LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VI année, 1964, Numéro 2, Page 121

 

 

POUR UNE SOCIETE POLYCRATIQUE*
 
 
PERSPECTIVE HISTORIQUE
 
La société, dans sa marche séculaire, se transforme selon des tendances dynamiques assez uniformes qui nous permettent de saisir le fil conducteur de cette évolution, expression de l’action et de la force transformatrice des groupes sociaux qui la composent et contribuent à lui donner une direction déterminée, soit en entravant soit en favorisant l’évolution en question.
Le développement de la société est donc fondé en grand partie sur les rapports — de collaboration ou de lutte — entre les classes et les groupes sociaux, et souvent ces rapports influent sur la transformation des groupes sociaux de moindre importance. Nous pensons donc qu’une étude de l’évolution des classes de la société, qui tienne compte d’un cycle historique et culturel assez ample, nous permette de saisir la direction de cette évolution.
Nous nous limiterons ici à un peuple dont le cycle historique et culturel est des plus amples et qui, au cours de son développement, a imposé à beaucoup d’autres peuples sa structure sociale, si bien qu’en fin de compte l’évolution de toute l’humanité a été une continuation de son évolution.
La société italique a toutes ces caractéristiques, et notamment dans son noyau originel romain qui, en se développant, étendit sa structure sociale à l’assemblée des peuples italiques et, en tant que communauté italique, au reste du monde méditerranéen. Par l’intermédiaire de Rome l’évolution s’est poursuivie en Europe, et par l’Europe dans le monde entier.
Dans la société romaine l’institution fondamentale, la famille, gravite autour d’un homme (dominus) qui a le ius vitae et necis (droit de vie et de mort) sur ses esclaves et sur ses enfants. Ce fait, expression du plus grand déséquilibre entre les classes, est par conséquent l’aspect essentiel de structure de la société romaine primitive. Une telle situation sociale est exactement à l’opposé de la société idéale où les groupes sociaux sont entièrement rapprochés et où par conséquent aucun individu n’exerce de pouvoir sur son semblable.
Durant la première période impériale, cependant, les esclaves et les prolétaires augmentent, mais les dispositions impériales et sénatoriales en leur faveur sont déjà nombreuses : le ius vitae et necis a disparu, et quoique la situation économique se soit aggravée, cette disparition est un grand pas vers la réduction de l’inégalité des classes. Un autre progrès est accompli au début du moyen-âge avec la diffusion des serfs de la glèbe et la disparition progressive de l’esclavage. Des groupes de citoyens, qui constitueront plus tard les classes moyennes, commencent à s’organiser. A la fin du moyen-âge ces classes moyennes se développent d’une façon à la fois continue et intermittente ; à la même époque les serfs de la glèbe diminuent en nombre et voient leurs obligations réduites ; plus tard une nouvelle détérioration de l’économie provoque la révolution française. Avec la révolution les serfs disparaissent, l’individu acquiert ensuite de nouveaux droits, et la croissance progressive du prolétariat donne naissance aux organisations syndicales qui, conjointement à l’accélération de l’industrialisation, sont les facteurs déterminants de l’émancipation économique, politique et sociale.
Quelles conclusions ces transformations sociales nous permettent-elles de tirer ? Quel est le fil conducteur de l’évolution de la société ? Evidemment nous assistons à un épanouissement progressif de la liberté, de l’égalité juridique, économique et souvent même politique.
Au droit de vie et de mort de la Rome primitive correspond un progrès évident à la fin de la lutte entre patriciens et plébéiens ; l’avènement de la grande propriété foncière et du grand capital est accompagné en fin de compte par ces progrès qui sont l’abolition du ius vitae et necis et les réformes adoptées après la victoire du christianisme, etc… Au progrès correspond parfois une régression, mais la société ne rétrograde pas, le progrès est pour ainsi dire constant : on passe de l’abolition du droit de vie et de mort, puis de celle de l’esclavage, à la suppression des serfs de la glèbe, à l’égalité politique et juridique, à la transformation du prolétariat (qui enregistre des progrès incessants soit au point de vue politique et social, soit économiquement), à l’éclosion d’une nouvelle classe d’intellectuels, de techniciens et de spécialistes qui sont l’expression de la deuxième révolution industrielle.
Cette tendance de la société vers l’égalité et la liberté est une des caractéristiques quasi-permanentes de l’évolution historique. Dans la désagrégation et la combinaison des groupes sociaux on décèle un facteur constant : la tendance de la société à la réduction progressive des dénivellements de classe, même dans le sens d’une toujours plus grande liberté individuelle.
La société a donc évolué au cours des siècles dans le sens d’une liberté et d’une égalité toujours plus grandes, en partie sous l’impulsion des classes dominées mais aussi grâce à l’influence constante exercée par le progrès technologique et scientifique et par la lutte que l’homme a engagée pour conquérir la matière.
