grande partie de leur revenu en produits alimentaires, ils ont en général des habitudes de consommation et des opinions diverses de celles des autres classes. On a déjà parlé de l’inégalité dans les possibilités en matière d’instruction ; la question tendant à vérifier la situation en ce qui concerne l’égalité de traitement dans les tribunaux et dans les hôpitaux touche un tabou allemand. Il y a ensuite des différences de mentalité à un niveau plus profond, qui concernent la psychologie sociale. Les ouvriers (Arbeiter) ont un autre sens du temps. Il leur manque le modèle, caractéristique de la classe moyenne, de la satisfaction différée, c’est-à-dire du renoncement à un plaisir immédiat dans le but d’en avoir un majeur plus tard. Les ouvriers (Arbeiter) ont des positions diverses par rapport à l’éducation des enfants, un rapport différent avec l’expérience de la sécurité, une plus grande distance vis-à-vis des valeurs sociales dominantes ».
Nos amis allemands nous pardonneront — surtout ceux qui nous ont fait cette critique spécifique — si nous leur confessons que, en lisant ces phrases si limpides — qui ne font du reste que confirmer ce que nous savions déjà — nous avons eu un mouvement d’irritation. Donc en Allemagne il n’existerait plus d’Arbeiter ? Donc les ouvriers allemands n’auraient pas plus besoin de progresser que les autres catégories sociales ? En face d’affirmations de ce genre nous ne pouvons que nous rapporter aux explications que donne le même Dahrendorf. « Seules des théories psychanalytiques, écrit-il,[3] peuvent partiellement expliquer pourquoi précisément une société si divisée compense systématiquement sont intime désunion avec des idéologies de communauté populaire et de cohésion nationale ». L’idée qu’en Allemagne auraient disparu les différences entre les classes est, toujours selon Dahrendorf,[4] « un témoignage de l’idéologie allemande de l’harmonie sociale, qui permet de ridiculiser comme esprit irrémédiablement archaïque, ou d’excommunier comme para communiste, quiconque parle des problèmes des ouvriers ». Et plus loin :[5] « Soutenir que la promotion des droits civils de l’égalité et la réduction des distances entre les classes seraient plus avancées en Allemagne qu’ailleurs est en contraste si évident avec toutes les observations, que cela ne peut avoir un sens que comme idéologie pour calmer les consciences (Beruhigungsideologie) ».
Il est certain que l’entreprise fédéraliste en Allemagne n’aura une possibilité de succès que si les fédéralistes en premier lieu — et la population ensuite grâce au stimulant clarificateur du langage par eux employé — savent se libérer de cette Beruhigungsideologie. On ne peut pas engager une bataille politique comme la nôtre en refusant, avec une hypocrisie peut-être inconsciente, de regarder en face la réalité et de dénoncer les injustices de sa propre société, car en agissant ainsi on détruit tout ressort idéal de la lutte.
4) Refuser l’emploi des termes qui désignent les grandes valeurs sociales c’est appliquer à toute entreprise politique les catégories qui servent à juger l’actuelle politique nationale, vidée dans toute l’Europe (avec l’exception momentanée et en partie seulement apparente de de Gaulle) de tout contenu idéal et contraintes de tourner autour de thèmes d’importance exclusivement tactique, plutôt qu’autour des grands choix stratégiques. Il est certain que lorsque, par exemple, le Président du Conseil italien parle de paix et de justice, tous sentent ces expressions comme rhétoriques ; mais non parce qu’ils pensent que ces mots soient faux en soi ; non parce qu’ils pensent qu’il n’y a pas besoin de paix et de justice ou que lutter pour ces idéaux n’ait pas de sens ; mais parce qu’ils savent que l’Italie ne peut rien faire pour la paix et pour la justice et que ces mots sont donc employés dans un contexte faux. Lorsque cependant l’histoire place les hommes en face de choix où les grandes valeurs sont effectivement en jeu — et elles sont en jeu dans la lutte pour l’Europe — employer ces mots n’est pas rhétorique et y renoncer c’est renoncer à ce qu’ils désignent. Et puisque dans les grands tournants historiques ce sont les valeurs — et non les mesquins intérêts quotidiens — qui poussent les hommes, c’est aussi renoncer à la lutte, renoncer à toute possibilité de succès : vous imaginez-vous les résistants — auxquels on doit le rachat moral de l’Europe de l’abjection du fascisme — employer la même terminologie que l’on emploie pour pousser un conseil municipal à installer une ligne de tramway dans un quartier périphérique ?
