VIII année, 1966, Numéro 2-3-4, Page 154
Documents du XIème Congrès
du Mouvement Fédéraliste Européen*
La stratégie de la lutte pour l’Europe
MARIO ALBERTINI
Le problème de l’attitude favorable
La stratégie de la lutte pour l’Europe doit être définie en fonction de l’objectif. Cet objectif est constitué par le minimum indispensable pour assurer l’irréversibilité du processus d’unification et son extension graduelle à toute l’Europe, c’est-à-dire par une Fédération européenne comprenant au moins les six pays qui ont pris la tête du processus d’unification. Il faut donc prendre en considération la nature d’une décision, celle de fonder la Fédération européenne.
La première observation à faire à ce propos, c’est qu’il s’agit de la décision la plus grave que l’on puisse prendre dans le domaine de l’activité politique, puisqu’elle comporte la fondation d’un nouvel Etat sur un territoire nouveau, c’est-à-dire le choix du destin des habitants de plusieurs Etats pour plusieurs générations. Dans la mesure où les Etats de l’Europe occidentale conservent une organisation démocratique, cette décision ne peut être prise que par les gouvernements nationaux. Mais elle est tellement exceptionnelle, que les gouvernements, pourvu qu’ils veuillent ou doivent la prendre, ne pourront le faire qu’avec le maximum de soutien politique possible. Donc, en ce qui concerne les partis, avec la faveur non seulement de ceux qui sont au gouvernement, mais aussi de ceux qui sont dans l’opposition, exception faite pour les oppositions nationales de régime ; et en ce qui concerne la population, avec la faveur de tous les citoyens de tous les pays intéressés (qui auront alors pour cette raison le sentiment de constituer un seul peuple bien que pluraliste : un peuple de nations), exception faite pour des fractions numériquement et moralement insignifiantes. Cette seule considération permet déjà d’exclure que la stratégie de la lutte pour l’Europe puisse être menée à son terme au moyen du parti politique, serait-il fédéraliste. Par définition les partis divisent la population d’un Etat, tandis que, pour arriver à cette décision, il s’agit de réaliser une plate-forme commune à tous les citoyens de tous les Etats.
En second lieu, il faut observer que la décision de fonder la Fédération européenne n’est pas seulement extrêmement grave, mais aussi très complexe. Cela est dû à ce que, comme nous le verrons, l’attitude favorable à la Fédération européenne n’implique pas nécessairement l’aptitude à prendre l’initiative de la fonder, de traduire ce sentiment en une intention concrète. Par conséquent, l’attitude favorable comporte une certaine ambiguïté (on peut être favorable sans manifester une volonté véritable) et constitue de toute façon un élément seulement nécessaire, mais à lui seul insuffisant de la stratégie européenne. Nous devrons donc traiter séparément tant le problème de l’attitude favorable que celui de l’initiative.
Les facteurs idéologiques
L’attitude des gouvernements et de la population à l’égard de la Fédération européenne est conditionnée tant par des facteurs idéologiques que par des facteurs historiques.
I. — Facteurs idéologiques. Ils sont constitués grosso modo par les doctrines des partis et des groupes politiques, c’est-à-dire par les grandes idéologies qui dominent la scène et qui fournissent les valeurs et les critères qui suscitent et orientent l’activité politique de l’Europe de nos jours. Ce n’est pas la peine de montrer que le libéralisme, la démocratie, le socialisme ainsi que le christianisme dans la vie politique, sont sans doute favorables sur le plan idéologique à la Fédération européenne quelle que soit la conscience changeante qu’en ait chaque individu. Il s’agit de forces qui, sans cet objectif, bien entendu comme étape vers l’affirmation universelle de leurs valeurs, ne pourraient même pas exister. Il n’y a aucun doute à ce sujet. Leurs valeurs ne peuvent ni se limiter à un seul pays sans se dégrader, ni s’étendre vraiment au-delà d’un pays sans le principe fédéraliste. Pour cette raison ces forces ont toujours professé des principes fédéralistes, bien que confusément (la confusion principale est celle du fédéralisme avec l’internationalisme) et bien qu’avec les hauts et les bas déterminés par les événements historiques.
