V année, 1963, Numéro 1, Page 45
COMMUNISME ET RAISON D’ETAT
Aucune des idéologies politiques européennes du siècle dernier (libéralisme, démocratie, socialisme), nées dans le but de modifier les structures politiques et sociales internes des Etats, sur la vague de la révolution industrielle, n’a considéré sans préjugés le problème des rapports internationaux (de la guerre et de la paix) ; tous pensèrent, sans faire un effort de critique, que ce problème serait automatiquement résolu, lorsque les innovations soutenues par chacune de ces idéologies auraient été introduites dans les Etats. Les libéraux croyaient que, une fois que les régimes libéraux auraient remplacé les régimes autoritaires, et surtout une fois que le « libérisme » (même sur le plan international) aurait remplacé le mercantilisme, les Etats, de « militaires » qu’ils étaient, deviendraient « industriels » et remplaceraient comme instrument leur permettant de s’assurer les biens nécessaires à leur subsistance et à leur progrès matériel, la guerre par le commerce. Les démocrates croyaient que, les régimes autocratiques ayant été remplacés par les régimes démocratiques, les peuples, devenus maîtres de leur propre destin et libérés des souverains et des vieilles oligarchies considérés comme les véritables causes de la guerre, mettraient fin, en fraternisant, aux tensions internationales et aux guerres. Les socialistes croyaient que, la classe bourgeoise ayant été remplacée par le prolétariat à la tête des Etats, les contradictions et les conflits entre les Etats disparaîtraient en même temps que les conflits entre les classes à l’intérieur des Etats mêmes. Aucune de ces idéologies ne se rendit compte (et peut-être ne pouvaient-elles pas le faire à un moment où la situation réelle des hommes rendait avant tout nécessaire la modification de la structure interne des Etats) que l’origine des conflits et des tensions internationales, et en définitive, de la guerre, ne réside pas dans l’arrangement intérieur des organismes politiques, mais dans la simple division des hommes en Etats ayant une souveraineté absolue. Le résultat fut que l’ancien système européen, oscillant toujours entre équilibre et hégémonie, toujours marqué de guerres périodiques, au lieu de disparaître, devint plus précaire et plus instable encore, avec la naissance des nouveaux Etats nationaux qui pouvaient disposer dans une énorme mesure de ressources humaines et matérielles pour développer leur politique de puissance. Corrélativement ces idéologies perdirent leur tendance cosmopolite et internationaliste et furent de plus en plus captées par les Etats nationaux et transformées en soutiens du nationalisme.
Le socialisme, dans sa forme marxiste, fut le courant politique qui se tourna avec le plus de décision vers le domaine international, refusant de lutter uniquement sur le terrain national. Marx et Engels avaient clairement indiqué l’unité internationale de la lutte communiste, quand, dans le Manifeste des communistes, ils avaient lancé le mot d’ordre : « prolétaires du monde entier unissez-vous ! ». Au nationalisme bourgeois s’opposait l’internationalisme prolétaire et les communistes tendirent tout de suite à s’organiser au niveau international. Mais ils ne concevaient pas la fin de la guerre et de la division entre les Etats comme un objectif différent et spécifique, donc à atteindre au moyen d’instruments différents et spécifiques, par rapport à celui de la substitution de la bourgeoisie par le prolétariat dans la direction des Etats. La révolution prolétaire devait être internationale, de par sa nature même, et, de par sa nature même, devait amener à la fin de la guerre entre les Etats. C’est ainsi que le communisme finit par commettre la même erreur que les idéologies précédentes, par tomber entre les mains des Etats nationaux et par reproduire dans son sein même le phénomène des tensions et des conflits internationaux. Ce résultat put être dissimulé (aux yeux des croyants bien entendu) sous le vernis idéologique du communisme tant que l’U.R.S.S. fut le seul pays socialiste ou tant qu’elle eut la force de guider et de contrôler les autres Etats socialistes. Aujourd’hui le conflit entre l’U.R.S.S. et la Chine communiste devrait montrer, même aux communistes, la réalité telle qu’elle est. Les tensions internationales subsistent même entre les Etats socialistes, puisqu’il s’agit d’Etats souverains.
