LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XIV année, 1972, Numéro 4, Page 153

 

 

Note à propos du retour
à la tradition classique en économie
 
BERNARD BARTHALAY
 
 
Dans son livre Production de marchandises par des marchandises,[1] Piero Sraffa, professeur à Cambridge, retient la présentation du système de la production et de la consommation comme procès circulaire qui se trouve dans le Tableau économique de Quesnay et qui contraste nettement avec l’image proposée par la théorie néo-classique d’une voie à sens unique allant des « facteurs de production » aux « biens de consommation ». Il s’agit de deux schèmes distincts, comme on peut le montrer rapidement. Dans le dernier, les agents détiennent des stocks de biens (les agents contrôlent les biens) ; les fonctions de demande nette du consommateur (ou du producteur) sont déduites des conditions de premier ordre de la maximisation de l’utilité (respectivement de la quantité produite) et l’équilibre général exige que la demande nette relative à chaque bien soit nulle ; il est possible de calculer la production nécessaire pour faire face à n’importe quelle demande finale (les consommateurs contrôlent les producteurs contrairement à la réalité). Les seules données sont les ressources disponibles et les préférences des consommateurs, d’où la partition entre les facteurs primaires et les produits finaux.
Le schème sraffien est tout autre : les marchandises sont produites à partir d’autres marchandises avec des méthodes de production représentées par des coefficients techniques ; le temps intervient dans l’hypothèse d’un cycle annuel de la production (avec marché annuel) ; le produit final se résout en moyens de production et moyens de subsistance : les travailleurs sont donc traités conformément à la réalité comme des moyens de production, le salaire n’est pas un prix directeur et les consommateurs sont dominés. Les seules données sont ici les méthodes de production et l’application à des situations concrètes exige une distinction supplémentaire entre marchandises base et marchandises non-base.
Sur le plan formel, les deux schèmes sont traduisibles algébriquement en systèmes d’équations linéaires, mais le modèle néo-classique correspond à une économie décrite par un système ouvert : il y existe des secteurs exogènes qui offrent des facteurs primaires de production et demandent les produits finaux. Dans le modèle de Sraffa, l’économie est représentée par un système fermé : il n’y figure pas de demande finale, ni de facteurs primaires, et ne saurait en être autrement puisqu’à aucun moment il n’est question de prix de marché et que l’auteur rejette entièrement les préférences des consommateurs comme fondement de la valeur et exclut la conception des « services producteurs ».[2]
On peut prolonger utilement la ligne de démarcation en introduisant l’incertitude. Les modèles dynamiques ouverts passent sans difficulté d’une définition en univers certain à une définition en univers incertain. Il suffit pour cela de se donner des contraintes aléatoires, c’est-à-dire des contraintes qui ne sont pas imposées avec certitude, et seulement pour durer pendant un certain laps de temps. Et c’est heureux, car l’avenir concret, celui de la décision, est incertain. Les procédures de programmation stochastique révèlent d’ailleurs la complémentarité d’une temporalité historique et d’une temporalité stochastique par la formalisation de l’idée de phénomènes aléatoires dépendants des résultats passés, l’influence des périodes récentes étant la plus forte et celle des périodes lointaines la plus faible.[3] Au contraire, les modèles dynamiques fermés, c’est-à-dire notamment fermés aux facteurs exogènes de la croissance et donc condamnés à l’hypothèse stationnaire ou à la seule considération des changements de méthodes de production, ne se prêtent guère au traitement de l’aléa, dans la mesure où le découpage du temps en périodes significatives (cycles de production), c’est-à-dire un concept pur d’historicité, s’avère nécessaire à leur fermeture. Voilà qui illustre l’affinité du modèle stationnaire (ou métastationnaire) fermé et de l’équilibre de production. Enfin, il suffira d’ajouter que le risque et l’incertitude sont étrangers à une économie toute entière confondue avec le système qui la décrit pour achever de marquer la dénivellation.
Premier niveau : la théorie de l’équilibre de production qui ramène les prix au travail socialement nécessaire à la production des marchandises, c’est l’œuvre commencée par Sraffa. Second niveau : la théorie des prix de marché qui informe le calcul d’un optimum individuel ou collectif et dont les matériaux épars sont à assembler. Le système des prix de production apparaît comme une sorte de noumène, un substrat de ces phénomènes que sont la formation et l’évolution des prix sur les marchés et la concurrence des firmes.
