VIII année, 1966, Numéro 2-3-4, Page 223
L’EUROPE ET LE PROBLEME MONETAIRE INTERNATIONAL
La caractéristique fondamentale du système monétaire international actuel, que l’on appelle le gold exchange standard, consiste en ce que le dollar et la livre sterling sont utilisés, avec l’or, comme moyens de paiement internationaux. Par conséquent, si un pays subit un déficit de sa balance des paiements, c’est-à-dire si ses entrées sont inférieures aux sorties, la différence n’est réglée qu’en partie par des mouvements de métal précieux, et pour le reste par des transferts de devises fortes précédemment accumulées. Ces devises sont celles des pays économiquement les plus développés. Naturellement, pour que le système fonctionne, il est nécessaire que les économies les plus fortes soient en mesure non seulement d’exporter des biens plus qu’elles n’en importent, mais encore d’effectuer des exportations massives de capitaux, de façon à financer les besoins de moyens de paiement des pays économiquement plus faibles, qui doivent solder une balance des paiements déficitaire. Ce qui signifie en substance que, tandis que d’un point de vue réel un pays à monnaie forte doit être en mesure de produire plus qu’il n’est consommé à l’intérieur, d’un point de vue monétaire il doit maintenir une circulation suffisante pour financer non seulement les besoins du commerce interne mais encore, dans une large mesure, ceux du commerce mondial.
Le système du gold exchange standard, qui a assez bien fonctionné jusqu’ici, commence à montrer des signes de crise, résultant de ce que le dollar, et par suite l’économie américaine, doit désormais supporter pratiquement tout le poids du financement du commerce international. En effet, l’économie anglaise n’est plus suffisamment forte pour garantir à la livre le rôle de monnaie internationale. La balance des paiements anglaise est en déficit chronique, ce qui a déjà engendré dans les pays qui détiennent des livres sterling de graves préoccupations quant à la solidité de cette monnaie, suscitant des spéculations périodiques contre la livre auxquelles le gouvernement anglais ne peut faire face qu’en prenant des mesures, monétaires et fiscales, tendant à limiter la demande et en ayant recours à la coopération des autres pays occidentaux. Que la Grande-Bretagne ne parvienne pas, quand se produisent ces mouvements spéculatifs contre la livre, provoqués par le grave déficit de la balance des paiements anglaise, à y faire face par des mesures positives, c’est-à-dire en mettant en œuvre une politique d’expansion de la production, mais qu’elle doive au contraire recourir au crédit international et à des dispositions restrictives de la demande, montre que l’économie anglaise n’est plus à même de soutenir la position internationale de sa monnaie. Et il y a plus. Que la Grande-Bretagne veuille garder pour la livre le rôle de monnaie de réserve, l’empêche de mener une politique normale de croissance. En effet, chaque fois que le gouvernement adopte une politique expansionniste, l’augmentation du revenu provoque immédiatement un accroissement notable des importations, tandis que les exportations ne parviennent pas à se développer à un rythme suffisant ; les manœuvres spéculatives accentuent le malaise par des conversions massives de livre sterling en d’autres monnaies, ou en or. Par conséquent, pour éviter l’effondrement, qui marquerait la fin du rôle international de la livre, les autorités anglaises sont obligées d’introduire des mesures restrictives à l’intérieur, mais de cette façon elles freinent le processus de croissance qu’elles cherchaient à promouvoir.
A la suite de la crise de la livre, le gold exchange standard est fondé désormais, comme nous l’avons vu, presque exclusivement sur le dollar. Dans cette situation, pour que le système puisse fonctionner, deux conditions doivent être réalisées. En premier lieu, il est nécessaire que le dollar se maintienne dans une position telle qu’il soit considéré comme aussi sûr que l’or ; en second lieu, que la quantité de dollars accumulés, à côté de l’or, comme réserves internationales, corresponde aux besoins de financement du commerce mondial, autrement dit qu’elle fournisse un montant de liquidités suffisant pour les paiements internationaux.
