XXVI année, 1984, Numéro 2, Page 155
LIONEL ROBBINS
A l’occasion de la mort de Lionel Robbins (né en 1898, il est décédé en 1984), Le Fédéraliste veut rappeler l’importance de son œuvre d’économiste et de fédéraliste, étrangement sous-estimée dans ses deux aspects par le monde universitaire et même par l’ensemble du monde de la culture.
La carrière de Robbins, bien qu’il ait quinze ans de moins que Keynes, se croise avec celle de ce dernier. Dans les années de la grande dépression, il était inévitable que s’opposent les points de vue divergents de deux grands économistes. L’opinion courante sur cette divergence doctrinale et politique est sommaire et incorrecte. Personne ne remet en cause le fait que les opinions de Keynes s’avérèrent adaptées à la situation du moment ; la conséquence en est que Robbins a été considéré comme un grand interprète et continuateur de la tradition libérale classique mais non comme un innovateur théorique.
La vérité est en réalité tout autre. Les divergences d’opinion entre les deux hommes se manifestèrent autour de deux questions principales : a) les normes d’intervention publique indispensables pour faire face à la crise économique et réduire le chômage ; b) la nature de l’ordre international susceptible de garantir un développement élevé et équilibré de l’économie mondiale. Or, si en ce qui concerne le premier point Robbins a reconnu, très honnêtement et à diverses reprises, avoir eu tort de s’opposer aux mesures proposées par Keynes, il n’a en revanche jamais changé d’opinion à propos du second.[1] Et ce sont justement ses réflexions sur l’ordre économique international que la quasi-totalité des économistes universitaires ignorent systématiquement, prisonniers qu’ils sont, comme l’était Keynes, du mythe qu’un ordre économique international, et donc le développement et le bien-être, serait possible dans un monde d’États souverains.
L’évolution intellectuelle de Keynes est à ce sujet très significative. En 1919, il fit un acte courageux en se démettant de sa charge de représentant officiel du gouvernement anglais à la Conférence pour la Paix de Paris, afin de dénoncer la sotte attitude des grandes puissances victorieuses qui ne pensaient à rien d’autre qu’à humilier l’Allemagne avec d’incroyables demandes de « réparations ». Ainsi était-on en train de créer, comme l’affirmait très justement Keynes dans les Conséquences économiques de la paix, un ordre européen d’après-guerre déjà vicié de germes de revanche. Pourtant, les remèdes proposés par Keynes furent ceux, typiques et inefficaces, de l’internationalisme libéral, c’est-à-dire un appel à la bonne volonté des gouvernements démocratiques et, en particulier, à celle des Etats-Unis, sans jamais remettre en cause la reconstruction de l’Europe sur la base du principe de la souveraineté absolue des Etats nationaux. En mesure extrême, Keynes proposa — et alors seulement pour de purs motifs de convenance économique — la création d’une libre union commerciale entre les pays européens à laquelle, espérait-il, le Royaume-Uni adhérerait. Les faits se sont chargés de démentir cette version trop simpliste de la politique internationale et, dans les années trente, face à la menace croissante du fascisme et du nazisme, Keynes abandonna sa confiance dans l’ordre libéral international, au point d’embrasser la doctrine du protectionnisme et de l’autarcie. « L’époque de l’internationalisme économique — écrivit-il en 1933 — n’a pas particulièrement réussi à éviter la guerre, et si ses partisans répliquent que cela est dû au caractère partiel de son succès, il est raisonnable de considérer qu’un succès plus large est difficilement envisageable dans les années à venir. » C’est pourquoi il déclarait : « je suis plus proche de ceux qui veulent réduire l’interdépendance entre les nations que de ceux qui voudraient l’accroître ».[2]
Les orientations politiques sont importantes pour situer dans leur perspective réelle les propositions de politique économique que Keynes était en train d’élaborer durant ces années et qui constitueront la structure maîtresse de la théorie générale. Les politiques keynésiennes contre le chômage ont été élaborées pour un système politique fermé dans des frontières nationales et pour un monde avec peu, vraiment très peu, d’échanges entre les nations. Il s’agit assurément d’une vision anti-historique de l’évolution des rapports internationaux mais qui reflète fidèlement la position du Royaume-Uni durant ces années-là, c’est-à-dire celle d’une puissance coloniale sur le déclin, désormais incapable de jouer un rôle actif dans la politique mondiale. En fait, Keynes ne réussira que partiellement à se dégager de cette perspective limitée lorsqu’il sera contraint, sous la pression des Américains, à s’occuper de la réorganisation d’après-guerre de l’économie internationale.
Bien différente était la réponse de Robbins à la crise de l’ordre politique européen et mondial. Pour lui, la grande dépression n’était pas causée par les erreurs de tel ou tel gouvernement mais par l’impossibilité pour chacun d’eux de garder le contrôle d’une situation qui exigeait réellement une structure supranationale chargée d’organiser le marché à l’échelle du monde. Ces réflexions amenèrent Robbins à réexaminer les fondements mêmes de la théorie économique internationale et à redécouvrir les vérités oubliées qui inspirèrent les auteurs de la première constitution fédérale de l’histoire. Sa contribution, comme il l’écrivit avec une pointe d’orgueil dans son Autobiography, consiste à étendre les principes du Federalist du cas spécifique américain à « l’anarchie internationale du vingtième siècle ».[3]
Cette mise à jour, même presque totalement ignorée, a constitué une contribution considérable à la théorie économique elle-même. Dans les années trente s’est développé un débat d’un grand intérêt sur la signification d’une économie planifiée et sur ses rapports avec le marché. Mais dans Economic Planning and International Order (1937), Robbins introduisit un point de vue totalement nouveau et décisif pour la compréhension des problèmes internationaux. « La solution — écrivait Robbins — ne se trouve pas entre un plan ou une absence de plan, mats entre différentes sortes de plan. » Plus correctement, il faut parler de l’existence d’un plan libéral comme l’on parle d’un plan socialiste ou national. » « La planification », dans le jargon moderne, implique sous une forme quelconque le contrôle du gouvernement sur la production.
Le but du plan libéral consistait à créer un cadre dans lequel des plans privés se seraient harmonisés. Le but de la « planification » moderne consiste à remplacer les plans privés par les plans publics ou tout au moins à les reléguer à une place tout à fait subordonnée. »[4]
Robbins était alors en mesure de dénoncer cette faiblesse de la position libérale (et socialiste) au niveau international. Les économistes classiques avaient soutenu la nécessité d’introduire une série d’institutions comme la monnaie, la réglementation des changes et de la propriété, etc., afin de permettre le fonctionnement du marché : la main invisible est en réalité, écrivait Robbins, celle du législateur. Mais tandis que les économistes classiques considéraient ces mesures de gouvernement comme indispensables à l’intérieur de l’État, ils croyaient naïvement — dans une situation caractérisée par l’anarchie internationale — qu’un marché international bien ordonné et fonctionnant proprement pouvait apparaître de façon spontanée. Il en découle qu’au niveau international, où il n’y a pas de gouvernement, le libéralisme (tout comme le socialisme) n’a jamais existé.
