LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XXVI année, 1984, Numéro 3, Page 239

 

 

LE COMBAT FÉDÉRALISTE EN GRANDE-BRETAGNE
 
 
La naissance à Londres, en 1938, de « Federal Union », et l’influence extraordinaire qu’il a eu sur l’opinion au cours des mois qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale, ont déjà été étudiées et feront l’objet d’un livre qui doit paraître en 1985. Il montrera comment, parmi les grands esprits qui ont pris part, en Grande-Bretagne, à la vie politique, il s’en est trouvé pour se plier à l’idée de soumettre à une autorité supranationale une souveraineté nationale libre de toute contrainte. L’idée fédéraliste enflamma l’imagination des hommes qui façonnaient l’opinion britannique et donna naissance à une masse considérable de documents qui circulèrent clandestinement, à travers toute l’Europe occupée, parmi les mouvements de résistance. On ne saurait guère douter que les idées lancées sous forme de tracts, en Grande-Bretagne, par Lord Lothian, Lionel Robbins, Ivor Jennings, James Meade, William Beveridge, Ronald Mackay, William Curry, Kenneth Wheare, Friedrich von Hayek, Barbara Wootton, Harold Wilson et bien d’autres encore, aient servi de catalyseur au développement du fédéralisme sur le continent pendant et après la guerre.
Indiscutablement, le fédéralisme a eu une certaine influence sur la pensée de Winston Churchill. Il inspira l’initiative qui fut prise par Arnold Toynbee, Jean Monnet, Arthur Salter et Robert Vansittart en faveur de l’union franco-britannique, dont le cabinet britannique fit part, en juin 1940, au gouvernement français de Paul Reynaud. A Londres, pendant la guerre, ces idées fédéralistes firent l’objet, entre les gouvernements en exil, de discussions dans lesquelles Spaak et Van Zeeland jouèrent un rôle de premier plan. En pleine guerre, en 1942, par une note adressée aux membres de son cabinet, Churchill recommandait de réfléchir à la création, après guerre, d’une sorte de Conseil de l’Europe au sein duquel vainqueurs et vaincus auraient des rôles d’égale importance.
On ne saurait douter que ce fut par son discours de Zurich, où Churchill demandait en 1946 la création de ce qui pourrait s’appeler les États-Unis d’Europe, qu’il aida l’unité européenne à prendre tournure sur le plan politique. En l’espace de peu de temps on vit naître un certain nombre d’organismes qui y étaient favorables, notamment l’Union des Fédéralistes Européens, dont la conférence de Montreux attira, en 1947, des fédéralistes britanniques, ainsi que le gendre de Churchill, Duncan Sandys. Celui-ci joua un rôle essentiel dans le rapprochement des divers mouvements favorables à l’unité européenne qui s’opéra, en 1948, au premier Congrès de l’Europe, à La Haye. Huit cents délégués venus des quatre coins du continent prirent la résolution de travailler à la création d’une union politique, économique et culturelle de l’Europe. Là fut fondé le Mouvement Européen qui élit, en la personne de Duncan Sandys, son premier président international.
 
