LE FEDERALISTE

revue de politique

 

V année, 1963, Numéro 1, Page 63

 

 

KISSINGER, ROCKEFELLER, LA STRATEGIE NUCLEAIRE
ET L’UNITE EUROPEENNE
 
 
Récemment le professeur Henry Kissinger, l’un des principaux experts américains de stratégie militaire, directeur du Harvard Defense Studies Program, et Nelson Rockefeller, gouverneur de l’Etat de New-York et candidat possible du parti républicain à l’élection présidentielle de 1964, ont âprement critiqué la stratégie nucléaire de l’administration Kennedy. Résumant un article du professeur Kissinger qui devait paraître sur le Reporter, le Times de Londres, le 23 mars 1963, rapportait l’opinion de Kissinger selon laquelle l’administration Kennedy « voudrait faire passer l’Europe de l’état de partenaire à l’état de satellite. On s’attend à ce que l’Europe confie son destin aux Etats-Unis, en matière de guerre et de paix, alors que Washington prétend avoir droit à une initiative politique indépendante envers l’Union Soviétique. Le multilatéralisme nucléaire, tel qu’on le conçoit actuellement, n’entamera pas l’hégémonie nucléaire américaine, et représente pour, les Alliés une abdication de responsabilité constitutionnelle sans précédents. En outre, une force à laquelle la France ne participe pas et à laquelle la Grande-Bretagne n’apporte qu’une contribution nominale, est incompatible avec le but originaire des Américains, qui était d’avoir un partenaire européen unitaire ». « Des expressions comme celle de l’ “interdépendance nucléaire”, poursuit le professeur Kissinger, ne suffisent pas à masquer l’inévitable différence de perspective qui existe entre les Etats-Unis et certains de ses alliés. L’Europe a des raisons sérieuses de se battre pour une stratégie qui impose à l’Union Soviétique la menace de la plus grande dévastation possible. Les deterrentsl’intéressent davantage que la défense ».
Analogues sont les critiques que le gouverneur Rockefeller adresse à la politique nucléaire du gouvernement Kennedy. « Il est grand temps, a-t-il dit, que Washington se libère de l’illusion qu’il est possible de maintenir une situation de monopole nucléaire qui a déjà disparu ». « Bien que l’administration ait beaucoup parlé d’association, elle traite nos amis de l’alliance atlantique comme des alliés en position de dépendance plutôt que comme des partenaires indépendants ». La « prétendue force nucléaire multilatérale » n’était multilatérale que « dans un sens symbolique ». « Nous continuerons à détenir la décision finale dans les affaires nucléaires ; c’est peut-être ce que veut l’administration ; mais, quelles que soient les étiquettes de multilatéralisme qui y soient apposées, ce n’est, de toute évidence, ni une association, ni une mise en commun ». Le programme conçu par l’administration ne servirait qu’à faire proliférer « ce qu’elle, prétend vouloir éviter » c’est-à-dire des forces nucléaires séparées à l’intérieur de l’organisation atlantique. Il en résulterait « non pas un grand dessein mais la recette même du chaos ».
Donc, même aux Etats-Unis, s’élèvent des voix influentes qui reflètent la conscience des contradictions objectives existant entre la tentative faite par l’administration Kennedy de maintenir l’hégémonie en matière nucléaire, et la nouvelle situation de l’Occident. Cette situation est caractérisée d’une part, par le fait que l’Europe s’est grandement développée au point de vue économique et, d’autre part, par le fait qu’elle ne peut plus avoir aveuglément confiance en la défense atomique américaine ; les Etats-Unis, ayant perdu le monopole nucléaire à l’égard de l’Union Soviétique, ne peuvent plus se servir de la menace de répliquer avec les armes nucléaires à n’importe quelle attaque soviétique de l’Europe, sans mettre immédiatement en danger, de façon massive, leur défense même. De là est née l’exigence de former une défense nucléaire indépendante en Europe.
Quelle est donc la politique-que le professeur Kissinger et le gouverneur Rockefeller proposent à la place de la politique de l’administration américaine actuelle ? On peut la résumer en quelques mots : évolution, politiquement parlant, de l’alliance atlantique, et défense nucléaire européenne indépendante, englobant tant la France que la Grande-Bretagne sur la base d’une intégration politique européenne. « N’importe quelle politique nucléaire véritable, écrit le Times, résumant l’article du professeur Kissinger, doit naître en dehors des programmes actuels. La création d’une force nucléaire, fruit de la contribution britannique et française, rendrait inévitable l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’Europe, et fournirait la base pour une association entre l’Europe et les Etats-Unis, plus naturelle que le soi-disant “multilatéralisme” ». « Le cœur de la question est de savoir si l’interdépendance atlantique doit dépendre d’une structure selon laquelle un seul des alliés possèderait la capacité de s’engager dans une guerre nucléaire, ou s’il est possible d’avoir différents centres de décision coordonnés politiquement de manière à ce que leur pouvoir soit au service d’un but commun. Le professeur Kissinger se déclare fermement favorable à la deuxième hypothèse ». Il s’agit donc de construire une force nucléaire européenne qui englobe les moyens nucléaires français et britanniques, et qui constitue la base d’une association paritaire entre l’Europe et les Etats-Unis, dans le cadre de l’O.T.A.N. « Le professeur Kissinger suggère la nécessité de reformuler la politique américaine de manière à ce qu’elle retrouve son but d’origine. Dès 1947 on poursuivit le but de construire une Europe forte, unifiée, et se suffisant à elle-même, mais, au cours de ces dernières années, on a eu tendance à reculer en face des conséquences inévitables ».