Tout au long de l’histoire les hommes ont été nécessairement soutenus dans cette lutte par des idéologies sociales nées successivement pour coordonner l’action des classes et des individus vers l’idéal commun. Toute idéologie politique est cependant vouée au déclin quand est dépassée sa propre phase historique : l’élasticité des doctrines, leurs capacités de s’adapter à des situations nouvelles sont en effet fort restreintes. Même si elle exprime au début les aspirations populaires les plus immédiates, une idéologie est fatalement destinée à devenir l’apanage de classes privilégiées au fur et à mesure que ses aspirations, son programme s’incarnent dans la réalité ; tout au plus elle n’est désormais qu’un idéal vague, sans contenu, sans possibilités concrètes. Cet élément involutif qu’on décèle facilement dans les idéologies en déclin, une analyse attentive nous permet de le reconnaître également dans les idéologies et les mouvements contemporains les plus vitaux. De simples considérations suffisent à démontrer que mainte idéologie soi-disant moderne est en réalité déjà morte. Jusqu’à présent (du ‘politicisme’ libéral jusqu’à l’ ‘économisme’ marxiste) le problème de la personne humaine avait été posé d’une façon limitée, tandis qu’aujourd’hui se pose le problème intégral de la personne humaine que les idéologies périmées ne sont pas à même d’éclaircir. Le progrès technique et scientifique, la deuxième révolution industrielle, le déclin du prolétariat comme classe motrice de l’histoire, nous incitent à donner une impulsion nouvelle et décisive à l’incessante évolution de la société vers l’égalité et la liberté.
Une telle tendance est au fond l’expression d’une exigence de l’esprit humain : la psyché, quelle que soit la définition qu’on en donne, informe intimement toute la personne, la dirige vers un but dont les possibilités de développement sont infinies et qui peut varier dans le temps et dans l’espace sous l’impulsion de facteurs différents qu’il n’est pas question d’analyser ici. La personne humaine est l’expression de l’individu intégré au but qu’il poursuit, but qui se définit chez les hommes en prenant un sens social à la faveur des multiples relations qui s’instaurent entre les différents individus. L’individu devient donc une personne non seulement lorsqu’on lui donne la liberté formelle et abstraite d’agir (c’est-à-dire la liberté en tant qu’individu) mais surtout quand il est vraiment libre de développer et de former sa propre personnalité, quand il a la concrète liberté de poursuivre un but concret : le développement maximum de sa propre personnalité, dans les limites imposées par l’espace, le milieu, le temps, c’est-à-dire le moment historique.
Cette liberté individuelle, évidemment, doit s’harmoniser avec la liberté des autres hommes de sorte que chaque individu ait les plus larges possibilités d’exprimer sa propre personnalité sans porter atteinte à celle des autres. L’activité de chaque individu, quand elle s’exerce dans une société où règne la liberté et l’égalité, ne restreint pas la personnalité d’autrui mais au contraire l’enrichit et la complète ; ainsi cette “intégration” sociale, bien loin de limiter l’individu en l’empêchant d’exercer certaines activités (qui enrichissent la personnalité), même si elles sont compatibles avec celles que les autres ont le droit d’exercer, assure au contraire d’énormes possibilités pratiques de développement.
L’idée d’égalité, qui comme nous l’avons vu est le moteur de l’évolution sociale, s’intègre et dans un certain sens s’explique à la lumière de cette exigence de liberté.
Cette continuelle aspiration des hommes à développer leurs personnalités nous permet de comprendre l’activité des classes qui ne détiennent pas le pouvoir, tendant à transformer la société en réduisant progressivement le caractère hiérarchique de son organisation, et à lui faire rejoindre (à l’aide de structures favorisant toujours plus l’association) une forme qui instaure l’éternel idéal d’égalité dans la liberté. Cet idéal d’association et d’égalité dans la liberté se réalise progressivement et empiriquement, mais non sans tentatives, adaptations et violentes secousses qui se succèdent au cours des siècles. Comme nous l’avons vu, tendre vers l’égalité c’est tout d’abord avoir la liberté de disposer de notre propre vie (abolition du ius vitae et necis), c’est ensuite être libre de disposer de notre propre corps (contre l’esclavage et le servage), c’est encore jouir de l’égalité et de la liberté juridique (de là la révolution française et la lutte pour les droits de l’homme), c’est enfin disposer librement des sources matérielles de la vie et donc avoir la liberté et l’égalité économique (de là l’effort marxiste qui vise à l’émancipation économique des classes dominées).
On a en somme cherché à surmonter tous les obstacles qui empêchaient à l’homme de disposer de lui-même : toutefois l’homme qui n’a voulu jusqu’à présent dépasser que les limites de classe, éprouve aujourd’hui le besoin de dépasser entièrement la structure sociale actuelle ; l’intégrisme maximaliste des tendances marxistes en est d’ailleurs la preuve. De là la tendance à une intégration communautaire polycratique, à un renforcement des liens sociaux après la désintégration libérale. Jusqu’à présent on avait lutté pour remplacer un esclavage par un esclavage moins oppressif, à l’heure actuelle on éprouve le besoin d’un changement bien plus radical, on veut liquider toute structure coercitive.
 