Au contraire, le nationalisme (le nationalisme en tant que doctrine et non comme attachement naïf à sa nation), le fascisme et le communisme y sont défavorables. En réalité le communisme devient incohérent s’il refuse la Fédération européenne (comme étape vers la Fédération mondiale), non seulement parce que, de cette façon, il contredit ce qu’il a toujours affirmé à l’époque de son apparition, mais aussi parce que, sans dépasser les barrières entre les nations, on ne peut mener à son terme l’émancipation mondiale du prolétariat. En tout cas, c’est une donnée de fait que, depuis le choix du socialisme dans un seul pays, il se rallia sans réserve, et même avec orgueil, à la défense intransigeante des souverainetés nationales ; et que, en Europe occidentale, il a confirmé cette attitude également à l’égard de l’unification européenne. Toutefois, à ce propos, il faut faire une distinction entre dirigeants et électeurs. La souveraineté nationale, défendue par les dirigeants communistes uniquement en fonction des exigences du communisme international, ne correspond d’aucune façon aux intérêts des électeurs et en effet n’a pas détruit dans leur cœur le vieil idéal de la fraternité de tous les travailleurs par-delà les frontières des Etats, exprimé avec force dans le mot d’ordre : Prolétaires du monde entier, unissez-vous !
Ces observations valent aussi bien pour les gouvernements que pour la population et montrent que, sur le plan idéologique, le soutien politique existe. En effet, tous les partis, exception faite pour les oppositions nationales de régime, et la population tout entière, exception faite pour des fractions insignifiantes, sont favorables. Il va de soi que l’attitude favorable sur le plan idéologique ne se traduit pas en action politique tant que ne se manifestent pas des circonstances historiques propices, et peut même s’obscurcir si les circonstances historiques y sont contraires. En pratique, la faveur idéologique signifie seulement qu’il n’y a pas d’obstacle insurmontable.
Les facteurs historiques
II. — Facteurs historiques. L’élément qui met en évidence le renversement de la situation historique de l’Europe occidentale (et qui se manifeste embryonnairement, malgré l’oppression, en Europe orientale également) réside en ce que les conflits armés entre la France, l’Allemagne et les autres Etats européens sont devenus absolument inimaginables. C’est une situation que reconnaissent toutes les personnes de bon sens, mais dont on ne peut comprendre le caractère véritable tant qu’on ne se rend pas compte que cela signifie que les Etats nationaux, pris isolément, n’accomplissent plus leur tâche fondamentale : garantir la sécurité, c’est-à-dire qu’ils ne sont plus des Etats dans le vrai sens du terme, qu’ils ne contrôlent plus le destin de leurs citoyens. Pour effacer les associations d’idées liées à la terminologie nationale du passé, qui empêche la compréhension de cette situation, il faut l’exprimer à l’aide d’expressions adéquates qui indiquent clairement ce qui est sur le point de finir et ce qui est sur le point de commencer à sa place. Ces expressions nous semblent être les suivantes : les nations sont restées souveraines, mais nous assistons aux phénomènes liés entre eux du déclin des souverainetés nationales et du développement de l’unité de fait européenne.
Le contenu de ces expressions devient transparent, à peine se rend-on compte de leur rapport avec une autre donnée de fait, elle encore aussi universellement admise que méconnue dans ses conséquences. La voici : au stade actuel de l’évolution du processus de production en Europe, la dimension des grands problèmes de politique extérieure, militaire, économique et sociale a atteint un ordre de grandeur « supranational », autrement dit une dimension dépassant celle des Etats européens, qui sont des nations typiques, avec représentation unitaire de la souveraineté, selon le modèle français (à ce propos, il faut se rappeler que les Etats-Unis et l’Union Soviétique sont quelque chose de plus que de simples nations : ce sont des fédérations, bien qu’imparfaites, autrement dit des communautés politiques qui, grâce à la duplication de la représentation souveraine, peuvent rassembler différentes communautés nationales et atteindre des dimensions continentales).