Cette observation est cruciale pour la compréhension des problèmes contemporains et des difficultés rencontrées par la pensée politique traditionnelle lorsqu’elle doit les affronter. Il est pour cette raison intéressant de citer intégralement un commentaire de Mario Albertini sur la contribution de Robbins. « Dans la discussion sur la crise des idéologies (qui atteint désormais jusqu’au marxisme) — écrit Albertini — on n’a jamais pris en compte une remarque pertinente de Lionel Robbins. A propos du libéralisme, il affirme que « le libéralisme international n’est pas un plan qui ait été mis à l’épreuve et qui ait échoué. C’est un plan qui n’a jamais été exécuté totalement — une révolution écrasée par la réaction avant que l’on ait eu le temps de l’expérimenter jusqu’au bout » ; et (de façon virtuelle) il étend au socialisme aussi cette remarque. Ainsi apparaît à l’évidence la correction du cadre du débat qui en résulte : si les choses se passent ainsi, les maux les plus graves de notre siècle dans la politique internationale, nationale et sociale doivent être de toute évidence imputés à ce qui n’est pas encore libéral et/ou socialiste, et non pas au libéralisme et au socialisme en tant que tels, puisque, n’ayant pas encore atteint un état de plein développement, ils n’auraient pas encore pu donner totalement la preuve de leur validité (on pourrait les remettre en cause uniquement si l’on pouvait démontrer l’impossibilité de leur total développement).
« Le raisonnement de Robbins est irréfutable. En le réduisant à l’essentiel, voici quelle peut être sa reformulation. Robbins observe qu’avec le système international actuel, fondé sur la souveraineté absolue et exclusive des Etats nationaux, chaque plan économique (selon le sens qu’il donne à ce terme, c’est-à-dire le plan libéral y compris) ne peut être que national ; puis il démontre aisément que ces plans ne peuvent pas ne pas contenir de forts éléments de protectionnisme et de corporatisme : en effet, les gouvernements nationaux (c’est-à-dire les centres de décision qui les élaborent et en assurent la gestion) s’appuient sur une balance de pouvoir qui inclut tous les intérêts protectionnistes et corporatifs, et exclut une bonne part des intérêts libéraux et socialistes (ceux qui ont leur place dans la nation, mais qui ne pourraient se faire valoir que sur le plan international puisque telle est leur échelle de réalisation). Cause dernière de cela : tandis que le sort des intérêts protectionnistes et corporatifs dépend exclusivement des gouvernements nationaux respectifs, celui des intérêts libéraux et socialistes en question dépend au contraire, non pas de l’attitude de leur seul gouvernement respectif, mais de celle d’un grand nombre d’entre eux (tous, à la limite), c’est-à-dire d’une situation de pouvoir non soumise au contrôle électoral direct des citoyens. C’est pourquoi les élections nationales sont efficaces dans le premier cas, inefficaces dans le second. De fait, dans le premier cas seulement, les décisions favorables ou défavorables des gouvernements se traduisent totalement en gains ou en pertes de voix et consensus pour le parti (ou les partis) au pouvoir. Il en résulte que le libéralisme et le socialisme ne peuvent se développer pleinement que sur un plan international (mondial) et qu’un plan international ne peut être réalisé que par un gouvernement mondial. »[5]
Si ces remarques sont justes, le monde actuel ne peut se rénover ni résoudre ses problèmes dramatiques sans ajouter à la pensée de Keynes la contribution essentielle de Robbins. Ce n’est certainement pas un hasard si le débat économique actuel prend acte, d’une part, de la crise des politiques keynésiennes qui, sur un plan national, ne sont plus en mesure de résister aux vagues d’inflation et de dépression venant de tous les coins du globe et, d’autre part, du besoin pressant d’un nouvel ordre international basé sur la justice, la paix et l’égalité entre les peuples. Le vieux monde basé sur des Etats nationaux fermés gît sur son lit de mort et un nouveau monde ne peut être créé sur la base d’une pensée qui ignore le besoin vital de développement économique international. L’ignorance de la contribution apportée par Robbins est la cause de notre incapacité à prévoir les réformes indispensables à un gouvernement national de l’économie mondiale : l’alternative au désordre économique et à la dépression est un plan mondial de développement.
Après avoir évoqué la grandeur de Robbins, il est toutefois impossible de passer sous silence les limites de son engagement fédéraliste. Son admirable cohérence intellectuelle n’a pas été suivie d’un engagement équivalent pour la poursuite du projet politique d’une fédération européenne comme premier pas vers le dépassement de l’anarchie internationale. Il concevait la solution fédérale aux problèmes internationaux comme un expédient technique pour permettre la réalisation du libéralisme et il ne cessa pas d’être avant tout un libéral. Ainsi, lorsque la menace hitlérienne se dissipa et que l’Europe occidentale, avec l’aide des Etats-Unis, entama sa reconstruction, considéra-t-il comme moins urgent l’engagement pour la construction d’une fédération européenne. Ce n’est que plus tard qu’il revint à ses idées d’avant-guerre.[6] Malgré cela, sa contribution à l’histoire du fédéralisme doit être considérée comme fondamentale, comme en témoignèrent directement[7] les auteurs du Manifesto di Ventotene et comme en témoignent aussi les élaborations successives de la pensée fédéraliste qui ne cessent de se réclamer des enseignements déterminants de Robbins sur la signification et les limites de l’internationalisme libéral et socialiste.
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1. Le libéralisme international*
Comme consommateur, le citoyen achète sur le marché le plus avantageux. Comme producteur, il vend au plus cher. Ainsi, la division maximale du travail compatible avec des goûts et des techniques donnés est continuellement affirmée. Les habitants des régions les plus diverses, quelle que soit l’étendue de la juridiction du gouvernement sous lequel ils se trouvent résider, coopèrent, en tant que producteurs, dans une organisation qui tend constamment à rendre leur marge de choix effectif, en tant que consommateurs, aussi vaste que possible en l’absence d’une restriction arbitraire en leur faveur de la marge du choix de leurs concitoyens.
Mais ceci n’est-il pas la négation absolue du dirigisme — : une « économie sans plan », « un chaos individualiste » ?
Cette façon de voir est largement répandue aujourd’hui. Bien entendu, si le terme « planification » doit par définition être limité aux opérations d’une direction centralisée, les institutions du libéralisme international en sont certes exclues. Les principes du libéralisme international sont la décentralisation et le contrôle par le marché. Si nous disons que le terme « plan » ne doit pas être appliqué à une organisation dans laquelle la libre initiative est guidée vers l’exercice du libre choix par un mécanisme impersonnel, nous réglons une question de terminologie. Mais nous n’avons pas jugé de la signification de l’organisation.
Mais la terminologie est certainement malencontreuse. L’essence d’un plan, c’est qu’il constitue une tentative d’adaptation des moyens aux fins. Dans un monde soumis aux changements, l’essence et la condition de succès d’un plan organisant la production, c’est d’être constamment adapté aux variations des conditions techniques et des demandes des consommateurs. Or, les divers plans que nous avons examinés jusqu’à présent n’apportent pas ces garanties. Ils impliquent une paralysie du mécanisme d’adaptation : ils tendent à faire du plan une fin et de la frustration des consommateurs le moyen. Ils impliquent une tendance à réduire la productivité dans un monde qui ne souffre certes pas d’un excès d’abondance. Il est indiscutablement sage de chercher à éviter ce genre de plan et de tenter de construire un système mondial pouvant s’adapter aux circonstances et fournir des motifs d’adaptation. Tel est l’objet du libéralisme international, système d’institutions spécialement étudiées pour faire face aux difficultés de l’organisation économique sur une échelle internationale. Si la planification tend à créer des institutions pour satisfaire les besoins des citoyens, le libéralisme international est un plan.
C’est un plan également en ce sens qu’il doit être une création du gouvernement.
On prétend souvent que le libéralisme dénie toute fonction au gouvernement. On croit que le fondement de la philosophie sociale libérale est une croyance naïve suivant laquelle l’intérêt particulier non guidé aboutit nécessairement à des avantages pour tous : on ne saurait s’étonner qu’un système que l’on imagine reposer sur semblable superstition soit condamné sans examen.