Pour garantir un volume suffisant de liquidités internationales, les Etats-Unis doivent effectuer des paiements d’un montant supérieur à celui de leurs entrées, en maintenant un déficit permanent de leur balance des paiements. De cette façon toutefois, le caractère chronique du déficit conduit à une détérioration progressive du volume des réserves nettes américaines, et cela jusqu’au moment où le dollar n’apparaît plus comme le plus sûr placement des réserves des autres pays. En effet, s’il est vrai que les Etats-Unis peuvent solder en dollars n’importe quel déficit de leur balance des paiements, il est également vrai que les pays payés en dollars peuvent demander la conversion de ces dollars en or. Une fois que le montant de devises américaines accumulées à l’extérieur a atteint et dépassé le volume des réserves d’or américaines, les pays créditeurs, par crainte d’une éventuelle dévaluation de leurs avoirs en dollars, peuvent en demander la conversion en métal précieux provoquant ainsi une course à l’or, une situation de panique et une crise déflationniste du commerce mondial, résultant de l’insuffisance de la monnaie métallique eu égard aux besoins des paiements internationaux. Et les critiques du système monétaire international actuel mettent justement l’accent sur ce point, agitant l’épouvantai d’une crise du type de celle de 1929, causée par l’insuffisance des liquidités internationales.
Du reste, la crainte d’une crise possible du dollar a amené l’administration américaine, déjà sous la présidence de Kennedy, à prendre des mesures énergiques pour amorcer un assainissement de la situation. De cette façon, toutefois, on ne sort pas de ce dilemme : si les mesures réussissent, le problème de l’insuffisance des liquidités internationales réapparaît ; dans le cas contraire, la détérioration des réserves nettes américaines conduit tôt ou tard à une diminution de la confiance dans la solidité du dollar et par suite, avec la conversion en or des réserves accumulées par les banques centrales sous la forme de dollars, à la crise définitive du système.
Pour surmonter la crise du gold exchange standard, l’économiste français Jacques Rueff a avancé l’idée d’un retour au gold standard, autrement dit au système d’étalon-or. Cette proposition a été sanctionnée par le général de Gaulle dans sa conférence de presse du 4 février 1965. Selon Rueff, le système monétaire international actuel favorise l’inflation à l’échelle mondiale, dans la mesure où les Etats-Unis reçoivent, sous la forme de dépôts de la part des banques centrales étrangères, la monnaie qui est exilée pour solder le déficit de leur balance des paiements. Par conséquent, la même quantité de monnaie augmente la circulation dans les pays créditeurs à l’égard des Etats-Unis sans diminuer la circulation monétaire en Amérique. La situation peut être assainie uniquement par le retour, comme l’a dit de Gaulle, à la « règle d’or » ; c’est-à-dire par l’instauration sur le système des règlements internationaux de l’empire d’un élément neutre, l’or, « qui a une valeur réelle, qu’on ne possède que pour l’avoir gagné », et l’adoption des mécanismes automatiques de rééquilibre de la balance des paiements dans le système d’étalon-or.
Les propositions de Rueff n’indiquent pas une solution efficace au problème d’une réforme du système monétaire international, dans la mesure où elles ne satisfont pas la condition que la quantité de monnaie soit suffisante pour financer un volume croissant d’échanges. Au lieu d’augmenter la liquidité internationale, un retour au gold standard et l’élimination de la composante en devises dans les paiements internationaux auraient un caractère nettement déflationniste, qui ne serait dissimulé que temporairement par une réévaluation du prix de l’or ; et la conséquence de leur adoption serait une contraction du commerce mondial, et par suite une diminution du niveau de vie de tous les pays.
Les suggestions avancées par l’économiste Robert Triffin pour éliminer à la racine « l’incohérence fondamentale du goldexchange standard », c’est-à-dire l’utilisation des monnaies nationales comme réserves internationales, s’opposent aux propositions de Rueff. En substance, Triffin propose la transformation du Fonds monétaire international en une banque centrale mondiale, auprès de laquelle les Etats membres déposeront une partie de leurs réserves actuelles et futures. A partir de ces dépôts, le Fonds pourra émettre une monnaie internationale, qui sera utilisée uniquement par les banques centrales pour solder la balance des paiements avec l’extérieur. De cette façon, le Fonds peut évidemment augmenter la liquidité internationale, en émettant de la monnaie dans une mesure supérieure au montant des dépôts reçus ; toutefois, pour éviter toute poussée inflationniste, cette possibilité devrait être limitée à un niveau qui ne dépasserait pas le taux de développement du commerce international.