Mais il y a plus. L’émoussement de la sensibilité par rapport aux valeurs de la paix, de la liberté, etc., et l’ennui pour les mots qui les désignent, impliquent également l’émoussement de la sensibilité par rapport à leur contraire et l’ennui pour les mots relatifs. Qui trouve rhétorique celui qui dit — à propos — « liberté », trouvera également rhétorique celui qui dit — à propos — « dictature », et deviendra facilement la victime de toute tentative autoritaire qui s’habillerait d’une correcte terminologie neutre, comme celle qu’est en train de subir aujourd’hui l’Allemagne avec les « lois sur l’état d’urgence » (Notstandgesetze).[6]
Il est certain que de cette analyse émergent les lignes d’une attitude politique décourageante. A la place de l’idéalisme dans la détermination des fins — c’est-à-dire de la préoccupation de vérifier que les objectifs propres sont en accord avec les valeurs fondamentales — et du réalisme dans le choix des moyens, se substituent le réalisme petit-bourgeois dans la détermination des fins et l’utopisme dans le choix des moyens. Ce qui équivaut à considérer, dans le premier cas, l’homme comme un animal bassement utilitaire et complètement insensible à l’appel des valeurs — contre l’évidence historique, qui nous montre que tous les grands tournants se sont produits au nom de grandes valeurs universelles — et, dans le second, le genre humain comme une idyllique communauté d’anges, au sein de laquelle la raison fait pacifiquement son chemin, sans heurts et sans contrastes. Dans son essai Politik als Beruf,[7] Max Weber écrivait : « …il n’y a en définitive que deux seules espèces de péchés mortels en politique : manque d’une “cause” justificatrice… et manque de responsabilité ». Eh bien, l’attitude qui émerge des choix terminologiques ci-dessus examinés se rend coupable de ces deux péchés. En refusant de fonder l’objectif sur certaines valeurs, on vide de son contenu l’objectif même et seul le pur fait de pouvoir demeure en vue (ce qui, dans une situation où le pouvoir n’est pas, par définition, accessible jusqu’au dernier moment pour ceux qui luttent pour l’alternative européenne, constitue une cause inévitable de déviation dans le camp national) ; en refusant de prendre acte de la nature de lutte de notre entreprise et du caractère militant de notre engagement — en refusant donc d’assumer une attitude responsable par rapport aux fins — on se réfugie dans l’utopie et on est réduit à l’impuissance. En tous cas, les deux aspects de cette attitude se conjuguent pour produire un même résultat : l’inaction, l’incapacité d’avoir prise sur la réalité, l’immobilisme. Il est certain que, si nos militants d’abord, l’opinion publique ensuite, grâce à l’action exercée sur elle par les premiers, ne peuvent ou ne savent pas sortir de cet immobilisme, nos perspectives de succès peuvent être considérées comme nulles.
COMPORTEMENTS POLITIQUES ET SITUATION HISTORIQUE
Mais pour que cette attitude, qui renverse le rapport entre idéalisme et réalisme au service de l’inaction, doive être en effet considérée comme fatale pour nos perspectives de succès, il faudrait qu’elle eût pénétré l’âme politique de la très grande majorité des Allemands à une profondeur telle qu’elle puisse être considérée comme une donnée permanente et indépendante du type de lutte politique à laquelle ils sont appelés à participer. A ce sujet il faut observer, en premier lieu, que le manque de passion politique n’est pas une donnée immanente de l’âme des Allemands. Pour le prouver il n’est pas nécessaire de recourir aux arguments théoriques qui démontrent l’inexistence d’entités comme le « caractère national » ; il suffit de recourir à l’histoire, qui montre avec une évidence dramatique que l’Allemagne a connu des périodes de passions exaspérées (même si elles se sont surtout manifestées au service de fins perverses).
Dans la mesure donc où l’attitude que nous avons vue existe effectivement et est répandue, elle dépend des expériences politiques que les Allemands ont faites dans le passé et sont en train de faire aujourd’hui, c’est-à-dire du type de lutte politique à laquelle ils ont été et sont appelés à participer et du type d’institutions par lesquelles ils ont été et sont gouvernés.
