V année, 1963, Numéro 3, Page 226
« NOUVELLES GAUCHES » ET FEDERALISME
« Ce que sera en concret cette démocratie à refaire, nous ne le savons pas clairement ».
Etienne Borne
I — LES CATHOLIQUES
1. — « Parfois, sur la route de ces démocraties sérieuses et solidement pourvues en experts, un problème apparaît : il n’a pas fait une irruption inopinée, il ne présente pas a priori de difficultés techniques insurmontables. Et cependant, en face de ce problème, au moins jusqu’à maintenant, ces démocraties semblent paralysées… C’est, par exemple, le problème de l’aide au développement économique du tiers monde et, plus encore, celui des révolutions économiques, sociales et culturelles de ces pays. Ni l’Occident, ni chacune des démocraties occidentales, n’a de politique en ce domaine… C’est encore, par exemple, ce qui concerne certaines des incohérences les plus profondes de nos systèmes économiques. Limitons-nous ici aux problèmes laissés en suspens par la planification française. Nos dirigeants savent qu’en face de la libération des marchés internationaux, la “planification dans un seul pays” est condamnée soit à disparaître, soit à devenir de moins en moins démocratique, souple et décentralisée ; qu’il y a donc des choix à faire (qu’on ne fait pas…). On sait qu’on ne peut pas logiquement espérer contrôler l’autofinancement, écrêter les superprofits des monopoles, contrôler les disparités dans les fruits de l’expansion, sans chercher les moyens de limiter le pouvoir de décision des firmes privées. Mais, ici, on peut craindre que les procédures de consultation et de négociation, dont ces démocraties sont si riches, ne soient d’une piètre efficacité.
Ces échecs présentent ce caractère commun : dans tous ces cas, il semble que les démocraties occidentales ne “fonctionnent plus” lorsqu’elles ont franchi leur rayon d’action. Tout semble indiquer en effet que leur vertu a des limites territoriales — la partie industrielle du “monde libre” —, des limites culturelles — les valeurs acceptées par le monde adulte de l’Occident —, des limites économiques — l’économie capitaliste corrigée par le Welfare State — (de même qu’inversement jamais jusqu’ici le régime communiste n’a pu s’établir légalement dans les sociétés industrielles européennes ou américaines).
Le resserrement du monde, la solidarité (subie ou assumée) avec un tiers monde indépendant, la “montée des jeunes”, les exigences de la planification posent aujourd’hui, de façon de plus en plus pressante, aux démocraties occidentales des problèmes qu’elles ne savent plus résoudre et qui exigeraient qu’elles se dépaysent singulièrement ».
Ces mots, de Georges Lavau, qui pourraient être mis en exergue d’un récent ouvrage collectif — Démocratie aujourd’hui — qui réunit une série d’articles parus dans la « Revue de l’Action Populaire », mensuel d’orientation catholique,[1] pourraient aussi constituer le point de départ pour une énonciation de l’idée fédéraliste européenne, conçue non comme une sorte de « fuite en avant », qui reproduirait au niveau continental, et avec des dimensions macroscopiques, les défauts et les impasses de la société occidentale actuelle, mais comme préalable et instrument de la « mutation globale ». qui devrait nous faire passer de la phase nationale à la phase fédérale de la démocratie.
Mais on se tromperait si l’on croyait qu’une telle perspective soit, je ne dirais pas familière et acceptée, mais au moins connue et consciemment refusée ou en tout cas évaluée par les auteurs de cet ouvrage, d’ailleurs à d’autres points de vue remarquable. Certes, ils se rendent compte — et le mérite en revient surtout à Jean-Louis Quermonne — du « retard des institutions », du caractère anachronique de la « légitimité républicaine », du mythe de la nation « une et indivisible » qui est à l’origine du nationalisme et du centralisme : leur formation idéologique même et descendance historique les aident à cette prise de conscience.
La « légitimité républicaine » ainsi définie — écrit justement Quermonne — a pesé lourdement « sur le destin de la IVème République. Bloquant les réformes de structure qui auraient permis au régime de passer enfin de l’oligarchie à la démocratie, elle le condamne à pratiquer les mêmes institutions au-delà de leur limite d’âge. Pétrifiées en système, ces institutions compromettront la République avec l’immobilisme. Leur retard risquera, en 1958, de provoquer “la mort de l’Etat républicain”. Un premier témoignage en est donné par la survie de la structure unitaire de l’Etat. Il est évident que la conception jacobine de “la République une et indivisible” ne pouvait contribuer à résoudre l’immense problème qu’aura été, pour la IVème République, celui de la décolonisation. Dans le domaine économique aussi, les survivances de l’administration directe n’ont pas manqué d’obstruer les réformes nécessaires, notamment en matière d’aménagement du territoire. D’autre part, en maintenant la distinction traditionnelle des “représentants” et des “agents”, la pratique républicaine n’a pas davantage contribué à résoudre le problème posé par la place que doit occuper dans l’Etat moderne une administration rénovée. En un domaine particulier de la fonction publique, le déséquilibre a même failli coûter la République. A force d’employer les militaires à résoudre les problèmes de décolonisation avec des moyens qui ne pouvaient que la porter au paroxysme, les gouvernements de la IVème République, qui en connaissaient mal les données (exemple : M. Guy Mollet à Alger le 6 février 1956), ont conduit le pays à la limite du fascisme. Le retard des institutions constitue, là encore, la seule circonstance atténuante à leur responsabilité politique. Il aurait fallu à temps transférer au gouvernement, de façon permanente, une part importante des affaires. Mais la tradition républicaine s’y opposait. Et il est frappant de constater aujourd’hui combien davantage les lois d’habilitation ont suscité, par leur inconstitutionnalité, la désapprobation des juristes que les mutations subies par l’ordre économique et social n’ont attiré, de leur part, un effort de pensée constructif ! » (pp. 103-106, passim).
