LXIII année, 2021, Numéro unique, Pré-publication
ABOLIR LE DROIT DE VETO
RÉFORME DU SYSTÈME DE RÉFORME DU SYSTÈME DE VOTE
AU CONSEIL ET AU CONSEIL EUROPÉEN [1]
La nécessité de surmonter le pouvoir de veto des États membres individuels en étendant le vote à la majorité à tous les domaines de compétence de l'UE est certainement une question centrale dans le débat sur l'avenir du processus d’intégration européenne. L’abandon de l’unanimité dans les domaines où elle s’applique encore et son remplacement par des décisions à la majorité qualifiée est, en effet, l’une des réformes indispensables pour l’émancipation de l’Union européenne du contrôle que les États membres exercent encore sur son fonctionnement et donc pour sa transformation en une fédération. Toutefois, il est important de souligner que la réforme du système de vote au sein des organes représentant directement les États ne suffit pas à elle seule à créer une Union fédérale, car elle doit être accompagnée d’autres mesures.
L'unanimité comme méthode de prise de décision dans des domaines qui touchent au cœur de la souveraineté des États.
L’unanimité reste encore le mode de scrutin utilisé dans certains domaines cruciaux pour le fonctionnement de l’Union. S’il est vrai que, depuis la création de la Communauté économique européenne, le nombre de décisions prises à l’unanimité au Conseil a sensiblement diminué, remplacées par des décisions à la majorité qualifiée, il ne faut pas oublier que dans les deux domaines qui constituent le noyau dur de la souveraineté, le consentement unanime des États membres est toujours requis au Conseil de l’Union européenne (ou au Conseil européen). Il s’agit de la fiscalité (le montant du budget de l’Union ainsi que la nature et l’étendue des ressources qui le financent sont décidés à l’unanimité par le Conseil et cette décision doit ensuite être ratifiée par tous les États membres ; l’unanimité est également requise pour l’approbation du cadre financier pluriannuel) et de la politique étrangère et de défense (où chaque décision est prise par le Conseil ou le Conseil européen avec l’accord unanime de tous les États). La nécessité d’un accord unanime au sein des organes européens représentant les gouvernements dans ces deux domaines est encore renforcée par un certain nombre d’autres dispositions qui montrent clairement que les États avaient la ferme intention de garder entre leurs mains le contrôle des compétences qui définissent leur souveraineté propre.
Tout d’abord, dans les deux cas, non seulement une décision unanime du Conseil est requise, mais le Parlement européen est presque totalement exclu du processus décisionnel. Dans le cas de la décision sur les ressources propres, il est seulement consulté, et il en va de même dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune. En outre, dans ce dernier domaine, l’article 31 TUE stipule expressément qu’aucun acte législatif ne peut être adopté, excluant ainsi la possibilité de prendre des décisions selon une procédure (la procédure législative ordinaire) qui place le Parlement européen et le Conseil sur un pied d’égalité.
En outre, s’il est vrai que les traités prévoient — tant dans certaines dispositions spécifiques qu’à l’article 48 du TUE en général — les clauses dites passerelles, c’est-à-dire la possibilité pour le Conseil européen (ou dans des cas spécifiques le Conseil) de permettre, à l’unanimité, que dans un domaine donné le Conseil ne décide plus à l’unanimité mais à la majorité qualifiée (ou de passer d’une procédure législative spéciale à une procédure législative ordinaire), il ne faut pas oublier que le traité interdit expressément l’application de telles passerelles dans le cas de décisions « ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense » ou dans les cas visés à l’article 48 du TUE. 311(3) et (4) et à l’article 312, paragraphe 1, alinéa 2 du TFUE (décision sur les ressources propres et approbation du cadre financier pluriannuel).
Outre le fait que de telles passerelles, même dans les domaines où elles seraient possibles, n’ont jamais été appliquées, la stipulation expresse de l’impossibilité de les utiliser dans les deux domaines qui constituent le noyau de la souveraineté étatique n’est pas fortuite, mais répond pleinement à la logique de la méthode communautaire et aux caractéristiques fondamentales du processus d’intégration tel qu’il est conçu depuis la création de la CEE.
Le succès de la méthode communautaire dans la création du marché unique et ses limites.