Et voici les conséquences. Les problèmes majeurs, à cause de leur dimension qui a dépassé celle des Etats, ne sont plus solubles dans leur sein. En théorie, ils sont solubles dans le seul cadre européen. En pratique, étant donné l’absence d’un pouvoir politique européen, ils finissent par ne trouver que des solutions imparfaites dans le cadre de l’unité imparfaite compatible avec le maintien de la souveraineté formelle des Etats. Mais toute solution commune, bien qu’imparfaite, modifie la situation de telle façon que les nouveaux problèmes qui se présentent requièrent, pour leur solution, un degré encore accru d’unité.
C’est là la logique de l’histoire européenne de l’après-guerre, du Plan Marshall à nos jours. Cette logique des choses, qui de degré en degré d’unité nous portera à la Fédération, a trouvé jusqu’à présent son expression la plus importante et la plus achevée dans le Marché commun. Il est facile de comprendre à ce point que le déclin des souverainetés nationales, écartant l’obstacle que constitue la rivalité de puissance entre les Etats européens, fatale tant que chacun devait s’occuper soi-même de sa sécurité, a permis à la tendance naturelle vers l’élargissement des espaces économiques, inéluctable à long terme parce qu’elle coïncide avec l’expansion de la production et de la vie, de se manifester aussi en Europe occidentale et d’atteindre un degré de réalisation égal au degré d’unité de fait.
La démocratie sur le terrain de l’unification européenne
Ce qui nous intéresse, c’est de déterminer dans quelle mesure cette logique des choses a produit et produit une attitude favorable à la Fédération européenne, non seulement sur le pian idéologique, mais aussi sur le plan pratique. Dans ce but, il faut garder présent à l’esprit qu’elle a mis, et continue à mettre, les partis et les gouvernements nationaux en face de l’alternative suivante : accepter la politique d’unification européenne dans le but de donner une solution, bien qu’imparfaite pour le moment, aux problèmes majeurs, ou se limiter à la pure et simple politique nationale, acceptant de laisser ces problèmes sans solution aucune. Il suffit d’observer que cette alternative est celle du maintien et du développement de la démocratie ou de son élimination (la démocratie ne peut durer si elle se montre incapable de résoudre les grands problèmes de la politique intérieure et internationale), pour se rendre compte que les partis dont le destin est lié à celui de la démocratie, et qui sont favorables sur le plan idéologique à la Fédération, ne peuvent pas dans le même temps ne pas être favorables, sur le plan pratique, à la politique d’unification européenne. La refuser signifierait choisir la politique du pire : ne pas résoudre les problèmes et aggraver la situation. Il va de soi que cette. politique ne pouvait être pratiquée, comme en effet cela s’est produit, que par des oppositions nationales de régime, et en particulier par les plus fortes, c’est-à-dire par les partis communistes. Toutefois, cela ne signifie pas que sur ce terrain leurs électeurs les suivent fidèlement confiants. C’est plutôt le contraire qui est vrai. Les partis communistes ne réussissent plus à mobiliser leurs électeurs contre l’unité européenne et ne réussiraient certainement pas dans l’avenir à les mobiliser contre la décision de fonder la Fédération européenne par la méthode démocratique.
Et c’est à ce point que se précise la question de l’ambiguïté de l’attitude favorable. On peut en effet dire que les partis démocratiques sont favorables à la construction de l’Europe, mais on ne peut pas dire pourtant qu’ils manifestent, du moins pour le moment, la volonté concrète de fonder la Fédération européenne. C’est un fait qu’une initiative de ce genre ne s’est jamais profilée jusqu’à présent au sein d’aucun parti, comme nous le verrons plus loin. Cela n’empêche pas que de grandes possibilités existent à cet égard, du fait que toutes les forces qui devraient soutenir cette décision (les partis démocratiques, tant au gouvernement que dans l’opposition et presque tous les citoyens) se sont portées sur le terrain de l’unification européenne et ne peuvent plus en sortir.
Désormais, c’est une donnée permanente de la vie politique. Le nationalisme qui s’est de nouveau développé au cours de ces dernières années n’est pas en état de la modifier. Ce nationalisme dépend de la reprise des Etats, mais la reprise des Etats dépend à son tour de l’unité économique de l’Europe, c’est-à-dire de ce qui justement donne un démenti au nationalisme, l’empêche de se développer pleinement et finira par le détruire.