Mais cet effort constructif manque dans une large mesure chez nos auteurs (medice cura te ipsum) : la dimension continentale et européenne des problèmes leur est inconnue ; et c’est pourquoi la définition — en soi sans doute séduisante — de Pierre Antoine qu’« un pouvoir est juste, c’est-à-dire conforme à la nature et à la vocation de l’homme, s’il est conforme au sens de l’histoire » (pp. 23-4) reste stérile, sans application pratique et sans conséquence décisive. Dans quelle direction va, aujourd’hui, le sens de l’histoire » ? Ce « vide institutionnel » au niveau européen est loin de rester sans conséquences : et nos démocrates finissent, faute de mieux, par accepter l’Europe gaulliste : « un dispositif confédéral est préférable au néant ».[2]
2. — Si, quittant la France, on tourne son regard vers l’Italie et les fermenti de renouvellement des catholiques italiens et de la Democrazia Cristiana (la C.D.U. allemande est trop conservatrice et conformiste, forte de sa tradition et assise sur le bien-être pour essayer de se renouveler[3]) on découvre dans les milieux catholiques une surdité analogue vis à vis de la « dimension continentale » : une surdité d’autant plus remarquable qu’elle fait suite à une période (qu’on pourrait appeler la période De Gasperi) dans laquelle l’idée de l’unité européenne a paru jouer un rôle important non seulement dans la pensée, mais aussi dans l’action du plus grand parti italien.
Si l’on jette un regard, même superficiel, sur les actes des Congressi ideologici di San Pellegrino, organisés par le Secrétariat du parti, et déjà parvenus à leur troisième édition,[4] on ne peut pas ne pas rester frappés par cette double constatation : d’une part, l’effort vers un « renouvellement démocratique » à l’intérieur du parti est indéniable, même si, d’après une tradition désormais solide au sein de la D.C., les idées, les thèmes et les solutions sont régulièrement empruntées à des courants, à des mouvements ou à des partis autres que catholiques ; de l’autre — et toujours en parfaite imitation de ces groupes extérieurs — toutes ces suggestions ou solutions nouvelles sont conçues dans une perspective qui est redevenue, désormais, strictement nationale, et qui ne laisse presque plus de place à l’européisme d’autrefois. La reconsolidation de l’Etat national, après les désastres de la guerre, et sa « refermeture » sur soi même jouent en plein aussi au sein du parti qui l’a acceptée en dernier et avec moins d’enthousiasme, mais qui désormais s’y identifie de plus en plus, dans la mesure où il en est à la tête et que celui-ci devient par conséquent le soutien et l’instrument de son pouvoir.
Malgré un langage souvent hermétique, qui cache mal le caractère à la fois vague et confus des idées et des propos exprimés, on ne peut nier à ces Convegni — nés dans la perspective et en préparation de l’« ouverture à gauche » — cette volonté de rénovation des programmes, et même du « patrimoine idéologique » de la Démocratie Chrétienne, qui apparaît d’une façon assez nette, ainsi que la conscience du risque auquel est voué un parti qui s’abandonne au conformisme et à l’immobilisme : « adhérer à l’appareil de l’Etat actuel et ne plus rechercher ce que celui-ci pourra devenir dans un avenir éloigné ou prochain », et par conséquent ne plus exprimer les exigences réelles de la société.[5] Tour à tour la conception que l’on cherche à développer, de l’Etat et des groupes qu’il englobe ;[6] de la façon dans laquelle les pouvoirs publics doivent affronter et résoudre les plus graves problèmes de l’économie et la société contemporaine ;[7] des formes de la planification économique, désormais indispensable ;[8] de l’attitude nouvelle à prendre vis-à-vis du communisme,[9] et ainsi de suite, on constate un effort humble et sans doute louable de se tenir à la page et de développer, ou, faute de mieux, d’emprunter les idées nouvelles aujourd’hui nécessaires à un parti qui veut rester à la tête d’un pays en croissance rapide.
Mais le risque auquel nous faisions allusion tout à l’heure avec les mots mêmes de M. Dino Del Bo, n’est pas compris dans le sens que nous lui donnons : bien au contraire les trois Convegni, avec une cohérence incontestable, acceptent la cadre national — y « adhèrent » — sans réserves, avec toutes les conséquences qui en découlent. On peut même dire que cette adhésion est progressive et toujours plus pleine, si on considère, d’une part l’importance déjà mentionnée que l’idée européenne a eue dans l’action du parti à l’époque dégaspérienne, et l’oubli dans lequel elle est tombée aujourd’hui ;[10] et de l’autre que l’ouverture européenne est absolument étrangère et presque incompatible avec la formation, la mentalité et les conceptions de la « gauche » du parti — la plus vive et celle destinée à prévaloir — comme le révèle d’une façon particulièrement frappante un ouvrage consacré à son historie la plus récente.[11] Nous ne voyons, pour notre part, rien de scandaleux dans le fait que l’idée de l’intégration du continent soit absolument absente de l’idéologie de cette « nouvelle gauche », si un tel oubli se réfère à l’européisme officiel — superficiel et équivoque — dont nous parlons tout de suite après. Mais ce qui est grave est que les jeunes démocrates chrétiens ignorent aussi qu’il existe une autre signification — plus profonde et plus vraie — de l’idée européenne, telle qu’elle est présente, par exemple, dans la pensée d’un homme qui se déclare catholique comme Dionisio Ridruejo ;[12] et qu’ils l’ignorent parce qu’elle est en réalité incompatible avec leur vision provinciale et encore, malgré tout, intégraliste de la société et de l’Etat.
