IV année, 1962, Numéro 2, Page 194
TROIS CONGRES (MAIS AUCUNE IDEE…)
D’abord les libéraux-démocrates, a Düsseldorf, puis les sociaux-démocrates à Cologne et enfin le démocrates-chrétiens à Dortmund, ont tenu leur congrès annuel. Le fait que ces trois congrès se soient tenus, l’un près de l’autre, dans l’étroit triangle formé par le confluent des vallées du Rhin et de la Ruhr s’explique si l’on pense à l’imminence des élections pour le renouvellement du Parlement du LandNordrhein-Westfalen, le Land le plus peuplé et le plus riche de l’Allemagne Occidentale. Raison de plus pour que soient faussées les discussions des congrès insérées de façon inopportune dans la campagne électorale. Quoi qu’il en soit, il semble que de discussions on n’en ait guère faites, du moins au cours des congrès de la FDP et de la SPD si le secrétaire de la FDP Erich Mende lui-même affirma que « ce n’est que dans des cas exceptionnels que la discussion est l’essentiel dans les congrès des partis ».
Il convient d’examiner en premier lieu le congrès des sociaux-démocrates lesquels, du moins en théorie, devraient être ceux qui ont plus que les autres quelque chose de nouveau à dire, du fait qu’ils ne font pas partie du gouvernement. Que les sociaux-démocrates sont exclus du gouvernement, du moins du gouvernement fédéral, c’est un fait connu, mais dire que pour cette raison il sont à l’opposition, signifierait bouleverser le sens habituel des mots. Si l’on entend par opposition le simple fait d’aspirer au pouvoir que d’autres détiennent, alors nous sommes tous d’accord, les sociaux-démocrates sont à l’opposition, mais si par opposition l’on entend également la volonté d’imposer une politique qui s’oppose à celle de ceux qui détiennent le pouvoir, il ne subsiste aucun doute, les sociaux-démocrates ne le veulent pas. Il semble au contraire que ce parti ait adopté solidement le slogan de la CDU : Keine Experimente (aucune expérience). « Die Zeit » écrit (25 mai 1962) : « la chose la plus importante pour la direction de la SPD semble être de faire en sorte que ce parti ne se différencie pas des autres » et conclut : « la SPD offre des hommes nouveaux et c’est tout ».
Il y a d’ailleurs pas mal de temps que ce processus d’anti-différenciation a commencé. En novembre 1959, le congrès du parti renia son origine marxiste dans le programme de Bad-Godesberg et élabora la doctrine de la Sozialistische Marktwirtschaft, c’est-à-dire l’économie de marché socialiste,[1] en mars 1960, il enterra le Deutschlandplan, plan pour la réunification de l’Allemagne, en juillet, la même année, il répudia le neutralisme et affirma sa fidélité à l’OTAN. Maintenant le chemin a été parcouru jusqu’au bout, le programme social de la SPD pourrait être souscrit sans hésitation par n’importe quel représentant de la gauche de la CDU. Aussi le congrès a-t-il même eu le temps de discuter pour savoir si les sociaux-démocrates doivent continuer à se donner entre eux le titre de « Genosse » (compagnon) et Ollenhauer a conclu que, bien que lui-même soit favorable au maintien de la « tradition socialiste », chacun a le droit de s’adresser à ses collègues comme bon lui semble.
Le congrès de la SPD n’avait-il donc vraiment rien d’autre à discuter ? Peut-être que si, mais alors il aurait couru le risque de se différencier de la CDU et d’Adenauer, et aujourd’hui, en Allemagne, seuls ceux qui se montrent les continuateurs les plus fidèles de la politique du vieil homme d’Etat rhénan peuvent aspirer à sa succession, et les sociaux-démocrates savent bien que sans Adenauer, non seulement la CDU n’atteindra plus la majorité absolue, mais qu’elle s’affaiblira progressivement. C’est pourquoi ils répètent aujourd’hui (que l’on pense au discours de Willy Brandt au congrès) ce qu’Adenauer a toujours dit et qu’ils vont même au-delà, faisant preuve d’un zèle particulier pour s’adapter à la politique kennedienne du « discuter sur des positions de force ». Ils précisent ainsi leurs dispositions de cœur à entrer dans un gouvernement CDU-SPD qui soit plus capable de s’insérer dans le nouveau courant de la politique occidentale qui doit rétablir la leadership américaine en Europe avec la nouvelle idéologie de l’internationalisme démocratique. Peut-être se prépare-t-il en Allemagne aussi une « ouverture à gauche ».