Le problème de l’initiative
A ce propos, au lieu d’examiner séparément la position des gouvernements et celle de la population, il faut les examiner ensemble parce que la même donnée — la situation de pouvoir et son évolution — conditionne tant la position des premiers que celle de la seconde. Mais avant de traiter ce point particulier, à savoir l’aspect de pouvoir de la décision de fonder la Fédération européenne, il convient de jeter un regard sur le rapport entre la maturation de l’intention de prendre cette décision et l’évolution de l’intégration européenne. Il n’y a pas d’autre moyen pour déblayer le terrain des équivoques possibles.
I. — Intégration européenne et initiative fédérale. Dès qu’ils reprirent, après la guerre, un minimum d’activité internationale, les Etats de l’Europe occidentale se trouvèrent soudain entraînés dans le processus d’unification européenne amorcé par les Etats-Unis avec le plan Marshall. Vingt ans se sont écoulés et de grands progrès, spécialement avec la phase de l’Europe à six, ont été accomplis. Pour les apprécier, il suffit de comparer le premier après-guerre avec le deuxième. Dans le domaine du développement économique, de l’intégration sociale, de la situation politique de l’Allemagne et de ses rapports avec les Etats démocratiques, etc., la politique de l’unification de l’Europe, supplantant la vieille politique de division, a modifié radicalement et, dans quelques secteurs vitaux, complètement renversé la situation de l’Europe occidentale.
C’est un fait que l’unité, procédant graduellement, a permis d’obtenir des résultats importants. C’est précisément pour cette raison qu’il est d’une telle importance d’observer que l’évolution unitaire dans le domaine de l’économie et de la collaboration entre les Etats n’est pas du tout suivie d’une évolution unitaire équivalente quant à la maturation de la volonté de prendre l’initiative de fonder la Fédération européenne et pas même, si l’on regarde de près, quant à l’évolution de la lutte politique. La transposition des décisions les plus importantes de politique extérieure et économique des cadres nationaux au cadre européen, malgré certaines oscillations, est continue et progressive, si bien que l’on est déjà parvenu à établir jusqu’au prix des céréales à niveau européen. Mais la vie des partis et la lutte politique, pendant tout ce temps, sont restées confinées, sans avancer d’une semelle, dans les cadres nationaux. Sous cet aspect, nous sommes toujours au poteau de départ.
Dans la mesure où l’on ne s’en rend pas compte, on pense, mécaniquement, que la décision de fonder la Fédération européenne serait simplement le dernier pas d’une marche progressive, que constituerait l’intégration européenne, et non un fait original. Mais il suffit de se rendre compte qu’à la progressivité dans le domaine de l’économie et de la collaboration entre les gouvernements ne correspond pas une égale progressivité dans la formation, au sein des partis, de la volonté de fonder la Fédération, pour comprendre que le dernier pas constitue, au contraire, un problème de pouvoir à résoudre, un problème facilité par l’intégration en cours, mais qu’elle ne résout pas.
Le passé confirme et complète cette interprétation. A la fin de la seconde guerre mondiale il aurait été possible de fonder une fédération dans la partie occidentale du continent européen. Les U.S.A. étaient favorables, la Résistance avait été en grande partie européiste, les intérêts nationaux de caractère militaire, administratif et industriel étaient ruinés, la population était virtuellement favorable et le problème était posé ; il s’agissait d’établir la nouvelle organisation de l’Europe. Mais la classe politique au pouvoir, au lieu de se rallier à l’unité, reconstruisit passivement les divisions nationales du passé sans même comprendre qu’il existait la possibilité de les dépasser. La possibilité se présenta de nouveau avec la C.E.D., laquelle, en enlevant les armées aux Etats et en créant une armée européenne, posait le problème du gouvernement européen. Signé par les six gouvernements, ratifié par les Parlements de l’Allemagne, de la Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg, le traité de la C.E.D. resta sur le tapis de 1952 à 1954 et fut enfin rejeté par la France à une faible majorité alors que, jusqu’à la fin de 1953, il y avait eu une majorité en faveur de la C.E.D. au Parlement français, et que l’Italie, ne le ratifiant pas, bien qu’étant largement favorable, n’avait rien fait pour hâter la décision française. Ce qui montre que l’intégration européenne n’est pas un processus linéaire, mais bien en dents de scie, autrement dit un processus qui peut atteindre plusieurs fois, sans l’exploiter à fond, le point à partir duquel il est possible de prendre la décision de fonder la Fédération européenne.