Une conclusion s’impose — et qui est vraie, d’ailleurs, même pour d’autres partis,[13] et même en dehors de l’Italie.[14] L’européisme des années ‘50 n’a été qu’une couverture idéologique commode pour mieux justifier l’aide américaine et le réarmement et pour contribuer à créer les conditions de confiance nécessaires pour mener à bien la reconstruction de l’Etat national : une armature, un échafaudage que l’on démonte une fois l’édifice terminé (la fête passée, adieu le saint), et nullement une politique, un objectif stratégique réel et poursuivi avec cohérence. Un simple thème de propagande, donc, comme le confirme le fait qu’il n’a jamais joué aucun rôle important dans les programmes officiels du parti.[15] Tout le reste est littérature.[16]
C’est cela qui explique que même sur le plan de la pure doctrine, ou dans le domaine de la reconstruction historique, le thème européen a été abandonné sans cérémonie.
M. Benvenuti a beau développer les implications du principe de subsidiarité, sur lequel repose la justification des autonomies si chères, du moins en principe, aux démocrate-chrétiens ; il ne soupçonne même pas que ce principe puisse trouver application également au-dessus de l’Etat. M. Gonella a beau reprendre ce thème du point de vue philosophique ;[17] il n’éprouve plus le besoin d’élargir sa « solidarité chrétienne » au niveau continental, bien qu’à d’autres époques il ait prononcé des discours fédéralistes :[18] à quoi bon l’opium de l’européisme, si nous avons déjà le miracle économique ? Même Mgr. Giovanni De Menasce — de loin le théoricien le plus averti parmi les congressistes — est désespérément muet sur ce thème.[19] Et pas un seul des nombreux orateurs intervenus — dans le III Convegno — sur les problèmes du communisme, n’a su comprendre l’importance fondamentale et préalable d’opposer à cette idéologie une vision de la société et du progrès inspirée au fédéralisme européen et mondial et moins provisoire et décevante que celles que nos démocraties nationales peuvent opposer à leurs adversaires.
C’est sans doute pour la même raison que les deux rapports historiques de Gabriele de Rosa[20] et de Ettore Passerin d’Entrèves,[21] d’ailleurs fort remarquables, tout en s’efforçant d’affirmer l’originalité et la légitimité de la position des catholiques dans le Risorgimento, n’on pas recours à l’argument du caractère antinationaliste et supranational d’une telle position.[22] De toute façon, il y a là au moins une rigoureuse attitude scientifique, tandis que, pour ce qui est des politiciens du parti il faut conclure que tous ces Messieurs si prêts à jeter par-dessus bord leur européisme d’hier ou d’avant-hier, puisqu’il n’est plus à la mode, seraient tout aussi disposés à en faire à nouveau, demain, un article de foi — et un objet d’exploitation — s’il s’avérait encore rentable (ce qui, pour le moment, n’est pas le cas).[23] Mais qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve qu’ils restent — comme d’ailleurs les autres partis démocratiques — « fédéralistiquement disponibles », mais qu’ils ne peuvent pas le devenir in actu par force propre, sans un puissant Mouvement fédéraliste extérieur à eux, et capable de les y contraindre.
3. — Ce n’est pas sans signification, dans ce cadre, qu’à leur surdité européenne s’unisse une surdité analogue à toutes les exigences véritables d’une démocratie moderne et renouvelée, là où le pouvoir même du parti et du groupe dominants serait mis en jeu. C’est ce qu’on a pu constater au III Convegno, justement consacré au thème « Les partis et le démocratie ».
Que dans la polémique des forces de droite contre la partitocrazia il y ait beaucoup de mauvaise foi et beaucoup d’exagération, nul ne contestera. Mais qu’on puisse se libérer d’un tel problème avec une haussement d’épaules, et en nous assurant que nous vivons dans la plus parfaite des démocraties possibles et que tout va pour le mieux, voilà qui est inadmissible.[24] Le fait que même des professeurs universitaires s’adaptent docilement à mettre sans plus leur science au service du parti et à en faire un instrumentum regni et un mancipium de la politique — dirigée, non plus à la recherche de la vérité, mais à celle de l’avantage du groupe et de la faction — ne saurait rendre une telle « démonstration » plus croyable.