En effet, depuis la création de la Communauté économique européenne, le processus d'intégration repose sur l’idée de créer des formes de coopération toujours plus étroites entre les États souverains et l’exercice conjoint des fonctions étatiques, comme alternative au transfert de certaines d’entre elles au niveau européen. Bien que l’évolution du processus d’intégration ait, selon toute vraisemblance, dépassé les attentes des Pères fondateurs eux-mêmes en termes de renforcement des liens et de l’interdépendance entre les États membres, ces caractéristiques sont restées inchangées dans l’Union européenne, précisément parce qu’elles sont spécifiques au pacte fondateur sur lequel le processus d’intégration s’est développé. La structure de l’Union européenne est en effet acéphale, en ce sens qu’il s’agit d’une organisation expressément conçue comme n’ayant pas de gouvernement, c’est-à-dire de pouvoir supérieur aux États capables de prendre des décisions politiques, et qu’elle repose exclusivement sur des formes de gouvernance, c’est-à-dire des formes d’exercice conjoint de la souveraineté des États.
Il s’agit d’un mécanisme qui a particulièrement bien fonctionné pour la création d’un marché commun, étant donné le type particulier d’intervention technique et administrative requis dans ce domaine. Dans ce domaine, bien que l’Union européenne ne dispose pas d’un appareil administratif propre sur le territoire des États membres et que, par conséquent, la mise en œuvre des dispositions de l’Union dépende en définitive de l'activité des administrations des États membres, la méthode communautaire a montré toutes ses potentialités : un Parlement européen colégislateur avec le Conseil, et donc une limitation des cas de prise de décision à l’unanimité, des actes, tels que les règlements, directement applicables dans les systèmes juridiques des États membres, et un contrôle juridictionnel complet par la Cour de justice. En fait, il s’agit de domaines dans lesquels la souveraineté des États est restreinte, mais pas menacée, et les États membres ont donc accepté que le droit communautaire, par le biais de ses instruments réglementaires, soit imposé aux États membres, même sans leur consentement unanime.
Comme indiqué plus haut, une approche totalement différente s’applique aux secteurs qui touchent au cœur de la souveraineté de l’État et impliquent des décisions politiques : en particulier la fiscalité (financement de l’Union) et la politique étrangère et de défense. Dans ces domaines, le pouvoir de décision est resté entre les mains du Conseil ou du Conseil européen, statuant à l’unanimité, ce qui exclut la possibilité pour le Parlement européen d’exercer son rôle de colégislateur et permet à l’Union de légiférer sur ces questions par le biais d’actes directement applicables sur le territoire des États membres. Cette solution est parfaitement cohérente avec les prémisses du processus d’intégration : en l’absence d’un pouvoir exécutif démocratiquement légitimé, les décisions sont prises conjointement par des exécutifs nationaux qui, tout en reconnaissant la nécessité de coopérer pour relever les défis de dimension continentale, n’acceptent pas la création d'une souveraineté européenne qui leur serait supérieure.
En définitive, comme on l’a noté, la méthode communautaire facilite la coopération entre les États, mais n’implique pas un transfert de certains pouvoirs politiques à un niveau supérieur de gouvernement indépendant des États eux-mêmes. Si tel est le modèle sur lequel se sont fondés les traités fondateurs, il s’ensuit qu’en restant dans le cadre des mécanismes prévus par les traités eux-mêmes, il est possible d’essayer d’améliorer la coopération entre les États, mais pas de la dépasser au profit d'un modèle fondé sur une véritable intégration, le modèle fédéral, qui repose sur des hypothèses totalement différentes.
L’exemple de la fiscalité.
Pour en revenir à l’opposition majorité/unanimité, et en prenant en considération l’un des domaines clefs de la souveraineté étatique, celui de la fiscalité, et même en supposant (hypothèse expressément interdite par les traités) que pour déterminer les ressources dont dispose l’Union et leur montant, le Conseil puisse décider à la majorité qualifiée au lieu de l’unanimité, on ne sortirait pas pour autant de la logique intergouvernementale dans laquelle fonctionnent les traités en la matière. Premièrement, parce que l’article 311 du TFUE stipule qu’une telle décision n'entrerait en vigueur qu’après avoir été approuvée par tous les États membres conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. Deuxièmement, parce que l’organe représentatif des citoyens, le Parlement européen, conserverait un rôle mineur. Et troisièmement, parce que la décision relative aux ressources de l’Union ne serait pas du ressort des citoyens, mais des États membres, puisque la fiscalité reste entre leurs mains. Les États membres conserveraient donc le pouvoir de décider si l’Union peut être financée et à quelles conditions, et donc de pouvoir fonctionner.