La proposition de Triffin est simple et claire, dans la mesure où elle reproduit à niveau international le schéma du fonctionnement d’une banque centrale nationale ; mais son application présuppose la création d’un centre de décision à l’échelle mondiale, doté d’un pouvoir suffisant pour gouverner la monnaie. Il va de soi qu’un centre de ce genre ne peut être qu’un gouvernement. Mais la fondation d’un gouvernement mondial n’est pas imaginable avant longtemps ; d’ici là il est nécessaire de procéder à la réforme du système monétaire international. Il s’ensuit que la proposition de Triffin, qui indique la solution définitive du problème de l’insuffisance des liquidités internationales, ne représente pas une solution effective au problème posé.
Les mêmes considérations sont possibles au sujet de la proposition de Mendès-France de créer une monnaie internationale garantie par les stocks mondiaux de matières premières : en fait cette monnaie présuppose également une autorité qui la gouverne.
Pour trouver une solution efficace au problème de la réforme du système monétaire international, il est nécessaire de prendre en considération les modifications intervenues dans la situation de l’Europe. L’Europe traverse aujourd’hui, surtout grâce à l’élargissement des dimensions du marché consécutif à la libéralisation des échanges, une période d’expansion économique remarquable. En conséquence, la balance des paiements des pays européens, une fois passée la phase caractérisée par le dollar shortage (manque de dollars), est devenue excédentaire, et les diverses banques centrales ont accumulé ces dernières années un volume important de réserves internationales, en particulier des dollars et dans une moindre mesure de l’or. Cette situation est à l’origine de la crise actuelle du gold exchangestandard. En fait ce système ne peut fonctionner que si les pays économiquement les plus développés contribuent à la création des liquidités internationales nécessaires au financement de l’expansion du commerce mondial, en équilibrant leur balance commerciale excédentaire par des exportations de capital. Devenue une économie forte, l’Europe, et par suite la monnaie européenne, aurait dû naturellement constituer le second pôle de l’équilibre monétaire international, à côté de l’Amérique du Nord et à la place de l’Angleterre désormais à bout. Mais l’Europe divisée ne peut jouer ce rôle, dans la mesure où aucun des Etats européens pris isolément ne dispose d’une puissance économique suffisante pour devenir un centre monétaire international ; par suite l’accumulation de réserves européennes ne contribue pas à la création de nouvelles liquidités internationales, et par conséquent les Etats-Unis supportent entièrement la charge du financement du commerce international, en maintenant un déficit permanent de leur balance des paiements.
La fondation de la Fédération européenne représenterait donc un pas en avant décisif vers une solution efficace des problèmes du système monétaire international. La monnaie européenne deviendrait automatiquement une monnaie internationale, étant garantie par un montant de réserves égal — ou supérieur — à celui des réserves américaines, et fortifiée par le gigantesque poumon d’une économie continentale. Le problème de l’insuffisance des moyens de paiements internationaux serait résolu, dans la mesure où l’Europe pourrait contribuer à la création de nouvelles liquidités, en équilibrant sa balance commerciale excédentaire par des exportations massives de capitaux. De cette façon, la crise du dollar serait surmontée, dans la me sure où la charge du financement du commerce mondial ne pèserait plus sur la seule économie américaine ; et avec l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Fédération européenne, Londres — avec la monnaie européenne — deviendrait à nouveau un centre monétaire international, mettant à la disposition de l’Europe son réseau traditionnel de relations financières et commerciales. En outre, avec la création d’un second pôle monétaire de dimensions continentales, il serait possible de mettre à la disposition des pays en voie de développement les énormes ressources financières de l’espace atlantique, sans compromettre la stabilité du système monétaire international.
Alberto Majocchi