L’aspect de pouvoir de l’initiative fédérale
II. — Sous l’aspect du pouvoir, la décision de fonder la Fédération européenne comporte le transfert du contrôle de l’armée, ainsi que de la monnaie, d’une partie des recettes, etc., des gouvernements nationaux à un gouvernement européen. Plus précisément, et en termes plus généraux, le transfert de la politique extérieure et militaire, et d’une partie de la politique économique et sociale, des Etats nationaux à un Etat fédéral européen. Il s’ensuit :
1) Que cette décision ne peut être graduelle. Beaucoup pensent qu’en réalité on ne doit pas prendre une fois pour toutes la décision de fonder la Fédération, dans la mesure où il s’agirait de la construire par degrés. Mais il est évident, avant tout, qu’une armée ne peut être contrôlée en partie par des gouvernements nationaux et en partie, une partie toujours croissante, par une entité européenne qui n’aurait pas encore le caractère d’un vrai gouvernement. Le transfert de l’armée ou bien se fait d’un coup, des gouvernements nationaux au gouvernement européen, au moment même où on le constitue, ou ne se fait pas. Et cela ne vaut pas seulement pour l’armée, mais également pour la politique extérieure et militaire et pour la partie de la politique économique et sociale de la compétence de la Fédération. Pour transférer ces matières, il faut aussi transférer la « souveraineté » en question (dans un sens empirique, la faculté de prendre, en dernière instance, les décisions suprêmes dans les secteurs établis par une constitution) ; mais la « souveraineté » ne fait qu’un avec le fait électoral, lequel, à son tour, ne peut se transférer graduellement, mais d’un seul coup.
2) Que dans les gouvernements ne se forme pas spontanément la tendance à prendre ces décisions. L’obstacle n’est pas seulement dans le fait que le passage d’un système national à un système fédéral est désavantageux pour les partis, dans la mesure où il implique la destruction de rôles politiques (un seul chef d’Etat au lieu de six, etc.), la diminution des sièges parlementaires importants (un parlement qui s’occupe de politique étrangère, etc., au lieu de plusieurs) et la restructuration des partis. L’obstacle majeur réside dans le fait que la tendance à prendre cette décision et la ligne générale des partis divergent tant que le pouvoir national reste établi. Dans ce cas, la fortune des partis dépend exclusivement de leur capacité de gouvernement et d’opposition, c’est-à-dire, et c’est le point décisif, de ce qu’ils réussissent à faire (ou à faire croire que l’on peut faire) dans le cadre de leur nation, en ce qui concerne la politique extérieure, militaire, économique et sociale. Cette capacité est l’enjeu, elle est la base de la formation de leur volonté politique. L’intégration européenne les pousse à accepter l’idée de la Fédération, mais le processus politique, d’élection en élection, les pousse à dire ce que devra faire leur nation dans le domaine de la politique extérieure, militaire, économique et sociale, c’est-à-dire tout le contraire de la résolution de céder ces compétences.
