XV année, 1973, Numéro 3-4, Page 140
QUI MARGINALISE L’ITALIE ?
Récemment, la politique européenne du gouvernement italien a été mise en cause. La décision de laisser flotter la lire indépendamment des autres monnaies a été ressentie comme anti-européenne et, dans le sillage de cette première accusation, on a découvert que l’Italie manque d’une politique européenne depuis l’époque de De Gasperi, que les hommes politiques et les fonctionnaires qui représentent l’Italie dans les négociations communes sont incompétents et mènent une politique de chapelle, etc…
Il s’agit là de choses qui, pour celui qui suit la politique européenne, sont connues depuis longtemps. C’est curieux que les levées de boucliers n’aient lieu que maintenant, pendant que l’opération de torpillage du gouvernement Andreotti est en plein déroulement, comme s’il s’agissait là de nouveautés. De toutes façons, cela ne nous regarde pas. Pour nous, c’est cependant urgent de remarquer qu’une fois de plus la politique européenne sert à des fins de politique nationale.
Mais, venons-en au fait. Il est clair que le flottement de la lire marque une période de crise dans les relations entre l’Italie et la Communauté européenne. Quelles sont les origines de cette crise ? L’Italie est un pays à moitié sous-développé qui, avec le Marché commun, s’est trouvé inséré dans un grand marché concurrentiel, complètement dépourvu de politique économique parce que dépourvu de pouvoir politique. Et pourtant, dans un premier temps, l’Italie a tenu bon. Comment cela ? Les raisons superficielles de ce phénomène sont évidentes : les entreprises italiennes ont pu être compétitives grâce aux bas salaires et à la faible pression fiscale, qui avait comme contrepartie ? mauvaise adaptation des services publics aux nécessités de modernisation imposées par le développement du Marché commun. Mais derrière ces raisons superficielles se trouvent des causes plus profondes : celle de la « solidarité atlantique » qui, persistant encore comme conséquence de la guerre froide, donnait au gouvernement italien la force de maintenir l’ordre public, que, seul, il n’aurait jamais eue, et maintenait dans son ghetto le P.C.I., entraînant automatiquement à identifier au P.C.I., et par là, poussant vers lui dans le ghetto, tout élan de rénovation sociale.
Ces conditions en sont venues progressivement à manquer. Le rapprochement U.S.A.-U.R.S.S. a poussé dans des directions différentes les intérêts des Etats européens et ceux des U.S.A., fait sortir de son ghetto le P.C.I., et libéré beaucoup d’autres forces potentiellement rénovatrices qui ne faisaient pas partie du P.C.I. et ne dépendaient pas de lui. Les revendications d’augmentation de salaire des travailleurs sont devenues impératives. Parallèlement, l’inadaptation des services publics, avec la hausse du niveau de vie, devenait intolérable. Il devenait indispensable d’augmenter la pression fiscale. Le climat social est devenu lourd. La concurrentialité de nombreuses entreprises a diminué. C’est ainsi que l’on en est arrivé au flottement indépendant de la lire et au risque pour l’Italie d’être tout simplement chassée du Marché commun.
Dans cette situation, se borner à dire que le gouvernement italien a eu à Bruxelles une politique anti-européenne parce qu’il a refusé d’aligner la lire sur les autres monnaies fortes (comme ont fait, du reste, la Grande-Bretagne et l’Irlande) est, c’est le moins qu’on puisse dire, rester à la surface des choses ; et cela l’est d’autant plus dans l’optique de ceux qui portent cette accusation sur le gouvernement italien, pour lesquels ce qui est antieuropéen n’est pas ce qui ralentit le processus de création de la Fédération européenne, mais ce qui est anti-communautaire. En fait, il est clair pour tous qu’aligner en ce moment la lire sur les autres monnaies fortes en l’exposant aux risques d’une réévaluation progressive par rapport au dollar, signifierait pour l’Italie la nécessité d’augmenter de façon draconienne la compétitivité de ses produits, c’est-à-dire de porter un coup décisif aux prix de revient des entreprises. Ce qui, à son tour, signifierait une réduction draconienne des charges fiscales, c’est-à-dire de la dépense publique, et une politique des revenus. Nous ne voulons pas poser la question de savoir si cela vaut la peine de payer le prix de la déflation, du mauvais fonctionnement du secteur public, de l’arriération sociale pour rester dans une Communauté conçue comme un club des riches incapable de prendre même les mesures les plus élémentaires pour aider un partenaire en difficulté. Nous nous bornerons à une constatation de fait : avec le climat social qui règne aujourd’hui en Italie, seul un gouvernement franchement fasciste serait à même de mener la politique réactionnaire capable d’avoir les résultats qu’apprécieraient nos partenaires privilégiés.
