XV année, 1973, Numéro 1-2, Page 65
POUR UN PARTI SOCIALISTE EUROPEEN ?
Sur ce sujet notamment débattu ces derniers temps dans les milieux socialistes qui s’intéressent à l’Europe, nous publions ci-dessous la lettre qu’a adressée à Giuseppe Faravelli, directeur de « Critica sociale », notre ami Luciano Bolis, et qui rejoint de très près les préoccupations de cette revue en la matière.
Strasbourg, le 8 juin 1972
Mon cher Faravelli,
Je lis dans la « Critica sociale » du 5-20 mai 1972 la lettre que t’a adressée Luciano de Pascalis, responsable de la section internationale du parti socialiste italien, et qu’accompagne le questionnaire sur le parti socialiste européen, que le Bureau (de liaison) des partis socialistes des Communautés européennes a envoyé récemment à tous les partis membres, ainsi qu’à ceux des pays qui s’apprêtent à adhérer aux Communautés elles-mêmes.
Comme tu l’imagines, le sujet m’intéresse beaucoup, mais il me pose en même temps, je te l’avoue, un délicat problème de conscience, du fait que tu as eu la mauvaise idée de citer, dans ton commentaire rédactionnel, un ancien article écrit par moi-même sur ce sujet, et qui a paru dans la « Critica » il y a 20 ans…
Je n’ai pas sous les yeux cet article, que je ne me souvenais même plus d’avoir écrit, mais dans la mesure où je puis encore prétendre reconstruire mes idées, et surtout mon état d’esprit de ce temps-là, je suis certain que, tout pris par l’enthousiasme de ces premières expériences européennes, j’ai bien volontiers saisi au vol l’occasion que me présentaient les prestigieuses colonnes de ta revue pour rompre une lance de plus en faveur de ce qui se présentait alors à mes yeux comme étant la voie principale pour les partis socialistes des divers pays intéressés à l’intégration européenne, leur fusion en un seul parti socialiste européen, préfigurant l’engagement d’unification qu’on aurait voulu constater de la part des Etats.
En effet, qui peut nier qu’une plus ferme volonté politique de la part de tous aurait pu alors avoir raison de la logique de conservation du système et accomplir le miracle ? La Résistance, toujours présente à notre esprit, n’avait-elle pas été une sorte de grand miracle, en tant qu’exemple de la capacité des peuples d’Europe de trouver, pourvu qu’ils le veuillent, les voies de leur renouveau et de leur progrès ?
Mais croire aujourd’hui pouvoir réanimer ces mêmes espérances — dans un climat si différent et désenchanté, chargé qu’il est de toutes les désillusions successives, que seul peut comprendre celui qui y avait auparavant fermement crû — me paraît une dangereuse redite de lieux communs, sinon une incitation inopportune à la mode, toute italienne, de faire recours à des « fuites en avant », simplement afin de se soustraire à ses propres responsabilités, quotidiennes avant de devenir historiques…
Or, l’expérience de toutes ces années a appris, même à un irréductible idéaliste comme moi, que les prêches, les conseils et les bonnes intentions ont des limites d’une portée bien définie, qui s’identifient avec les conditions historiques dans lesquelles les forces politiques sont appelées à agir. D’ailleurs, aujourd’hui il n’est même plus nécessaire de se proclamer marxiste pour reconnaître l’importance du rôle joué, dans ce conditionnement, par le développement économique de la société. Mais ce qui, par contre, continue de rester obscur — sauf au petit nombre de fédéralistes auxquels j’ai l’honneur d’appartenir depuis presque 30 ans — c’est qu’un autre conditionnement, non mois décisif — sur la naissance et la structuration des forces politiques et partant sur l’évolution de la situation elle-même — est imposé aussi par le type et la forme des institutions existantes.