Ambiguïté de la position britannique
Comme à l’issue de la Seconde Guerre mondiale la Grande-Bretagne se retrouvait parmi les trois Grands et qu’elle était en possession d’un Empire, elle ne savait guère, à l’avenir, quel rôle jouer. Ses hommes politiques ne comprenaient pas que le potentiel économique de leur pays était désormais sans commune mesure avec leurs ambitions politiques, qui visaient à maintenir la Grande-Bretagne au rang des deux super-puissances. Parce qu’elle croyait au rôle qu’elle pouvait jouer à l’échelon mondial, elle renonça à assumer la direction de l’Europe, qui était à prendre. Grande était son erreur, comme le montra clairement l’ampleur des protestations qui accueillirent la déclaration faite en 1952 par le secrétaire d’État américain, Dean Acheson. En critiquant leur décision de rester en dehors de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier, il reprochait aux Britanniques d’avoir perdu un empire et de ne s’être pas encore trouvé de rôle. Il fallut en effet près de quinze ans à la Grande-Bretagne, à partir de la fin des hostilités, pour se convaincre qu’elle devait trouver sa place dans une Europe en voie d’unification.
Pour comprendre l’ambiguïté de la position britannique à l’égard de l’Europe, il faut revenir à la situation dans laquelle se trouvait la Grande-Bretagne à l’issue de la guerre. Churchill avait perdu les élections et il avait été remplacé par un gouvernement travailliste bien résolu à se consacrer, à l’intérieur, à un programme de nationalisations importantes et, à l’extérieur, sous la responsabilité d’Ernest Bevin, le ministre des affaires étrangères, au maintien, avant tout, des relations spéciales avec les États-Unis. Il y avait eu, à l’aile gauche du parti travailliste, des partisans de l’Union européenne : en 1947, Michael Foot, Barbara Castle et Richard Crossman avaient milité en sa faveur, en cherchant essentiellement à créer, entre les U.S.A. et l’U.R.S.S., une troisième force neutre. Mais ils s’étaient trouvés en minorité. Paradoxalement, ils devaient plus tard se faire les champions de l’opposition travailliste à l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté européenne.
La plan Schuman, qui consistait à placer le charbon et l’acier sous contrôle supra-national, contrecarrait radicalement la politique travailliste, qui visait à arracher ces industries à l’entreprise privée pour les nationaliser. Aucun gouvernement travailliste n’aurait accepté de renoncer au pouvoir qu’il venait d’acquérir. Les ténors de l’opposition conservatrice reprochèrent aux travaillistes d’avoir refusé de répondre favorablement à la proposition Schuman. Cependant, l’attitude du gouvernement envers l’Europe ne changea pas après le retour des conservateurs au pouvoir, fin 1951.
Churchill prenait de l’âge. Accaparés par les responsabilités inhérentes à leurs portefeuilles respectifs, Duncan Sandys et Harold Macmillan, les plus fervents défenseurs de l’Europe, se détournaient de la politique étrangère. Ils laissaient le champ libre à Anthony Eden, le ministre des affaires étrangères, qui, une fois en scène, ne sympathisa guère avec les partisans d’un rapprochement avec l’Europe. En déclinant l’invitation qui lui était faite d’entrer dans la Communauté européenne de Défense et en rejetant les efforts entrepris pour créer une Communauté politique, il fit échouer ces projets sur le continent. Les dirigeants britanniques en conclurent que Messine, ainsi que les propositions de création d’une Communauté économique, étaient également vouées à l’échec.
 
Convergence
Ce fut la débâcle de Suez en 1956 et la constatation que la Grande-Bretagne ne pouvait plus désormais se considérer comme une grande puissance qui firent progressivement évoluer son attitude envers l’Europe. C’est un Européen convaincu, Harold Macmillan, qui devint premier ministre en 1957. Pendant qu’il était au pouvoir, la Grande-Bretagne parvint à se faire une idée plus juste de sa force réelle et de son vrai rang dans le monde. Il comprit que l’avenir de son pays se situait au sein de l’Europe et la politique britannique s’en trouva d’autant modifiée.
A Londres, les partisans de l’Europe sentirent le vent tourner et décidèrent de convaincre les responsables de l’opinion de l’intérêt que présentait l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté économique européenne. Ils chargèrent Economist Intelligence Unit, alors dirigé par John Pinder, d’étudier l’incidence sur l’industrie britannique des produits finis de l’existence d’une zone de libre-échange et du Marché commun. Publiée en 1957 sous le titre La Grande-Bretagne et l’Europe, cette enquête rencontra un intérêt considérable parmi l’opinion et eut pour effet de convaincre un grand nombre d’industriels et de négociants britanniques de l’intérêt que présentait pour eux un rapprochement avec l’Europe. Cependant un scepticisme se manifesta ouvertement quant à l’effet qu’aurait une telle orientation sur les relations de la Grande-Bretagne avec le Commonwealth. Aussi le Service d’Information fut-il chargé d’étudier cet aspect. En 1960, il publia un livre qui contribua largement à dissiper la crainte qu’un rapprochement avec l’Europe soit préjudiciable aux relations avec le Commonwealth et qu’en choisissant la première la Grande-Bretagne soit amenée à tourner le dos à ce dernier.
 