Ici encore, d’ailleurs, les démocrates-chrétiens de San Pellegrino n’ont fait preuve d’aucune originalité : leurs arguments avaient tous déjà été développés et suggérés quelques mois à l’avance — et même dans une forme beaucoup plus brillante — par la revue « Il Mondo », dans un article fort remarquable de Giovanni Ferrara qui chante, sans aucune retenue, les louanges du système des partis tel qu’il fonctionne actuellement en Italie : « tout va très bien, Madame la marquise ».[25] Mais ce fait assez piquant — et même franchement comique — de voir les ex-radicaux italiens en fonction de souffleurs des théoriciens du système qui assure le monopole du parti dominant et le sottogoverno, ne peut pas nous faire ignorer les vérités qui ont été courageusement soulignées par des groupes aussi peu suspects qui, par exemple, le Club Jean Moulin :
« Le régime parlementaire ne fut jamais, depuis cinquante ans, que le nom donné à une oligarchie professionnelle.
…Du côté de l’ancienne classe politique, les lois de la démocratie contemporaine ne sont pas moins méprisées. Les élections n’ont d’autre sens que de distribuer les cartes entre des partenaires qui, ensuite, pendant cinq ans conduiront leur partie sans se préoccuper du contenu du mandat reçu (à supposer que ce contenu existe). L’exécutif ne procède que de combinaisons oligarchiques, d’ailleurs instables. La même Assemblée a pu naguère engendrer un gouvernement Laniel et un gouvernement Mendès-France.[26] La prétendue responsabilité devant le Parlement ne sert qu’à assurer la rotation des équipes professionnelles et à empêcher tout jugement véritable par la nation de résultats que l’on ne peut imputer à personne. Quant aux partis, ce que l’on désigne de ce nom, ce sont des clans étroits, le plus souvent divisés contre eux-mêmes et dont on ne sait s’ils sont au pouvoir ou dans l’opposition.
Dût ce propos scandaliser, tout se passe comme s’il existait une sorte d’équivalence ou, si l’on préfère, de symétrie entre les positions du Général et celles de ses adversaires. Au fond, dans les deux cas, la démocratie n’est qu’un prétexte pour légitimer une délégation de pouvoir qui vide la souveraineté nationale de tout contenu. Dans un cas l’opération est menée au profit d’un homme, dans l’autre au profit d’un groupe professionnel. Mais dans l’une et l’autre hypothèse, on tourne le dos à une expérience démocratique ayant un minimum de signification.
…Disons tout net que la fin du régime gaulliste est de peu d’importance si la succession doit être assurée par un système qui, sous d’autres formes, n’écartera pas moins la nation de la vie publique et qui ne préparera pas de moins redoutables catastrophes ». « Evitons » — conclut le Club Jean Moulin — « un combat d’arrière-garde entre des revenants d’un autre siècle, le général à poigne et les notables jaloux de leur clientèle ».[27]
Le fait que ces censeurs, à leur tour, soient incapables de déboucher sur un plan européen — le seul dans lequel leurs exigences de renouvellement pourraient trouver une satisfaction réelle et non éphémère — n’enlève rien à l’exactitude de leurs critiques, qui s’appliquent dans une large mesure même en Italie.[28] Le partis nationaux s’identifient de façon toujours plus pleine à l’Etat national, présupposé de leur pouvoir, et quelles que soient par ailleurs leurs tendances, restent dans le domaine obstinément « conservateur » : il en va de leur intérêt fondamental.
II — LES « LAÏQUES »
1. — Cette constatation revêt une importance toute particulière par rapport à une « querelle » qui secoue aujourd’hui les milieux fédéralistes.
Francis Rosenstiel, dans son excellent ouvrage sur Le principe de « supranationalité »[29] — l’un des plus proches des thèses défendues par notre revue à ce sujet — affirme, à notre avis avec raison, que, à la différence de ce qui arrive dans le domaine de la philosophie, science des fins, les véritables contrastes politiques concernent toujours et surtout les moyens. Il en est de même dans notre cas : personne ne conteste la thèse du fédéralisme « mutation globale », pilier et outil de la rénovation démocratique ; mais beaucoup d’entre nous s’interrogent sur l’utilité d’une tactique préconisée par quelques amis pour une telle réalisation, et qui consisterait à travailler d’une façon de plus en plus étroite avec des forces de la gauche nationale, plus ou moins « nouvelles », où — nous venons de le constater pour une partie d’entre elles — l’idée européenne est de moins en moins discutée, même comme hypothèse de travail, et joue un rôle pratiquement insignifiant non seulement dans les programmes actuels des partis, mais aussi et surtout dans les plans pour l’avenir plus lointain et dans les impostazioni idéologiques. Le trend, la direction de fond, est donc vers une prise de conscience croissante — au-delà des contingences et des opportunités — des dimensions continentales de la crise de notre temps, ou plutôt vers une réaffirmation (ou, pis encore, vers une acceptation passive, paresseuse et même pas discutée) des cadres et des structures étatiques actuelles ?
En effet, ce que nous avons constaté chez les démocrates chrétiens et les catholiques peut-être répété pour les milieux laïques : plus féconds d’idées nouvelles et de solutions originales peut-être, mais non moins imperméables à l’idée que ces solutions doivent être pensées dans un contexte continental comme condition même de leur applicabilité et de leur succès. Nous voudrions en citer ici très brièvement deux exemples, pour en examiner après, d’une façon plus détaillée, un troisième (celui du volume La Démocratie à refaire) dans la partie suivante de notre article.
