XI année, 1969, Numéro 1, Page 29
Paul A. Baran et Paul M. Sweezy, Monopoly Capital, Monthly Review Press, N. Y., 1966.
Le livre de ces deux auteurs américains veut dépasser certains schèmes de l’interprétation marxiste de l’impérialisme et indiquer une nouvelle stratégie contre le capitalisme moderne à la lumière des modifications intervenues dans le système économique bourgeois. Leur thèse fondamentale est que le capitalisme est sorti de la phase concurrentielle et qu’il est devenu monopolistique, autrement dit que le système économique est dominé par de grandes entreprises sociétaires.
Dans ces entreprises, le personnage du capitaliste du dix-neuvième siècle, dont les efforts tendaient à l’obtention de profits immédiats, et à qui la lutte des prix servait d’instrument pour l’emporter sur les concurrents, a disparu. Il a été remplacé par les dirigeants qui, davantage préoccupés du renforcement de l’entreprise dans la longue période, ont adopté une attitude de « respect mutuel » à l’égard des concurrents et poursuivent leur objectif économique par la rationalisation des processus de production et la promotion des ventes.
Sweezy et Baran tentent donc d’introduire au niveau de l’analyse macroéconomique les résultats des études microéconomiques du fonctionnement de l’oligopole, dues à Mrs Robinson et à Chamberlin entre les deux guerres mondiales. Dans ce cadre, ils adressent à l’école keynésienne le reproche d’en être restée au modèle concurrentiel et à la théorie du cycle économique et de ne pas avoir repris, dans les conditions du capitalisme monopolistique, le problème de la formation et de la distribution du surplus qu’ils définissent comme la différence entre ce que la société produit et les coûts qu’elle supporte.
En outre, la position privilégiée des grandes sociétés par actions, affirme-t-on, ne peut pas être menacée par de nouveaux concurrents, forts d’innovations technologiques, comme Schumpeter le croyait ; ils sont seuls à posséder les groupes de chercheurs qui permettent les productions d’avant-garde. Tout cela permet d’obtenir des profits croissants et les auteurs s’avancent jusqu’à soutenir que la loi marxienne de la chute du taux de profit a été remplacée par celle de sa hausse tendancielle. L’action syndicale pour des salaires plus élevés n’égratigne même pas les marges bénéficiaires puisque les entreprises répercutent sur les prix le coût accru du travail.
Mais le surplus ainsi produit ne parvient pas à être absorbé convenablement par la consommation, par les investissements intérieurs et extérieurs, par l’accroissement de la population, ni par les nouvelles techniques de production ; c’est pourquoi, à la limite, le système économique est condamné à la stagnation. Seule la dépense publique à caractère militaire peut permettre au système de fonctionner et, de la sorte, la classe dirigeante du capitalisme monopoliste américain atteint aussi le but d’avoir une force en mesure de jouer le rôle de gendarme de ses investissements à l’extérieur.
En favorisant un haut niveau d’emploi, les dépenses d’armements atténuent les conflits sociaux et finissent par être acceptées même par les forces ouvrières auxquelles les marxistes font confiance.
En esquissant une nouvelle stratégie, Sweezy et Baran soutiennent que l’avant-garde révolutionnaire est aujourd’hui constituée par les masses déshéritées et exploitées des pays du tiers monde et que seule leur guerre révolutionnaire contre l’impérialisme américain peut conduire au renversement du « système irrationnel ». Qui plus est, la révolution sociale à l’échelle mondiale, avec les difficultés qu’elle créerait aux Etats-Unis, finirait par amener les déshérités américains (noirs des ghettos urbains, chômeurs et sans-emplois, bénéficiaires de retraites misérables) eux-mêmes à se révolter contre la structure du capitalisme monopolistique.
Le livre reflète donc les thèses que Sweezy et Baran soutenaient dans la Monthly Review et que Sweezy, après la mort de Baran, continue à défendre avec la collaboration de Huberman. Leur livre offre un prétexte à des considérations variées de caractère économique, politique et social, dans la mesure où y sont examinés les rapports entre capitalisme monopolistique et développement économique, système démocratique bourgeois, politique extérieure américaine, valeurs courantes dans la société américaine actuelle et relations entre la population blanche et la population de couleur.
Leur discours économique n’est pas vraiment nouveau et à part les références à Chamberlin et à Mrs Robinson, en ce qui concerne les aspects macroéconomiques, on note l’influence d’auteurs comme Kalecki et Steindl.
Sur le plan politique, nos observations concernent la formulation de leur théorie de l’impérialisme et de la révolution sociale mondiale.
