IX année, 1967, Numéro 1, Page 34
A propos du langage politique allemand*
LETTRE DE M. DIETRICH GRUBER
Cher ami,
Bien que ces lignes soient destinées à être publiées dans le « Fédéraliste », j’aimerais les faire précéder de ces mots et donner à cette « lettre d’un lecteur » la forme d’une véritable lettre. Prendre conscience, par la forme déjà, que l’on connaît bien le partenaire à qui l’on voudrait expliquer quelque chose, devrait aider à éviter, — je l’espère du moins — de tirer de trop vastes conclusions ou de « faire un cours » (ce qui t’est peut-être parfois arrivé involontairement). Cependant, de prime abord, je voudrais reconnaître avec toi que le sujet de ton article (et de plusieurs entretiens entre nous) est tout à fait digne d’être discuté publiquement, et aussi que, sans aucun doute, tes exposés auront suscité un vif intérêt en dehors des Fédéralistes allemands directement concernés.
Avant d’en venir aux conclusions, tenons-nous en aux mots que tu as choisis comme point de départ. J’admets qu’une divergence d’opinions sur les faits peut aisément se dissimuler derrière une querelle de mots, que la traduction ne fait qu’alimenter. Mais l’alternative que tu poses : ou bien véritable difficulté de traduction pour des motifs linguistiques, ou bien manque d’harmonie dans les conceptions de la nature et des nécessités de la « lutte » fédéraliste, — cette alternative est trop simple. Tu sais fort bien que ce ne sont pas seulement les barrières linguistiques qui font obstacle à une action uniforme de notre mouvement dans tous les pays du continent. Tout aussi gênantes sont les différences d’évolution historique, et aussi sociale, celles du caractère ethnique — sit venia verbo — et encore la situation différente du Mouvement fédéraliste européen dans les divers pays. Je pense qu’il aurait fallu souligner davantage ces facteurs de gêne dans tes mots-clés. Ils ne seraient certainement pas aussi puissants si la position du M.F.E. en Allemagne n’était pas si extraordinairement faible, — cela doit être dit immédiatement pour être intelligible à tous — : il est bien connu que l’Europa-Union constitue l’organisation des Européens de la première heure en Allemagne ; en une période où décroît l’enthousiasme pour l’Europe, le M.F.E. a dû s’implanter à côté de cette organisation (et parfois contre elle), grâce à la logique de ses conceptions et à l’importance de ses actions. Cette situation particulière fera sans doute mieux comprendre une prudence particulière des Fédéralistes allemands dans le choix de leurs moyens (d’autant que la petite histoire du M.F.E. en Allemagne ne manque pas d’exemples qui nous ont servi de leçon), sans qu’il faille pour autant conclure de cette prudence envers l’extérieur à un manque d’assurance interne de notre conviction.
Parmi tes mots-clés, il en est un pour lequel les difficultés sont d’ordre purement linguistique : le mot Militant. C’est un mot d’emprunt, tout à fait de mise en littérature scientifique, mais pas du tout dans une propagande populaire. L’homme de la rue ne le comprendra pas, et l’homme cultivé lui-même le trouvera étrange, à moins d’être particulièrement versé dans le vocabulaire de la philosophie politique au sens le plus large du terme. Le traduire par aktives Mitglied (membre actif) est faible. Le mot Kampagne (campagne) présente des difficultés analogues, encore qu’il se présente dans des composés comme Wahlkampagne (campagne électorale), Werbekampagne (campagne de propagande, ce qui se dit aussi Werbungsfeldzug).