Les libéraux d’autrefois ont une part de responsabilité dans cette opinion. Ce serait évidemment une grossière calomnie que de suggérer que des hommes tels que Hume, Adam Smith ou Bentham considéraient le gouvernement comme une institution superflue.[8]
Attribuer aux grands philosophes utilitaires les suppositions vides de sens d’une philosophie sociale anarchiste ne peut être regardé comme de la rhétorique de propagande. Mais il peut se faire que, dans leur préoccupation de la recherche des lois du marché, ils aient été parfois capables de considérer le marché lui-même pour une chose qui va de soi. Il peut se faire également que, dans leur zèle pour exposer les résultats de l’interférence dans la répartition de la propriété, ils n’aient pas assez insisté sur l’appareil des lois et l’ordre qui rend l’institution de la propriété possible. De cette façon, ces philosophes et plus encore les hommes politiques qui simplifièrent leur analyse pour la mettre à la portée du public, ont prêté à des malentendus et à des interprétations erronées.
Mais, malgré tout ce qui a pu être dit dans un sens contraire, c’est une erreur grossière de supposer que le gouvernement et les organismes d’Etat ne jouent pas un rôle essentiel et indispensable dans le plan libéral de coopération. Insister sur ce point, ce n’est pas chercher à ajouter une vertu supplémentaire au plan. Malgré certaines habitudes contemporaines de langage, il n’y a pas de vertu intrinsèque dans le gouvernement et l’absence de gouvernement : le calcul utilitaire estime indifféremment les actions gouvernementales et les actions non gouvernementales. C’est attirer seulement l’attention sur un certain aspect du plan qui, s’il n’était pas compris, conduirait à une conception erronée de tout le système. Les institutions caractéristiques d’une société libérale sont inconcevables sans gouvernement.
Il devrait être évident qu’elles sont inconcevables sans sécurité. S’il n’existe pas d’autorité armée d’un pouvoir coercitif, les plans des divers citoyens sont destinés dans une certaine mesure à se nuire à eux-mêmes. Il leur faut se fournir eux-mêmes une organisation de défense, chose nécessairement dispendieuse et souvent provocatrice en elle-même. Les plans seraient également de courte durée : cela ne vaut pas la peine de dresser un plan pour une longue période de grande incertitude. Même ainsi, ils seraient soumis à des perturbations continuelles. Il ne peut exister ni division mondiale du travail, ni accumulation importante de capitaux, ni organisation minutieuse de la production si la force arbitraire n’est pas tenue en échec par une force plus puissante mais non arbitraire.
Mais cela ne suffit pas. La seule absence de violence n’est pas une condition suffisante pour le fonctionnement efficace d’une entreprise libre. Pour que la coopération soit effective, il faut qu’elle soit maintenue dans des limites convenables par le cadre des institutions. Ni la propriété, ni les contrats ne sont en aucun sens naturels. Ils sont essentiellement la création de la loi et ce ne sont pas des créations simples. Pour la facilité de l’exposé, nous pouvons parfois parler comme si les droits de propriété et les systèmes de contrat étaient simples et homogènes. Mais, si nous admettons qu’il s’agit là d’autre chose que de la plus sommaire des simplifications, nous tombons dans une erreur grossière. Le système des droits civils dans toute société existante est un domaine de la plus grande complexité, le résultat acquis par des siècles de législation et de décisions judiciaires. Déterminer en quoi ces droits devront consister pour satisfaire le vœu public, délimiter leur portée et leur contenu, voilà une tâche de la plus haute difficulté. A quels objets s’étendront les droits de la propriété ? S’appliqueront-ils aux idées et aux inventions ? Ou bien seront-ils limités à de rares ressources matérielles et à leur utilisation ? Dans ce cas, à quel genre d’utilisation ? Un homme a-t-il le droit d’employer ce qu’il possède dans des conditions susceptibles de nuire aux autres ? Sinon comment définira-t-on le tort causé ? Peut-on autoriser les contrats restreignant le commerce ? Si oui, dans quelles circonstances ? Si, au contraire, il n’en est rien, comment définir la restriction ? La tâche de la planification légale, c’est précisément de résoudre les questions de ce genre. Et c’est dans les rapports entre les cas particuliers et un système de normes établies que les plans ainsi dressés sont constamment mis en pratique. Le système des droits et des devoirs de la société libérale idéale peut être considéré comme un bon ou un mauvais plan. Mais le décrire comme une absence de plan, c’est n’y rien comprendre du tout. L’idée d’une coordination des activités humaines au moyen d’un système de règles impersonnelles, à l’intérieur duquel les relations spontanées qui se produisent contribuent au bénéfice mutuel, est une conception au moins aussi subtile, au moins aussi ambitieuse que celle qui consiste à faire prescrire chaque action ou chaque catégorie d’actions par une autorité planificatrice centrale : et elle n’est peut-être pas en moindre harmonie avec les besoins d’une société spirituellement saine. Nous pouvons blâmer les enthousiastes qui, dans leur intérêt trop poussé à l’égard de ce qui se passait sur le marché, n’ont pas accordé assez d’attention à son armature indispensable. Mais que dirons-nous de ceux qui discutent perpétuellement comme si cette armature n’existait pas ?
Mais ce n’est pas tout. Garantir la sécurité et un système législatif convenable est une fonction plus importante et plus complexe qu’on ne le croit en général. Mais elle n’épuise pas les attributions de l’Etat. Le système du marché a ses limites : et, hors de ces limites, se manifestent certains besoins généralement reconnus qui, s’il ne sont pas satisfaits par l’action de l’Etat, ne seront pas satisfaits du tout, ou en mettant les choses au mieux, le seront de façon très inadéquate.
Il n’est ni possible, ni souhaitable d’énumérer in extenso ces cas. Mais il n’est pas difficile de décrire leur nature générale. D’un côté, il existe des besoins qui ne peuvent être satisfaits que de façon collective. Un exemple évident de ce cas nous est fourni par les mesures à prendre contre les maladies contagieuses. Il est relativement inutile pour un individu de prendre des dispositions particulières dans ce domaine. Même s’il est disposé à payer tout ce qui est indispensable, à moins que les autres n’en fassent autant, sa contribution sera inefficace. D’un autre côté, se manifestent des besoins qui peuvent être formulés individuellement, mais pour la satisfaction desquels des contrats spontanés entre les possesseurs de propriétés privées sont sans effet. Un exemple typique nous en est fourni par la demande de certains moyens de communication. Il se peut que des individus offrent de l’argent pour obtenir des moyens d’accès à certains endroits. Mais, dans bien des cas, en l’absence d’action gouvernementale quelconque, cette demande ne sera pas rapidement satisfaite. Il n’est pas inconcevable qu’un vaste réseau routier soit créé de façon satisfaisante par une entreprise privée. Mais c’est peu probable : et dans ce cas, il faut recourir à un plan d’un autre ordre.
Cette nécessité a été reconnue de longue date. Adam Smith mettait en troisième place dans sa liste des devoirs du souverain : « Créer et entretenir certaines entreprises et certaines institutions publiques qu’un seul individu ou un petit groupe d’individus n’aurait aucun intérêt à entretenir ». Mais l’importance de cette nécessité s’est accrue récemment. Le progrès de la technique a fait que de nombreux services d’une évidente utilité sont mieux assurés par des méthodes impliquant l’usage d’un réseau de longues parcelles de terre, réseau qu’il serait difficile d’établir sinon par acquisitions coercitives : chemins de fer, canaux, drainages, adductions d’eau, électricité, communication télégraphiques ou téléphoniques, etc. Il n’est pas certain que le fonctionnement de ces services soit mieux assuré sur la base du monopole d’État ou paraétatique. Les discussions sur ce sujet sont habituellement intéressées ou superficielles. Sur ce point, la tâche exigée par un examen minutieux et impartial des institutions les plus satisfaisantes a à peine commencé. Mais il est certain que sous une forme ou sous une autre, l’intervention de l’État est nécessaire. Il est également certain que le champ de cette action nécessaire est extrêmement vaste.