Notre critique de la théorie de l’impérialisme de Sweezy et Baran part du fait que l’école marxienne, à qui va le mérite d’avoir indiqué comment à l’intérieur des Etats les choix politiques sont déterminés par la raison sociale, ignore que dans les rapports internationaux les comportements politiques sont guidés par la raison d’Etat. Et elle ignore, en outre, les relations d’interdépendance entre les deux « raisons ».
Or, le recours au concept de raison d’Etat permettrait aux deux auteurs de se rendre compte que l’impérialisme économique des Etats-Unis est la conséquence de leur impérialisme politique et comment le premier s’est développé suivant les occasions que le second lui procurait, d’abord à l’échelle continentale américaine (doctrine de Monroe), puis à l’échelle mondiale avec l’avènement du bipolarisme américano-soviétique. Dans cette situation internationale, de même qu’il existe un impérialisme politique américain, de même il en existe un soviétique (satellisation de l’Est européen, répression de la révolte hongroise en 1956 et du nouveau courant de Prague en 1968, sans parler de la Pologne en 1939 et de la Finlande en 1940).
En ce qui concerne la thèse de la révolution sociale mondiale pour provoquer l’écroulement du capitalisme en Amérique, il nous semble nécessaire de relever avant tout que nos auteurs recourent à cette thèse à cause des difficultés qu’ils rencontrent pour lancer les mots d’ordre d’une révolution marxiste dans une économie évoluée comme l’économie occidentale.
Sweezy et Baran oublient l’élément historique qui est à la base de la révolution et de l’expérience soviétique et chinoise, à savoir : le problème de l’industrialisation rapide de ces pays, lié au problème politique du dégagement des influences que les puissances extérieures font peser sur ce développement.
Si l’on se rend compte qu’au monde peu d’Etats seulement (l’Inde et quelques pays africains et latino-américains) ont la dimension suffisante pour entreprendre cet effort titanesque, nous devons reconnaître que, pour les pays restants, les conditions d’une perspective de développement n’existent pas en dehors de la vassalité par rapport aux grandes puissances. En outre, des cas comme le Vietnam, Cuba, la guérilla en Amérique latine, que les auteurs donnent comme exemples du défi lancé désormais au capitalisme américain, concernent des situations trop liées aux intérêts soviétiques et chinois pour jouer un rôle autonome.
Ce que nous voulons dire, c’est ceci : dans la mesure où les grandes puissances, U.S.A., Union soviétique et Chine, optent pour le statu quo, ces guerres locales cessent ou s’essoufflent (voir la Grèce, ou le désaveu de la guérilla en Amérique du Sud par les partis communistes d’obédience soviétique).
Il faut encore remarquer que la force de la civilisation occidentale, dans la mesure où elle a atteint le tiers monde et lui a donné une importance politico-sociale, tend d’un côté à mettre en crise le bipolarisme américano-soviétique (on pense à l’émergence de la puissance chinoise) et, de l’autre, à développer une division de l’humanité entre peuples industrialisés et peuples sous-développés qui ne pourra être surmontée qu’en venant à bout du problème de la paix dans le monde.
Si les deux auteurs avaient prêté plus d’attention à la détermination du cours de l’histoire et s’ils s’étaient rendus compte du rôle joué par la raison d’Etat dans les rapports internationaux, ils auraient compris que la soif de progrès économique et social de ces peuples les oppose non seulement à l’impérialisme américain, mais aussi à l’impérialisme soviétique, la Russie étant désormais un pays industriellement développé. C’est sur la base de cette division sociale de l’humanité que repose aussi le conflit sino-soviétique, que Sweezy et Baran font mine d’ignorer, mais qui est déterminant pour montrer le caractère illusoire de la conception marxienne (propre aussi à d’autres courants idéologiques) considérant les problèmes internationaux comme solubles dans la mesure où la classe ouvrière (pour les libéraux du dix-huitième siècle : la bourgeoisie) prend la direction politique d’un pays. Enfin, ils ne se rendent pas compte que les situations de tension internationale, comme la situation actuelle, imposant de grandes dépenses militaires, gèlent toute possibilité effective d’assainissement et d’évolution sociale à l’intérieur des Etats.
A notre avis, les problèmes de la paix internationale, de l’émancipation des peuples sous-développés et même des masses de déshérités existant dans nos pays entrés dans la civilisation du bien-être, sont étroitement liés et peuvent trouver une solution dans la mesure où l’on substitue dans les rapports internationaux, à l’empire de la force, le règne du droit suivant l’indication kantienne.
Ce n’est qu’en luttant pour la réalisation d’une fédération mondiale, dont la lutte pour la fédération européenne constitue le premier pas, qu’il est possible de créer les conditions préalables d’une transformation de la condition humaine qui, en dernière analyse, tient à cœur tant aux auteurs du Capital monopoliste qu’à nous-mêmes.
Alfonso Sabatino