Les mots Kampf (lutte), kämpfen et Volk (peuple) nous offrent un autre genre de difficulté, qui s’explique par l’histoire contemporaine. Nous avons pu constater à différentes reprises que mes compatriotes, lorsque nous parlons de notre Kampf, font une association d’idées malencontreuse avec Mein Kampf d’un certain individu. C’est pourquoi, dans le langage politique de l’Allemagne d’après-guerre, on évite les mots Kampf et kämpfen, si ce n’est dans des composés innocents du type Wahlkampf (combat électoral) ou Freiheitskampf (combat pour la liberté). Une riche floraison d’expressions de remplacement, comme Einsatz bis zum äußersten (extrême engagement) ou encore aufopfernde Bemühungen (efforts dévoués), témoigne que cela n’est pas dû, comme tu le penses, au sens militant du mot. C’est pourquoi on monte volontiers « sur les barricades », mais on ne kämpftque rarement. Le mot Volk lui-même, bien qu’employé dans les Constitutions, souffre encore de la résonance que lui avait donnée le IIIe Reich ; on préfère parler de Bevölkerung (population). Indépendamment de cela, il est peut-être une autre raison à cette aversion contre le « combat ». Il s’agirait moins ici d’une idéologie de la tranquillité que de la connaissance de soi-même : celui qui travaille en Allemagne pour le fédéralisme et qui, malgré tous ses efforts personnels, ne rencontre qu’indifférence et nonchalance, celui-là n’a pas lieu de se représenter en héroïque « combattant », — et en cela je ne suis pas du tout de ton avis. Celui qui, avec des forces modestes (ni plus ni moins qu’il y en a) a pu obtenir des succès modestes (ni plus ni moins qu’on en peut obtenir), celui-là ne se parera pas de titres aussi ronflants, pour peu qu’il fasse un peu d’autocritique ; les autres ne le font d’ailleurs pas déchoir.
Ayant commencé par évoquer les différences de développement social, il me faut en venir à parler du « progrès des travailleurs » ; ceci pour suivre un ordre logique. Je ne voudrais certes pas te contredire (et d’ailleurs je ne l’ai jamais fait), lorsque tu affirmes qu’il y a des travailleurs en Allemagne Fédérale. Néanmoins, l’expression « société divisée en deux » employée par Dahrendorf me semble exagérée. Je crois qu’il faut avant tout mettre deux faits en relief, et leur accorder l’importance qu’ils méritent : premièrement, les travailleurs de la République Fédérale n’ont pas conscience d’eux-mêmes, ou d’appartenir à une classe. Le premier degré du « progrès » social, c’est-à-dire la mutation de l’état de travailleur à celui d’employé, n’est pas souvent franchi en fait, mais on y aspire en pensée. D’autre part, l’employé le plus modeste est pleinement conscient de son statut « privilégié » ; il ne se sentirait pas concerné par la définition de « travailleur », — et cela, bien qu’il ait bien besoin de voir sa situation progresser et qu’il ait été compté comme tel dans les feuilles de recensement. Deuxièmement, il existe une considérable différence de niveau culturel — comme cela ressort d’ailleurs de la citation de Dahrendorf que tu rapportes — entre les travailleurs moyens et les personnes plus haut placées dans l’échelle sociale. Or, une compréhension des buts et des tâches du M.F.E. et, à fortiori, une participation active au travail de notre mouvement nécessitant quelque intérêt pour la politique, ainsi que compréhension et connaissance des enchaînements politiques, une organisation aussi faible que la notre peut difficilement concevoir de s’adresser tout spécialement aux travailleurs, sous peine de malentendus, car les cadres nécessaires se recrutent plus facilement dans d’autres couches de la population.
Du point de vue du « caractère ethnique », il faudrait vérifier si des mots comme « paix », « liberté », « justice », « démocratie » sont vraiment si difficiles à employer chez nous. Je me réjouis de pouvoir — enfin — être d’accord avec toi sur ce point. Certes, il est sans doute dans le « caractère ethnique » des Allemands de s’enflammer moins vite que, par exemple, les Latins. Certes, les Allemands ont été — et sont encore aujourd’hui grâce au régime de Pankow — bien placés pour voir clairement les sens différents que peuvent recouvrir ces définitions de concepts. Et, en fin de compte, une prédilection accrue pour ce qui est positif et concret se manifeste en cette période de prospérité. Mais je suis le premier à reconnaître l’impossibilité de faire comprendre les buts de notre mouvement et de faire une propagande pour l’Etat fédéral européen, sans se référer, à ces valeurs et sans que nos efforts trouvent en elles leur source. Bien sûr, il est nécessaire de ne pas « faire des phrases » et de donner à nos arguments un fondement concret — cela ne vaut pas seulement, que je sache, pour l’Allemagne fédérale. C’est pourquoi il y a certainement trop peu de place dans un des volets de la carte du Recensement, mais j’ai constaté — et cela constitue tout de même une petite objection — qu’il correspondrait mieux à la mentalité allemande que ce volet soit l’esquisse d’un pas en direction de l’Etat fédéral européen, que d’un pas en direction d’une union de l’humanité.