Le point de vue du gouverneur Rockefeller est à peu près identique. « Compte tenu de ces réalités, il n’y a qu’une ligne de conduite possible pour le monde libre, c’est de mettre au point une organisation politique de l’O.T.A.N., dans le cadre de laquelle les armes nucléaires pourraient être contrôlées et développées pour le bien commun de tous les peuples libres ». Il a particulièrement mis en lumière les quatre points suivants : « 1) Du fait que les nations européennes montrent leur désir et leur capacité de partager la responsabilité de leur propre défense nucléaire, nous devons être prêts à travailler avec elles pour des buts communs ; 2) Du fait que la cohésion européenne et atlantique s’accroît, notre but doit être la formation d’une force nucléaire européenne combinée, liée à la force nucléaire américaine sur la base d’une association véritable et vouée à la défense du secteur de l’O.T.A.N. ; 3) A cette fin nous devons aider activement les Britanniques et les Français afin d’assurer dès que possible la création de forces atomiques qui pourraient servir de noyau à une force atomique véritablement européenne ; 4) Pour rendre cette assistance possible, nous devons, dans notre propre intérêt national, amender la loi McMahon, afin de donner à notre législation la souplesse requise. Notre assistance matérielle doit prendre la forme de ventes, et non de dons, et l’ampleur de cette assistance doit être liée au progrès vers l’intégration européenne ».[1]
Il faut donc, selon le professeur Kissinger, que les Etats-Unis d’Amérique reviennent à leur politique d’appui à la formation d’une Europe unie et se suffisant à elle-même. Bien plus, ajoute le gouverneur Rockefeller, il faut que leur aide au développement d’une force nucléaire européenne soit subordonnée au progrès d’une intégration politique effective de l’Europe. Il est hors de doute que ces points de vue révèlent une sagesse et un sens de la réalité bien plus grands que ceux que possède la ligne politique de Kennedy. Mais quelle Europe s’agit-il d’unifier ? Quel est le cadre de l’unification politique européenne ? Le professeur Kissinger et le gouverneur Rockefeller ne se posent même pas le problème. Il est évident que pour tous les deux l’unité politique de l’Europe doit inclure le Royaume-Uni. Pour le professeur Kissinger, la constitution d’une force nucléaire européenne rendrait même tout-à-fait inévitable l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’Europe. Il ne s’aperçoit pas qu’en raisonnant de cette façon il met la charrette avant les bœufs. Il ne s’agit pas de créer une force nucléaire européenne qui ferait nécessairement naître chez les Britanniques la volonté de faire partie de l’Europe, il s’agit de voir s’il existe une volonté politique britannique capable d’assurer la participation britannique à une force nucléaire réellement européenne, et capable, par conséquent, de faire entrer le Royaume-Uni dans l’Europe. Or, en réalité, la Grande-Bretagne n’a jamais participé au processus d’intégration économique qui s’est produit sur le continent, au contraire elle a essayé de l’entraver. Alors que les six pays de la C.E.E. ne pouvaient se relever de leur prostration que par suite de l’éclipse des souverainetés nationales et grâce à une unité économique de fait, la Grande-Bretagne était au contraire en mesure de poursuivre sa vie d’Etat indépendant, forte qu’elle était de ses liens avec le Commonwealth et avec les Etats-Unis. Elle n’a jamais subi, et ne subit toujours pas, cette profonde crise de l’Etat et de la démocratie qui caractérise les six Etats du continent. Par conséquent elle n’est pas en mesure de participer activement à la formation initiale d’une unité politique européenne. Comme cela s’est déjà produit à propos de la C.E.E., la Grande-Bretagne ne jugera opportun de faire partie d’une unité politique européenne que lorsque celle-ci existera réellement, car ses énergies lui permettent (bien qu’on puisse observer un processus de lent déclin) de poursuivre sa vie d’Etat indépendant et de démocratie. C’est pourquoi il n’est possible  de réaliser une unité politique européenne, du moins au début, que dans le cadre des Six.
Le fait qu’ils n’ont pas conscience de cet état de choses affaiblit considérablement l’alternative politique présentée par le professeur Kissinger et par le gouverneur Rockefeller. Il est impossible que les Etats-Unis adoptent une politique réellement favorable à l’unité politique de l’Europe et à une force nucléaire européenne, s’ils ne se rendent pas compte du cadre politique dans lequel cette unité est réalisable. Que l’Amérique affirme la nécessité d’une unité politique européenne, c’est bien peu, si elle ne voit pas, je ne dis pas quel type de force politique peut y parvenir, mais au moins quel est le cadre (celui des Six) au sein duquel cette unité est possible, et si elle ne choisit pas sa politique à ce point de vue, en conséquence. Telle que la proposent le professeur Kissinger et le gouverneur Rockefeller, cette alternative politique américaine ne serait, en dernière analyse, qu’une velléité dans le vide, et ne différerait pas des velléités qui constituent la politique de l’administration Kennedy.
 
Mario Stoppino


[1] Pour le résumé de l’article du professeur Kissinger, voir le Times de Londres du 23 mars 1963, p. 10. Pour les déclarations du gouverneur Rockefeller, voir Le Monde du 21 avril 1963, p. 4, et Le Figaro du 27-28 avril 1963, p. 4.

 

 

 

 

 

 

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