LE FEDERALISTE

revue de politique

 

V année, 1963, Numéro 1, Page 67

 

 

LES « GAUCHES » DECOUVRENT-ELLES L’EUROPE ?
 
 
Il y a des vérités banales et désagréables que nous devons répéter une fois de plus : 1) il est évident qu’aujourd’hui l’indépendance d’un Etat est étroitement liée au fait que cet Etat possède ou non un armement nucléaire qui lui fournisse une base contractuelle effective à l’égard des deux super-Etats protagonistes de l’équilibre mondial ; 2) il est certain que, après la seconde guerre mondiale, les Etats européens ont subi le protectorat américain ; 3) il est certain qu’avec le Marché commun l’économie européenne a atteint un degré de puissance qu’elle n’avait jamais connu jusqu’à ce jour ; 4) il est certain que cette puissance a renforcé les Six au point de les pousser à mettre sur pied un armement atomique, vu que la garantie nucléaire américaine n’existe plus ;[1] 5) il est certain que, puisque nous vivons dans une situation confédérale, cette tendance s’est manifestée dans l’Etat le moins faible et chez la plus forte personnalité (de Gaulle).
Ceux qui ont le courage de s’en occuper doivent, s’ils jugent froidement, conclure qu’un armement européen commun et indépendant de l’Amérique est nécessaire. Et c’est (que cela plaise ou non aux démagogues de gauche) ce qui est arrivé récemment aux directeurs de l’Express et de Esprit. Nous sommes d’accord avec eux pour penser que, de toutes les solutions, la force de frappe nationale est la pire, parce que, en engageant un Etat de petites dimensions dans un effort gigantesque, elle freine le développement social de cet Etat et produit un armement de peu de valeur stratégique ou même sans valeur stratégique aucune ; mais nous allons plus loin, parce que nous voudrions que l’Europe soit vraiment le moyen pour une dernière tentative de détruire tous les stocks d’armes nucléaires existants.
Jean-Jacques Servan-Schreiber écrit dans l’Express du 25 avril 1963, dans l’éditorial « Une autre politique nucléaire » : « …Oui, de toutes les politiques possibles, celle de la force nucléaire nationale est bien la plus bête, la moins rentable, la moins digne d’un grand pays peuplé d’hommes intelligents… Mais ce n’est pas toute l’histoire. 1) Parce qu’il n’est pas souhaitable de s’en remettre entièrement à l’Amérique pour décider, seule, en tête-à-tête avec la Russie, du sort militaire de la planète. 2) Parce que, si des petites forces nationales sont dérisoires, une force nucléaire européenne techniquement ne le serait pas. L’Europe, si elle est unie dans son effort, est une puissance de même taille que les deux géants. De ces deux remarques on doit tirer une proposition constructive et tenter de définir, pour nous mêmes et pour nos alliés, la politique nucléaire de la jeune France qui succèdera à De Gaulle. La voici : l’Angleterre et la France, conjointement, devraient, dès que MM. McMillan et de Gaulle auront suivi M. Adenauer et ne feront plus la loi, mettre solennellement Washington et Moscou devant leur responsabilité historique. Il y a à Genève une conférence sur le contrôle des armements atomiques qui traîne depuis environ deux ans. Kennedy et Khrouchtchev y sont, par l’intermédiaire de leurs représentants, face à face, et ils ne parviennent pas à conclure un accord sérieux. Chacun d’eux suspecte les intentions et la sincérité de l’autre, et chacun d’eux y est manifestement paralysé par ses militaires qui deviennent des personnages très redoutables, très puissants et très résolus, de part et d’autre, à saboter toute tentative sérieuse d’entente, qui conduise à un contrôle progressif des armements. Il appartient donc à l’Europe de prendre une initiative susceptible de peser puissamment sur la négociation Washington-Moscou. Les nouveaux gouvernements anglais et français devraient, ensemble, déclarer à Genève et à l’O.N.U. qu’ils mettent en demeure les géants atomiques de parvenir, dans un délai fixé (par exemple six mois), à un accord. Cet accord devra être rendu publique, contrôlé par une commission internationale et contresigné par toutes les nations représentées à l’O.N.U., où la Chine, d’ici là, devra nécessairement avoir été accueillie. Mettre en demeure de faire reculer les frontières du néant, obliger les puissants à fixer dans la jungle atomique des lois, lancer cet ultimatum, c’est une politique constructive, digne de nous, et qui rassemblera toute la conscience du monde… Pour que les Russes et Américains se sentent contraints d’aboutir, d’aller plus loin qu’ils ne le désirent, de faire de véritables sacrifices, de part et d’autre, pour parvenir à une solution satisfaisante, il faut que nous soyons en mesure de les menacer, non pas de ces fausses forces nucléaires nationales, mais de la création d’une véritable force, à la même échelle que la leur : une force européenne. La France et l’Angleterre devraient donc annoncer que si, dans le délai fixé, aucun accord n’est intervenu entre l’Est et l’Ouest, alors l’Europe unifiée se dotera, elle aussi, des armes nucléaires majeures. Seule l’Europe unie pourrait, aujourd’hui, dans le monde, parler ce langage. Donc elle le doit. Elle ne peut évidemment pas se résigner à la course folle et ruineuse aux armements nucléaires s’il existe une chance d’y mettre un terme. Elle ne peut pas non plus se résigner à un désarmement unilatéral, sans condition ni contrepartie, qui abandonnerait les deux colosses à leur méfiance — et à leurs généraux ».
D’autre part le problème de l’indépendance de l’Europe à l’égard des deux colosses sur lesquels repose principalement l’équilibre mondial de pouvoir, donc, en dernière analyse, le gouvernement réel du monde, est clairement analysé par Jean Marie Domenach, directeur de la revue Esprit, dans son article intitulé « Les choix de l’Europe », paru dans le numéro de février. Domenach examine avec lucidité les données de base du problème et essaie de découvrir une alternative, tant au maintien du protectorat américain (avec ses conséquences militaires : le développement des forces conventionnelles européennes et le renoncement de la part de l’Europe à un armement nucléaire) qu’aux limites nationales de la politique de de Gaulle. Selon Domenach cette alternative ne peut être que le développement de l’unité européenne.