Si cette façon de raisonner est correcte, il est donc faux de considérer les propositions du libéralisme international comme excluant tout plan. Bien au contraire, elles constituent le seul plan parmi ceux que nous avons jusqu’à présent examinés qui ne révèle pas immédiatement une faiblesse intérieure évidente à l’échelle internationale.
Il serait également faux de les considérer comme un plan qui ait déjà été appliqué. La plus grande partie de l’ordre actuellement existant doit son origine à l’entreprise privée et au marché. S’il n’y avait ni marché, ni entreprise privée, notre position serait encore pire qu’elle n’est. C’est en vérité l’une des meilleures références des institutions libérales que leur vitalité comme force organisatrice se déploie même sur l’échelle la plus modeste et dans les circonstances les plus contraires. Mais, comme nos premières investigations l’ont montré, le libéralisme ne prédomine pas dans le monde d’aujourd’hui. Ce monde est nationaliste et interventionniste. Et la succession ininterrompue de catastrophes politiques et économiques qui découle de ce fait impose à ce qui subsiste du système du marché une tâche dont aucun organisme ne peut venir à bout. Ce ne sont pas les institutions libérales, mais l’absence de semblables institutions, qui sont responsables du chaos actuel.
En vérité, si nous avons encore quelque sens des perspectives, le fait évident qui ressort de tout coup d’œil sur l’histoire est radicalement différent de ce que les réactionnaires — fascistes et communistes — cherchent à nous faire croire. Le libéralisme international n’est pas un plan qui a échoué après d’infructueux essais. C’est un plan qui n’a jamais encore eu une chance complète de s’exercer.
[…] Le libéralisme international n’est pas un plan qui a été essayé et qui a échoué. C’est un plan qui n’a jamais été entièrement exécuté — une révolution écrasée par la réaction avant qu’elle n’ait le temps d’être pleinement éprouvée.
Tout ceci apparaît de façon d’autant plus évidente si nous essayons de nous représenter certains des changements qui devraient intervenir pour faire du libéralisme international une réalité. Imaginer que, dans l’état présent de l’opinion, ces changements vont se produire, cela peut être aussi absurde que d’imaginer l’instauration d’Oceana ou d’Utopie. Mais il est toujours utile de connaître la signification des différentes tendances d’un mouvement. Et, si nous avons découvert que d’autres plans mènent à des institutions qui apparaissent en fin de compte comme inaptes à fonctionner, il est au moins intéressant de savoir si ce plan serait voué à l’échec pour les mêmes raisons.
Nous n’avons pas besoin de regarder bien loin avant d’arriver à la chose essentielle. D’après l’esquisse des fonctions du gouvernement que nous avons déjà faite, la chose la plus essentielle est la sécurité. Il ne peut y avoir une division internationale du travail méthodique, et le réseau compliqué des relations financières et économiques indispensables au développement normal des ressources mondiales ne peut exister, si les citoyens se trouvent perpétuellement exposés à la violence. Dans l’état actuel de la technique en ce qui concerne les communications et la production, ceci est plus important que jamais. Sans ordre, pas d’économie. Sans paix, pas de prospérité.
Mais c’est précisément dans cette nécessité des plus élémentaires d’un plan international compréhensif que notre organisation actuelle présente les lacunes les plus évidentes. Il existe une économie mondiale. Mais il n’y a pas de politique mondiale. Les différents États nationaux s’arment les uns contre les autres. Entre leurs habitants, il n’y a pas cette liberté méthodique de l’État libéral, mais la brutale anarchie de l’état de nature. Les circonstances créées par la division internationale du travail nous rendent solidaires les uns des autres. Mais, faute d’une organisation politique convenable, nous faisons continuellement la guerre ou la préparons. Nous considérerions comme une chose absurde que les habitants de la région londonienne maintiennent des forces armées contre les habitants des régions voisines et que ceux-ci en fassent autant de leur côté. Nous considérerions cela comme enfantin, comme un signe de dégénérescence, comme un gaspillage, sinon comme une cause réelle de chaos. Et pourtant, en raison de la division du monde en unités nationales, de semblables mesures entre pays également interdépendants, et qu’aucun critère ne peut également distinguer, sinon l’héritage arbitraire d’anciens accords gouvernementaux, sont non seulement admises et considérées comme inévitables, mais encore considérées comme contribuant au bien-être général. Tout cela est évidemment une question d’ultime appréciation. Est-il bon ou mauvais de tuer sans procédure judiciaire ? Voilà une question qui, même aujourd’hui, est tranchée de façon différente suivant la nationalité des victimes. Mais une chose est certaine : l’anarchie nationaliste est une source de gaspillage. Quelle que soit la valeur que nous puissions attribuer aux vertus militaires en tant que telles, cela ne fait aucun doute qu’à l’ heure actuelle la création de l’appareil destiné à faire naître ces vertus est plus coûteuse, comparativement aux autres choses que nous devons sacrifier, que tout autre luxe que s’offrirait la race humaine. Combien de détresses eussent pu être évitées, combien de misères empêchées si le hasard de l’histoire n’avait pas fractionné la souveraineté !
C’est juste ici que nous pouvons découvrir l’une des principales lacunes du libéralisme du XIXe siècle. Le grand succès des hommes de ce temps était d’avoir réalisé l’harmonie des intérêts des habitants des différentes nations. Mais ils ne comprirent pas suffisamment que la réalisation de cette harmonie n’était possible qu’à l’intérieur d’un cadre de sécurité internationale. Ils estimaient suffisant de démontrer le gaspillage et la futilité de la guerre politique et économique. Si chaque État national était réduit à l’accomplissement des fonctions propres à un gouvernement libéral, il n’existerait pas d’occasion de conflit international. Une autorité supranationale serait inutile.
Mais c’était une grave erreur. L’harmonie des intérêts dont ils prévoyaient l’établissement par les institutions de la propriété et du marché nécessitait, comme ils l’avaient démontré, un appareil destiné à maintenir la loi et l’ordre. Mais, alors que cet appareil, si imparfait qu’il fût, existait à l’intérieur des nations, il n’yen avait pas entre les nations. A l’intérieur des nations, on comptait sur le pouvoir coercitif de l’Etat pour fournir les mesures restrictives qui harmoniseraient les intérêts des divers individus. Entre les nations, on comptait sur l’évidence de l’intérêt commun et sur l’inanité de la violence : là, le point de vue implicite était à vrai dire non pas libéral, mais anarchiste. Mais la position anarchiste est intenable. Il est vrai que, pour le citoyen qui n’aime pas la guerre pour la guerre, s’abstenir de la violence est une question évidente d’intérêt personnel. Il est exact qu’à la longue l’agression rapporte rarement quelque chose à l’agresseur et que même la victoire est associée à l’appauvrissement. Mais s’il ne nous suffit pas de compter sur de tels arguments pour le maintien de l’ordre à l’intérieur de la nation, nous n’avons aucune raison de croire qu’on pourrait effectivement compter sur eux pour maintenir l’ordre international.