Pour revenir à l’idée principale de cette lettre, je veux dire que seule la création d’un pouvoir politique européen réel constituera le préalable technique nécessaire pour arriver finalement à la formation de forces politiques européennes réelles (c.-à-d. pas seulement théoriques), parmi lesquelles il est certes à souhaiter que le futur parti socialiste européen puisse apparaître en premier lieu, pour des raisons que je ne prendrais pas la peine de t’expliquer, toi qui les as déjà si bien rappelées dans le numéro spécial de « Critica » consacré à l’Europe, en janvier dernier.
Alors, quand on me pose la question de savoir ce que je pense aujourd’hui de projets de ce genre, je suis instinctivement amené à donner la même réponse que celle que je garde généralement en réserve pour celui qui s’entête à considérer comme possible l’unification monétaire de l’Europe (ainsi que hier du reste aussi son organisation défensive commune) sans passer par ce grand préalable qu’est son unification politique ; laquelle unification politique n’est autre chose que la création d’un pouvoir nouveau qui, à son tour, ne pourra jamais se concrétiser si ce n’est aux dépens des pouvoirs existants ; dans ce cas, un pouvoir européen qui se substitue aux vieux pouvoirs nationaux, bien qu’ils soient toujours officiellement reconnus comme exclusifs. En politique, comme c’est le cas dans la nature, rien ne se crée, rien ne se détruit mais tout se transforme, le vrai problème demeurant celui de savoir quand et comment et dans quelles directions de telles transformations doivent se faire.
S’en prendre donc, ainsi que le fait Levi Sandri dans l’éditorial dudit numéro spécial, à la timidité des partis socialistes des Communautés (qui, en fait, n’a pas de limites, car ils n’ont rien trouvé de mieux que tout simplement amender la raison sociale de leur pseudo-organisation européenne commune), ne me paraît pas beaucoup nous aider à comprendre le vrai problème, qui est celui du rapport des forces existant entre le pouvoir européen et les pouvoirs nationaux, ni à approcher de sa solution. Aujourd’hui ce rapport de forces est ce qu’il est, et si l’on n’essaie pas directement de le modifier (par un transfert des pouvoirs de décision, et non par une simple prolifération d’institutions plus ou moins inutiles), il restera pratiquement le même, y compris en ce qui concerne nos chers partis socialistes toujours plus menacés de devenir des fossiles, dans la mesure où ils seront fatalement amenés à refléter l’immobilisme d’un équilibre des pouvoirs où il n’y aura pratiquement pas de place pour l’Europe (sinon dans les discours dominicaux), car toute l’aire politique continuera d’être occupée par les structures étatiques actuelles, héritage du XIXe siècle.
Ceci étant dit, comment veux-tu que je puisse répondre au questionnaire bruxellois que tu soumets à tes lecteurs ? De plus, celui-ci me paraît conçu d’une façon trop élémentaire pour pouvoir vraiment servir à quelque chose ; tant il est vrai qu’il serait parfaitement inutile de demander si l’on est pour l’Europe, ou pour la paix, ou pour son propre gagne-pain. A des questions de ce genre, la réponse ne peut qu’être affirmative, après quoi il ne nous reste qu’à attendre passivement le questionnaire suivant… (Combien n’en ai-je pas déjà remplis de ces questionnaires, socialistes ou autres, au cours de ces décennies ?).
La question de la constitution d’un parti socialiste européen serait-elle prématurée ? Bien au contraire, il faut la considérer comme venant déjà terriblement en retard ; mais peut-être est-ce justement à cause de ceci, que voulant être malins (mais en fait nous n’étions que timides et superficiels) nous n’avons pas livré le bon combat au bon moment ; au lieu de nous occuper tout de suite des institutions européennes (qu’on est en train de redécouvrir maintenant, comme par hasard, mais seulement pour leur donner, une fois de plus, une réponse erronée), nous avons cru pouvoir contourner l’obstacle en inventant des unionismes et des fonctionnalismes à n’en pas finir ; y compris cet « idolum » toujours renaissant d’une fusion européenne des forces politiques nationales, opérée presque en cachette et sans aucun respect des données réelles du problème, qui sont celles que je viens de rappeler.