Déjà, dans la première moitié de notre siècle, bien de socialistes avaient fini par ne mener qu’une lutte nationale, et très souvent dans le but de soutenir la politique étrangère de puissance des propres Etats. Les socialistes internationalistes les avaient toutefois considérés comme des traîtres, les traitant avec mépris de « sociaux-chauvinistes ». On sait que Trotsky, au début de la première guerre mondiale, lança pour les socialistes le slogan « Etats-Unis d’Europe ». Mais Lénine écrivait que le slogan « Etats-Unis du monde » « pourrait engendrer l’opinion erronée que, pour le socialisme, la victoire est impossible dans un seul pays ».[1] Toutefois, tant Lénine que, surtout, Trotsky, au cours de la révolution, avaient grande confiance dans le fait que la révolution russe aurait bientôt été suivie de celle du prolétariat allemand et du prolétariat de toute l’Europe. Et en réalité, comme nous l’avons déjà dit, le communisme supposait que la révolution du prolétariat aurait été, de par sa nature même, internationale. Le fait que la révolution se limita à la Russie fut le premier coup que la division des hommes en Etats (drastiquement sous-évaluée par le marxisme) porta à l’idéologie communiste.
Après la formation de l’U.R.S.S. (« le socialisme dans un seul pays ») et surtout avec la constitution du Komintern, l’internationalisme continua et assuma la signification de soutien de la défense et du développement de l’U.R.S.S. (auquel devaient contribuer les communistes de toutes les nations). Comme l’écrivit Staline en 1927, dans La situation internationale et la défense de l’U.R.S.S. « l’internationaliste est celui qui, sans réserve, sans hésitation, sans conditions, est prêt à défendre l’Union Soviétique, parce qu’elle constitue la base du mouvement révolutionnaire mondial ». Dans le statut final du Komintern, adopté par le sixième congrès de 1928, on lisait : « Etant donné que l’Union Soviétique est la seule patrie du prolétariat international… [ce dernier] doit, de son côté, faciliter le succès de l’œuvre de construction socialiste dans l’Union Soviétique et la défendre contre les attaques du monde capitaliste en utilisant tous les moyens qui sont en son pouvoir ».[2] Sur cette base les partis communistes européens devaient être amenés au retentissant renversement politique de la ligne des fronts populaires à celle de l’indifférence envers la lutte « capitaliste » entre les Etats européens, qui correspondait au renversement de la politique étrangère soviétique passant de l’hostilité envers l’Allemagne au pacte de non agression russo-allemand, pour en arriver ensuite à la participation active à la résistance contre le nazisme et contre le fascisme au moment où l’Allemagne envahit la Russie. Pratiquement les communistes européens ne firent qu’appuyer la politique étrangère de l’Etat soviétique. Mais cette position était pleinement justifiée au point de vue idéologique, une fois que l’on avait identifié l’U.R.S.S. avec la cause du communisme dans le monde. L’U.R.S.S. était le seul Etat socialiste, elle se trouvait dans une situation d’« encerclement capitaliste » hostile, par conséquent les communistes avaient comme premier devoir de la défendre par tous les moyens.