Es kann der Beste nicht in Frieden leben
L’existence d’un seul État dont les dirigeants ont de mauvaises intentions peut gâcher la coopération d’un monde de peuples pacifiques. Ce n’est pas en prouvant que le brigandage et le gangstérisme ne profitent pas que nous diminuons l’activité des cambrioleurs et des gangsters ; mais c’est en entretenant un appareil de contrainte. Et ce ne sera pas sans un appareil de contrainte que le brigandage et le gangstérisme internationaux seront bannis de la face de la terre.[10]
« Il faut qu’un homme soit bien noyé dans des spéculations utopiques pour douter sérieusement que, si… des États… sont entièrement désunis ou unis seulement en confédérations partielles, les subdivisions entre lesquelles ils pourraient se partager ne provoqueraient pas de fréquentes et violences contestations entre elles. Présumer de l’absence de motifs pour qu’éclatent semblables conflits, ce serait oublier que les hommes sont vindicatifs, ambitieux et avides. Prétendre obtenir le maintien de l’harmonie entre un certain nombre de souverainetés indépendantes, sans lien entre elles, quoique voisines, ce serait méconnaître le cours uniforme des événements humains et porter un défi à l’expérience acquise au cours des siècles. »[11]
Mais comment pourvoir à l’organisation de l’appareil répressif ?
Il devient tout à fait évident que les simples associations d’États souverains sont inefficaces. La Confédération — Staatenbund — n’a jamais remporté beaucoup de succès : et, de nos jours, ses faiblesses ne sont que trop douloureusement évidentes. Tant que les différents États maintiennent leur souveraineté, les décisions prises contre eux ne peuvent finalement être appliquées que par les alliances militaires des autres États. Chaque mot écrit par les fondateurs de la Constitution américaine contre la forme de gouvernement confédéral est justifié de nos jours par l’histoire de la Société des Nations. « Le gouvernement, écrivait Hamilton, implique le pouvoir de faire des lois. Il est essentiel qu’à l’idée de loi soit liée celle de sanction… S’il n’y a point de peine attachée à la désobéissance à la loi, les résolutions et les ordres qui prétendent être des lois ne dépasseront pas en fait la portée d’un avis ou d’une recommandation. La pénalité, quelle qu’elle soit, ne peut être infligée que de deux façons : par le ministère de tribunaux et de juges ou par la force armée, par la coercition des lois ou par la coercition des armes. La première méthode ne peut s’appliquer évidemment qu’à des individus. La deuxième doit être employée par la force des choses, contre des corporations, ou des communautés, ou des États. Il est évident qu’il n’y a pas de procédure judiciaire par laquelle l’observation des lois puisse être assurée en dernier ressort.
« On peut prononcer contre eux des sentences pour avoir violé leurs obligations. Mais ces sentences ne peuvent être mises en application que par l’épée…
« Dans toute association politique, fondée sur le principe de l’union, au nom de l’intérêt commun, d’un certain nombre de souverainetés mineures, on verra se manifester chez celles qui se trouvent dans une position subordonnée ou inférieure, une sorte de tendance centrifuge par le jeu de laquelle il se produira chez chacune un effort continuel en vue d’échapper au centre commun… »[12]
Seul l’abandon de la souveraineté, du droit de faire la guerre, par les gouvernements nationaux, peut faire disparaître le danger.
Mais un État mondial complètement unifié n’est ni pratiquement réalisable, ni souhaitable. Cette impossibilité dépend essentiellement de l’étendue de la superficie et de la complexité des idiomes, qui se trouveraient placés sous sa juridiction. Nous avons vu cette difficulté en passant en revue les possibilités du communisme international. Elle se présenterait même dans un système complètement libéral. Il serait absurde qu’une autorité centrale ait, par exemple, la responsabilité de l’organisation des routes et de la santé publique en Autriche et en Australie. Nous ne pourrions pas non plus être certains que semblable institution serait une garantie efficace de liberté. Caligula souhaita un jour que tout le peuple romain n’eût qu’une seule tête de façon à pouvoir, d’un seul geste, connaître l’extase suprême de le décapiter. Ce grand Léviathan, l’Etat mondial unitaire, pourrait présenter les mêmes tentations pour nos sadiques modernes. Si la souveraineté indépendante implique le chaos, l’Etat unitaire sans limites pourrait bien signifier la mort.
Il n’y a qu’une seule solution à ce problème fascinant. Le premier besoin du monde n’est pas une révolution économique, mais une révolution politique. Il n’est pas nécessaire qu’un État mondial jouisse de pouvoirs qu’aucune constitution ne limite. Mais il est nécessaire que les Etats nationaux cèdent certains de leurs droits à une autorité internationale. Le droit de déclarer la guerre, le pouvoir de la faire doivent être abandonnés. Mais il n’est pas nécessaire d’abandonner tous les droits d’un gouvernement indépendant. Et les droits de l’autorité internationale doivent aussi être limités. Ce n’est pas une alliance, ni une complète unification qui doit exister, mais une fédération. Ni Staatenbund, ni Einheitsstaat, mais un Bundesstaat.
Nous voyons ici une fois de plus la sagesse à longue portée des fondateurs de la Constitution américaine. Ils n’ont pas élaboré une constitution parfaite, certes. On ne saurait espérer la perfection des accords politiques, ni même la concevoir. Il est évident que, aussi bien pour la Fédération américaine existante que pour une fédération mondiale ou de moindre importance qui pourrait s’en inspirer, on retrouve les grands problèmes qui consistent à assurer une adaptation correcte de la division des pouvoirs de la fédération et des États et à coordonner les secteurs d’administration régionale. Aucune personne de bon sens ne prétendra que la Constitution américaine offre aujourd’hui un instrument qui soit parfaitement adapté aux nécessités du gouvernement dans les conditions techniques présentes. Mais, lorsque l’on tient compte de toutes ces lacunes évidentes, il reste qu’ils ont construit un instrument sans précédent dans l’histoire qui a concilié les intérêts d’une multitude de gens sur de vastes étendues de la surface terrestre et qui a créé une aire de paix et de liberté intérieure pour la coopération économique. Ils ont établi un principe qui offre le seul espoir d’échapper à cette peur de la destruction qui assombrit aujourd’hui l’humanité. Et, lorsque nous comparons la paix et les richesses de ces grands Etats-Unis avec le chaos et l’anarchie des malheureuses nations européennes, nous savons que leur œuvre valait la peine d’être faite, et d’être conservée, même par la lutte. En lisant le noble discours commémoratif d’Abraham Lincoln des morts de Gettysburg, nous reconnaissons que ces affirmations étaient justes.
II. Le socialisme international**
[…] Supposons que les autorités planistes aient toute liberté de faire ce qui leur plaît avec les ressources nationales. Même dans ce cas, c’est sur des bases bien fragiles que repose la supposition suivant laquelle elles disposeraient de ces ressources de façon à promouvoir ce qui, au point de vue international, constitue les meilleures formes de coopération internationale.
Car le fait est que, si la production se trouve entre les mains de vastes groupes quasi-monopolistiques de ce genre, la distribution des ressources qui semble servir le mieux l’avantage des membres de ces groupes n’est pas nécessairement la distribution des ressources la plus bénéfique au point de vue de l’ensemble de la société. Si un petit État établit des monopoles commerciaux dans un monde composé par ailleurs de marchés basés sur la concurrence, il est peu probable que ses opérations affecteront considérablement le cours des marchés, ce sera suivant les nécessités de l’optimum international. La politique qui vise à porter le profit au maximum contribuera également à porter au maximum la production mondiale, évaluée en prix. Mais, s’il constitue un élément important dans l’un de ces marchés, on voit se dresser les contradictions. Les intérêts du groupe peuvent être opposés aux intérêts du reste du monde. Les restrictions peuvent être favorables au groupe, l’abondance seule au reste du monde. Et, si cette méthode d’organisation se généralise, de nouveaux déséquilibres sont probables. Le marché mondial est figé en une série de monopoles géographiques ; sa nature est entièrement modifiée. Il n’y a plus aucune raison de croire en la nécessité d’accords internationaux harmonieux. Il n’y a plus de prix qui soient déterminés indépendamment des considérations stratégiques. Les résultats des opérations des changes sont déterminés par une sorte de négociation politique. Il n’y a aucune raison de croire qu’on aboutira à quelque chose qui, au point de vue international, puisse être appelé une utilisation rationnelle des ressources. Car la supposition que la réglementation de la production d’après les règles du marché mène à l’harmonie générale ne se justifie que lorsque les unités économiques qui opèrent sont relativement petites. On ne saurait nullement présumer que les différents États constituent des unités économiques qui satisfassent à ce critère.