« Sans doute, les dimensions d’un Etat ont une influence sur ses institutions politiques, comme l’avaient fortement souligné les auteurs classiques, notamment Montesquieu et Rousseau ». Ainsi par exemple « la démocratie médiatisée ne marche bien que dans de petits pays : Belgique, Pays-Bas, Danemark, Suède, Norvège, Suisse », tandis que « ce type de régime ne correspond plus aux exigences de la société moderne », surtout pour les « macro-formations » étatiques. Ici c’est l’idée présidentielle qui s’impose. Or, « dans ce progrès quasi foudroyant de l’idée présidentielle, seuls les arguments nationaux ont joué jusqu’ici. On y a vu la réponse aux problèmes du fonctionnement de la République en France. Mais elle est beaucoup plus que cela. On n’en comprend la signification véritable qu’en la replaçant dans une perspective globale, qu’en la confrontant à l’évolution générale des régimes démocratiques dans la seconde moitié du XXème siècle. Alors, le choix direct par le peuple du chef du gouvernement n’apparaît plus seulement comme une réforme souhaitable pour pallier les défauts de notre parlementarisme, mais comme la conséquence naturelle d’un mouvement d’ensemble des institutions d’Occident : il est “dans le sens de l’histoire”. Le moment est venu, en somme, de passer du présidentialisme utopique au présidentialisme scientifique…».
Voilà encore un exorde magnifique pour une dissertation fédéraliste.[30] Mais telle n’est pas l’intention de son auteur qui, non seulement néglige complètement l’ammaestramento de Rousseau et de Montesquieu, desquels pourtant il affirme se réclamer, mais réduit tout le problème du fonctionnement de la démocratie au dilemme entre régime parlementaire et présidentiel —sur lequel nous aurons l’occasion de revenir plus tard — oubliant ainsi sa doctrine même, qui devrait le rendre plus averti de ce que souvent « une tradition » — la tradition par exemple du régime parlementaire — « n’est elle-même que le reflet des structures politiques : tant que celles-ci ne seront pas modifiées, il est vain d’espérer que celle-là puisse disparaître » (p. 37).
2. — Et voilà encore un beau thème pour un essai fédéraliste :
« Loin de s’être incarnée à la perfection dans ses formes du XIXème siècle, l’idée démocratique ne s’est inscrite jusqu’à présent que dans des approximations grossières et partielles. Les transformations techniques et sociales qui ont paru justifier les contestations dressées contre la démocratie sont à nos yeux des instruments indispensables dont l’absence rendait impossible le progrès des réalisations démocratiques. …La démocratie n’est pas derrière nous mais devant nous ; ce n’est pas de trop de démocratie que notre système politique est malade, mais d’un besoin insatisfait de plus de démocratie ; ce n’est pas de la démocratie que les Français se sont dégoûtés, mais de ses contrefaçons et de ses insuffisantes incarnations surannées », dont la survivance est favorisée par « l’identification qui s’est opérée dans l’esprit des Français entre cet idéal et les diverses tentatives de réalisation dont il a fait l’objet ». C’est pourquoi il faut réagir contre la tendance de « la gauche française et européenne » qui « tourne en rond dans le cercle devenu trop étroit de ses fidélités parfois dégradées en “collages” », donnant « souvent l’impression de ressentir je ne sais quelle peur absurde devant des idées nouvelles ».
Cette fois c’est Joseph Rovan qui parle : mais son ouvrage aussi[31] est une source de déception pour les fédéralistes : car si l’idée de l’« effet immobiliste » des structures nationales y est exprimé on ne pourrait plus clairement
« Tout ce qui en France appartient à une conception pessimiste, malthusianiste, antifuturiste de l’homme et de l’existence trouve donc sa meilleure expression dans une grande formation de droite dont le programme est : pas de changement dans aucun domaine ou le moins de changement possible. En fait les états-majors de tous les autres partis vénèrent en secret et dans leur subconscient le même Dieu de l’immobilisme, mais leur situation particulière les réduira toujours à être moins purement “indépendants” que les Indépendants. Au fond la politique de la IVème République, des communistes aux vrais “Indépendants” est dominée par une commune horreur du changement, de la nouveauté, de la jeunesse, et cela à une époque où la France change, se rénove et se rajeunit plus vite qu’à aucun moment de son histoire moderne. Nous trouvons là une autre forme et une autre expression du divorce de la politique et du réel déjà constaté à plusieurs reprises » (p. 84),
ce n’est certes pas pour en tirer les conséquences que nous en déduisons : bien au contraire. Certes, la perspective européenne ne lui est pas tout à fait étrangère ; il lui consacre même quelques pages ; mais elle reste, par rapport aux suggestions nombreuses et intelligentes qu’il fait sur le plan interne — notamment pour la réalisation d’une démocratie organiquement décentralisée et adaptée aux exigences modernes de la planification et de la représentation d’intérêts multiples et complexes — quelque chose de superadditum et extrinsecum, et surtout de très vague et de projeté dans un futur lointain :
« Il s’agit donc dès à présent de préparer des démocraties supranationales, sans risquer de bloquer la construction démocratique nationale, mais sans l’étouffer non plus dans un cadre qui, pour beaucoup de secteurs d’existence, s’avère déjà dépassé et arriéré » (p. 194).
Tous ces démocrates qui sont souvent tellement fascinés par l’idée, presque exclusive dans leur tête, des institutions juridiques (telle la république présidentielle) comme remède de tous les maux, n’ont aucune formule institutionnelle définie à proposer pour l’unité européenne.