Naturellement ce conditionnement peut avoir intéressé des couches plus ou moins profondes de la psychologie de l’Allemand moyen et, en théorie, on peut imaginer que l’émoussement de sa sensibilité politique est tellement total qu’il le rend indisponible pour plusieurs années à toute bataille idéale.
Il s’agit donc, en premier lieu, de voir si le refus des expressions que nous avons notées ci-dessus a aujourd’hui en Allemagne des proportions si générales et si radicales que l’on doive en conclure que les Allemands sont devenus totalement imperméables aux valeurs et totalement incapables d’adopter des attitudes militantes en politique, ou si au contraire le phénomène n’a qu’un caractère superficiel ; et, en second lieu, d’identifier les raisons, passées et présentes (mais surtout les présentes, car l’oubli et la succession des générations limitent le rôle du passé dans la détermination des attitudes politiques, au moins dans la mesure où le passé ne se poursuit pas dans le présent en lui léguant ses institutions) de la situation actuelle. Ce n’est qu’après cette analyse que nous pourrons tirer des conclusions sur ce que les fédéralistes peuvent et doivent faire en Allemagne.
LE CARACTERE DU CLIMAT POLITIQUE ALLEMAND
On ne peut nier que la tendance que nous avons décrite ci-dessus existe vraiment en Allemagne, qu’il y ait effectivement une préoccupante surdité aux valeurs et à l’engagement politique qui, dans le langage, se reflète dans l’idéologie de la Nüchternheit et de la Sachlichkeit, de la sobriété et du concret. Il suffit de voir avec quelle impressionnante indifférence est suivi, on plutôt n’est pas suivi, le débat à propos de la législation sur l’état d’urgence, dont nous avons déjà parlé, une législation dont Jaspers écrit que, grâce à elle, « en un moment fatal, par un seul acte, peut être instituée la dictature, abolie la constitution, créée une situation irréversible de non liberté politique ».[8]
Il faut cependant observer que :
1) Ces canons ne sont observés par les politiques allemands que dans les discussions de politique intérieure. Il sont immédiatement abandonnés quand on touche le thème national ou l’anticommunisme. On sait de quelle rhétorique vide sont remplis les discours des politiques allemands sur la réunification. En 1963 John Fitzgerald Kennedy suscita un enthousiasme indicible parmi les berlinois avec un discours qui commençait par la phrase : « Je suis fier de venir dans cette ville comme hôte de votre illustre maire, qui a été dans le monde entier le symbole de l’esprit combattant de Berlin Ouest » et qui finissait ainsi : « Vous vivez dans une île fortifiée de liberté, mais votre vie fait partie de l’ensemble. Permettez-moi donc de vous prier, en concluant, d’élever vos regards au-dessus des dangers d’aujourd’hui, vers les espérances de demain, au-delà de la liberté limitée à cette ville de Berlin et à votre pays, l’Allemagne, vers le progrès de la liberté partout, au-delà du mur vers le jour de la paix dans la justice, au-dessus de vous et de nous, vers tout le genre humain.
La liberté est indivisible, et quand un seul homme est réduit en esclavage, personne n’est libre. Quand nous serons tous libres, alors nous pourrons regarder le jour où cette ville sera une, et où ce pays et ce grand continent européen seront réunis dans un monde pacifique et plein d’espérances. Quand ce jour viendra, et il viendra, le peuple de Berlin Ouest pourra se souvenir avec une calme satisfaction d’avoir été en première ligne pendant au moins vingt ans.
Tous les hommes libres, où qu’ils vivent, sont citoyens de Berlin et c’est pourquoi, comme homme libre, je suis fier de dire : “Je suis un berlinois” ».