Mais, demandera-t-on, l’organisation des différentes nations sur des bases socialistes ne serait-elle pas seulement un prélude à leur incorporation dans un système de socialisme mondial ? Ne s’agit-il pas d’une de ces transitions désagréables qu’il faut subir avant d’arriver à des organisations plus satisfaisantes ? C’est cet espoir qui anime de nombreux socialistes qui proposent des nationalisations locales en même temps qu’ils se consacrent — du bout des lèvres — à l’idéal international.
Notre intention n’est pas ici de creuser ce problème : à savoir, si le socialisme, sur des bases complètement internationales, serait une solution satisfaisante du problème d’une planification internationale rationnelle. Nous y viendrons plus tard pour une discussion approfondie. Mais ce n’est certainement pas s’éloigner de notre étude présente que d’observer que l’organisation du monde sur des bases socialistes nationales n’est pas nécessairement un progrès dans cette direction. En réalité, il est à peu près certain qu’elle rendra la réalisation du socialisme international beaucoup plus difficile qu’avant.
Car le socialisme international, quoi qu’il puisse être par ailleurs, est essentiellement une situation dans laquelle les ressources des diverses parties du monde sont la propriété du monde entier. De toute évidence, ceci est incompatible avec une situation où les ressources de diverses nations seraient possédées par les États nationaux. Mais une fois les instruments de production nationalisés, les obstacles à leur internationalisation seront, selon toute vraisemblance, des plus formidables. Car la valeur des instruments de production dans les diverses nations varie considérablement et le revenu réel par tête, calculé en supposant la possession collective de ces ressources, varie également de façon considérable. Certaines régions, comme la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, sont relativement riches. D’autres, comme l’Italie et le Japon, sont relativement pauvres. Supposons que la socialisation intégrale se produise dans ces pays et que le revenu moyen ainsi calculé devienne réel. Y a-t-il aucune raison de supposer que les habitants des régions les plus riches seront disposés à partager les sources de leurs revenus avec les citoyens des nations les plus pauvres ? C’est certainement des plus improbables. Il est déjà assez difficile d’obtenir des habitants de régions autonomes, à l’intérieur d’un pays, où la valeur de la propriété taxable est élevée, d’uniformiser leur régime d’impôts avec celui des habitants des régions où la valeur de la propriété taxable est faible. Quand il s’agit de mêler les ressources totales de diverses organisations nationales, les obstacles risquent d’être si grands qu’ils ne pourront pas être surmontés — du moins par des moyens pacifiques. Au point de vue international, le socialisme national implique la création de formes d’inégalité qui, selon toute vraisemblance, seront plus durables et plus génératrices de graves frictions que tout ce qui se produit dans un régime de libre entreprise et de propriété privée généralisée. Il n’y pas de droits acquis plus intraitables que ceux des groupes nationaux.
Il est surprenant que ceci n’ait pas encore été plus universellement connu. Car il est depuis longtemps admis que la possession collective des instruments de production utilisés dans certaines industries est incompatible avec une organisation socialiste de la société, et risque fort probablement de nuire à sa réalisation. L’incompatibilité du socialisme et du syndicalisme industriel est depuis longtemps un lieu commun.[13]
Mais la possession collective des instruments de production utilisés dans certaines régions par les gens qui habitent dans ces régions est absolument identique. « La mine aux mineurs » et « La Papouasie aux Papous » sont dans le fond des slogans identiques. Le syndicalisme industriel et le socialisme national sont des concepts absolument symétriques. Ils sont tous deux incompatibles avec la réalisation de l’idéal socialiste international.
III. Les États-Unis d’Europe***
S’il en est ainsi, alors le remède est simple. La souveraineté indépendante doit être limitée. En tant que citoyens des différents États-nations, nous pouvons espérer diminuer le risque de conflit en nous opposant à des politiques qui le suscitent. Mais cela ne suffit pas, l’appareil de la guerre moderne est si effrayant, le prix de son entretien si onéreux, les dangers d’un conflit réel sont si grands que nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de nous en remettre à la bonne volonté spontanée pour nous préserver de la catastrophe. Il faut qu’il y ait un cadre international de loi et d’ordre soutenu par des sanctions vigoureuses qui interdisent l’émergence des politiques qui sont finalement les causes du conflit. Nous n’avons pas besoin d’un Etat mondial unitaire ; une telle organisation ne serait ni praticable ni désirable. Mais nous avons effectivement besoin d’une organisation fédérale ; non pas une simple confédération d’États souverains comme l’était la Société des Nations, mais une authentique fédération qui enlève aux États qui la composent ces pouvoirs qui engendrent les conflits. Les fondateurs de la Société des Nations avaient raison quand ils reconnaissaient le besoin d’une autorité supranationale : leur erreur était de ne pas aller assez loin. Ils ne réalisaient pas que le fonctionnement effectif d’une autorité supranationale est incompatible avec la souveraineté nationale indépendante. Mais aujourd’hui nous le savons. L’histoire de la Société des Nations est une longue démonstration de la proposition formulée il y a bien longtemps par Hamilton et Madison qu’il n’y a pas de sécurité dans les confédérations. Nous savons aujourd’hui que si nous ne détruisons pas l’Etat souverain, l’État souverain nous détruira.[14]
Bien entendu, il est tout à fait utopique d’espérer maintenant, en notre temps, la formation d’une fédération à l’échelle du monde. Il n’y a pas de sentiment suffisant d’une commune citoyenneté. Il n’y a pas encore une culture suffisamment généralisée. Dans les conditions présentes, même les problèmes électoraux d’un tel corps présenteraient des difficultés insurmontables. La formation d’un système mondial, l’achèvement de l’unité politique de la race humaine, peut bien être considéré comme l’événement divin en direction duquel tout ce qu’il y a de bon dans l’ héritage des diverses civilisations du monde nous invite à tendre nos énergies. Mais quoique nous puissions espérer dans l’avenir lointain de la planète, il doit être clair qu’à l’étape actuelle du développement humain, toute tentative pour réaliser une organisation aussi totale serait nécessairement vouée au désastre.
Mais il n’est pas utopique d’espérer la construction de fédérations plus limitées — par la fusion de souverainetés indépendantes dans des zones où existe la conscience d’une civilisation commune et un besoin d’unité plus grande. En particulier, il n’est pas utopique d’espérer la formation d’une structure de ce type dans cette partie du monde qui est maintenant la plus menacée par les contradictions de son organisations politique actuelle — parmi les souverainetés en guerre de l’Europe.[15] Nous sommes si éloignés de l’utopie que, pour ceux qui ont des yeux pour voir, c’est la nécessité pratique la plus urgente de notre temps.