Mais ceci dit, il faut tout de même ajouter que Rovan reste, sinon le plus sensible, certes le moins insensible à l’idée européenne des auteurs que nous venons de prendre en considération, et quelques unes de ses affirmations plus pénétrantes à ce sujet, celles concernant l’évolution plus récente des problèmes de la défense et de politique étrangère, méritent d’être citées intégralement :
« Après la catastrophe de 1914-18 l’opinion sent à juste titre qu’elle ne peut se désintéresser de cette question vitale, mais cette descente de la diplomatie dans l’arène parlementaire et électorale aura raison de l’unanimité en quelque sorte sous-entendue qu’avait nourrie longtemps le vieux patriotisme. “Poincaré-la-Guerre” devient un assassin aux mains rouges ; le “pacifisme bêlant” de la gauche devient de la haute trahison. Fait plus grave encore, après l’internationalisme révolutionnaire qui s’est donné une patrie étrangère en subordonnant les intérêts de la France et même les intérêts immédiats des ouvriers français aux besoins de la Russie communiste, le nationalisme anticommuniste d’abord attiré par le fascisme italien va lui aussi épouser par esprit de parti et par égoïsme social les intérêts nationaux étrangers de la dictature nazie. La contradiction d’un nationalisme qui fait cause commune avec “l’ennemi héréditaire” au moment où celui-ci s’abandonne lui-même à un nationalisme particulièrement agressif, montre bien que le but véritable de ce mouvement est de politique intérieure. Ces nouvelles alliances extérieures qui font éclater le cadre national et subordonnent le loyalisme patriotique à des options de politique intérieure et sociale traduisent ainsi une double déchéance du régime représentatif. Elles indiquent aussi que le cadre de l’Etat national commence à être dépassé comme cadre exclusif ou tout au moins principal de l’existence politique » (pp. 55-56).
« Au problème du nationalisme et de la politique extérieure se rattache de près celui de l’antimilitarisme et de la défense nationale. Un régime réellement représentatif doit être capable, dans ce secteur encore, d’assurer une quasi-unanimité des opinions, quant aux options fondamentales, et d’assurer de même la protection efficace du territoire national et de la vie du peuple. Le régime des notables traditionnels du temps de son fonctionnement normal et de sa légitimité réelle n’avait pas failli gravement à ces devoirs. Mais après la première guerre mondiale l’antimilitarisme de gauche se traduisant en refus des crédits militaires par les représentants élus de près de 30% de la nation marque, dans ce domaine encore, une crise grave et prolongée à laquelle fait pendant la décadence interne de l’organisation et de la pensée militaires.
La défense nationale est mise en cause dans ses principes et s’avérera inefficace dans sa pratique. Les conséquences vont être bien plus graves pour le régime élaboré au cours du XIXe siècle que celles de la défaite de 1870-71 qui n’avait atteint qu’une forme passagère de ce régime, le Second Empire, sans en faire éclater la base idéologique et sociale » (pp. 58-59).
Ou encore :
« La démocratie partielle des IIIème et IVème Républiques n’a pas su résoudre par une Aufhebung hégélienne au niveau supérieur la contradiction entre la vocation universaliste et pacifiste des idéaux démocratiques et la réalité puissante des sentiments qui procèdent du Nous national. De cet échec, comme de la faiblesse de l’Exécutif et de l’apparition des pouvoirs particuliers non intégrés, est née l’armée-parti qui a puissamment contribué à la catastrophe apparente de 1958. D’une démocratie rénovée nous devons attendre une solution, sinon totale et définitive, du moins concrète et valable pour le nouveau palier d’existence sociale que cette démocratie doit réaliser, de ce double problème dont les deux aspects sont étroitement interdépendants » (p. 190).
***
Il est temps désormais de tirer une conclusion provisoire de ce que nous venons de dire. Pour pénible que cela puisse paraître, les gauches nationales restent encore séparées du fédéralisme d’un diaphragme trop solide de traditions de impostazioni idéologiques et de programmes concrets pour espérer qu’il puisse être abattu rapidement. La large coïncidence d’idées et de propos existant entre ces forces et les fédéralistes, pour ce qui se réfère au renouvellement de la démocratie et de la société, ne change rien à cette opposition fondamentale, car rappelons-nous la juste observation de Rosenstiel — les distinctions fondamentales se font en politique sur les moyens, et non pas sur les fins. Et quant aux moyens, non seulement les gauches nationales n’acceptent pas le « préalable » européen, mais, ce qui est plus grave et décisif, elles paraissent orientées vers une « déseuropéisation » croissante non seulement de leurs idéologies, mais aussi de leurs positions politiques.[32]
A quoi bon donc s’attendre à ce que cette situation puisse être changée seulement par une œuvre intelligente et discrète de persuasion ? Comme le dit l’Evangile (Luc, VI, 44) « on ne cueille pas de figues sur les épines ».
(à suivre)
Andrea Chiti Batelli
[1] P. Antoine, F. Bloch-Lainé, F. Bouricaud, G. Burdeau et d’autres, Démocratie aujourd’hui, Paris, Spes, 1963. Le passage cité se trouve aux pp. 175-177.
[2] Voir le long article anonyme dans ce sens De l’Europe des Communautés à l’Europe politique, paru dans le numéro de décembre 1960 (p. 1230).