Si, enfin, on t’a représenté que le matériel de notre action ne laissait pas une place suffisante au doute méthodique, je ne voudrais pas apporter ma caution à cette assertion, mais j’aimerais la rendre plus compréhensible en rappelant la situation particulière du M.F.E. en Allemagne. Tu as certainement raison d’affirmer que le matériel de propagande ne doit pas se contester lui-même dans son expression. Mais, au cours de la fondation et du développement des divers groupes allemands, on s’est assurément partout efforcé de toucher des personnes d’un niveau intellectuel relativement élevé et d’en faire des compagnons de lutte. Ces tentatives de recrutement nécessitaient, surtout lorsqu’il s’agissait de groupes jeunes, un matériel de propagande emprunté à d’autres groupes. Il est probable que le matériel du Recensement, présenté sans explication orale adéquate et sans discussion élaborée au cours de ces tentatives pour recruter des « intellectuels », n’aura pas rendu suffisamment de services, en raison d’une formulation apodictique à base de slogans. Ce matériel convient certainement beaucoup mieux à des actions publiques, au cours desquelles on a pris soin de préciser expressément notre but ; mais de telles actions ne se sont multipliées que depuis une année en Allemagne Fédérale.
Cher ami, après m’avoir vu porter un jugement si radicalement différent du tien sur les causes des difficultés de traduction, tu ne t’étonneras pas de voir également nos opinions diverger sur les conclusions à en tirer. (Lorsque je reconnais la justesse de tes prémisses, notamment en ce qui concerne la soi-disant impossibilité de faire appel aux valeurs de la liberté, de la démocratie, etc., je partage également, bien entendu, la suite de ton raisonnement : la preuve du contraire nous est fournie par Kennedy et, plus récemment, dans une certaine mesure par Kiesinger). Dans le détail, on pourrait apporter une foule d’objections et de réfutations (parfois aussi, bien sûr, de précisions) à tes remarques sur la situation politique de la République Fédérale ; mais cela me mènerait trop loin de le faire ici, et cela m’éloignerait également du thème de la transposition des actions d’un pays d’Europe à un autre. Il y a cependant une objection que je ne peux m’empêcher de formuler : il est insoutenable de prétendre que le parti communiste d’Allemagne centrale (S.E.D.) menace les partis démocratiques d’Allemagne Fédérale. On ne peut prouver que le climat socio-politique de la République fédérale est suffisamment sain pour enlever toutes chances au Parti communiste dans des conditions normales. Mais tant que les choses resteront ce qu’elles sont, c’est-à-dire tant que les Allemands de l’Ouest auront sous les yeux la « parade exemplaire » de la domination communiste en Allemagne moyenne, un parti communiste d’Allemagne fédérale ne pourra jamais remporter, même si son interdiction était levée, des succès analogues à ceux des partis français ou italien. Si les partis démocratiques d’Allemagne fédérale cherchent la communauté dans la politique de réunification, cela prouve seulement qu’ils n’ont parcouru que la moitié du chemin de la connaissance : ils reconnaissent qu’ils ne croient pas pouvoir faire avancer la réunification par des démarches isolées ; ils ne donnent pas à entendre qu’ils sont conscients de l’impossibilité du succès d’efforts, même communautaires, dans le cadre de l’Etat national.
Tu écris qu’il ne faut pas prendre tes remarques pour des accusations contre tes amis allemands. Loin de moi également l’idée de te reprocher une analyse superficielle ou manquant d’ouverture ; tu connais parfaitement, je le sais, les choses de l’Allemagne. En conclusion, je voudrais pourtant exprimer l’opinion que parmi les Fédéralistes allemands actifs, il ne s’en trouve pas un pour défendre la conception idyllique que tu évoques d’une politique qui serait une paisible discussion sans dureté et sans plein engagement (à toi, je peux bien dire : sans « lutte »).
Ton ami,
Dietrich Gruber
* Il s’agit de deux réponses à l’article de Francesco Rossolillo «A propos du langage politique en Allemagne» paru dans Le Fédéraliste, 1965, n. 3-4.