La première négociation
En réponse à la ratification du Traité de Rome, des Britanniques proposèrent de créer, entre les sept pays d’Europe qui ne faisaient pas partie de la C.E.E., une zone européenne de libre-échange. Ils voulaient ainsi persuader les Six d’accepter la formation d’une zone plus large de libre-échange qui comprendrait l’ensemble des treize pays. Voyant ses efforts repoussés, Harold Macmillan décida de solliciter l’entrée de la Grande-Bretagne dans la C.E.E. en 1961. Les négociations effectuées par Edward Heath furent interrompues, en 1963, par le premier veto que mit de Gaulle à l’acceptation de la Grande-Bretagne.
L’opinion publique, qui s’était ralliée à l’idée de Communauté, reçut une sévère rebuffade, si bien que, plusieurs années durant, l’orientation européenne disparut pratiquement de la scène politique britannique. Cependant, quand les travaillistes reprirent le pouvoir fin 1964, la cause de l’Europe fut défendue avec enthousiasme par les jeunes députés nouvellement élus aux Communes. Dans la lutte victorieuse menée au sein du parti au pouvoir en faveur de l’Europe, la commission travailliste pour le Marché commun, dont le président était Roy Jenkins et la secrétaire Shirley Williams, joua un rôle de premier plan. Roy Hattersley, l’actuel second du parti, devint directeur de la Campagne pour une Communauté politique européenne fortement teintée de fédéralisme.
Quand, en 1966, George Brown devint ministre des affaires étrangères, il se donna pour tâche essentielle de présenter à nouveau la candidature de son pays à la C.E.E. Les capitales des Six une fois consultées au cours d’une tournée préalable, le Parlement fut amené à se prononcer sur cette deuxième tentative pour devenir membre de la Communauté. A l’issue d’un long débat, qui eut lieu en mai 1967, la proposition recueillit 85% des suffrages exprimés, émanant de tous les partis politiques, la plus large majorité obtenue lors d’un vote portant sur un problème majeur. Cette seconde tentative échoua quand, usant pour la deuxième fois de son veto, le président de Gaulle s’y opposa avant même le début des négociations.
 
Le veto de la France : la solution
Les fédéralistes employèrent les deux années suivantes à chercher un moyen de contourner le veto de la France. A la suite de la proposition qu’Altiero Spinelli avait faite en 1968 à l’occasion d’un séminaire organisé en Angleterre par Federal Trust, on fit le projet de convoquer une deuxième conférence de Messine afin de créer une Communauté politique européenne, dont la Grande-Bretagne serait membre à part entière et qui existerait parallèlement à la Communauté économique. Des dispositions furent prises pour que George Brown, qui avait alors quitté le gouvernement, puisse rendre visite aux gouvernements des Six ainsi qu’à la Commission européenne. Il était prévu qu’en mars 1969, à l’occasion de la visite officielle du gouvernement italien, Londres demanderait que soit convoquée une nouvelle conférence de Messine. Tandis que les ministres des deux pays se mettaient d’accord sur les détails de cette rencontre, la nouvelle se répandit du triomphe de l’opposition lors du référendum sur la régionalisation et de la démission du président de Gaulle. La déclaration de Londres fut remaniée en toute hâte, demandant cette fois l’élargissement de la Communauté, l’élection directe du Parlement européen et l’accroissement du rôle politique de la Communauté.
Avec la démission de de Gaulle, la Grande-Bretagne vit s’ouvrir les portes de la Communauté, dont elle pu devenir membre à part entière, et le gouvernement travailliste prit des mesures en vue des négociations qui devaient commencer en juin 1970. Celles-ci devaient être conduites par Georges Thomson, qui devint plus tard l’un des deux premiers Britanniques à faire partie d’une commission européenne. Mais ce fut aussi en juin que tomba le gouvernement travailliste à l’issue d’une élection qui ramena au pouvoir Edward Heath à la tête des conservateurs. Partisan convaincu de l’Europe, il fit en sorte que la résolution avec laquelle le gouvernement engagea les négociations liées à l’adhésion britannique fût couronnée de succès.
 