Coopération plus féconde entre les partis socialistes, alors ? Mais comment peut-on nourrir encore des espoirs de ce genre, à l’époque où Brandt se met d’accord avec Pompidou sur le dos de Mitterrand, pendant que Wilson — pour des raisons évidentes de politique intérieure où l’idéologie socialiste n’entre absolument pour rien — donne des coups de pied dans les tibias et met des bâtons dans les roues des autres partis socialistes européens (qui, par rapport à lui, n’ont d’autre tort que de ne pas avoir modifié, d’un jour à l’autre, du tout au tout leur propre politique européenne) ?
La collaboration entre les partis frères ne peut se réaliser davantage qu’entre les Etats (j’entends des Etats souverains, c.-à-d. non soumis à des liens fédéraux), par conséquent il me paraît vain de s’obstiner dans la recherche de pseudo-solutions destinées à ne pas obtenir d’autres effets que de simples emplâtres incapables d’atteindre la racine du mal, qui est toujours celle d’un manque de pouvoir effectif au niveau européen, pouvoir autour duquel tous les socialistes européens devraient être enfin appelés à s’exprimer concrètement d’après la dialectique irremplaçable du jeu démocratique de la majorité et de la minorité et non plus d’après le schéma traditionnel des conférences diplomatiques entre Etats.
Quelle réforme finalement souhaiter pour l’actuel « bureau » de liaison ? La seule qui vraiment s’impose devrait être sa dissolution, mais seulement le jour, espérons prochain, où il pourra laisser sa place au parti socialiste européen qu’il prétend maintenant en vain anticiper.
Je suis toutefois convaincu que ce parti ne naîtra jamais tant que le cadre étatique correspondant, qui devra se placer directement au niveau européen, n’aura pas lui-même été créé. C’est à ceci que les socialistes de tous les pays intéressés devraient tendre avant toute chose. A vrai dire, non seulement les socialistes, mais aussi tous les citoyens de la future Europe, au sein de laquelle (et espérons-le, avec plus d’efficacité !) pourront finalement s’affirmer ces idéaux de socialisme qui demeurent aujourd’hui encore paralysés par la survie d’un système de rapports étatiques plus générateur d’anarchie internationale que de progrès social. C’est seulement dans cette perspective que, d’après moi, il vaudrait encore la peine de se battre !
Et puisque le combat continue et ne consiste pas seulement en paroles, je voudrais, avec ta permission, à travers la voix prestigieuse de ta revue, demander aux grands responsables du parti socialiste italien quelles sont les mesures concrètes qu’ils ont prises ou qu’ils se réservent de prendre, afin d’assurer une issue positive au projet de loi d’initiative populaire, qui se trouve depuis longtemps devant le Parlement, pour l’élection au suffrage universel direct de la délégation italienne auprès du Parlement Européen.
Peut-être, il y a 20 ans, je me serais contenté d’une belle résolution de congrès, mais l’expérience m’a désormais appris à croire seulement aux faits, si modestes soient-ils, de sorte que je suis aujourd’hui, plus que jamais, convaincu que l’adoption immédiate de cette loi vaut plus que tous les questionnaires de tous les bureaux de liaison du monde, et naturellement aussi plus que toutes les exhortations verbeuses qui ne manquent jamais de les accompagner, dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’elles risquent involontairement de servir de rideau de fumée pour masquer la réalité.
Bien cordialement à toi.
Luciano Bolis
P.S. On me dit que tu as toi aussi mauvais caractère, mais en tout cas nous savons tous, ainsi que nous le rappelle très opportunément Alfassio Grimaldi, que tu as dépensé toute ta vie pour défendre avec cohérence tes idées. J’espère donc que tu sauras comprendre cet épanchement par lequel tu m’as fait sortir d’une réserve de plusieurs années et que je te demande de bien vouloir mettre sur le compte de l’amitié que je ne cesse de te porter.