Le nouveau courant représenté par Brandt et Ollenhauer s’est facilement imposé au parti ; l’opposition de gauche, autrefois modeste mais combative ne s’est presque pas fait entendre au congrès de Cologne, et, même si l’on sent un certain mécontentement au sein du parti, ce mécontentement ne s’est pas cristallisé en des positions intérieures. La vieille aile, provenant du parti communiste, (mis hors la loi, comme chacun sait, par la constitution) s’est presque désagrégée, les groupes dissidents d’étudiants (les groupes de la revue « Konkret » de Hambourg, et des groupes analogues de Francfort, qui avaient pris position en faveur de la reconnaissance de la DDR) ont été en fait expulsés du parti et ont conflué en un regroupement pacifiste, la Deutsche Friedens Union. Le parti d’opposition de la République Fédérale est un parti sans opposition.
C’est paradoxal, mais ce que nous venons de dire à propos du parti social-démocratique, nous pouvons le répéter plus ou moins à propos du parti libéral-démocratique. (Tous les partis allemands d’une certaine importance portent la démocratie dans leur nom même, mais où est la démocratie s’il n’existe pas de dialectique entre le gouvernement et l’opposition ?). Les libéraux affichent eux-aussi le même zèle pour faire oublier un passé anti-atlantique et anti-européen, le même alignement, plus ou moins marqué, sur la ligne du néo-atlantisme, la même confusion d’idées sur les questions les plus brûlantes (réunification, armement de la Bundeswehr, etc…), quelque modeste polémique sur la politique économique et sociale du ministre Erhard (« trop dirigiste », d’après les libéraux), et surtout le silence des oppositions intérieures, autrefois si combatives. Erich Mende a vaincu tranquillement (avec un congrès bien dosé et bien organisé, au programme duquel bien peu de temps avait été prévu pour la discussion, en des termes tantôt aimables, tantôt cinglants à l’égard du plus grand parti de coalition), la tentative de consolider sa propre position au gouvernement. « Die Zeit » écrivait ironiquement au lendemain du congrès (1er juin 1962) : « seule la passion politique du délégué Gross de Hambourg avait été assez vive pour le pousser jusqu’à critiquer la direction du parti ».
Le tableau se modifie légèrement, mais pas beaucoup, pour le congrès de la CDU, de Dortmund. Le parti d’Adenauer est en déclin. 10% des voix perdues aux élections fédérales de cet automne en sont seulement le symptôme le plus apparent. Les raisons de ce déclin son multiples, elles vont des raisons d’ordre général (l’usure inévitable d’un parti au gouvernement dans une démocratie inefficiente), à des raisons d’ordre particulier. Parmi ces dernières, mais non en dernier lieu, le fait que la CDU est et a été « le parti d’Adenauer » (comme, toutes proportions gardées, la DC avait été « le parti de De Gasperi »), c’est-à-dire le parti d’un homme qui, à bien des points de vue, et non à tort, est considéré comme un chef selon la Grâce. Le déclin de la leadership d’Adenauer, sa prochaine et inévitable disparition de la scène politique allemande, ont libéré au sein du parti la course effrénée des ambitions en vue de sa succession. Toutefois son parti n’offre pas à Adenauer une véritable alternative. En face de cet homme qui, à raison, peut regarder de haut, avec un certain mépris, les dii minores de son parti, et dont la stature politique se dresse sans aucun doute au-dessus de celle des autres (même pour ceux qui, comme nous fédéralistes, connaissent les très graves limites de son œuvre de reconstructeur involontaire d’un passé déjà irrévocablement démoli par l’histoire), en face de cet homme donc, la scène politique allemande ne présente pas d’autre alternative que celle de poursuivre avec de moins en moins d’imagination, la voie qu’il a entreprise. Le congrès de la CDU s’est tenu dans cette situation dont beaucoup, sinon tous, sentaient plus ou moins consciemment la portée. Comment les démocrates-chrétiens ont-ils répondu à la situation, les faits le diront ; quoi qu’il en soit il est facile de prophétiser que la réponse n’aura pas été adéquate.
Toutefois, si aux congrès de la FDP et de la SPD, il y a pas eu de discussion, le congrès de la CDU, (mais il fallait s’y attendre), a été plus animé. Non sans difficultés (de la part d’Adenauer et de ceux qui dans son parti son encore sous de sa forte personnalité), a été approuvé un timide projet de réforme de la structure intérieure du parti et des rapports du parti avec le parlement et avec le gouvernement, rapports qui, à mesure que le temps passait, étaient devenus de plus en confus. Cette réforme a porté à une position de grande responsabilité dans le parti l’un des « concurrents », le ministre de l’intérieur de la Rhénanie-Westphalie, Hermann Josef Dufhues.