 
UNE NOUVELLE SOCIETE
 
Cette exigence polycratique représente un dépassement non seulement pratique mais dialectique des vieilles structures sociales et des vieilles idéologies. A l’aide des événements historiques que nous avons cités en insistant sur la leçon que l’on en pouvait tirer, nous sommes en condition de reconnaître la nécessité de poser différemment le problème ; c’est d’ailleurs la conséquence indiscutable des enseignements du passé. La société ne doit plus limiter l’homme mais au contraire l’aider et le guider dans ses efforts progressifs d’émancipation visant à franchir les barrières sociales. La structure polycratique de la société est donc un moyen propre à diriger l’homme vers une plus grande égalité dans la liberté, c’est-à-dire vers le but que la société s’est proposé tout au long de son évolution. Mais si la dialectique historique demande de nouvelles structures sociales et une nouvelle civilisation, il est difficile de se mettre d’accord quant à la voie à suivre pour laisser définitivement de côté les vestiges du passé. La voie nouvelle, propre à instaurer une véritable égalité et capable de donner le pouvoir et la souveraineté directement au peuple (ce que n’a su faire ni le capitalisme bourgeois où le grand capital est maître, ni le capitalisme soviétique socialiste où le maître est l’Etat et sa classe dirigeante), c’est la voie polycratique.
Pour réaliser ces idéaux de fraternité et d’égalité, il faut suivre principalement trois directions : la première vise à la transformation technico-industrielle et économique de la société ; la seconde à la transformation de sa structure politique et administrative ; la troisième à une révolution culturelle radicale. Il ne s’agit pas d’exposer ici en détail le programme de cette transformation, contentons-nous d’en récapituler les aspects essentiels. Le communisme soviétique et le socialisme voulurent organiser la nouvelle économie de façon qu’elle assurât l’égalité sociale par la suppression de la propriété privée au bénéfice de l’Etat : nous connaissons les résultats de cette opération. Pour être à même d’assurer à l’individu une véritable égalité dans la liberté il faut au contraire que la société soit en condition d’échapper à toute intervention oppressive de l’Etat. Il faut donc organiser des centres de production et de travail où la propriété du capital soit confiée à ceux qui travaillent dans l’usine, sans éliminer pour autant les salaires et les appointements. Ainsi le travailleur, grâce à l’assemblée d’usine dont tous les travailleurs font partie, exerce un contrôle effectif sur les sources de son travail. Les corps administratifs plus restreints seront représentés par des fédérations de centres communautaires, groupés sur des bases territoriales.
Depuis deux siècles on parle d’égalité ; le libéralisme avec son ‘politicisme’ et son capitalisme a assuré au patron la propriété de l’usine, l’ ‘économisme’ communiste a réussi à la soustraire au patron, au capitaliste privé, pour la donner à un nouveau patron, l’Etat capitaliste.
Il faut au contraire confier l’industrie, et en général tout moyen de production manuelle et intellectuelle, au travailleur (intellectuel, technicien, spécialiste), en un mot à celui qui par son activité quotidienne la fait véritablement vivre. Cependant une partie du capital de toutes les industries pourra être confiée à des organismes territoriaux plus larges, les communautés ou les fédérations de communautés, ce qui permettra de résoudre de façon équitable les problèmes économiques, le problème de la coordination de la production, du développement des centres communautaires existants, de la création de nouvelles industries et de nouveaux centres de culture etc…