Il est en effet certainement évident que l’organisation politique actuelle de l’Europe a complètement outrepassé son utilité et qu’elle n’est plus rien d’autre qu’une menace pour l’existence même de la civilisation qu’elle a contribué à faire naître. Quand les Etats souverains de l’Europe moderne émergèrent du féodalisme du Moyen-Age, leurs fonctions étaient la libéralisation et la création. Ils éliminèrent la masse des restrictions locales qui étouffaient le développement économique. Ils pacifièrent les barons toujours en guerre et les princes et établirent l’uniformité de la loi sur des régions soumises au particularisme. Mais à l’heure présente ce ne sont pas leurs tendances unificatrices mais leurs tendances séparatistes qui sont devenues dominantes. Ils restreignent les activités d’une vie économique qui, dans son développement spontané, s’étend bien loin au-delà de leurs frontières. Ce sont des unités anti-économiques pour l’administration des fonctions positives qu’ils remplissent et le fardeau que leur impose l’entretien de l’appareil de défense nécessaire pour assurer leur indépendance menace de plus en plus d’absorber toutes les énergies de leurs habitants. L’existence des entraves au commerce et à la circulation entre les différents États européens aujourd’hui est aussi absurde que l’existence d’entraves similaires entre différentes provinces à une époque antérieure. Pour un observateur extérieur intelligent mais ignorant notre arrière-plan historique, l’entretien de vastes armées par les États d’Europe pour se défendre les uns des autres doit être à peine moins ridicule que ne le serait l’entretien d’armées pour la défense des villes ou des départements à l’intérieur de ces États. Le système a atteint son point de rupture et, avec le développement des techniques militaires modernes, il n’a plus aucune valeur de survie. Tout comme la poudre rendit obsolète le système féodal, de même l’avion rend obsolète le système des souverainetés indépendantes en Europe. Un type d’organisation plus intégré est inévitable. Sera-t-il réalisé par accord mutuel ou par la conquête d’un César ? Voilà la question qui reste en suspens. Car il doit y avoir ou empire ou fédération ; à long terme, il n’y a pas d’alternative.
Mais la création d’une telle fédération ne sera pas facile. Nous avons une culture commune. Mais nous n’avons pas de langue commune. Nous avons une histoire commune. Mais elle est déchirée par des querelles fratricides. Aucun homme ayant réalisé la nature des intérêts liés à la perpétuation des pouvoirs actuels des États souverains indépendants ne peut rester aveugle sur la puissante opposition à toute tentative qui vise à éliminer notre désunion. La fédération des treize Etats rebelles du Nouveau Monde fut sur le point de se trouver ruinée par les particularismes locaux bien qu’ils fussent unis par une langue commune, des habitudes communes et le souvenir d’une action récente contre un ennemi commun. Ne sera-t-il pas cent fois plus difficile pour les États européens en guerre les uns contre les autres et sans aucun de ces atouts, d’établir la base d’une unité ? Il ne sera pas facile de faire la nouvelle Europe.
Néanmoins, de toutes les tâches qui s’offrent à notre génération, c’est celle qui vaut le plus la peine d’être tentée. L’époque à laquelle nous vivons est une époque dans laquelle les hommes ont adoré beaucoup d’idoles et suivi beaucoup de visions trompeuses. Elle a vu le nationalisme devenir fou et le collectivisme se muer en oppression. Les idéaux de la rébellion romantique se sont dans nos mains révélés être des fruits pourris. Mais les grands idéaux de liberté, de justice, de tolérance mutuelle et l’héritage de l’art et de la connaissance qui en est l’aboutissement spirituel ne nous ont pas trahis. Plus ils se sont trouvés menacés, plus nous avons découvert leur importance : mais ce sont précisément ces choses qui sont en péril dans la désunion de l’Europe. La structure politique au sein de laquelle ils se sont développés a développé des tensions et des fissures qui menacent de les détruire ; s’ils doivent être sauvegardés, un effort constructif s’avère nécessaire. C’est non seulement parce que la guerre est terrible, non seulement parce qu’elle appauvrit mais parce qu’elle menace tout ce qui a le plus de valeur dans l’héritage culturel de l’Europe que nous devons mettre au point des institutions qui la bannissent de notre société. C’est parce que la civilisation de Socrate et de Spinoza, de Shakespeare et de Beethoven, de Michel-Ange et de Rembrandt, de Newton et de Pascal est en jeu que nous devons construire une nouvelle Europe.
Et maintenant que la guerre est là, que nos espoirs de progrès paisibles sont détruits, cette nécessité est d’autant plus grande si la fin ne doit pas être le chaos. Nous nous battons contre les Allemands. Si les civilisations européennes ne doivent pas périr, nous devons détruire la tyrannie qui règne sur eux. Personne ayant un peu le sens de l’histoire et de l’art ne niera l’existence d’un réel problème allemand en Europe — leur incapacité à s’auto-gouverner, la tendance à la brutalité et au sadisme, la fascination pour la mort, la maladresse morale, le sens profond de l’insécurité spirituelle, qui à maintes reprises depuis l’ascension de la Prusse ont constitué une menace pour la paix et les libertés de l’Europe. Mais pour tout cela les Allemands sont européens. Ils font partie de notre civilisation ; et l’Europe ne pourra jamais être en bonne santé tant que l’Allemagne ne le sera pas. D’une façon ou d’une autre, nous devons créer un cadre dans lequel le Geist de l’Allemagne peut donner ce qu’il a de mieux et non ce qu’il a de pire à l’Europe. Une paix draconienne ne mènera à rien. Les Nazis doivent être extirpés mais nous n’avons ni la force ni la volonté de maintenir les Allemands sous le joug indéfiniment. Quel dénouement plus approprié à nos affres actuels, par conséquent quelle plus noble consécration du sang qui est en ce moment versé, qu’une paix dans laquelle ce grand peuple, purgé de ses démons, sera contraint d’entrer dans la citoyenneté libre et égale des Etats-Unis d’Europe ?
(Textes choisis et présentés par Guido Montani)
[1]Sur ces faits, voir Robbins, Autobiography of an Economist, Macmillan, London, 1971. Richard F. Kahn (in The Making of Keynes’ General Theory, Cambridge University Press, Cambridge, 1984, p. 184) rappelle que lors d’un discours à la Chambre des Lords, le 28 juillet 1966, Robbins déclara : « Dans la période de l’entre-deux guerres, lorsque s’est posé réellement le problème du chômage de masse, je me suis trompé de camp : je me suis opposé à des mesures de réflation dont je pense aujourd’hui qu’elles auraient pu améliorer la situation ».
[2]J.-M. Keynes, National Self-Sufficiency, in The New Statesman and Nation, 8 et 15 juillet 1983. Repris dans The Collected Writing of J.M. Keynes, vol. XXI, Activities 1931-1939, Macmillan, 1982, p, 236-7.
[3]L. Robbins. Autobiography of an Economist, op. cit. p. 160.
[4]L. Robbins, Economic Planning and International Order, Macmillan, London, 1937, p. 6 et 7.
[5]M. Albertini. Culture de la paix et culture de la guerre, in Le Fédéraliste, année XXVI, n° 1, juillet 1984, p. 26.
[6]Dans une préface, écrite en 1968, pour une réédition de The Economic Causes of War, Robbins rappelle son attitude sur la question de l’unification européenne. « L’essai reproduit ci-après — écrit Robbins — se termine par un passage écrit pendant les premières semaines de la guerre, défendant avec passion la création d’États-Unis d’Europe au sein desquels la créativité et l’énergie allemande pourraient servir la prospérité commune plutôt que de la perturber périodiquement. Il comprend aussi une note en bas de page faisant référence à des plans pour une plus large Union atlantique mis en avant par M. Clarence Streit et d’autres auteurs, note dans laquelle j’exprime une appréciation bienveillante sur l’idée mais un scepticisme considérable sur son caractère pratique. A cette époque, je ne concevais pas la possibilité d’États-Unis isolationnistes, se laissant impliquer, une fois encore, dans les querelles internes de l’Europe.
« Beaucoup de choses se sont passées depuis lors. L’agression japonaise et nazie a détruit l’isolationnisme pendant la guerre et depuis lors, heureusement pour nous, l’hostilité de l’Union soviétique et plus tard de la Chine — qu’elle soit basée sur la crainte ou sur une ambition expansionniste, nous n’avons pas à en juger — en a empêché toute recrudescence sérieuse. Avec leurs armements massifs et leur puissance économique incomparable, les États-Unis sont aujourd’hui à la fois le leader effectif et le défenseur de la civilisation occidentale.