[3] En France le M.R.P. montre une faiblesse analogue. Cf. M.R. Simmonet, Les problèmes de la France et l’attitude du M.R.P., « La Revue politique », déc. 1960. J. Lecanuet, Pour une démocratie moderne, « Action Civique et Politique », 1961, p. 19.
[4] Les actes du premier Congrès, de 1961 (I fondamenti ideologici della D.C.) et du deuxième de 1962 (La società italiana) ont déjà été publiés (Roma, Edizioni Le cinque lune, 1962 et 1963), l’essentiel du troisième, de 1963 (I partiti e la democrazia), peut être trouvé en annexe du numéro de 22 septembre 1963 de l’hebdomadaire officiel du parti « La discussione ».
[7] A. Ardigò, Classi sociali e sintesi politica, (I Convegno) et La struttura sociale : aspetti e problemi di una società in trasformazione (II Convegno).
[8] P. Saraceno, La struttura economica : tendenze in atto e prospettive (II Convegno).
[9] F.M. Malfatti, Il P.C.l. : posizione ideologica e realtà pratica et F. Piccoli, L’incidenza della presenza comunista sulla democrazia italiana (III Convegno).
[10] Un seul congressiste, Giancarlo Zoli — vox clamans in deserto — a tenté timidement à deux reprises, au cours du premier et du deuxième Convegno, de rappeler les présents à une perspective européenne : mais ses exhortations n’ont pas trouvé le moindre écho chez ses amis.
[11] G. Galli et P. Facchi, La sinistra democristiana : storia e ideologia, Milano, Feltrinelli, 1962.
[12] Voir la dernière partie de son remarquable ouvrage, Escrito en España, Buenos Aires, Losada, 1962 (tr. it. Scritto in Spagna, Milano, Ed. di Comunità, 1962).
[13] Des arguments tout aussi valables pour une généralisation des affirmations que nous venons de faire sur la gauche démocrate-chrétienne à toutes les gauches italiennes sont offerts par l’ouvrage de G. Galli, La sinistra italiana nel dopoguerra, Bologna, Il Mulino, 1958. Nous aurons d’ailleurs l’occasion de reprendre ce thème plus en détail dans la suite de cette analyse.
[14] Le jugement que nous allons prononcer vaut aussi, par exemple, pour l’« européisme » de façade de la IVe République française, et pour celui désormais tout aussi équivoque de la République fédérale allemande. Une analyse de la situation dans les pays du Benelux nous mènerait probablement à des conclusions à peine un peu plus nuancées.
[15] F.M. Malfatti, La D.C. nelle sue affermazioni programmatiche dalla sua ricostruzione a oggi (I Convegno). Analoguement Luigi Gui, retraçant l’histoire des « réalisations » démocrates-chrétiennes dans l’après-guerre, mentionne à peine l’intégration européenne, sur laquelle pourtant la propagande officielle du parti a tant insisté (L. Gui, La D.C. nella sua azione legislativa e di governo dalla Costituente a oggi, I Convegno). Aux mêmes conclusions nous amène G. Vistosi, La D.C. italienne face aux problèmes de l’heure, « La Revue politique », déc. 1960.
[16] Un exemple frappant du caractère « instrumental » de l’idée européenne a été donné par la « motion pour la convocation d’une Assemblée constituante européenne » présentée en 1962 au Parlement italien par M. Dino Del Bo et autres (parmi lesquels M. La Malfa), dans un moment où une telle présentation paraissait pouvoir constituer un prétexte idéologique supplémentaire pour favoriser une combinaison gouvernementale déterminée (l’ouverture à gauche) et abandonnée sans plus tout de suite après, une fois que les vrais objectifs de l’opération eurent été réalisés par d’autres moyens (cf. Le Fédéraliste, IVème année, n. 2).
Cet « instrument » peut d’ailleurs jouer tout aussi bien en sens inverse. C’est ainsi qu’un député démocrate-chrétien favorable à l’ouverture à gauche me racontait, à la veille des dernières élections politiques, le tour pendable que le comité provincial de sa circonscription, contraire à une telle « ouverture », lui avait joué. L’organisation d’un week-end d’études ayant été décidée, au lieu de mettre à l’ordre du jour les problèmes « brûlants » en liaison directe avec la nouvelle formule du gouvernement (la planification économique, la nationalisation de l’énergie électrique, etc.), on avait choisi comme thème du colloque l’intégration européenne : la meilleure façon d’éluder les questions sérieuses et de beaucoup parler sans rien dire.
[18] A Rome, en 1953, au cours d’une manifestation organisée par le M.F.E.
[19] G. De Menasce, La dimensione morale : trasformazioni sociali, costume e sentimento religioso (II Convegno).
[22] Argument, d’ailleurs, moins valable qu’on ne le pense, l’« adhésion » du parti à l’Etat dans lequel et par lequel il opérait ayant été assez rapide et complète, comme le démontre une analyse attentive de la politique étrangère qu’il a tour à tour défendue (G. Gualerzi, La politica estera dei popolari, Roma, Le cinque lune, 1959). Cf. aussi S. Jacini, Storia del P.P.I., Milano, Garzanti, 1951 ; G. De Rosa, Storia del P.P.I., Bari, Laterza, 1958 ; E.P. Howard, Il P.P.I., Firenze, la Nuova Italia, 1957 ; V.G. Galati, Storia della D.C., Roma, Le cinque lune, 1955 ; F. Magri, La D.C. in Italia, Milano, la Fiaccola, 1954-55 ; M. Vaussard, Histoire de la D.C., Paris, Ed. du Seuil, 1956.