En ce qui concerne la paysannerie la nouvelle organisation devra se conformer aux idées que nous venons d’énoncer. La terre appartiendra donc aux agriculteurs (devenus de véritables techniciens spécialistes de la production agricole) soit sous forme de propriété privée ou de coopérative agricole, soit différemment. La terre n’appartiendra donc plus au capitaliste privé ou à l’Etat mais au technicien qui sera capable de la faire fructifier. Les structures économiques que le producteur et le cultivateur contrôlent grâce à des assemblées d’usine et à des assemblées agricoles ne représentent cependant pas encore ce pouvoir politique qui est le facteur essentiel pour arriver au gouvernement direct du peuple, et par là à l’égalité dans la liberté.
A cette fin il faut créer, comme nous l’avons vu, des organismes sur bases territoriales qui nous permettent de répondre à l’antithèse dialectique entre la liberté et l’égalité par une véritable égalité dans la liberté. Afin que le peuple puisse effectivement s’autogouverner il faut fondre le pouvoir économique avec le pouvoir politique et administratif à l’intérieur de ces communautés. C’est ce qui se produit quand on transfère tous les pouvoirs politiques et administratifs aux communautés résultant de la fédération sur bases territoriales des centres de production, c’est-à-dire à des entités territoriales suffisamment restreintes pour permettre à chaque individu d’exercer un contrôle direct, et dont les administrations soient l’expression directe des centres communautaires de l’usine et des communautés, ou bien soient composées de membres élus par ces dernières.
Les communautés sont donc de nouvelles unités territoriales ayant à la fois le pouvoir du préfet et celui des assemblées provinciales, les possibilités d’un parlementaire, la force des partis et des organisations culturelles, les caractéristiques du maire, du conseil municipal, des fonctionnaires, la volonté des syndicats, la puissance économique et financière des usines du grand capital ainsi que de l’économie agricole. Ces communautés concentrent pratiquement tous les pouvoirs politiques, économiques et sociaux.
Dans une communauté cette synthèse de pouvoirs nous permet d’obtenir une coordination rationnelle que les structures politiques normales ne sont pas à même d’assurer ; en effet les organismes administratifs créés en vue du bien commun sont la plupart du temps au service d’intérêts particuliers et par là source de l’éternelle antithèse entre l’Etat et les partis d’une part et le peuple d’autre part ; ce dernier ne leur ménage d’ailleurs pas les plus dures critiques. Dans la communauté polycratique au contraire, vu son caractère territorialement et numériquement restreint, toutes les expressions actuelles du pouvoir (l’Etat, la bureaucratie, les assemblées provinciales, le conseil municipal, les syndicats, les partis, les usines, les terres) sont réunies, grâce à un seul organisme, dans les mains du peuple. On obtiendra ce résultat en transférant tous les pouvoirs aux communautés, nouveaux corps politiques et économiques qui doivent pratiquement absorber l’Etat, sauf en ce qui concerne la défense, la politique étrangère et la politique économique générale, même planifiée. Si donc dans sa structure actuelle l’Etat fait obstacle au gouvernement populaire direct, il faut limiter en partie l’étendue de son pouvoir.
De même le rôle des partis devra prendre fin ; ils devront se résigner à une radicale transformation ou à mourir, et déléguer leurs pouvoirs au peuple. Nous sommes à même de comprendre à présent l’originalité radicale de cette polycratie : dans une société ainsi conçue ce ne sont plus en effet les partis qui gouvernent mais la société qui se gouverne elle-même. Il s’agit donc d’une nouvelle forme de gouvernement populaire qui rattache l’idée de souveraineté à l’idée d’un suffrage totalement différent du suffrage traditionnel. Les communautés, véritable expression de la société, seront l’expression de l’Etat.