La discussion a également été vive au sujet de la politique extérieure et économique. A la position d’Adenauer et de l’ex-ministre des Affaires étrangères Von Brentano, qui réclamaient le maximum d’intransigeance envers les soviétiques, une amitié stable à l’égard de la France, la prudence quant à l’entrée de la Grande Bretagne dans le Marché Commun, se sont opposées d’une part les positions de la vieille garde qui n’a pas encore fini de pleurer la disparition de Dulles et qui souhaite un retour à la guerre froide, et d’autre part la position de Schroeder, ministre actuel des Affaires étrangères, et « concurrent » coté lui aussi à la succession, qui s’aligne fidèlement au nouveau cours de la politique des USA, et qui est favorable (bien une prudence sibylline) à la politique dite d’intégration (ou « Europe des mots », comme l’a définie de Gaulle) ne fermant la porte ni à la Grande-Bretagne, ni à l’Europe des patries. L’opposition a été particulièrement vive lorsque Schroeder a dit que « l’on doit poursuivre sa propre politique dans les limites qui lui sont imposées ». Il a été répondu à ces paroles que « toute politique a les limites qu’elle veut bien s’imposer à elle-même ». Ce mot d’esprit s’explique tout seul. Mis à part ce qui a été dit sur la politique sociale et économique et qui nous semble d’un intérêt moins immédiat, (mais qui met en lumière la popularité dont jouit encore Erhard au sein du parti), il ne semble pas que les divergences aient donné lieu à la formation de fronts à l’intérieur du parti dont le dynamisme apparent, loin d’être déterminé par différentes alternatives n’est dû qu’à la course au pouvoir des différents « califes » en lice. Donc, même le parti démocrate-chrétien ne présente pas d’oppositions. Le tableau politique de l’Allemagne actuelle est, comme on le voit, des plus singuliers : il y a une opposition qui n’est pas une véritable opposition, chaque parti se présente vers l’extérieur compact et plus ou moins monolithique. L’unité des Allemands occidentaux est donc un fait accompli, le bloc est compact comme le fut l’ancienne Prusse.
Mais cette unité couvre le vide. La scène mondiale actuelle est bien différente de celle qui a vu naître la République Fédérale, cependant, l’Allemagne y est encore au centre parce que, qu’on le veuille ou non, l’équilibre mondial passe par l’Allemagne divisée. Dans cette situation la République Fédérale se trouve en face de l’inamovibilité de la frontière de l’Oder-Neisse, de l’existence de la DDR (c’est-à-dire d’un Etat qui, tout dégoûtant et immoral qu’il est, est tout de même un Etat), de la nécessité de trouver un accord qui maintienne la liberté des Berlinois, qui ne fasse pas renaître de dangereuses espérances de refaire de Berlin la capitale d’une Allemagne réunifiée, du problème du désarmement auquel est lié celui de l’armement atomique de l’OTAN ou de la Bundeswehr ou d’aucune d’entre elles, de la crise de l’alliance atlantique, de l’ensablement désormais définitif de toute politique d’unité européenne, de l’inquiétude qui règne dans l’armée, du réveil inquiétant, dans le sous-bois de la politique, d’attitudes typiquement nazistes. Que ceux qui cherchent une réponse à ces problèmes ne lisent pas les comptes-rendus des congrès des partis allemands. La classe politique allemande est désarmée et irresponsable.
Il est bien vrai que la revendication de l’unité en tant que premier devoir de la politique de la République Fédérale se répète désormais par habitude et avec de moins en moins de conviction, mais les réunions irrédentistes avec la participation et l’encouragement du gouvernement se répètent continuellement. Le ministre Von Merkatz, devant les 400.000 sudètes réunis à Francfort (ce chiffre est donné par le « Frankfurter Allgemeine Zeitung » du 10 juin 1962) a dit : « votre cause est la nôtre, votre peine est notre peine, parce que le droit du peuple allemand à l’auto-détermination est indivisible ». Le ministre Seebom a tenu un discours analogue devant 100.000 réfugiés de la Poméranie réunis à Cologne. Que valent alors les expressions d’Adenauer, si loin par vocation intime et par formation de tout nationalisme verbal (et c’est ce qui le différencie le plus de de Gaulle), devant les délégués de son parti, quand il a affirmé que « pour lui les problèmes de la Zone (lisez DDR) sont avant tout des problèmes d’humanité, non pas des problèmes de politique et encore moins de politique nationale » ? (F.A.Z. 4 juin 1962).
Le vide d’alternatives, de pensées, de réflexions, est donc immense et le tableau, idyllique en surface seulement, fourni par la classe politique allemande, n’arrive pas à dissiper les nuages. C’est le calme qui précède la tempête. Amère considération.
En conclusion au congrès de la social-démocratie, Ollenhauer, se rendant peut-être compte de la médiocrité du travail accompli, a dit : « tous les congrès de parti ne peuvent pas écrire une page d’histoire ». Aucun parti national n’écrit plus de page d’histoire, le cours des événements a complètement échappé à leur contrôle.
Alessandro Cavalli
[1] Cfr. Georges Goriely, Su un nuovo programma social-democratico, Il Federalista, IIe année, fascicule 4, juillet 1960.