Comme il est facile de le voir, il s’agit d’un discours que l’on ne peut définir ni nüchtern ni sachlich, dans lequel le langage militant et les mots tonnants ne sont pas épargnés. Malgré cela, il eut un énorme écho en Allemagne. Cela nous permet déjà de tirer une première conclusion intéressante : les mots que nous avons vus ne sont pas repoussés en tant que tels, mais ils sont acceptés ou refusés selon les personnes qui les prononcent et, surtout, selon les cibles qu’ils visent. Cette conclusion renforce évidemment l’impression que le refus de certains mots a une fonction idéologique spécifique, c’est-à-dire que ces mots sont soigneusement évités quand il s’agit de masquer ou d’atténuer certains conflits potentiels — qui déplaisent au pouvoir — et sont à nouveau introduits pour alimenter d’autres conflits — qui au contraire profitent au pouvoir — et que par conséquent l’état d’âme consécutif peut être facilement dépassé en démystifiant cette idéologie, c’est-à-dire en découvrant la situation de pouvoir particulière qui la détermine.
2) Comme il ressort clairement d’une série d’interviews faites dans le monde ouvrier allemand par quelques sociologues[9] dont quelques passages sont cités dans le volume de Dahrendorf, quand les ouvriers allemands parlent d’eux-mêmes, ils s’appellent généralement Arbeiter. C’est une évidente confirmation de la thèse selon laquelle la théorie de l’inexistence de travailleurs en Allemagne n’est qu’une Beruhigungsideologie des classes supérieures, et cela permet de comprendre que les conflits sociaux en Allemagne ne soient que masqués — ou au plus assoupis — mais certes pas dépassés, et nous confirme dans la conviction que les injustices sociales — qui existent en Allemagne comme partout ailleurs — ne doivent en rien cesser de constituer l’un des thèmes fondamentaux de notre propagande.
3) Parmi les intellectuels, le conformisme et le manque de courage sont bien loin d’avoir un caractère général. Les voix de désaccord et d’accusation existent, et ne restent pas non écoutées. Nous ne citerons que deux exemples parmi les plus récents. Le volume de Dahrendorf, déjà plusieurs fois cité, est tout entier une courageuse dénonciation de la stagnation de la vie politique allemande. « Le conflit, écrit-il,[10] est un élément vital de toute société ; il la maintient ouverte aux changements ; il empêche la dogmatisation de l’erreur. L’aversion pour le conflit est une caractéristique fondamentale de la pensée politique autoritaire, dont la pratique se paie toujours non seulement par la possibilité de contrôler le changement, mais aussi par la liberté des citoyens. Telle est la charnière de notre critique à la tendance générale de la social-démocratie [allemande en l’occurrence] à éviter les conflits, à sa recherche de responsabilité, unité, nation, Etat et ordre. Depuis l’époque du programme de Godesberg, la S.P.D. de la Bundesrepublik a poussé si en avant sa politique de conciliation, que la Grande coalition[11] paraît déjà réalisée avant qu’elle ne siège au gouvernement ; le prix, c’est la société allemande qui le paie, avec la vitalité de ses institutions démocratiques… L’erreur théorique qui est derrière cette aversion au conflit n’est pas limitée au mouvement des travailleurs. Elle se trouve dans la dangereuse confusion entre intégration sociale et harmonie sociale. La confusion est dangereuse parce qu’elle suggère de commencer par l’institution de l’harmonie et parce que celle-ci n’est toujours possible que grâce à des mesures répressives ».
Citons encore le volume de Karl Jaspers, auquel nous avons déjà fait allusion ci-dessus, où il définit le climat politique allemand « une tranquillité politique de cimetière » (politische Kirchhofsruhe),[12] où une oligarchie de partis transforme progressivement l’Etat dans un sens autoritaire en excluant systématiquement le peuple de la vie politique.
4) Une dernière considération importante nous est suggérée par notre expérience personnelle. Les 7 et 8 mai 1966 s’est déroulé à Berlin en public le Recensement Volontaire du Peuple Fédéral Européen, avec un succès inattendu même pour les plus optimistes. Les citoyens berlinois ont adhéré en grand nombre, bien que sur le texte de la fiche figurassent les phrases tant stigmatisées et bien qu’un militant berlinois non informé les répétât au haut-parleur.