[23] Tout cela est, à première vue, étonnant : si les démocrates-chrétiens cherchaient, en tout ou en partie, un droit de primogéniture sur une idée nouvelle et dynamique, celles de l’unité fédérale du continent se présenteraient à eux à merveille : car s’il est vrai qu’il y a eu tour à tour des socialistes ou des libéraux (citons, parmi les premiers, Barbara Wotton, Ronald MacKay, les auteurs des Studies in Federal Planning et, plus tard, André Philip ou Ignazio Silone ; rappelons surtout, parmi les deuxièmes, Luigi Einaudi) qui ont défendu cette idée, il est vrai aussi qu’ils l’ont fait uti singuli (et sans jamais miser beaucoup eux-mêmes sur cette carte), sans que leurs partis les suivent, et que ni l’internationalisme prolétaire, ni le libre-échangisme économique trouvent une coagulation institutionnelle officiellement affirmée et défendue. Mais la réalité est, hélas, que tout le contenu de leur pensée — la conception de la liberté comme leurs idées économiques et sociales — les démocrates-chrétiens l’empruntent au dehors d’eux, sans aucune réélaboration originelle, à d’autres forces politiques l’ayant déjà énergiquement affirmé : ce qu’ils ne peuvent pas faire pour l’idée fédérale, justement parce que cette affirmation cohérente et tenace de la part d’une force politique organisée, et ayant un poids sur l’échiquier national, a manqué et manque encore.
[24] C’est dans cette perspective, d’ailleurs au fond physiologique, de « le pouvoir d’abord » qu’il faut voir aussi — au-delà du brouillard idéologique dont on l’entoure, et des luttes entre les multiples factions internes qui la compliquent — la dispute interne à la D.C. au sujet de l’ouverture à gauche, et qui est beaucoup moins une querelle idéologique qu’un conflit entre deux évaluations opposées de la politique plus appropriée pour conserver ce pouvoir. Faut-il que les démocrates-chrétiens gardent, même dans l’immédiat, le contrôle le plus large du gouvernement, avec des formules monocolori ou des combinaisons à droite très peu coûteuses (thèse de Scelba de la partie centrista du parti), mais avec le risque, à long terme, de la création dans le pays d’une grande « alternative de gauche » de laquelle alors la D.C. finirait par rester exclue ; ou faut-il (thèse Moro-Fanfani), justement pour éviter ce danger, accepter pour le moment les sacrifices d’une alliance avec les socialistes, à bref terme plus graves, mais avec la perspective de réabsorber à plus longue échéance les poussées de renouvellement, de vider de contenu et de poids l’« alternative socialiste » et de s’assurer ainsi, par une habile opération trasformistica, le maintien indéfini des leviers essentiels de la société et de l’Etat ?
[26] Le « Club » aurait pu ajouter l’exemple italien des gouvernements Tambroni et Fanfani.
[28] J’ai développé plus largement ce thème dans Partiti politici e Federazione europea, « I Quaderni della Crisi », avril 1963.
[29] F. Rosenstiel, Le principe de « supranationalité », Paris, A. Pedone, 1962.
[30] M. Duverger : La VIe République et le régime présidentiel, Paris, Fayard, 1961, (pp. 12 ; 52). Dans le même sens que Duverger l’article Pour un vrai régime présidentiel, « Bulletin du Club Jean Moulin », juin-juillet 1962.
[31] J. Rovan, Une idée neuve : la démocratie, Paris, Editions du Seuil, 1961. Les passages cités se trouvent aux pages 13-15.
[32] Une confirmation intéressante dans ce sens — pour ce qui se réfère à la gauche italienne non socialiste — nous est donnée par le silence à peu près total à ce sujet dans deux ouvrages récents de M. Ugo La Malfa (La politica economica in Italia : 1946 -1962, Milano, Ediz. di Comunità, 1962 et Verso la politica di piano, Napoli, Ed. Scientifiche Italiane, 1962). Dans ces ouvrages l’idée de l’unité du continent ne paraît jouer plus aucun rôle par rapport aux problèmes actuels de la démocratie italienne : et cela bien que leur auteur, tout en concevant toujours l’idée européenne beaucoup plus en termes diplomatiques qu’en termes « populaires », lui ait attribué autrefois une importance réelle (voir surtout de lui l’essai Considerazioni economiche sull’integrazione europea, dans le volume collectif L’integrazione europea, Bologna. Il Mulino, 1957). Un argument contraire à nos affirmations pourrait être constitué, à première vue, par un congrès « européen » organisé à Rome, justement par des forces de nouvelle gauche, au début de 1963 (Che fare per l’Europa, Atti del Congresso degli « Amici del “Mondo” », Milano, Ed. di Comunità, 1963). Mais les considérations que j’ai développées ailleurs à propos de ce Colloque (dans « I Quaderni della Crisi », avril 1963) me paraissent plutôt confirmer, même dans ce cas particulier, le trend progressivement « an-européen » aussi des gauches nationales italiennes, vieilles ou nouvelles.