3) Que cette décision ne peut se former que dans un centre européen supranational, et que les gouvernements ne peuvent la faire leur qu’en cas de crise du pouvoir national. Le premier point ne demande pas d’explication. Il va de soi qu’un mouvement politique supranational, s’il l’est vraiment, c’est-à-dire s’il ne dépend pas des élections nationales, se renforce justement dans la mesure où il montre cette capacité. Le second point au contraire doit être éclairci, et cela exige un examen purement typologique, où la notion de crise de pouvoir n’implique que celle de manque de pouvoir, sans aucune conséquence forcément dramatique, et sans aucune considération au sujet de la manière dont pourront se dérouler, historiquement, des crises de ce genre. C’est un fait qu’en cas de crise du pouvoir national le problème central de l’action des partis cesse d’être celui de l’exercice du pouvoir et devient au contraire celui de la création d’un nouveau pouvoir. Or, il est vrai que l’idée d’un pouvoir européen, étant étrangère aux habitudes et aux positions acquises des partis, ne peut se former spontanément dans leur cadre, mais il est vrai également qu’ils pourraient l’accepter facilement si elle leur était proposée de l’extérieur parce qu’un pouvoir européen serait plus fort, plus démocratique et moins subversif que n’importe quel pouvoir qui se puisse former dans le cadre national en alternative à un précédent pouvoir démocratique. Tout cela exige, naturellement, que le pouvoir européen soit formulé en termes parfaitement démocratiques, de façon à obtenir, avec la perspective de la participation et du consentement du peuple, une force suffisante pour résoudre la crise. Cette formule ne peut être que celle du pouvoir constituant du peuple fédéral européen, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de reconnaître le droit des Européens de choisir eux-mêmes avec une constituante, les caractéristiques de la fédération.
Ainsi viennent d’être mis au jour les deux aspects essentiels de la stratégie européenne ; la crise du pouvoir national et l’action d’une avant-garde supranationale capable de prendre l’initiative de demander la Constituante européenne. Il s’agit, maintenant, de les examiner.
La crise du pouvoir
La crise du pouvoir n’est pas un fait incertain, lointain, imprévisible, mais bien un fait déjà présent en germe. Aucun Etat du continent européen n’a trouvé un équilibre démocratique stable depuis la Révolution française. La vie politique a toujours été entrecoupée de crises de régime à répétition. Et aujourd’hui encore la crise de l’Etat constitue en Europe occidentale un des aspects fondamentaux de la vie politique, si bien que non seulement les spécialistes, mais aussi les forces politiques elles-mêmes affrontent partout, à côté des problèmes normaux de gouvernement, les problèmes mêmes de la constitution et du régime. Bien que se manifestant avec plus d’évidence en France qu’ailleurs, le phénomène est général.
Il n’est pas nécessaire de montrer que la crise de l’Etat est le signe avant-coureur de la crise du pouvoir. Il importe au contraire d’en identifier la nature. Les partis tâchent de la résoudre dans le cadre national, sans tenir compte de l’intégration européenne, sans s’apercevoir qu’elle modifie radicalement le fonctionnement des Etats, sans comprendre qu’elle est la cause de la crise. La crise des Etats et l’intégration européenne sont deux aspects du même phénomène. La même donnée, la dimension des problèmes, déchaîne tant l’une que l’autre. La tendance irrésistible à l’unité européenne est due au fait que les problèmes de gouvernement (défense, politique extérieure, économie) ont pris une dimension supranationale. Mais justement ce fait produit fatalement le déclin des Etats nationaux, leur crise, et, à long terme, la crise de leur pouvoir. En dernière instance, l’intégration européenne est le processus de dépassement de la contradiction entre la dimension des problèmes et celle des Etats nationaux. Et pour cela, dans la mesure où elle avance, elle fait avancer en même temps aussi bien la crise de leur pouvoir que la formation de l’alternative sur le terrain supranational européen.
Quoique bien peu s’en rendent compte, la chose n’est pas douteuse. Par son développement, l’intégration européenne crée jour après jour une société plurale européenne, c’est-à-dire détruit la base même des Etats nationaux, la société nationale exclusive. Il s’agit toutefois de la préparation d’un moment aigu de transition, plutôt que d’un glissement graduel, non seulement parce qu’il n’y a pas de passage graduel de la souveraineté nationale à la souveraineté fédérale, mais aussi parce qu’au moyen de la formation d’une économie de grandes dimensions, l’intégration européenne rend aux pouvoirs nationaux exclusifs, avant de les renverser, une apparence de vitalité. Pratiquement, le mécanisme d’évolution de la crise est le suivant. Tant que se présentent aux Etats des problèmes de dimension européenne pour la solution unitaire desquels leur collaboration, c’est-à-dire ce qui leur est possible, suffit, ils conservent un peu de pouvoir. Mais, quand des problèmes européens se présentent dont la solution unitaire exige un gouvernement européen, ils se trouvent, d’un coup, sans pouvoir.