Nos amis allemands sont donc décidément plus royalistes que le roi. Certes on pourra nous objecter que de nombreux citoyens ne se sont pas formalisés du texte de la fiche et ont adhéré bien que le trouvant rhétorique, vu le faible engagement que de toute façon l’adhésion comporte. C’est possible. Mais il se peut que cela se produise aussi en Italie et en France. Et, si c’est vrai, cela n’a aucune importance. Le citoyen commun, dans n’importe quel pays du monde, tant que la situation politique est relativement stable, a pour la politique un intérêt superficiel. Il serait absurde de prétendre qu’il adhérât au Recensement avec un enthousiasme correspondant au ton des slogans contenus dans le texte de la fiche d’adhésion. Mais le texte de la fiche n’a pas été pensé pour aujourd’hui ; il a été pensé pour demain, c’est-à-dire pour le moment où la revendication du pouvoir constituant du peuple fédéral européen deviendra actuelle. Ce sera un moment de passion populaire, quelle que soit l’opinion que l’on ait sur le déroulement futur du processus d’intégration européenne. Le choix européen met en jeu le destin de 150 millions d’hommes. Il constituera un tournant de portée historique incalculable. Il est simplement impensable qu’il se réalise dans un climat de Nüchternheit et de Sachlichkeit. Il est impensable qu’il s’accomplisse avec des slogans comme ceux par lesquels nos amis allemands voudraient voir remplacer les slogans actuels.
Ce qui compte aujourd’hui c’est que nos textes, même si inévitablement ils ne correspondent pas pleinement, dans le ton, à l’état d’âme des citoyens, correspondent cependant, dans la substance, à l’aspiration diffuse vers l’unité européenne. Qu’une telle correspondance existe aussi en Allemagne, le Recensement de Berlin l’a démontré sans équivoque, comme il a démontré que, de toute façon, nos mots d’ordre ne sont ni ridicules ni propres à épouvanter.
CAUSES DU CLIMAT POLITIQUE ALLEMAND
L’explication des nombreux tabous linguistiques allemands qui revient le plus fréquemment est celle qui fait remonter l’aversion pour certains mots à l’abus qui en a été fait dans le passé par les nazis et qui en est fait maintenant par les dirigeants de Pankow. Les expressions Kampf, kämpferisch, etc., ont été propres tant au vocabulaire nazi[13] qu’au vocabulaire communiste.[14] Il en est de même de Volk, dont ont abusé également tant les nazis que les communistes.[15] Arbeiter est évidemment un mot-clef du langage politique de la R.D.A.[16] Un tel discours vaut pour les termes qui désignent les valeurs.
On ne peut cependant pas discuter ce fait : que certains termes aient été employés par les nazis et soient employés aujourd’hui par les communistes ne fournit pas en soi une explication suffisante des nombreux tabous linguistiques allemands. Les mots évités en effet ne sont pas seulement ceux qui désignent des formes typiques des régimes nazi et communiste ou des valeurs typiques de leurs idéologies, mais aussi d’autres, comme ceux que nous avons vus, qui sont indispensables dans tout discours politique démocratique. Par conséquent le fait que les politiques de la Bundesrepublik laissent aux nazis et aux communistes le monopole de mots comme Volk, Freiheit, Wahrheit, Kampf, etc. n’est certes pas l’indice d’une solide conscience antinazie et anticommuniste, qui ne pourrait se passer de ces mots, mais l’indice de la faiblesse du régime, de l’insécurité dans la capacité de l’actuelle formule politique de la Bundesrepublik de dépasser les spectres du passé et du présent : à la unbewältigte Vergangenheit se joint la unbewältigte Gegenwart.
Cette situation d’insécurité est vue clairement par Dahrendorf. Il voit la base politique de l’aversion pour le conflit (Sehnsucht nach Synthese), si répandue en Allemagne, dans le “cartel de la peur” (Kartell der Angst) qui unit les élites allemandes. « Par cartel des élites, écrit—il,[17] je n’entends pas ici quelque accord explicite, fixé par écrit, entre les généraux, les industriels, les évêques et les présidents de partis ; cette idée serait aussi absurde que celle du contrat social authentifié par le notaire. J’entends au contraire un comportement des élites qui équivaut à un accord tacite, à une entente pour distribuer le pouvoir social selon une certaine formule et pour ne pas mettre en discussion cette formule… Le cartel des élites est le résultat de l’attitude générale de défense de ses membres ».