La deuxième négociation
Cependant, l’opinion britannique ayant perdu, après le second veto, le peu d’enthousiasme qui lui restait, elle n’était pas prête à jouer la carte européenne. A la fin de l’année 1970, des sondages révélèrent que 70% de la population ne souhaitaient pas entrer dans la Communauté, alors que seulement 18% y étaient disposés. Sur ce fond d’hostilité, il n’était guère pensable qu’une négociation positive reçût l’assentiment du Parlement. Le gouvernement se trouvait donc face à un dilemme. Il lui était impossible de montrer qu’il faisait preuve de fermeté dans les négociations en même temps qu’il faisait campagne pour convaincre l’opinion des avantages de l’adhésion.
Cette tâche revint au Mouvement Européen qui lança, dans les premiers mois de l’année 1971, une vaste campagne de propagande dont le coût s’éleva à plus d’un million de livres. Associée à l’organisation de centaines de réunions et à la distribution de millions de tracts aux quatre coins du pays, la campagne de presse porta ses fruits. Alors qu’en mai 1971 les négociations touchaient à leur fin, une faible majorité se dessinait dans l’opinion en faveur de l’adhésion britannique. La décision finale, toutefois, revenait au Parlement. L’opinion étant équitablement partagée, les parlementaires étaient à même d’exercer leur jugement.
Ce fut alors aux Communes que se livra la bataille, car il fallait soumettre à l’approbation de la Chambre le résultat positif des négociations entreprises. Partagé en deux camps opposés, le parti travailliste décida, lors d’un congrès exceptionnel, de s’opposer à l’adhésion britannique selon les termes du traité, qu’il considérait comme préjudiciables aux intérêts du pays. Cette tactique avait pour but de rapprocher, au sein du parti, les partisans et les adversaires du Marché commun. Chez les conservateurs, il y avait aussi une minorité qui se prononçait verbalement contre l’entrée dans la Communauté. De rapides calculs montrèrent clairement qu’unis aux conservateurs rebelles, les travaillistes pouvaient rejeter les termes des négociations et empêcher la Grande-Bretagne d’entrer dans la Communauté.
La bataille fut sauvée par les travaillistes partisans de l’Europe, dont le chef de file était Roy Jenkins, le secrétaire adjoint du parti. Au cours d’un vote crucial où il fallut se prononcer, en octobre 1971, sur le principe de l’appartenance à l’Europe, soixante-neuf députés travaillistes, refusant d’obéir aux injonctions du parti, se rangèrent du côté du gouvernement. Il y eut en outre, chez les travaillistes, vingt abstentions. En conséquence, le gouvernement obtint une majorité confortable de 112 voix sur le principe de l’entrée dans la Communauté conformément aux termes des négociations. Au cours des mois qui suivirent, les travaillistes rebelles rentrèrent au bercail, mais ils furent assez nombreux à continuer à s’abstenir ou à voter aux côtés du gouvernement pour s’assurer que soient promulgués tous les éléments de législation nécessaires à l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté.
 
L’entrée dans la Communauté
Lorsque le 1er janvier 1973 la Grande-Bretagne devint membre de la Communauté européenne, elle était animée de grands espoirs mais le pays restait divisé. Au sein du parti travailliste, on craignait de plus en plus que la question européenne fit éclater le parti, notamment lors de la campagne préliminaire aux prochaines élections. Harold Wilson imagina une solution qui évita la scission. Il proposait qu’en cas de victoire le gouvernement travailliste cherchât à renégocier les conditions de l’appartenance à la Communauté et que, par voie de référendum, il soumît directement les résultats à l’électorat britannique par-dessus la tête du Parlement. Ce serait le premier référendum national dans l’histoire de la constitution britannique. Roy Jenkins s’opposa à ce projet et démissionna, après son adoption, de son poste de secrétaire-adjoint.
Les travaillistes prirent le pouvoir en mars 1974. Bien que leur parti ne fût pas majoritaire, il semblait en mesure d’améliorer sa position lors d’une nouvelle élection, ce qui arriva effectivement en octobre de la même année. Le gouvernement entama alors des négociations afin de rendre les conditions de l’adhésion britannique plus conformes aux exigences des travaillistes. En fin de compte, il n’obtint que des modifications minimes sur lesquelles le Cabinet ne parvint pas à se mettre d’accord lorsqu’elles lui furent soumises. En conséquence, tandis que le gouvernement se prononçait en faveur des nouvelles conditions, les députés et des membres du Cabinet qui s’y opposaient purent faire campagne contre elles sans aucune restriction.
Les deux événements qui avaient provoqué la chute du gouvernement Heath en 1974 – à savoir la crise pétrolière de 1973 et la grève des mineurs, qui s’était terminée par une forte augmentation des salaires – avaient déclenché une inflation massive au niveau des prix. Pendant les négociations préliminaires à l’adhésion de la Grande-Bretagne, la campagne d’opposition avait porté sur les prix, notamment ceux des denrées alimentaires qui, disait-on, allaient monter en flèche après la signature du Traité – c’est, effectivement, ce qui arriva mais pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec l’adhésion britannique. L’opinion, cependant, s’en prit à la Communauté. C’est pourquoi, un an avant le référendum, les sondages prévoyaient que les deux tiers des électeurs demanderaient le retrait de la Grande-Bretagne de la Communauté.
 