« Ce n’est pas seulement son développement propre, c’est le jeu des puissances qui oblige aussi l’Europe à choisir son destin. Les querelles de la C.E.D. ont provisoirement obnubilé le projet des pionniers : l’Europe déchirée, vaincue pendant la guerre, a été réduite à l’état d’objet ; négociée à Yalta, partagée en zones d’influence, elle peut et elle doit retrouver son autonomie et sa force, en constituant une unité de production et d’échange qui soit à la taille moderne. C’est sans doute un des plus curieux détours de l’après-guerre que ces restaurateurs de la dignité européenne aient, pour la plupart, manifesté une si grande docilité devant la puissance américaine, et soient entrés en conflit avec ceux qui cherchaient la voie d’une indépendance, d’un destin politiquement et spirituellement original… Au point où nous avons été menés, le choix est tragique. Depuis le règlement de l’affaire cubaine, on voit s’esquisser une sorte d’entente américano-russe pour limiter les risques de la destruction du monde à leur propre monopole. Pour les deux « K » le devoir est facile : le sens de la responsabilité mondiale coïncide avec leur propre puissance. Mais pour nous, Européens ? Il paraît bien vrai que développer une nouvelle force atomique c’est ajouter à la confusion et à la menace. Le sens de la responsabilité mondiale nous commanderait donc de ne pas exister comme puissance, et de nous considérer décidément comme les vassaux de la puissance américaine. Mais peut-on s’en remettre à d’autres pour longtemps ? Qui nous garantit que, les circonstances changeant, l’Europe ne deviendra pas secondaire pour les Etats-Unis et ne sera pas négociée une fois encore ? Et il ne s’agit pas seulement de force militaire — chacun sait tout ce qu’on peut dire sur la faiblesse des forces atomiques française et anglaise par rapport à celles de l’U.R.S.S. et des Etats-Unis. Dans une grande mesure, la recherche scientifique, la puissance industrielle, et tout simplement la volonté de survivre son liées aux moyens de défense militaire. Tel est le dilemme. Qui prétendra le trancher facilement ? Certes, comme il serait beau que l’Europe, renonçant à l’armement atomique transfère aux pays sous-développés les fonds économisés, concluant avec eux cette alliance historique que nous suggérions il y a quinze ans ! Est-ce encore possible dans le contexte mondial ? Le vrai chemin de la paix ne passe-t-il plutôt par la création d’un ensemble européen homogène, contraint de suivre, à son tour, la logique de la puissance, c’est-à-dire de constituer sa force de défense ? Je n’ai point de réponse et je demande qu’on y réfléchisse. D’un côté, l’absurdité de la force de frappe, son coût monumental et l’aspect monstrueux d’une Europe à son tour hérissée d’engins de mort absolue, nous répugne. D’un autre côté devant la pression des Grands, et dans le champ de la rivalité mondiale, quel homme d’Etat oserait s’en remettre à la discrétion des autres ? Un Etat européen peut-il naître en dehors de la réalité politique, privé de ces moyens qui sont ceux de la puissance mondiale, et que nos “européens” reprochent précisément à la France de ne plus-pouvoir posséder ?… Je conçois que les partisans du protectorat américain, de Pinay à Spaak, rejettent la conception gaulliste de l’indépendance européenne ; leur point de vue n’est pas le nôtre. Mais l’opposition des pacifistes, elle nous concerne : adversaires absolus de l’arme atomique, ils veulent, puisqu’on est sans prise sur les Grands, commencer par empêcher le réarmement nucléaire européen. Parlons clair : s’il y a une chance de faire l’Europe en dehors de la concurrence atomique, nous devons la saisir. Or cette chance existe, mais elle ne dépend pas principalement des Européens. Si, dans les mois qui viennent, les deux Grands s’entendent pour réduire leur armement atomique, alors les forces de frappe française et britannique apparaîtront comme une absurdité et un scandale, alors le chemin de l’indépendance ne sera pas jalonné de bombes et de fusées, alors l’Europe pourra se lier au tiers monde, pour une œuvre de paix et de péréquation mondiale. Mais. si les deux Grands continuent de développer leur puissance atomique et de l’exploiter en commun pour asseoir mutuellement leur empire, alors je ne vois pas comment nous pourrons empêcher que l’Europe — ou la Grande-Bretagne et la France — ne développent elles aussi leur réarmement nucléaire ; alors l’opposition pacifiste se réduira à un vœu sentimental, noble et prophétique sans doute, mais privé de consistance et d’efficacité ».
Tout ceci est fort bien dit. Aux « gauches » de les écouter, que cela plaise ou non aux soi-disant fédéralistes qui écoutent les « gauches » ; nous le savons depuis longtemps,[2] et ce que nous savons encore en plus nous permet d’affirmer que malheureusement l’analyse n’est pas menée à fond, et ne crée donc pas de solutions réelles effectivement opérantes.
Le choix est le suivant : ou bien être vassaux de l’Amérique, ou bien être maîtres de notre propre destin, la condition nécessaire à l’indépendance est la possession d’un armement atomique, et celui-ci, pour être efficient, doit à son tour être constitué sur une base européenne. Le problème devient donc de définir de façon précise la nature politique de cette base européenne et les moyens permettant d’atteindre l’objectif, autrement le mot Europe devient un mot magique tel que qui le prononce considère qu’il a résolu le problème.
Mais l’Europe-de Servan-Schreiber est clairement une Europe confédérale, une entente entre « un nouveau gouvernement anglais et un nouveau gouvernement français », choix que le Royaume-Uni vient d’ailleurs de refuser avec les accords de Nassau.[3] Du reste Servan-Schreiber ne sait même pas ce qu’il veut, il propose que la France et le Royaume-Uni jettent leurs bombes à la mer et il n’arrive même pas à envisager comme contrepartie la destruction des stocks nucléaires russes et américains.
L’Europe de Domenach semble même être celle du gradualisme et des Communautés, de la délégation de compétences de secteur à des techniciens qui devraient former peu à peu un pouvoir politique mais qui, en réalité, resteront des techniciens au service des pouvoirs existants.[4]
Or il ne peut pas exister de bombe européenne sans Etat européen, et sans cession de souveraineté il n’est pas d’Etat européen possible. Toutes les autres solutions sont partielles, faibles et anti-démocratiques. Domenach et Servan-Schreiber pensent peut-être que l’on peut confier la bombe atomique européenne à une organisation du genre de la C.E.C.A. ou de la C.E.E. ? Domenach et Servan-Schreiber pensent peut-être qu’Allemands, Belges, Hollandais et Italiens peuvent considérer comme européenne une bombe française ? Le fait est que nos auteurs ne sont pas encore guéris du nationalisme et, quand ils disent Europe, en réalité ils pensent France.
 