Vers la fin de la seconde guerre mondiale et dans l’après-guerre immédiat, l’U.R.S.S. adopta une impitoyable politique de puissance, élargissant considérablement sont territoire et s’entourant d’un grand nombre d’Etats satellites, dirigés par des communistes. Au milieu du siècle, l’Union Soviétique contrôlait, au moyen des communistes locaux, une superficie d’environ 35.000.000 de km2 (un quart de la superficie terrestre) habitée par un tiers de la population mondiale. Tous les nouveaux Etats socialistes avaient été constitués au moyen de l’intervention déterminante de l’armée soviétique (à l’exception de la Chine et de la Yougoslavie, les deux pays qui devaient par la suite donner le plus de fil à retordre à l’U.R.S.S.). L’Union Soviétique avait ainsi créé un immense empire qu’elle contrôlait de façon rigide. Entre temps, tandis que l’encyclopédie soviétique de 1938 disait que les tsars de Russie avaient cruellement exploité leurs possessions coloniales en Asie, celle de 1953 ne disait plus un mot au sujet du colonialisme asiatique des tsars. Potrovsky, premier historien marxiste, avait écrit que l’empire des tsars en Asie avait été un « mal absolu ». Dans une nouvelle histoire écrite en 1937 le même impérialisme était devenu un « moindre mal », parce que ç’aurait été bien pis si cette partie de l’Asie était tombée aux mains des Anglais ou des Allemands. Dans une autre histoire, écrite en 1951 l’impérialisme des tsars en Asie était devenu « une bonne chose » et la conquête tsariste devint « union volontaire » des peuples asiatiques à la grande Russie.[3] La poursuite de la plus claire politique de puissance de la part de l’Union soviétique était évidente. Toutefois la situation pouvait encore être masquée par un vernis idéologique. L’U.R.S.S. était le premier Etat socialiste, le pays qui avait glorieusement mené de l’avant l’expérience socialiste, à une époque où elle vivait sous le cauchemar de l’encerclement capitaliste. Il était normal que tous les nouveaux Etats socialistes reconnaissent la direction et la protection de l’U.R.S.S., dans un monde où la menace capitaliste était, après tout, encore forte. C’est ainsi que, tant que l’Union Soviétique eut la force de contrôler énergiquement tous les nouveaux Etats socialistes et les démocraties populaires, sa politique de puissance put être revêtue des couleurs de l’idéologie communiste. Un Etat rebelle et situé aux confins du système, comme la Yougoslavie, pouvait être excommunié et chassé du bloc communiste. Des tentatives d’insurrection à l’intérieur des Etats satellites, comme l’insurrection hongroise de 1956, rendues possibles du fait d’un relâchement des rênes, pouvaient être étouffées comme « contre-révolutionnaires » et « fascistes ». Toute tension se produisant à l’intérieur du système communiste entre l’hégémonie soviétique et l’indépendance des Etats satellites, pouvait en somme être considérée comme une lutte entre le communisme et l’anticommunisme. Mais tout ceci ne pouvait fonctionner que dans la mesure où l’U.R.S.S. conservait un contrôle effectif sur tout le système communiste.
Malheureusement l’un des nouveaux Etats socialistes formés immédiatement après la guerre a acquis une telle force au point de vue démographique et territorial, et il en acquiert davantage de jour en jour dans le domaine économique, qu’il peut efficacement s’opposer (la situation mondiale étant telle que l’U.R.S.S. doit être à même d’imposer sa présence sur tous les fronts internationaux, en face des Etats-Unis d’Amérique) à l’hégémonie soviétique dans le système communiste : il s’agit de la Chine communiste. Un conflit de puissance s’était manifesté depuis longtemps entre la Chine communiste et l’U.R.S.S., mais presque jusqu’à maintenant ce conflit avait été dissimulé derrière les épais rideaux du débat idéologique et doctrinal de la dogmatique communiste. Un article publié sur l’organe officiel du parti communiste chinois, le Quotidien du Peuple du 27 février 1963, a déchiré les voiles idéologiques et fait entrevoir les contrastes réels de puissance entre la Chine et l’U.R.S.S. Il met en lumière, pour le passé, une constante opposition sur le plan de la politique internationale et, pour l’avenir, une rivalité déclarée et une lutte ouverte pour la direction du mouvement révolutionnaire international. Pour la