Le référendum
Étant donné que le gouvernement travailliste était partagé sur la question européenne, la responsabilité de la campagne électorale revint, une fois de plus, au Mouvement Européen, qui commença ses travaux en mai 1974, soit une année entière avant le référendum proprement dit. Afin d’obtenir de l’aide pour la préparation de la campagne, on distribua à domicile, à la plupart des habitants du pays, près de sept millions de tracts, pendant l’été 1974. On recruta ainsi quelque 12000 volontaires qui, au cours des mois qui suivirent, créèrent, à l’échelon local, 475 comités de soutien. En adoptant cette stratégie, on voulait s’assurer que, dans un grand nombre de groupes d’intérêts divers, le maintien de la Grande-Bretagne au sein de la Communauté ferait l’objet de discussions. Chaque parti politique avait son comité de soutien. Sous le mot d’ordre « Britain in Europe » dont il avait fait son slogan, le Mouvement Européen créa des organismes qui militaient pour l’Europe au sein des professions libérales, du monde sportif, ainsi que parmi les acteurs et les artistes, pour persuader leurs adhérents de voter oui. Les pro-européens d’obédience chrétienne (Christians for Europe) mobilisèrent les Églises et, par l’entremise du clergé, les fidèles. Chez les communistes, les pro-européens mirent dans l’embarras les instances officielles du parti, qui étaient hostiles à l’Europe. Les mouvements de jeunesse organisèrent de vastes meetings, des manifestations et des fêtes. Dans le monde du commerce et de l’industrie, on mit sur pied, avec l’appui des syndicalistes gagnés à la cause européenne, des campagnes d’information à l’intention des employés.
Bien différente était la stratégie des adversaires de l’Europe. Tandis que les pro-européens faisaient entendre un grand nombre de voix fort diverses, mais toutes favorables au Marché commun, leurs adversaires, issus des points extrêmes du spectre politique, à droite comme à gauche, s’efforçaient de n’avoir qu’une voix pour s’exprimer, perdant ainsi toute crédibilité auprès du public.
Il y avait chez les partisans de l’Europe un enthousiasme tout à fait étonnant. Des hommes que séparait un long passé politique faisaient cause commune et travaillaient en parfaite harmonie, aussi bien à l’échelon national, sous la houlette de Roy Jenkins, qu’au niveau des 475 comités locaux qui avaient été constitués tout spécialement pour faire pencher la balance de leur côté sans tenir compte des clivages politiques.
La campagne finit par avoir raison de l’hostilité de l’opinion. 60% des électeurs se rendirent aux urnes – ce qui, en dehors des législatives, est une forte participation en Grande-Bretagne, et il y eut une confortable majorité des deux tiers en faveur du maintien du pays au sein de la Communauté.
 