Nous devons au contraire nous éloigner de Dahrendorf pour indiquer les causes de ce Kartell der Angst. Dans une certaine mesure, la Sehnsucht nach Synthese a toujours été une caractéristique typique des rapports entre les forces démocratiques dans les Etats du continent européen. Sa cause est la menace constante déterminée par la présence, à l’intérieur de l’Etat, d’une opposition de régime (aujourd’hui constituée par les communistes). Puisque la forme même de l’Etat — le système démocratique — est constamment mise en discussion, le problème de la défense du régime, qui unit entre elles toutes les forces démocratiques acquiert une importance prééminente vis-à-vis des choix de gouvernement qui les divisent. C’est l’origine des gouvernements de coalition, de l’immobilisme caractéristique des régimes démocratiques du continent. En eux la présence du devoir fondamental de la défense de la démocratie du danger provenant de l’aile anti-constitutionnelle empêche les dissensions sur les choix de gouvernement existant entre les partis démocratiques de s’exprimer publiquement et de donner lieu à des positions claires d’alternative — autour desquelles puisse se dérouler la bataille politique — mais les pousse à se manifester secrètement dans les pourparlers, soustraits au contrôle démocratique, entre les partis de la coalition, contraints par la nécessité à se présenter avec des positions communes en face de l’ennemi commun, à élaborer des compromis difficiles — et inévitablement immobilistes — entre des positions opposées.
Aujourd’hui cependant, en particulier, il faut ajouter à ce tableau, valable pour toute l’histoire du continent européen des dernières cent années deux données ultérieures, dont la première concerne tous les Etats européens et la seconde l’Allemagne particulièrement. Réunies, elles rendent compte de la gravité de l’actuelle stagnation de la vie politique allemande. La première, sur laquelle il sera inutile de s’arrêter — car elle a été plusieurs fois traitée tant sur cette revue que sur le Journal du Recensement — est constituée par la perte d’indépendance des Etats de l’Europe continentale. Elle ôte aux gouvernements nationaux la possibilité même de faire des choix qui ne soient pas purement techniques ou, en politique étrangère, celui entre l’immobilisme et le chantage envers les grandes puissances, et rend donc le débat politique stérile et vide.
La seconde est constituée par la position particulière de l’Allemagne. Sa division entre les deux sphères d’influence a fait en sorte que les partis démocratiques de la Bundesrepublik se trouvent dans la nécessité de se défendre de la menace d’un parti, le parti communiste de la R.D.A.,[18] qui, au sein du système communiste — qui maintient l’Allemagne divisée — a la responsabilité directe de la gestion du pouvoir dans la zone d’occupation soviétique et qui, par conséquent, en contribuant à consolider la division, ne met pas en fait seulement le régime en discussion, mais la justification idéologique même de l’Etat, le principe national.
Il en résulte quelques conséquences importantes qui donnent une poussée ultérieure puissante à l’étouffement du débat politique en Allemagne : 1) le parti communiste n’a pas pu s’installer dans la Bundesrepublik non certes parce que dans la Bundesrepublik même existerait un terrain politico-social sain qui n’en permettrait pas le développement, comme par exemple en Angleterre, mais parce que le communisme apparaît comme anti-national. Tel est le fondement qui permet aux Allemands de considérer naturelle, non anti-démocratique la mise hors-la-loi du parti communiste même. 2) Par contre le parti communiste, de l’extérieur, exerce sur les partis démocratiques la même influence que dans les autres pays européens, mais dans une mesure très supérieure, car ébranler la solidarité entre les partis démocratiques dans la Bundesrepublik c’est de nouveau non seulement mettre en danger le régime mais aussi l’Etat. Cette influence explique la requête toujours renouvelée visant à créer un gouvernement auquel participent tous les partis, un gouvernement d’unité nationale, qui du reste est déjà réalisé dans les faits par l’attitude continuellement conciliante de la S.P.D. « Les expériences ont démontré, dit Willy Brandt dans une interview publiée dans le Spiegel,[19] que dans des questions importantes de la politique de réunification (Deutschland-Politik) aucun parti ne peut agir seul. La S.P.D. ne pourrait pas soutenir un conflit avec les communistes en subissant en même temps sur ses flancs l’attaque de la C.D.U. Même la C.D.U. ne peut aller de l’avant contre et sans la S.P.D. Si l’on veut progresser l’impératif de la collaboration s’impose ». Il est facile de comprendre que dans cette situation et dans le climat qui en dérive, sont impossibles même ces manifestations marginales d’opposition démocratique existant dans les autres Etats continentaux — comme celle du parti libéral en Italie par exemple — qui, tout en n’entamant pas l’analogie subsistant entre les différents systèmes, contribuent cependant à donner un peu d’espace et de vivacité au débat politique.
