LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VI année, 1964, Numéro 1, Page 54

 

 

Robert Triffin, L’or et la crise du dollar, Paris, Presses Universitaires de France, 1962.
 
 
« Les décisions de convertibilité européenne, prises en décembre 1958, marquent un pas important sur le long chemin qui mène du chaos monétaire des dernières décades vers un nouvel ordre monétaire international. Par elles-mêmes cependant, elles ne font que ramener le monde à la situation inorganisée et nationaliste de l’étalon de change or des années 1920. L’absurdité totale d’un tel système et son extrême vulnérabilité aux développements défavorables dans les quelques pays à monnaie clé sur lesquels il repose, furent dénoncées de façon unanime par tous les économistes de ce temps ; d’ailleurs, le bienfondé de leurs avertissements fut rapidement prouvé de manière catastrophique par l’effondrement de l’étalon de change or quelques années plus tard, en 1931.
Selon ce système, on compense des réserves d’or insuffisantes, par l’accumulation croissante de monnaies clés nationales en tant que réserves internationales. Inévitablement, une telle accumulation est concentrée sur les monnaies les plus sûres des grands pays créditeurs et le résultat en est une importation non justifiée de capitaux. Les pays mêmes qui devraient prêter aux autres leur empruntent ainsi inconsciemment des capitaux à court terme. Ces mouvements de capitaux ne diminuent pas la pénurie d’or, mais lui donnent seulement l’aspect d’une pénurie des monnaies clés. Pour contribuer à l’expansion désirée de liquidité mondiale, ces mouvements doivent stimuler des exportations supplémentaires de capitaux de la part des pays à monnaies clés ou une diminution de l’excédent de leur balance courante. Cependant l’une ou l’autre de ces réactions ne peut que conduire à une détérioration progressive et permanente dans leurs réserves nettes jusqu’au moment où leurs monnaies n’apparaissent plus comme les plus sûres pour l’investissement des réserves des autres pays. Le ralentissement, l’arrêt ou le renversement de l’accumulation des monnaies clés comme réserves-mondiales, ramène alors au premier plan le problème sous jacent de la pénurie d’or et impose, en même temps, des réadaptations difficiles de la balance des paiements pour les pays placés au cœur du système. La déflation interne, la dévaluation de la monnaie ou les restrictions commerciales et cambiaires seront les principaux choix qui leur seront offerts ; ces procédés auront de plus tendance à gagner le reste du monde et risquent plus tard d’être aggravés par des mouvements spéculatifs de capitaux, culminant dans une panique financière du genre de celle de 1931, ou à une rechute dans le bilatéralisme » (pp. 167-168).
Cette analyse critique de l’étalon de change or est la base sur laquelle s’appuient les propositions de Triffin pour une réforme du système monétaire international. L’élément crucial de ce système est représenté par l’accumulation à côté de l’or, comme réserves internationales, de ce que l’on a appelé les monnaies clés nationales,[1] à l’heure actuelle, en premier lieu le dollar, en second lieu la livre sterling ; et le plan Triffin est caractérisé par rapport aux nombreux autres plans[2] proposés ces dernières années, justement par le fait qu’il affronte à la racine « l’incohérence de base du système de l’étalon de change or » (p. 75), à savoir l’emploi de monnaies nationales comme réserves internationales, à travers l’internationalisation de la composante en devises étrangères des réserves monétaires mondiales.
« On a plaidé, ci-dessus, pour l’internationalisation des réserves de devises étrangères sous l’égide du Fonds Monétaire International en tant que solution la plus logique à ce problème. Cette internationalisation faciliterait l’adaptation des opérations de prêt du Fonds aux besoins légitimes de liquidité dans une économie mondiale en expansion ; elle aiderait également à renforcer le système monétaire mondial contre les vicissitudes de la direction monétaire nationale dans les pays à monnaie clé. On a proposé des mesures concrètes pour sauvegarder cet étalon de change or réellement international, contre le penchant inflationniste qui occasionna le rejet, il y a quinze ans, des projets largement similaires émis par John Maynard Keynes »[3] (p. 168).
Dans leurs termes essentiels les propositions de Triffin se réduisent à cela : le Fonds Monétaire International doit être transformé en une espèce de Banque Centrale mondiale près de laquelle doit être déposée une partie des réserves en devises des divers pays, à savoir, pour chaque Etat membre, au moins 20% de ses réserves actuelles et 20% de tout futur accroissement de ses réserves. Ces dépôts doivent être assistés par la gold-clause et produire un intérêt. Sur la base de ces dépôts, le Fonds peut émettre une monnaie internationale qui peut être utilisée uniquement par les Banques Centrales des Pays membres pour solder leurs balances des paiements. Evidemment le Fonds peut accroître la liquidité internationale en émettant de la monnaie dans une mesure supérieure au montant des dépôts reçus, exactement comme une Banque Centrale nationale ; toutefois cette augmentation de liquidité internationale ne devrait pas dépasser normalement 3% par an, ce qui représente le taux moyen de développement du commerce mondial.
Afin que ce système (qui, techniquement, est le plus simple, car il se réduit à la création d’une super-banque centrale supranationale, ayant le pouvoir d’émettre une offre additionnelle d’une nouvelle monnaie-réserve) puisse effectivement fonctionner correctement, il est nécessaire que d’autres conditions auxquelles Triffin fait allusion, et qui, à notre avis, constituent le nœud de la question, soient remplies.
« Un système de convertibilité monétaire internationale réalisable et viable dépendra également demain, comme il en dépendait hier, de l’existence d’un montant important de capitaux destinés à l’amortissement et au financement de déséquilibres temporaires ; parallèlement, cette convertibilité dépendra aussi de l’acceptation et de la mise en œuvre d’une coordination des politiques monétaires internes suffisante pour conserver un équilibre à long terme de la balance des paiements globaux de chaque pays. L’internationalisation des réserves de devises aiderait à fournir ce financement et à procurer au Fonds Monétaire International le levier nécessaire pour promouvoir cette unification.
On ne peut donner une signification politique à la convertibilité, si ce n’est en la considérant comme une notion relative dont l’aboutissement ultime impliquerait l’abandon total de toute souveraineté nationale pour les pays membres sur toute forme de restrictions de commerce et de paiement et même sur les taux de change. De tels abandons sont totalement inconcevables de nos jours, en faveur d’un simple ‘laissez faire’ du XIXe siècle, ignorant des niveaux nationaux d’emploi et d’activité économique. La négociation et la mise en œuvre d’engagements de convertibilité essentiellement négatifs sont inséparables d’une négociation parallèle et de la mise en œuvre d’engagements positifs d’intégration entre les pays en question. On ne peut faire fi des moyens d’action de la politique nationale. Ces moyens ne peuvent être échangés que contre des moyens d’action de la politique internationale ou supranationale, capables de servir de grands objectifs de la politique économique dans le monde moderne » (p. 168-169).
En substance Triffin met l’accent sur deux conditions qui sont fondamentales pour le fonctionnement du système qu’il présente : a) qu’il existe une certaine coordination entre les différentes politiques financières nationales, de sorte qu’un équilibre stable et à long terme soit maintenu, dans les différentes balances des paiements ; b) que les Etats qui adhéreront au nouveau Fonds renoncent définitivement à l’emploi de certains instruments d’intervention dans la vie économique, et transfèrent en même temps à des organismes supranationaux la tâche de poursuivre ces objectifs qui ne peuvent plus être atteints au niveau national. La première condition vise à empêcher que la Banque mondiale ne soit utilisée pour financer des déficits toujours croissants de pays qui mènent une politique financière irresponsable, ce qui ouvrirait la voie à de désastreuses poussées inflationnistes, et sa réalisation sous-entend que l’évolution des rapports matériels de la production, accompagnée par le déclin de la souveraineté nationale, ait déjà donné naissance à une unité confédérale de fait, institutionnalisée ou non au niveau juridique. Mais ce n’est pas tout : si la création d’une Banque mondiale signifie un renoncement définitif à l’emploi de certains instruments permettant d’atteindre des objectifs auxquels à l’heure actuelle il semble impossible de renoncer, c’est-à-dire un renoncement à la souveraineté, dans un certain secteur, de la part des Etats adhérents, cela implique, en premier lieu, la nécessité de transférer certaines fonctions (celles auxquelles renonce chaque Etat) à un organisme supranational ; mais ce qu’il faut surtout relever, c’est que ce transfert ne peut pas être automatique, car chaque Etat tend à conserver ses attributions tant qu’il n’est pas obligé à y renoncer.
Donc, d’un côté il ne peut pas y avoir de commerce mondial sain sans un système monétaire mondial, d’autre part, il ne peut pas y avoir de système monétaire mondial sans une Fédération mondiale. Il en résulte que le problème se déplace de l’économie à la politique. Une Fédération mondiale est-elle possible ? Des équilibres mondiaux avec convergences entre les Etats suffisantes pour se rapprocher (grâce à l’harmonisation des politiques économiques) de l’optimum que représentent la Fédération mondiale et le système monétaire mondial sont-ils possibles ? Un fait est en tout cas certain : ces problèmes doivent se résoudre sur le plan politique, et à commencer par l’Europe.
 