La nécessité de passer d’un modèle fondé sur la coopération à un modèle fondé sur la création d’un pouvoir supranational.
Le fait que, dans un contexte tel que celui défini par les traités actuels, le passage de l'unanimité à la majorité n’est pas la solution, ressort également de l’expérience des États-Unis d’Amérique. L’article IX des Articles de la Confédération stipulait, contrairement aux traités instituant l’Union européenne, que le Congrès (composé des représentants des États membres) devait également décider du financement de la Confédération et de la politique étrangère et de défense par un vote à la majorité.[2] Comme le note Hamilton dans The Federalist n° 15, le fait que la décision n’ait pas été prise à l’unanimité n’avait cependant aucune influence, puisque les décisions du Congrès s’adressaient aux États, qui devaient fournir l’argent pour financer la Confédération et les hommes pour former son armée, et qui pouvaient donc refuser de les appliquer.[3]
Ainsi, non seulement le passage de l’unanimité à la majorité qualifiée dans des domaines qui touchent au cœur de la souveraineté des États n’est pas possible à traités constants, mais une telle réforme ne permettrait pas à elle seule à l’Union de déterminer sa propre conduite indépendamment des États et ne la libérerait donc pas du chantage de ces derniers.
L’abolition du vote à l’unanimité et du droit de veto dans les domaines où ils sont prévus par les traités doit donc s’accompagner d’un changement structurel, remplaçant la logique de coopération entre États souverains par la création d’un pouvoir supranational démocratiquement légitimé et capable d’agir, dans sa propre sphère de compétence, indépendamment des États membres.
En prenant à nouveau comme point de référence le financement de l’Union, ce changement interviendra lorsque l’organe représentant les citoyens, le Parlement européen, se verra confier l’une des prérogatives essentielles de tout Parlement : le pouvoir fiscal. La condition préalable à l’émergence d'une union fiscale de nature fédérale est donc que le Parlement européen assume également le rôle de colégislateur dans ce domaine et que le pouvoir de déterminer les ressources dont dispose l’Union soit soustrait au monopole du Conseil et des États membres.
En résumé, étant donné que les décisions dans les domaines clés de la souveraineté exigent un contrôle démocratique direct par l’organe qui représente les citoyens, à savoir le Parlement, le dépassement effectif de la règle de l’unanimité et, par conséquent, du droit de veto, doit également correspondre à un changement structurel du système décisionnel de l’Union européenne. Ce changement consiste à donner au Parlement européen un pouvoir direct dans les domaines en question, de manière à faire émerger un véritable gouvernement européen, responsable devant et contrôlé par les citoyens européens, capable de remplacer les formes existantes de coordination entre les gouvernements nationaux.
Giulia Rossolillo
[1] Document préparé à l'appui de la campagne du Mouvement fédéraliste européen pour la Conférence sur l'avenir de l'Europe.
[2] “The united states in congress assembled shall never engage in a war, nor grant letters of marque and reprisal in time of peace, nor enter into any treaties or alliances, nor coin money, nor regulate the value thereof, nor ascertain the sums and expenses necessary for the defence and welfare of the united states, or any of them, nor emit bills, nor borrow money on the credit of the united states, nor appropriate money, nor agree upon the number of vessels of war, to be built or purchased, or the number of land or sea forces to be raised, nor appoint a commander-in-chief of the army or navy, unless nine states assent to the same; nor shall a question on any other point, except for adjourning from day to day be determined, unless by the votes of a majority of the united states in congress assembled”. [emphasis added by the author].
« Les États réunis en Congrès ne s'engageront jamais dans une guerre, ni n’accorderont de lettres de marque et de représailles en temps de paix, ni ne concluront de traités ou d’alliances, ni ne frapperont de monnaie, ni ne réglementeront sa valeur, ni ne détermineront les sommes et les dépenses nécessaires à la défense et au bien-être des États ou de l’un d’entre eux, ni émettre des billets, ni emprunter de l’argent sur le crédit des états-unis, ni s’approprier de l’argent, ni convenir du nombre de navires de guerre à construire ou à acheter, ou du nombre de forces terrestres ou maritimes à lever, ni nommer un commandant en chef de l’armée ou de la marine, à moins que neuf états n’y consentent ; et aucune question sur tout autre point, excepté l’ajournement d’un jour à l’autre, ne sera déterminée, sauf par les votes de la majorité des états unis réunis en congrès ». [mis en italique par l’auteur pour souligner ce point].