On assistera alors à un bouleversement des situations traditionnelles caractérisées par la domination des partis et des centres de pouvoir qui dirigent à leur guise l’opinion publique et manipulent à leur gré les listes électorales ; tout cela est nécessaire car les citoyens sont politiquement désorganisés et à la merci de minorités parfois en opposition entre elles. Au contraire dans la nouvelle société les citoyens s’organisent grâce aux communautés ; la souveraineté populaire exprimée par les partis fait place aux communautés, c’est-à-dire au pouvoir populaire direct.
Les techniciens, les spécialistes, les intellectuels, les travailleurs qui se connaissent personnellement et qui s’estiment administreront les usines en choisissant les cadres parmi les sujets les plus qualifiés ; ce sont eux qui, grâce aux centres communautaires, gouverneront les communautés polycratiques, chaque centre communautaire nommant ses représentants auprès des communautés. La fédération des communautés sera l’expression de l’administration centrale, c’est-à-dire de l’union fédérale des communautés polycratiques, au moyen d’une nouvelle assemblée étroitement liée à la société entière et composée de représentants de toutes les communautés. Ce suffrage intégral direct sera la plus concrète expression de la volonté populaire.
Les partis, dans leur structure actuelle, seront inutiles au fonctionnement de cette institution : les contrastes d’opinion s’étaleront sous les yeux des citoyens souverains et auront un caractère technique et humain totalement exempt de ‘politicisme’. D’ailleurs la deuxième révolution industrielle facilitera la naissance d’une nouvelle classe de techniciens, de spécialistes, d’intellectuels, qui dépassera les positions périmées de la bourgeoisie et du prolétariat et sera dans les meilleurs conditions pour être mobilisée : une nouvelle avant-garde pour l’édification d’une nouvelle société. Cette nouvelle classe de techniciens et d’intellectuels est la gigantesque charpente de l’Europe nouvelle dans laquelle elle a fermement confiance et qu’elle est en train de transformer pour l’humanité de demain.
Mais cette nouvelle conception politico-sociale n’a pas seulement une grande signification technico-organisationnelle, elle n’exprime pas seulement la nécessité de rapprocher l’homme de la source du pouvoir. Cette vision intégrale de la réalité sociale nous permet d’aborder aisément les problèmes économiques, techniques, géographiques, culturels, spirituels et historiques de la société humaine, problèmes que l’on peut facilement résoudre dans une société où le pouvoir ait le caractère intégré dont nous parlions. Ces communautés polycratiques favoriseront donc, en rapprochant l’homme du milieu où il se développe et vit, l’épanouissement d’une plus grande fraternité humaine (fondée sur des traditions historiques communes), qui fait défaut dans notre société individualiste où l’on assiste la plupart du temps à une négation de la solidarité tout comme dans la société dépersonnalisée fondé sur le capitalisme d’Etat. Une telle communauté peut favoriser le développement harmonieux de chaque individu selon la vocation qui lui est propre, elle peut contribuer à donner à chaque homme la conscience de sa tâche dont il s’acquittera en s’enrichissant de valeurs humaines et en enrichissant le milieu social auquel il appartient. Seulement une communauté de ce genre, avec son caractère humain, ni trop restreinte (car elle déchaînerait alors les égoïsmes les plus mesquins), ni trop large (car elle réduirait l’individu à un simple numéro sans personnalité), peut offrir la possibilité de développer cet humanisme intégral qui doit être l’aspiration de la civilisation industrielle. Dans la nouvelle société les possibilités techniques, économiques, artistiques, scientifiques, culturelles et spirituelles de chaque individu se fondent entre elles et tendent à une plus grande perfection : en ce sens la perspective polycratique peut représenter le fondement d’une société nouvelle.
 