Ce point revêt un grand intérêt parce qu’il montre que la crise, tout en étant le moteur du processus de création du gouvernement européen, pourrait se dérouler extérieurement d’une façon absolument normale. Il est de fait que dans ces cas-là les gouvernements se trouveraient en face de cette alternative : ou bien détourner le problème (ou le résoudre d’une façon apparente), ou bien créer un gouvernement européen pour le résoudre effectivement. Ce qui revient à dire qu’une possible direction supranationale apparaîtrait, tout à fait exceptionnellement, dans le processus politique normal, et par là la possibilité de fonder un gouvernement européen, pourvu que l’avant-garde fédéraliste, renforcée par les circonstances, sache faire accepter aux gouvernements la solution du problème qui coïncide avec la création du gouvernement européen, même si celle-ci ne devait revêtir la forme constituante que par la suite.
Une situation de ce genre s’est déjà présentée avec le problème de l’armée européenne. Et se représentera entre 1967 et 1969. La fin de la période transitoire du Marché commun posera le problème de la monnaie, des douanes et de la politique économique européenne. L’échéance du Pacte atlantique, celui de la nouvelle défense de l’Europe. Il s’agit précisément de problèmes qui ne peuvent être résolus sans un gouvernement européen. En théorie, leur solution peut sans doute, bien que ce ne soit pas certain, être retardée par un élargissement et une dilution provisoire de l’intégration européenne. Mais ils ne peuvent être mis de côté pour toujours, parce qu’ils sont inhérents à la nature même de l’intégration. La crise est donc inévitable, quand bien même sa maturation dépend aussi en partie de la volonté humaine : dans ce cas particulier, de la résolution des gouvernements de maintenir la plate-forme à six et de l’aptitude à se battre de l’avant-garde fédéraliste.
Il faut encore observer que, dans le cas de crise aiguë par manque de sagesse de la part des gouvernements, la crise ne se manifestera pas nécessairement le même jour dans tous les pays. Toutefois, si elle atteint d’abord, comme c’est probable, la France ou l’Allemagne, et si l’avant-garde fédéraliste la canalise tout de suite et partout vers la Constituante européenne, le fait que le gouvernement français ou allemand demande de la convoquer afin d’éviter le pire dans son propre pays, suffira pour ouvrir la crise de pouvoir également dans les autres pays et pour les rallier à l’alternative européenne.
L’avant-garde fédéraliste
L’avant-garde fédéraliste est la conscience théorico-pratique du caractère européen de l’alternative politique de fond. Comme conscience spécifiquement théorique, elle se fonde sur la théorie du fédéralisme et sur la démystification de la nation. Les nationalistes, vrais ou par opportunité (communistes), affirment qu’une réalité populaire n’est pas possible au-delà des nations, et par suite un pouvoir démocratique européen non plus. Pour les démasquer, il faut : a) démontrer que la nation dans son essence véritable est simplement un phénomène spontané de caractère territorial (le lieu de naissance de l’individu) ou culturel (la langue), et pas du tout l’inexistante unité de race des Allemands, des Français, des Italiens, etc. (fiction idéologique justifiant le caractère fermé, exclusif et tendanciellement monolithique de l’Etat national) ; b) identifier concrètement la réalité populaire qui est en train de se former avec l’intégration européenne : le peuple européen, union des nationalités spontanées européennes (un peuple plural, fédéral).
Comme conscience spécifiquement pratique, l’avant-garde fédéraliste implique l’opposition de communauté, qui se distingue des habituelles oppositions de gouvernement ou de régime par le fait qu’au lieu de refuser tel ou tel gouvernement ou régime, elle refuse la communauté nationale comme communauté politique exclusive. Ce n’est qu’à partir de là que le choix de la Fédération européenne abandonne le limbe des bonnes intentions pour devenir une volonté concrète, une attitude politique véritable, c’est-à-dire une disposition quotidienne à l’égard du pouvoir. Celui qui ne s’élève pas jusque-là agit dans le cadre de l’exercice des pouvoirs nationaux exclusifs, même s’il désire sincèrement l’unité européenne, et pour cette raison voit seulement les faits qui les maintiennent. Celui qui, au contraire, s’élève jusque-là, c’est-à-dire agit pour les renverser, se met aussi en mesure de considérer avec attention les faits de l’intégration européenne qui les minent, créant en même temps, avec l’unité de fait, un pouvoir européen de fait, et peut les exploiter politiquement.