Alberto Majocchi


[1] « Au cours des cinq dernières années, les ventes d’or russe ont fourni près des deux tiers de l’augmentation totale des réserves d’or des banques centrales et les pertes nettes de réserves des Etats-Unis — transferts d’or et endettement grandissant vis-à-vis des banques centrales étrangères — près de 80% de l’accroissement global des réserves d’or et de change des autres pays » (R. Triffin, Ouvrir la porte au progrès, “Le Monde”, 15-16 déc. 1963).
[2] Pour une exposition synthétique de ces plans pour la réforme du système monétaire international et des plus récents accords de coopération monétaire internationale, voir : The Problem of International Liquidity, “Review of the Economic Conditions in Italy”, Banco di Roma, January 1963.
[3] Il s’agit du fameux Plan Keynes pour une International Clearing Union. Le texte officiel est contenu dans les Proposals by British Experts for an International Clearing Union en date du 8 avril 1943 et reproduit dans Proceedings and Documents of the United Nations Monetary and Financial Conference, U.S. Government Printing Office, Washington, 1948, Vol. II, pp. 1548-1573. Pour une analyse critique suffisamment complète du Plan Keynes voir : R. Triffin, Europe and the Money Muddle, From Bilateralism to Near-Convertibility, New Haven, Yale University Press, 1957, pp. 93-109.

 

 

 

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