***
 
Il nous semble que ce document mêle deux critères et une chose qui ne s’accordent pas entre eux : le personnalisme (voir le concept de liberté et les polémiques à son propos), le vieux socialisme et/ou fédéralisme — on ne les distinguait pas alors — de caractère utopique (les entreprises à ceux qui les font vivre, les communautés globales, les fédérations de communautés, avec comme exemple le plus frappant, Proudhon) et enfin le caractère actuel de l’évolution des sociétés les plus avancées.
Nous sommes tous en train d’observer la transformation de ces sociétés. Nous nous apercevons tous qu’elles évoluent à peu près dans le sens que ce document note lui aussi, sans toutefois en saisir le caractère historique spécifique, justement parce qu’il le représente à l’aide des concepts du personnalisme et du socialisme et/ou fédéralisme utopique, remis à neuf, mais extérieurement seulement, par la nouvelle étiquette de “société polycratique”.
Le socialisme et/ou fédéralisme utopique était tel parce qu’il embellissait son but, l’émancipation des travailleurs, au point de rêver de “confier l’industrie… au travailleur (intellectuel, technicien, spécialiste), en un mot à celui qui par son activité quotidienne la fait véritablement vivre” (p. 127) ainsi que d’obtenir la “liquidation de toute structure coercitive” (p. 125), et en outre parce qu’il n’indiquait pas le moyen d’atteindre ce but. Le document en question répète exactement ces erreurs, si bien que j’ai pu les mettre en évidence avec les mots mêmes qu’il emploie. Il va de soi que l’élément utopique réside dans la non reconnaissance des limites du but en question, qui constitue une direction historique effective mais seulement dans le sens qu’on s’en rapproche toujours sans jamais l’atteindre en termes absolus et tout spécialement s’il est conçu comme ci-dessus. En effet sa réalisation concrète ne peut en aucune façon faire disparaître la contrainte. A mesure qu’on s’en rapproche la contrainte exercée par des groupes restreints diminue, mais on ne va pas pour cela vers son abolition, mais bien vers son remplacement graduel par la contrainte exercée par toute la société sur elle-même.
Ce point est indiscutable. Produire c’est organiser, organiser c’est établir des règles qui ne peuvent être violées sinon aux dépens de la production, et établir des règles c’est établir des contraintes. Plus la société devient démocratique, plus le contrôle passe entre les mains de tous. Mais il reste le contrôle. Ce point est particulièrement important parce qu’il distingue l’utopie de la réalité non seulement dans le domaine économique, mais en général. La contrainte n’est pas seulement une nécessité mécanique de la production, mais le fondement même de la conduite bonne et raisonnable. L’homme ne peut être bon et raisonnable que par le libre usage de la raison et de la volonté, mais individuellement il n’est pas à même de réaliser les conditions du libre usage de la raison et de la volonté : la domination des instincts, de l’égoïsme, de la ruse, de la violence. Pour cette raison, sans le frein des institutions sociales — sans contrainte extérieure sur l’élément bestial de la nature humaine de la part de comportements consolidés — les hommes ne sortent pas de l’état sauvage ou y retombent, et de toute façon ne réussissent pas à se conduire selon la raison et la morale.
Le personnalisme, à son tour, est utopique précisément parce qu’il oublie ce fait, que l’homme ne peut être libre sans contrainte extérieure. Il revendique comme sien le concept de liberté en tant que “développement maximum de la personnalité pour chaque individu” comme si cela n’était pas la liberté chrétienne tout court, et comme si Kant, par exemple, ne l’avait pas déjà formulée rigoureusement sur le plan philosophique. De toute façon ceci n’est pas ce qui compte. Ce qui compte c’est qu’il veut fonder sur la personne — l’individu altruiste — la société politique sans comprendre que la personne se situe après, et non avant, cette forme de société. Le personnalisme n’a pas compris le libéralisme. N’ayant pas trouvé la liberté altruiste (positive) dans la conception libérale de l’organisation politique de la société, d’un côté il l’a accusé de s’être limité à la liberté égoïste (négative), et de l’autre s’est proposé d’étendre même au domaine de la politique la liberté positive, sans comprendre : a) que le libéralisme ne pouvait l’introduire dans le domaine politique pour la simple raison qu’en ce domaine, qui est celui des rapports de pouvoir, elle n’existe pas par définition ; b) que par cela même il la nie, au lieu de l’affirmer, puisqu’il la soumet précisément au monde du pouvoir et de la contrainte, c’est-à-dire à son contraire.