Les élections européennes
L’étape suivante, la plus importante pour l’évolution de la Communauté vers une fédération, semble bien avoir été l’élection directe du Parlement européen. En Grande-Bretagne, ce fut le Mouvement européen qui fit le premier pas, en faisant paraître un rapport émanant d’un groupe de travail où tous les partis étaient représentés et qui, placé à un haut niveau, travaillait en étroite collaboration avec le rapporteur au Parlement européen sur le thème de l’élection directe : M. Schelto Patijn. On fit pression, sans relâche, sur le gouvernement et sur le Parlement. En juillet 1977, les Communes se prononcèrent, par 394 voix contre 147, en faveur de l’élection européenne.
Si le gouvernement travailliste avait réussi à persuader ses partisans de voter « oui », il se vit contraint, toutefois, de payer une rançon : il s’agissait de s’engager à ne jamais permettre que les pouvoirs du Parlement soient accrus, et le gouvernement manifesta clairement son opposition au fédéralisme européen.
C’était, cependant, une difficulté d’un tout autre ordre que d’arriver à uniformiser le système électoral. Les travaillistes aussi bien que les conservateurs redoutaient l’introduction, dans le mode de scrutin européen, de la représentation proportionnelle qui, si elle était ensuite adoptée pour les élections britanniques, mettrait fin à la bipolarité du pouvoir. Or, à cette époque, les libéraux acceptaient de soutenir le gouvernement, qui n’était plus majoritaire. En compensation, le gouvernement du s’engager à présenter aux Communes une série de propositions parmi lesquelles figurait la représentation proportionnelle. Cependant, en ne donnant aucune consigne de vote, on s’arrangea pour que les propositions fussent rejetées, comme il fallait s’y attendre, par une coalition des travaillistes et des conservateurs. C’est ainsi qu’en raison de la longueur de la phase préparatoire, due à l’adoption d’un scrutin uninominal et à la nécessité de procéder à un nouveau quadrillage électoral, les élections européennes se trouvèrent retardées d’un an. Quand, enfin, elles se déroulèrent, en juin 1979, les résultats apparurent comme une caricature des suffrages exprimés. Avec moins de 50% des voix, les conservateurs remportaient 75% des sièges, le quart restant allant essentiellement aux travaillistes. Les libéraux, quant à eux, avec quelque 13% des voix, ne se voyaient octroyer aucun siège.
 
Le gouvernement de Mme Thatcher
Un mois avant les élections européennes, après la victoire des conservateurs aux législatives, Mme Thatcher devint premier ministre. Le combat qu’elle menait depuis longtemps, et le slogan qui le résume: « qu’on nous rende notre argent », font maintenant partie de l’histoire de la Communauté. Alors que les revendications de la Grande-Bretagne à propos de sa trop lourde participation budgétaire étaient justifiées, les méthodes employées par son premier ministre marquèrent profondément l’opinion publique et firent naître l’impression trompeuse, mais tenace, que l’appartenance à la Communauté était préjudiciable aux intérêts britanniques. Elle donna des armes, une fois de plus, aux adversaires du Marché commun. Il en résulta qu’en 1980, les travaillistes opposés au maintien de leur pays au sein de la Communauté remportèrent une forte majorité au Congrès de leur parti en se prononçant pour le retrait inconditionnel de la Grande-Bretagne.
Les travaillistes pro-européens se trouvèrent complètement isolés. La plupart se situaient à l’aile droite d’un parti qui avait viré franchement à gauche. Le mécontentement que leur causèrent l’existence de cette tendance gauchisante et l’élection au poste de secrétaire général de Michael Foot, cet adversaire du Marché commun, suffit à en convaincre un certain nombre que le moment était venu de quitter le parti. Aussi quand, à son retour de Bruxelles où venait de s’achever son mandat de président de la Commission, Roy Jenkins proposa l’instauration d’une troisième force sur l’échiquier politique, la plupart des travaillistes pro-européens répondirent favorablement à son appel.
S’il est clair que l’éclatement du parti travailliste s’explique par de nombreuses raisons, il faut mettre au premier rang de celles-ci, à n’en pas douter, la question européenne. En tête de son programme, le nouveau parti social-démocrate plaça son attachement à la Communauté et il n’a pas cessé depuis lors, en accord avec les libéraux, d’envisager l’avenir de la Communauté d’une manière qui le rapproche, plus que tout autre parti britannique, de la conception fédéraliste.
 
