IV année, 1962, Numéro 1, Page 118
R. Sáinz de Varanda, Les Espagnols devant l’Europe, Bruxelles, Mouvement Européen, 1960, 190 p.
L’Espagne a paru deux fois s’ouvrir, pour ainsi dire définitivement, à l’Europe : à la fin des invasions barbares, réaffirmant sa latinité, sa tradition classique, son esprit européen, son catholicisme (Saint Isidore de Séville en est le symbole) ; et au début de la Renaissance, à laquelle elle participe activement, s’affirmant européenne avant même d’avoir atteint son unité nationale. La première fois la conquête arabe — et une guerre de « reconquista » qui durera huit siècles —, la deuxième fois la découverte du Nouveau Monde la détourne de l’Europe. Ce n’est qu’en 1848 — l’année crépusculaire de la défaite dans la guerre avec les Etats-Unis, qui marque la fin des espoirs et des rêves impériaux que l’Espagne commence à se poser la question : « faut-il s’européaniser ? » — question à laquelle Ortega y Gasset donne une réponse énergiquement positive, et qui se repose aujourd’hui dans toute sa force.
Telle est la thèse d’un jeune européaniste espagnol, Ramón Sáinz de Varanda, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Saragosse, et dont les ouvrages consacrés aux problèmes politiques de l’union européenne acquièrent maintenant une actualité particulière, après que le gouvernement espagnol a demandé de s’associer au Marché Commun.
Un troisième obstacle s’oppose aujourd’hui à cette européanisation : la dictature, fruit à son tour de cette crise du pouvoir, ou plutôt de l’Etat national, que l’auteur étudie dans une brochure pénétrante consacrée aux problèmes constitutionnels français,[1] étude que le manque de liberté de presse ne lui permet que d’esquisser pour l’Espagne, à travers un recueil de tous les textes constitutionnels qui ont régi son pays dans son histoire tourmentée,[2] mais dont il dit en tout cas, l’essentiel ailleurs : c’est la fin de la suprématie européenne, c’est la crise, profondément analysée par Ludwig Dehio, du système de l’équilibre, c’est, en un mot, la faiblesse et l’insuffisance vers l’extérieur de nos Etats qui se répercute même à l’intérieur et voue leurs institutions à la décadence et à l’immobilisme.[3]
La dictature a saisi tout de suite le danger qui se cachait pour elle dans l’esprit vigoureux de renouvellement démocratique qui anime, ou tout au moins animait à l’origine, les aspirations les plus sérieuses et les plus hardies vers l’unité fédérale de l’Europe et elle n’a pas hésité à les présenter à son opinion publique comme le fruit, tour à tour, de la maçonnerie, du socialisme ou du marxisme.[4]
Et l’on comprend alors aisément pourquoi les démocrates espagnols avaient et ont encore tendance à surévaluer, inconsciemment ou à dessein, les institutions européennes existantes, et même les plus faibles et inconsistantes d’entre elles pour pousser leur gouvernement à y adhérer, et dans l’espoir qu’elles exerceront une influence « démocratisante », capable de corriger au moins certains des aspects les plus répugnants et anachroniques du régime franquiste.[5]
Mais ce n’est qu’une illusion — un piège tendu par la paresse. L’évolution — ou plutôt l’involution — de l’idée européenne résumée dans les propositions d’une « Europe des patries », montre suffisamment que toute charge idéale, toute tension démocratique est de plus en plus absente de cette conception, qui se réduit désormais à une simple collaboration interétatique. Et la dictature espagnole a immédiatement rectifié son tir, et a demandé d’adhérer.
Sáinz de Varanda l’a vu, à fond, avec clarté, lorsque, dans son ouvrage le plus récent, il a écrit que « sans un puissant centre social et politique il n’y aura pas de chances pour l’Europe en Espagne. Pour le trouver il faut promouvoir le développement de notre société vers une modernisation de ses fondements économiques et technologiques ; vers une déprolétarisation des salariés et des classes moyennes ; vers une homogénéité sociale. Avec une Espagne moderne en plus de cela nous trouverons l’Europe, et l’Europe trouvera l’Espagne ».
Ce qui signifie, non pas la voie du renouvellement démocratique national — dont Sáinz de Varanda lui même a démontré ailleurs, nous l’avons vu, l’impossibilité —, mais la nécessité de ne pas attendre passivement l’Europe, et de s’y préparer avec un effort conscient, de la concevoir non pas comme le couronnement ab extra d’un effort autonome de modernisation et de démocratisation, mais bien comme le seul cadre — le cadre fédéral — dans lequel cet épanouissement pourra enfin se réaliser. Fait partie de cet effort le refus de l’Europe officielle, intergouvernementale et immobiliste, et l’appui à l’Europe fédéraliste du renouvellement dans la liberté, qui peut enlever au régime franquiste la dernière arme d’oppression avec laquelle il continue à exercer son chantage sur les Espagnols : la crainte que la fin du régime signifie un retour a las andadas, aux excès et aux crimes, de la guerre civile. Dans le cadre d’un Etat européen, qui assurerait l’ordre et le respect de la loi, la démocratisation de l’Espagne pourrait se réaliser sans difficultés, et le dernier soutien qui encore maintient en vie un régime vermoulu et misérable — la peur — serait impitoyablement coupé.
Même pour l’Espagne, donc — surtout pour l’Espagne — la voie de l’épanouissement démocratique passe par la Constituante européenne.
Andrea Chiti Batelli
[1] Du même, La problemática constitucional francesa : La crisis dei poder ejecutivo, Zaragoza, 1957, 134 p. (extrait de la revue « Universidad » de Saragosse).
[2] Du même, Colección de leyes fundamentales, Textos editatos por Ramón Sáinz de Varanda con la colaboración de Federico Laguna Aranda y Tomás Sanchez Casajus, Zaragoza, 19-57.
[3] Du même, Hacia un gobierno europeo, Academia Aragonesa de Ciencias Sociales de la Universidad de Zaragoza, Zaragoza, 1960.
[4] Les Espagnols devant l’Europe, p. 66 spp. Des enquêtes spécialement organisées par Sáinz de Varanda (ibid. p. 38 spp.) et auxquelles l’« Economist » s’est longuement intéressé (dans l’article Spanish opinions and Europe du 14 février 19’62) prouvent dans quelle mesure, au contraire, cette opinion publique est prête à accepter l’idée de l’unité européenne, et la présence espagnole dans cette unité : ce qui explique les craintes — et les mensonges — du gouvernement et des milieux officiels.
[5] Du même, Convención Europea de los Derechos del Hombre, Acad. Arag. de Ciencias Sociales, Zaragoza 1959, 47 p.