En réalité, ce que la situation actuelle met en lumière, ce ne sont pas seulement les déficiences de l’Italie. Certes, elles existent ; mais elles sont objectives. Un pays à moitié sous-développé produit une classe politique et une bureaucratie de pays à moitié sous-développé, c’est-à-dire, au moins en partie, levantine, avide, improvisatrice et incompétente. D’ailleurs, on ne devrait pas oublier qu’un pays a la classe politique qu’il mérite, et qu’en Italie, la classe politique n’est pas ce qu’il y a de pire dans la société. Et on ne devrait pas oublier non plus que ces caractéristiques de la classe politique et de la bureaucratie italiennes ne sont pas des nouveautés, et qu’elles existaient aussi quand la présence de l’Italie dans la C.E.E. n’était pas un sujet de discussion.
Ce qui devrait émerger avec force pendant cette période – et qui n’émerge du tout – c’est la prise de conscience que c’est le modèle lui-même de développement sur lequel se base le Marché commun qui ne tient plus debout : c’est-à-dire le modèle fondé sur le principe de l’harmonisation progressive des économies.
On postule que, pour faire l’Europe, il est nécessaire au préalable de faire marcher d’un même pas toutes les économies nationales, en oubliant que, s’il était possible de faire aller du même pas toutes les économies nationales sans faire l’Europe, faire l’Europe deviendrait, tout au moins du point de vue économique, tout à fait superflu. En réalité, le fait que les économies des Six soient allées du même pas jusqu’en 1968 a été le résultat d’un accident de l’histoire. Après 1968 la situation a changé, et on ne doit pas oublier que, depuis lors, l’économie italienne n’a pas été la première ni la seule a ne pas aller de pair avec les autres, comme le démontre la longue série de flottements et de changement de la parité des monnaies qui a caractérisé désormais l’histoire monétaire européenne.
En réalité, aujourd’hui, c’est tout le mécanisme de la C.E.E. qui est en crise. Nous nous trouvons par conséquent à une croisée des chemins : ou bien fon fait un pas concret vers l’unité démocratique de l’Europe par le transfert de la lutte politique du cadre national au cadre européen avec l’élection au suffrage universel du Parlement européen, et, par conséquent, avec la création d’un pouvoir politique capable de mener une politique économique, une politique monétaire, une politique régionale, une politique sociale européennes, en opérant des transferts de richesse des régions riches aux régions pauvres de l’Europe ; ou bien on transforme la C.E.E. en un club de pays privilégiés, qui n’ont pas, au moins pour le montent, de problèmes d’« harmonisation », l’Italie en étant exclue.
Ce serait une tragédie pour l’Italie, mais ce serait une tragédie pour l’Europe elle aussi, car si l’Italie a besoin de l’Europe, l’Europe a besoin de l’Italie. C’est justement à cause de la présence de cette région arriérée et sous-développée, avec ses nombreux et graves problèmes, que l’on définira la physionomie sociale de la Fédération européenne, sa volonté et sa capacité de reformes et, en dernière analyse, sa capacité d’élaborer un modèle de vie sociale vraiment différent du modèle américain, et de répondre aux aspirations des peuples du tiers-monde. Sans l’Italie, la Fédération européenne, si jamais elle voit le jour, sera une grande puissance satisfaite qui n’aura que peu de choses à dire au reste du monde.
Une dernière considération : souvent les grandes décisions sont prises aux moments les plus dramatiques. La situation dans laquelle se trouve aujourd’hui la classe politique italienne est dramatique. Et elle a la possibilité de donner une réponse européenne à ce défi en faisant élire par le peuple les délégués italiens au Parlement européen moyennant l’approbation du projet de loi n° 1 d’initiative populaire. Ce serait le moyen le plus clair pour dire à nos partenaires que la solution pour sortir de la crise communautaire dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui réside dans la création d’un pouvoir démocratique européen et non pas dans telle ou telle politique économique nationale. Ce serait une façon péremptoire pour passer de la position d’accusés à celle de leaders du processus d’unification européenne. Que la classe politique italienne sache saisir cette occasion.
Francesco Rossolillo
(avril 1973)