La bataille pour rester dans l’Europe
Privé de sa faction pro-européenne, le parti travailliste était unanime à réclamer le retrait de la Grande-Bretagne. Il en fit, à l’approche des législatives, un des éléments essentiels de son programme électoral. A en juger par les sondages, qui indiquèrent qu’une majorité changeante, mais indiscutable, était hostile à la Communauté, le parti sentait que sa plate-forme anti-européenne lui faisait gagner des voix.
Les fédéralistes comprirent que le maintien de la Grande-Bretagne au sein de la Communauté était sérieusement compromis. Il fallait une autre campagne pour écarter le danger. Cette fois-ci, on prit la peine de faire une étude pour savoir dans quelle mesure l’économie britannique dépendait de la Communauté. Des estimations sérieuses montraient qu’environ deux millions et demi d’emplois étaient directement liés au commerce qui se faisait avec la Communauté. Les exportations britanniques vers les pays européens qui en étaient membres ou y était associés avaient monté en flèche et représentaient environ 60% de la totalité du commerce extérieur. On fit également valoir que, depuis l’adhésion de la Grande-Bretagne, on assistait à une progression vertigineuse des investissements émanant de l’étranger, notamment des U.S.A. et du Japon, qui trouvaient commode de faire fabriquer en Grande-Bretagne des produits manufacturés destinés au Marché commun.
Une intense campagne d’information fut lancée par le Mouvement Européen, en accord avec le monde du commerce et de l’industrie, et les trois autres principaux partis politiques. Du fait que l’accroissement du chômage lui faisait jouer un rôle de premier plan dans la bataille politique, il fut aisé de montrer que, si la Grande-Bretagne se retirait, des millions d’emplois existants risquaient de disparaître. En conséquence, le parti travailliste, qui prenait le chômage pour cible, et promettait de créer, massivement, de nouveaux emplois, sentit que sa politique anti-européenne devenait gênante, puisqu’elle allait entraîner des pertes d’emplois.
La campagne d’information fut une réussite. Environ huit mois avant les élections générales de juin 1983, les sondages d’opinion mettaient en évidence une nette majorité pour le retrait. Comme les élections approchaient cette majorité disparaissait et, à la date des élections, les sondages donnaient une majorité de deux pour un en faveur du maintien.
Les élections générales de 1983 aboutirent à une défaite massive du parti travailliste qui n’obtint que 28% des voix contre 43% pour les conservateurs et 26% pour l’alliance des socio-démocrates et des libéraux. Cette défaite massive a contraint le parti travailliste à repenser fondamentalement son attitude à l’égard de l’Europe. Il s’accommode peu à peu à l’appartenance britannique à la Communauté et il admet généralement que le retrait n’est plus une option crédible.
 
Vers l’Union européenne
Une fois apaisées les interminables dissensions à propos de l’adhésion de la Grande-Bretagne à la Communauté, les fédéralistes britanniques ont pu s’intéresser à l’évolution de cette dernière, à sa transformation en Union européenne. Soumis à des pressions opiniâtres, les conservateurs qui siégeaient au Parlement européen furent amenés, par un vote surprenant qui eut lieu en février 1984, à approuver un projet de traité qui était un premier pas vers l’Union européenne. Sur les 60 voix que représentaient les conservateurs britanniques, il y eut 22 oui, 5 non et 6 abstentions, cependant que les autres, auxquels n’échappait pas l’hostilité du gouvernement conservateur, étaient absents pour ne pas prendre part au vote. Si en 1983 Mme Thatcher s’était associée, lors du Sommet de Stuttgart, à une déclaration solennelle en faveur de l’Union, son gouvernement n’était pas pour autant convaincu qu’il fallût signer un nouveau traité ou mettre fin au droit de veto.
Aussi est-il peu douteux que les fédéralistes britanniques aient bientôt à livrer une nouvelle bataille. La déclaration de Stuttgart et le projet de traité sont considérés comme complémentaires et ils se trouvent en rapport avec une campagne qui vise à parachever le Marché commun et que soutient sans équivoque le gouvernement conservateur. Parallèlement, on fait de plus en plus fortement pression sur ce dernier pour qu’il s’intègre, sans réticence, au système monétaire européen.
Il est clair cependant que la Grande-Bretagne ne risque guère d’être le fer de lance de l’Union européenne. Comme le disait Jean Monnet, les Britanniques n’aiment pas les idées mais ils sont sensibles aux faits. S’il advenait que la majorité des autres gouvernements membres de la Communauté fussent prêts à former l’Union européenne, au besoin sans la Grande-Bretagne, on aurait peu de chances de voir celle-ci retomber dans les erreurs qu’elle a jadis commises en refusant d’adhérer à la Communauté du Charbon et de l’Acier puis à la C.E.E.
Il incombe donc aux fédéralistes britanniques de montrer clairement au gouvernement et à l’opinion quel danger il y aurait pour la Grande-Bretagne à être exclue de l’union naissante et tenue en dehors des événements de première importance. Dans son ensemble, l’histoire de la Grande-Bretagne montre que, par ses choix, elle ne s’est jamais prononcée pour une telle orientation. Aussi est-il fort probable, si le Continent lui montre la voie, que la Grande-Bretagne soit présente quand l’Union européenne verra enfin le jour.
 
Ernest Wistrich

 

 

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