Telle est la situation sous l’apparente stabilité de la vie politique allemande. Et dans ce climat il est parfaitement compréhensible que le langage de la politique perde toute vigueur ; il devient le langage éteint et technique du compromis, soustrait au contrôle populaire, qui ne peut s’exercer qu’en présence de positions opposées et non face au cartel de la peur qui monopolise tous les centres de décision et ne permet pas la naissance d’une alternative — car aucune alternative n’existe en Allemagne au commun radotage pangermanique qui unit dans l’immobilisme le gouvernement et la pseudo-opposition. Sous cet angle on peut même dire que l’absence du communisme à l’intérieur de l’Etat constitue un malheur pour les Allemands. Sa présence dans les autres Etats, comme la France et l’Italie, donne au moins un peu de vie au débat politique — si infructueux soit-il —, divise l’opinion publique, la stimule, la confronte à des solutions diverses.
LA TACHE DES FEDERALISTES
C’est là que s’insère le discours sur la responsabilité des fédéralistes. C’est leur devoir de se soustraire à l’influence du cartel de la peur. La politische Kirchhofsruhe qui existe en Allemagne est causée par le fait que l’Etat national allemand mutilé ne peut pas offrir une alternative au communisme, n’a pas un autre chemin à indiquer, un message à lancer. Il n’en est pas de même des fédéralistes, qui proposent une véritable alternative, une véritable voie de sortie. L’opinion publique allemande saura le comprendre. Elle l’a compris à Berlin, à l’occasion du Recensement. Ce serait une erreur fatale que de vouloir la considérer sourde aux valeurs politiques en général et non disponible pour n’importe quel type de lutte. Il suffit de ne pas lui mentir. Il suffit de lui montrer la lutte juste. Et, pour ne pas lui mentir, le premier impératif est d’appeler liberté la liberté, justice la justice, travailleurs les travailleurs, lutte la lutte. Sans rhétorique, mais sans peur. Les citoyens, qui sont bien moins stupides qu’on ne le croit souvent, comprendront.
[2] P. 112.
[3] P. 120.
[4] P. 111.
[5] P. 150.
[6] Cfr. l’article de Rudolf Augstein « Notstand — Das Ende aller Sicherheit ? » dans Der Spiegel N. 16/1966.
[7] Cité à partir du texte italien, traduit dans le volume dont le titre est Il lavoro intellettuale come professione, Torino, Einaudi, 1948, p. 135.
[8] Cité à partir des extraits publiés en avant-première par Der Spiegel du volume de Karl Jaspers, Wohin treibt die Bundesrepublik ? En particulier le passage cité a été tiré du N. 19/1966.
[9] H. Popitz, M.P. Bahrdt, E.A. Jüres, H. Kesting. Das Gesellschaftsbild des Arbeiters, Tübingen, 1961.
[10] PP. 222-3.
[11] Par « Grande coalition » (Grosse Koalition), on entend un gouvernement dont fasse partie tant la C.D.U. que la S.P.D.
[14] Ce dernier en particulier fait constamment usage d’un grand nombre de composés de Kampf : Kampfaktion, -appel, -aufgebot, -aufruf, -geist, -organ, -tag, Betriebskampfgruppe, Friedenskampf, etc. Cfr. Hugo Moser, Sprachliche Folgen der politischen Teilung Deutschlands, Düsseldorf, Pädagogischer Verlag Schwann, 1962, p. 39.
[15] Herbert Bartholmes y consacre un volume entier, intitulé Das Wort « Volk » im Sprachgebrauch der SED, Düsseldorf, Pädagogischer Verlag Schwann, 1964.
[16] Le terme était au contraire évité dans le langage politique nazi. Cfr. Dieckman, op. cit., p. 83.
[18] La dénomination officielle du parti est Sozialistische Einheitspartei Deutschland(SED). Le nom de Parti Socialiste Unifié est déterminé par le fait que, dans sa forme actuelle, il est né de la fusion forcée, survenue en 1946, entre parti communiste et parti social-démocratique.
[19] N. 18/1966.