X année, 1968, Numéro unique, Page 33
LA GRANDE-BRETAGNE
ET LES DIMENSIONS DE L’EUROPE
Si l’on considère le processus d’unification européenne non seulement pour ce qu’il a donné jusqu’à présent, mais pour ce qu’il doit donner en termes historiques, il ne fait pas de doute qu’on doit se prononcer pour une Europe qui comprenne la Grande-Bretagne. Et il ne fait pas de doute non plus qu’on doit aller plus avant. Il ne suffit pas de vouloir la Grande-Bretagne, avec l’Irlande, le Danemark et la Norvège. Il faut prendre position pour une orientation du processus d’unification qui ne ferme pas la porte aux peuples de l’Europe orientale et qui sache favoriser en son sein un renouveau démocratique de nature à abattre les dictatures européennes et à permettre l’association à l’Europe des peuples de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal. Ce n’est qu’à partir de là que le dessein européen prend vraiment toute sa signification historique et ne se confond pas avec le projet mesquin, et privé d’avenir, d’un club économique des pays riches de l’Europe occidentale.
C’est ainsi que l’Europe a été conçue par la Résistance pendant la seconde guerre mondiale, et c’est ainsi qu’elle doit être repensée pour guider la volonté politique dans cette phase de transformation des relations internationales. Il ne s’agit pas du tout, comme il pourrait sembler à première vue, d’une proposition velléitaire, et qui n’aurait en outre aucune relation avec le problème de la Grande-Bretagne. L’Europe occidentale est en train de chercher, et elle doit trouver, une politique nouvelle à l’égard de l’Europe orientale. Mais elle ne la trouvera pas tant qu’elle maintiendra séparés les processus d’intégration de la partie occidentale et de rapprochement des parties occidentale et orientale, parce que cela équivaudrait à sanctionner de façon permanente la division imposée à l’Europe par les grandes puissances hégémoniques. D’autre part, il n’est pas difficile de montrer que ce qu’on doit faire tout de suite pour rendre possible au plus vite l’entrée de la Grande-Bretagne dans un noyau européen qui ait vraiment franchi le seuil de la division est en même temps exactement ce qu’on doit faire pour disposer du point de départ capable de faire converger à long terme le processus d’intégration et celui d’unification de toute l’Europe.
La Grande-Bretagne a été arrêtée en chemin par le veto du gouvernement français malgré l’avis favorable des cinq autres gouvernements, autrement dit par un fait antidémocratique. Mais ce veto est légitime, ce qui signifie sans l’ombre d’un doute que les institutions européennes n’ont pas encore atteint le niveau de la démocratie. Si elles l’avaient atteint, la volonté de la majorité se serait imposée, et la Grande-Bretagne ferait déjà partie de l’Europe. De cette observation dérivent deux corollaires fondamentaux pour la stratégie de l’intégration européenne : 1) le mécanisme communautaire, conçu à l’origine comme un mécanisme à développer dans le sens de la démocratie, mais bloqué par la suite par les six gouvernements, non seulement n’est pas encore une formule démocratique, mais n’est pas non plus une formule ouverte. La seule volonté contraire du gouvernement d’un pays membre permet en effet d’en bloquer l’extension ; 2) dans les associations d’Etats, il n’existe qu’une seule formule ouverte, celle de la démocratie au niveau international, c’est-à-dire la formule du pouvoir fédéral soutenu par les suffrages de tous le citoyens des pays associés.
La nécessité de cette formule pour l’élargissement de la Communauté européenne est indiscutable. C’est un fait, comme nous l’avons vu, que la Grande-Bretagne serait déjà entrée en Europe si la volonté des six pays de la Communauté européenne avait pu s’exprimer par un organe démocratique. Et c’est un fait aussi qu’une Europe close et privée de démocratie au niveau international, ne peut se proposer de faire converger, à longue échéance, le processus d’intégration et celui de rapprochement de l’Europe orientale. C’est donc dans le caractère clos de sa forme d’organisation, et non dans la dimension de son noyau initial, que réside le défaut majeur du stade actuel de la construction de l’Europe, le défaut qui, inévitablement, l’a plongée dans la crise et en empêche la relance. Il est vrai qu’on ne peut relancer l’Europe sans affronter les grands problèmes internationaux du moment. Mais il est illusoire de penser les résoudre avec un noyau européen clos, avec une Europe qui, n’ayant pas dépassé les limites politiques de la souveraineté nationale, ne reconnaît pas encore aux Européens le droit démocratique de participer directement à la construction de l’Europe.
Il n’y a désormais qu’un seul moyen de relancer l’Europe : la démocratie européenne. Et il n’est pas vrai du tout que de Gaulle peut arrêter, seul, la transformation démocratique de la Communauté européenne. De Gaulle peut empêcher l’élection directe des délégués au Parlement européen en France, mais il ne peut pas l’empêcher dans les autres pays. Ces pays-là peuvent faire le premier pas, en élisant directement leurs délégués au Parlement européen, et en permettant ainsi à la volonté européenne de la population de se manifester. Pour livrer une bataille démocratique, il faut choisir une voie démocratique. Aucune voie antidémocratique ne peut conduire à la démocratie. D’autre part, seul l’esprit de routine empêche d’imaginer les conséquences du premier vote populaire européen. Les fédéralistes, qui ne s’abandonnent pas à la routine nationale et ont confiance en la démocratie et en sa capacité d’affronter les défis de l’histoire, ont décidé de se battre pour les élections européennes unilatérales parce qu’ils savent que les mouvement démocratiques, une fois mis en marche, ne s’arrêtent pas. Ils sont sûrs d’une chose : après que les premiers Européens auront voté pour la démocratie européenne, la même volonté se manifestera chez tous les autres Européens. Cette force seule peut renverser tous les obstacles jusqu’à l’union véritable, et globale, de l’Europe.
Mario Albertini
(janvier 1968)