« De tels changements gigantesques des circonstances ne pouvaient qu’influencer les perspectives de la pensée concernant les possibilités du futur. Dans les années qui suivirent immédiatement la fin de la guerre, désespérant de la stabilité et de la fiabilité politique de quelques-uns des États de l’Europe occidentale, et révolté par l’antiaméricanisme courant chez beaucoup de politiciens et de penseurs influents du continent dont l’existence même avait été sauvée par l’intervention américaine, j’abandonnai ma position première et m’opposai à l’entrée de la Grande-Bretagne dans une Union purement européenne, mettant mes espoirs dans une structure plus vaste qui se développerait progressivement à partir de l’alliance de l’Atlantique-nord. Sur ce point, je pense maintenant que j’avais tort, non dans ma conviction de la nécessité fondamentale de préserver le lien avec les États-Unis et le Canada, mais dans mon incapacité à réaliser les potentialités tant de la création, dans ces circonstances, d’une Europe occidentale unie, que du rôle que pourrait y jouer la Grande-Bretagne. Je sous-estimais l’incapacité des responsables de la politique britannique à voir où se trouvait leur véritable intérêt — dans le développement de quelque chose comme une Union atlantique — et je n’ai pas réussi à prévoir l’énorme sottise de l’épisode de Suez qui nous a privés de notre position de puissance de premier plan capable de prendre des initiatives importantes. C’est pourquoi, actuellement, je suis encore une fois partisan d’aller dans le sens d’une union plus limitée avec l’Europe de l’Ouest. Je suis ainsi revenu à une disposition d’esprit dans laquelle la péroraison de cet essai n’est pas quelque chose que j’ai envie de répudier. »
[7]Spinelli écrit dans ses mémoires (A. Spinelli, Come ho tentato di diventare saggio, Io, Ulisse, Il Mulino, Bologna, 1984, p. 307-8) : « Sollicité par Rossi qui, en tant que professeur d’économie, avait reçu depuis longtemps l’autorisation de correspondre avec lui, Einaudi lui envoya deux ou trois fascicules de la littérature fédéraliste anglaise qui était apparue vers la fin des années trente, sous l’impulsion de Lord Lothian. Excepté le fascicule de Lionel Robbins, The Economie Causes of War, que je traduisis plus tard, qui fut publié par Einaudi, je ne me rappelle ni les titres ni les auteurs des autres. Mais leur analyse de la perversion politique et économique à laquelle conduit le nationalisme et leur présentation raisonnée de l’alternative fédérale sont restées jusqu’à aujourd’hui gravées dans ma mémoire comme une révélation.
« Comme j’étais à la recherche d’une pensée claire et précise, mon attention ne fut pas attirée par le fumeux et tortueux fédéralisme idéologique inspiré d’un Proudhon et d’un Mazzini, mais par la pensée claire et précise de ces fédéralistes anglais, dans les écrits desquels j’ai trouvé une excellente méthode pour analyser la situation dans laquelle l’Europe se précipitait et pour élaborer des projets alternatifs. »
*Extrait de Economic Planning and International Order, op. cit., chap. IX, p. 223-233 et 238-246. (Traduction française : l’Economie planifiée et l’ordre international, Librairie de Médicis, Paris, 1938.)
[8]La célèbre brochure de M. Keynes The end of Laissez-Faire, a été considérée à la fois par son auteur et par le grand public comme un progrès considérable sur les économistes classiques : en fait, la dernière (ou, devrions-nous dire l’avant-dernière ?) manifestation d’émancipation de la tyrannie de leurs idées. L’ampleur totale de notre dette envers M. Keynes sera peut-être plus facile à estimer par la comparaison textuelle de sa propre description du rôle de l’Etat et de celle d’Adam Smith qui était la base de la position classique.
Fournissons d’abord quelques éclaircissement : « Le rôle le plus important de l’État ne se rapporte pas à ces activités auxquelles les individus satisfont déjà, mais à ces fonctions qui se situent hors de la sphère de l’individu, à ces décisions qui ne sont prises par personne si l’Etat ne les prend pas. La chose importante pour le gouvernement, ce n’est pas de faire ce que des individus font déjà et de les faire un peu mieux ou un peu moins bien : mais de faire ces choses qui, pour l’instant, ne sont pas faites du tout » (Keynes, La fin du laissez-faire, p. 46-47).
Voici maintenant le son de cloche classique : « Troisièmement, le souverain a le devoir de créer et d’entretenir certaines entreprises et certaines institutions publiques que l’intérêt d’aucun individu, ni d’aucun petit groupe d’individus ne serait jamais de créer et d’entretenir : le profit, en effet, ne compenserait jamais la dépense à un seul particulier ou à un petit groupe de particuliers alors qu’il peut fréquemment apporter beaucoup plus qu’une compensation à l’ensemble d’une vaste société. » Adam Smith, The Wealth of Nations, éd. Cannan, vol. I, p. 184-185).
Nous voici hors du bourbier !
[9]Même l’homme le plus pieux ne peut pas vivre en paix si cela ne plaît pas à son méchant voisin (Schiller).
[10]Ceci est un point de vue que Cannan adopta bien avant qu’il ne devînt un sujet de discussion publique. Voir, en particulier, son discours d’adieu à la « London School of Economics », Adam Smith Economist : An Economist’s Protest, p. 147 seq. Voir également une conférence sur L’anarchie internationale du point de vue économique, rééditée dans le même ouvrage, p. 65 seq.
**Extrait de Economic Planning and International order, op. cit. chap. III, p. 63-67. (Traduction française : L’Economie planifiée et l’ordre international, Librairie de Médicis. Paris, 1938).
[13]Témoin la fameuse boutade : « Les égouts aux égoutiers ».
***Extrait de The Economic Causes of War, Jonathan Cape, London, 1939, p. 104-109.
[14]On trouvera une élaboration plus complète de ces arguments dans mon Economic Planning and International Order, chap. IX, X et XI. On peut aussi consulter l’argumentation générale de M. Clarence Streit dans Union Now.
[15]Peut-être est-il utile de dire un mot ici en ce qui concerne le rapport entre la suggestion avancée et celle de M. C.K. Streit. On se souviendra que le plan de M. Streit est en faveur d’une union des démocraties atlantiques qui inclurait les Etats-Unis et l’Empire britannique. Je n’y vois pas d’objection. Si M. Streit pouvait convaincre ses compatriotes d’avancer cette proposition, je serais heureux de voir notre gouvernement l’accepter. Plus vaste serait la fédération, plus restreintes seraient les guerres à venir. Mais je pense qu’il est très improbable que cela arrive. Je ne pense pas qu’il soit vraisemblable que, pour notre génération du moins, les citoyens des États-Unis ressentent cet élan impérieux vers l’union avec d’autres peuples qui seul pourrait rendre la chose possible. Mais, par ailleurs, la désunion en Europe est si grande et les maux susceptibles de résulter de sa persistance si effrayants qu’il semble possible que de ce danger extrême naisse un mouvement pour l’unité. Après tout, il y a une conscience européenne commune, et il est sûrement dans la logique de l’histoire que tôt ou tard cette conscience s’incarne dans des institutions politiques communes. Je ne vois pas de difficulté insurmontable dans les rapports des Dominions britanniques avec une Europe fédérale. Ou bien ils pourraient rejoindre la fédération comme membres de plein droit ; ou bien ils pourraient, par le biais de la Couronne britannique, garder les mêmes rapports souples qui existent à présent. J’entrevois des difficultés bien plus grandes pour l’inclusion de la Russie. Car la Russie n’est pas européenne d’esprit et une dictature totalitaire est incompatible avec une fédération de peuples libres.