première fois cet article révèle la constante hostilité des Chinois à la politique de « Camp David » et de la conférence au sommet ; pour la première fois il révèle la franche opposition de l’U.R.S.S. à la politique intérieure chinoise du « bond en avant » et la mesure de rétorsion anti-chinoise que l’Union Soviétique prit en 1960 en mettant fin à son aide économique à la Chine (décision, écrit le Quotidien du Peuple, « perfide, unilatérale, malicieuse »). En outre, dans cet article, la Chine est présentée comme le seul pays qui puisse efficacement prendre la tête du mouvement révolutionnaire mondial : il n’est pas possible de libérer les peuples encore soumis de l’Amérique latine, de l’Afrique et de l’Asie, en se maintenant sur la ligne paralysante de la coexistence pacifique, basée sur la peur d’une guerre atomique. L’article attaque aussi durement l’attitude soviétique à propos des incidents de frontière sino-indiens. Après avoir rappelé que l’agence Tass, le 9 septembre 1959, avait publiquement blâmé la Chine pour l’incident de frontière d’alors, excusé l’Inde et qualifié l’affaire de « tragique et déplorable », le Quotidien du Peuple écrit : « Voilà bien la première fois dans l’histoire qu’un pays socialiste, au lieu de condamner les provocations armées des réactionnaires d’un pays capitaliste, condamne un autre parti frère ». Et plus loin, à propos de l’aide soviétique à l’Inde, l’article dit, sans citer l’Union Soviétique : « Ils n’ont pas seulement donné un appui politique à la politique anti-chinoise du gouvernement Nehru, ils l’ont même ravitaillé en matériel de guerre ». Mais les Chinois ne s’en sont pas tenus là, ils ont accusé l’U.R.S.S., bien que de façon voilée et indirectement, de « chauvinisme de grande puissance ». Dans un article de novembre 1962, Drapeau Rouge, revue communiste chinoise, mettant l’opinion communiste en garde contre une nouvelle scission, rappelait que c’était le Parti socialiste « le plus grand et le plus influent du monde », le parti social-démocrate allemand, qui avait été envahi « par l’esprit de chauvinisme de grande puissance » (représentant aujourd’hui encore un danger « fies plus sérieux »), qui avait trahi l’Internationale prolétaire au cours de la Ière guerre mondiale.[4] Il est superflu d’ajouter qu’aujourd’hui le Parti Communiste « le plus grand et le plus influent du monde » est le P.C.U.S.[5] Ainsi la lutte est désormais ouverte entre la Chine et l’U.R.S.S. Et aucune des deux ne semble assez forte pour faire taire l’autre. Il existe deux communismes dans le monde, l’un s’opposant à l’autre, puisqu’il existe deux forts Etats communistes dont les politiques de puissance sont en contraste.
L’affirmation en Europe de l’idéologie libérale et de l’idéologie démocratique et des institutions politiques qu’elles soutenaient, avait déjà montré combien était illusoire l’espérance des libéraux et des démocrates, selon laquelle la guerre disparaîtrait quand la structure interne des Etats aurait été modifiée. Le communisme avait toujours pu masquer idéologiquement, même si c’était au prix de nombreuses distorsions, une faillite analogue. Aujourd’hui le conflit de puissance entre les deux principaux Etats communistes la met tout à fait en lumière, et quiconque veut se servir de ses propres yeux peut s’en rendre compte. Ce fait nouveau devrait désormais attirer l’attention même des communistes d’étroite observance sur le problème décisif de notre temps, le dépassement des nations par la suppression des barrières qui divisent les hommes en Etats nationaux.
Mario Stoppino
[2] R.N. Carew Hunt, A guide to Communist Jargon, Jeoffrey Bles, London, 1957, titre « Internationalisme Prolétaire ».
[3] Voir l’article de Vittorio G. Rossi : « Les Chinois revendiquent la propriété de l’Asie », sur le Corriere della Sera de Milan, du 7 février 1963, p. 3.
[4] Pour toutes ces informations voir dans Le Monde l’éditorial du 3-4 mars et le long article de Robert Villain, « Après le réquisitoire des Chinois » paru dans les numéros des 14, 15 et 16 mars.
[5] Le Dictionnaire politique, publié de nouveau en U.R.S.S. en 1956, et rédigé par G.F. Aleksandrov, V. Galyanov, et N. Rubenshtein, définit le « chauvinisme de grande puissance » comme « la politique nationale de la bourgeoisie d’un pays dominant, qui exploite et opprime d’autres nations ».