Elio Cannillo, Alberto Majocchi, Massimo Malcovati


[1] Au fond cet armement est européen pour deux raisons : 1° : sans la C.E.E., la France n’aurait pas la force de le mettre sur pied, 2° : tout armement stratégique concerne toute l’Europe continentale occidentale, laquelle est une unité stratégique de fait sous tous points de vue.
[2] Voir à ce propos : Lord Bertrand Russell et le problème de la paix, dans cette revue, IVe année, n. 2, p. 180 ; La situation de l’Occident et l’unité européenne, IVe année, n. 4, p. 287 ; Andrea Chiti Batelli, Nouvelle stratégie atlantique et défense de l’Europe, IVe année, n. 4, p. 298.
[3] Voir à ce sujet l’éditorial déjà cité, La situation de l’Occident et l’unité européenne.
[4] « La première tâche est d’installer des contrôles qui accompagnent les pouvoirs. Créer l’embryon d’un Etat démocratique européen. Tâche difficile, car il n’existe point de modèle, et l’on ne peut construire que pièce à pièce. Installons ces pouvoirs “en aval”, comme l’a dit Jean Boissonat et non pas “en amont”, c’est-à-dire en les ajustant aux réalités nouvelles, jusqu’à ce que, de ces autorités diverses naisse une autorité commune à laquelle les Etats remettront progressivement leurs pouvoirs » (J.M. Domenach, art. cit.).
Remarquons en passant que le modèle historique de l’Etat fédéral (c’est-à-dire la manière d’organiser de façon démocratique et efficiente la vie politique sur une superficie continentale) existe, et ce, depuis 1789.

 

 

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