Cette exploitation, c’est-à-dire l’opposition de communauté, n’est pas facile. Son aspect négatif, le refus du pouvoir national exclusif, est évident, mais son aspect positif, la lutte pour transformer le pouvoir européen de fait en un pouvoir établi, démocratique, confié à la volonté des hommes, plutôt qu’à la force aveugle des choses, est compliquée. Un pouvoir qui n’est pas encore établi est invisible. Dans ce cas particulier, ce n’est qu’en scrutant la réalité avec les yeux de la raison qu’on entrevoit, derrière la façade de l’intégration européenne, ce qui le constituera : le peuple européen en formation. D’autre part, un pouvoir qui n’est pas encore établi ne prend pas de décisions, c’est-à-dire qu’il ne nuit à aucun intérêt immédiat et n’en sert aucun : il reste en dehors de la balance de ces intérêts et, par conséquent, en dehors aussi de la politique normale. C’est pourquoi la lutte pour le pouvoir européen semble ne pas avoir d’objet. Celui qui la mène ne peut pas organiser les intérêts immédiats, il ne peut pas exploiter les possibilités des balances des forces existantes, il doit agir dans le seul but d’y introduire un élément nouveau pour créer une possibilité qui sans lui n’existe pas. Comme il propose la Constituante — une solution qui se trouve toujours, jusqu’à l’heure de la crise, en dehors du domaine de la réalité — il peut se battre grâce aux seules contradictions du processus politique normal, qui pose des problèmes qu’il ne sait pas résoudre.
Comme nous l’avons vu, les problèmes politiques et économiques majeurs ne peuvent être résolus d’une façon satisfaisante dans le cadre des Etats nationaux. Par conséquent, dans la phase au cours de laquelle ces problèmes se posent, celui qui se bat pour le pouvoir européen peut entrer dans l’arène en s’unissant à ceux qui cherchent une véritable solution, tandis que dans la phase au cours de laquelle, pour les résoudre avec ses moyens imparfaits (les gouvernements nationaux et la collaboration européenne), la politique normale se contente de solutions imparfaites et précaires, il doit au contraire sortir de l’arène, dénoncer le compromis, attendre encore et toujours au passage ceux qui restent dans le cadre national. C’est tout. L’engagement pour la véritable solution de ces problèmes coïncide avec la prise de conscience du caractère européen de l’alternative politique, c’est-à-dire avec le renforcement de l’avant-garde fédéraliste, et avec la participation de l’initiative de la décision de fonder la Fédération européenne. Le compromis sur des solutions précaires, ou la fuite continuelle en avant dans l’illusion, coïncident avec la persistance de la voie nationale.
La fondation de la fédération européenne
Une lutte de ce genre, étant donné ses difficultés pratiques et intellectuelles, ne peut réunir qu’une fraction des personnes qui font de la contradiction entre les faits et les valeurs une question personnelle. Mais elle suffit. Tant que le problème qui déchaînera la crise est encore loin, il s’agit seulement de survivre, d’entrer dans l’équilibre politique et d’en sortir avec une technique frontiste habile et d’encadrer ce qui existe déjà dans la conscience populaire, l’espérance européenne (européisme diffus), afin de disposer au moment décisif d’une plate-forme populaire toute prête. Il suffit pour cela, de l’européisme organisé (M.F.E., etc.). D’autre part, quand ce problème approche, et que le caractère européen de l’alternative politique devient plus facilement compréhensible, beaucoup parmi les personnes citées plus haut finissent par entrer dans le camp fédéraliste (européisme organisable). Et cela constitue une base suffisante pour allumer la mèche de la décision de fonder la Fédération européenne. Comme dans toute entreprise techniquement révolutionnaire, la crise de pouvoir avec sa « haute conductibilité des idées », fait le reste. Dans cette situation les mots d’ordre qui correspondent au besoin de pouvoir « se créent par eux-mêmes des milliers de canaux ».