Le libéralisme — ou mieux une certaine tradition libérale — revendique seulement des libertés négatives, formelles, pour l’individu et non la liberté positive, substantielle, pour la personne, car il s’occupe de libertés (au pluriel) exclusivement politico-juridiques qui regardent davantage les procédures que les contenus — non parce qu’il néglige la liberté positive, mais au contraire parce qu’il veut la garantir en empêchant que la politique n’embrasse tout l’humain et en réservant à tout homme un domaine non politique indépendant du pouvoir. Et il a raison, même s’il a éludé l’autre aspect négatif du problème, celui des fondements économico-sociaux des libertés formelles. Il a raison parce que ce n’est qu’en un domaine non politique que peut fleurir l’autre liberté, la liberté intrinsèque, la liberté en tant que développement autonome de la personne, la liberté que l’on ne peut revendiquer parce qu’on ne peut la demander à personne d’autre qu’à soi-même. Cette liberté est autodétermination ou n’est pas, ce qui revient à dire qu’elle n’existe que si elle dépend elle-même et que, par définition, elle n’existe pas si on la fait dépendre des autres : de la société politique, du pouvoir, de l’Etat, de ce que l’on voudra.
Cette distinction aussi sépare l’utopie de la réalité. Ce n’est que dans l’utopie que l’on peut penser à une liberté à la fois positive et organisée. Pas dans la réalité. Dans la réalité organisation est synonyme de contrainte et, par suite, dans la société en tant qu’organisation, en tant que pouvoir qui contraint, le problème de la liberté ne peut se poser qu’en termes négatifs : ne pas contraindre (ne pas organiser) au delà du point où la liberté positive disparaîtrait, ne pas diriger ce qui, étant réservé à la liberté, ne peut être dirigé sans perdre son caractère. Ce n’est que si la société en tant qu’organisation s’arrête là où commencent les droits de l’individu (c’est-à-dire là où peut se former la personne) que la société en général, qui résulte aussi de l’apport spontané de chacun, peut exister comme une société d’hommes libres, et libre elle-même, c’est-à-dire capable de réaliser tous ses contenus.
Après avoir rappelé l’élément utopique du personnalisme et du socialisme et/ou fédéralisme utopique nous voudrions maintenant observer que, dans le réseau des idées de ces théories, l’évolution actuelle des sociétés avancées se présente comme une évolution à l’intérieur de laquelle, primo, serait en train de se réaliser, même dans le domaine politique, la liberté de la personne, et où, secundo, l’industrie serait sur le point de passer entre les mains de tous ceux qui la font vivre — un à un, pas en groupe — et où, tertio, disparaîtrait toute contrainte, alors que cette évolution montre seulement que l’on progresse dans le sens de la concrète émancipation humaine, progrès qu’il s’agit de déterminer dans sa réalité effective selon des concepts appropriés.
En substance le document en question — qui reflète avec quelques particularités une façon de voir assez répandue dans de petits groupes indépendants et isolés, ou dans les milieux où l’on cherche à moderniser le socialisme — a son origine dans le fait que les modifications actuelles de la société, n’étant pas encore encadrées suffisamment par des théories correspondantes, et ne pouvant plus, d’autre part, être encadrées par le libéralisme et le marxisme dans leur forme classique, poussent bien de gens impatients, qui ne veulent pas affronter le lent et dur travail de l’édification d’une pensée nouvelle, à employer, pour les décrire des théories anciennes et par suite nécessairement inadéquates, qui effectivement se trouvent dans le personnalisme et dans le socialisme et/ou fédéralisme utopique précisément à cause de l’apparente correspondance entre ses éléments utopiques et les nouveaux aspects du processus historique. Ce qu’on appelle la Charte fédéraliste (que nous avons publiée récemment), qu’un groupe de membres du M.F.E. a fait adopter officiellement au dernier Congrès, sans comprendre qu’aucun moyen politique ne peut transformer une pensée fausse en une pensée juste, est une autre manifestation de cette paresse.
Quant aux particularités de ce document, — pour ne rien dire d’un emploi trop général du concept de classe, étrange dans une vision qui relève plus du socialisme utopique que du socialisme scientifique — ce qui nous a beaucoup frappé c’est l’extraordinaire nationalisme de la partie intitulée “Perspective historique”, qui se fonde sur l’évolution d’un “peuple”, la “société italique” dont on pourrait dire que : « l’évolution de toute l’humanité a été une continuation de son évolution » (p. 122). Les nationalistes italiens les plus fanatiques admettent, en ce qui concerne la civilisation romaine, qu’il y a eu un avant : la civilisation grecque, et une série d’ensuite, jusqu’à la révolution industrielle. D’autre part pourquoi “italique” ? “Italique” ne désigne pas un peuple ou une société actifs depuis la première époque romaine jusqu’à aujourd’hui. Et en elle-même la civilisation romaine fut impériale, supranationale.
 
Mario Albertini


* Des fédéralistes de la Vénétie nous transmettent ce document ; il porte le titre de “Pour une société polycratique” et constitue le schéma de travail et de recherche faisant actuellement l’objet de leurs préoccupations. Nous le publions en le faisant suivre de nos observations.

 

 

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