[3] “The great and radical vice in the construction of the existing Confederation is in the principle of legislation for states or governments, in their corporate or collective capacities, and as contra-distinguished from the individuals of which they consist. Though this principle does not run through all the powers delegated to the Union, yet it pervades and governs those on which the efficacy of the rest depends. Except as to the rule of appointment, the United States has an indefinite discretion to make requisitions for men and money; but they have no authority to raise either, by regulations extending to the individual citizens of America. The consequence of this is, that though in theory their resolutions concerning those objects are laws, constitutionally binding on the members of the Union, yet in practice they are mere recommendations which the States observe or disregard at their option (…). Government implies the power of making laws. It is essential to the idea of a law, that it be attended with a sanction; or, in other words, a penalty or punishment for disobedience. If there be no penalty annexed to disobedience, the resolutions or commands which pretend to be laws will, in fact, amount to nothing more than advice or recommendation. This penalty, whatever it may be, can only be inflicted in two ways: by the agency of the courts and ministers of justice, or by military force; by the coercion of the magistracy, or by the coercion of arms. The first kind can evidently apply only to men; the last kind must of necessity, be employed against bodies politic, or communities, or States. It is evident that there is no process of a court by which the observance of the laws can, in the last resort, be enforced. Sentences may be denounced against them for violations of their duty; but these sentences can only be carried into execution by the sword. In an association where the general authority is confined to the collective bodies of the communities, that compose it, every breach of the laws must involve a state of war; and military execution must become the only instrument of civil obedience. Such a state of things can certainly not deserve the name of government, nor would any prudent man choose to commit his happiness to it”.
« Le vice majeur et radical dans la construction de la Confédération actuelle réside dans le principe de la législation pour les États ou les gouvernements, dans leurs capacités corporatives ou collectives, et en tant que distincts des individus qui les composent. Bien que ce principe ne s’applique pas à tous les pouvoirs délégués à l’Union, il imprègne et régit ceux dont dépend l’efficacité des autres. Sauf pour la règle concernant les nominations, les États disposent du pouvoir discrétionnaire d’émettre des requêtes pour disposer d’hommes et d'argent, mais ils n’ont pas l'autorité de lever les uns ou l’autre, par des règlements s’étendant aux citoyens individuels de l’Amérique. Il en résulte que, bien qu’en théorie leurs résolutions concernant ces objets soient des lois, qui lient constitutionnellement les membres de l’Union, elles ne sont en pratique que de simples recommandations que les États observent ou ignorent à leur gré (...) Le gouvernement implique le pouvoir de faire des lois. Il est essentiel à l’idée d'une loi qu’elle soit accompagnée d’une sanction ou, en d’autres termes, d’une peine ou d’un châtiment pour la désobéissance. Si la désobéissance n’est pas sanctionnée, les résolutions ou les commandements qui prétendent être des lois ne sont, en fait, que des conseils ou des recommandations. Cette peine, quelle qu’elle soit, ne peut être infligée que de deux manières : par l’entremise des tribunaux et des ministres de la justice, ou par la force militaire ; par la coercition de la magistrature, ou par la coercition des armes. La première espèce ne peut évidemment s’appliquer qu’à des hommes ; la dernière doit nécessairement être employée contre des corps politiques, des communautés ou des États. Il est évident qu’il n'existe aucune procédure judiciaire par laquelle l’observation des lois puisse, en dernier ressort, être imposée. Des condamnations peuvent être dénoncées contre eux pour violation de leur devoir ; mais ces condamnations ne peuvent être exécutées que par l’épée. Dans une association où l’autorité générale est confinée aux corps collectifs des communautés qui la composent, toute infraction aux lois doit entraîner un état de guerre, et l’exécution militaire doit devenir le seul instrument de l’obéissance civile. Un tel état de choses ne peut certainement pas mériter le nom de gouvernement, et aucun homme prudent ne choisirait d’y engager son bonheur ».