L’idée de revenir aux classiques procède d’une conscience retrouvée de la dualité des niveaux. Sraffa, à la suite des classiques et des marxistes, conçoit qu’à un univers de réalités apparentes s’oppose un monde souterrain de réalités cachées. Le dualisme des théories est proclamé, plus ou moins explicitement, comme prise de conscience de la complémentarité des deux visées, corollaire de la distinction des plans micro-économique et macroéconomique. Le mouvement contemporain de retour aux classiques amoncèle les symptômes prémonitoires d’une féconde restauration de l’unité des plans qui permettra de préserver, dans l’élaboration d’une théorie moderne de la valeur et des prix, les éléments non idéologiques du marginalisme.
Comme pièce d’une explication dynamique des prix de production, l’apport essentiel de Sraffa est surtout le concept de produit social type, unité de compte pour un calcul d’avantage collectif. Cette marchandise composite, commune mesure des valeurs, s’inscrit dans la ligne du Capital, si l’on consent à l’interpréter sans dogmatisme. Mais la perspective uniquement macroscopique n’apprend rien quant au fonctionnement des échanges dans un régime de rareté, c’est-à-dire dans tout système économique. En effet, le système des prix s’écarte du système des valeurs aussitôt qu’un marché s’institue. C’est que la valeur comporte une double signification suivant qu’on l’envisage macroscopiquement ou par rapport à un agent individuel. Elle est à la fois temps de travail socialement nécessaire à la production, et temps de travail que consentent à abandonner les acheteurs les moins empressés. Cette dualité d’aspects s’exprime dans les oscillations des prix du marché autour des prix de production, et la gravitation de la valeur extrinsèque autour de la valeur intrinsèque prend figure de clef de la théorie des prix comme le suggère l’identité formelle qu’établit unilatéralement Sraffa à l’équilibre et pour des méthodes de production données, entre les prix de production déterminés en régime stationnaire pour un profit normal nul et les prix de marché d’un modèle linéaire statique dans les conditions très peu réalistes de la concurrence pure et parfaite. Une fois levées les conditions stériles de profit nul ou de concurrence, c’est la non-coïncidence des deux systèmes de prix qui est évidemment la règle.
L’articulation reconnue de l’équilibre de production et de l’équilibre général (hors du réel) de marché met fin au bannissement de la distinction du prix « naturel » et du prix « courant ».[4] Mais la réhabilitation théorique de la problématique originale des classiques ne suffit pas à lever les obstacles pratiques qui s’opposent à la mesure de la valeur.
Pour deux raisons :
1) La constitution d’un système de prix homogène est impossible, et une connaissance précise de la valeur des marchandises difficile, tant que subsistent des prix extérieurs et des prix intérieurs. Cette difficulté repose à la fois sur la division du monde en Etats et sur des modes de production et des formes de propriété distincts. L’amélioration de la gestion suppose donc tout autant la transformation des structures économiques à l’échelle mondiale et, à la limite l’abolition de la raison d’Etat, c’est-à-dire l’unification sociale du genre humain, que la transformation des modes de calcul. En effet, l’adoption d’un prix mondial comme base de référence dans les échanges consoliderait ce prix et les effets négatifs de la structure actuelle du commerce mondial. Par là, le problème de la connaissance de la valeur apparaît comme un problème sans cesse à reprendre en fonction de l’évolution de la division internationale du travail et des rapports entre Etats.
Fichte[5] en avait déjà l’intuition quand il affirmait que la première condition de l’instauration d’un régime économique rationnel était la suppression de tout commerce avec l’étranger, la fermeture totale de l’Etat. Cette réduction stricte à l’autarcie étant exclue, traduisons : la coextensivité de l’Etat et de la planète.
2) La « réduction » des prix à des quantités de travail d’époques différentes suppose une économie qui puisse, par ses rapports de production propres, rassembler sur elle-même une information et acquérir une transparence qui dépassent les possibilités du capitalisme, fonctionnant par la recherche du profit privé de l’entrepreneur et protégeant la liberté de dissimuler l’information.
La convergence et la combinaison de ces deux conditions historico-sociales marquent négativement la limite contemporaine des tendances objectives à la planification des économies capitalistes. L’examen des procédures mathématiques en usage permettra de préciser cette limite négative.
 
Plan et marché
Comme on sait, la programmation linéaire permet de calculer au voisinage des conditions de départ un système de prix relatifs. Ce système est la solution du problème dual.
1) Il n’est pas question d’appliquer la programmation linéaire au calcul de tous les prix dont le nombre dépasse largement le million. On ne peut le faire que pour les prix moyens agrégés relatifs à quelques centaines de produits qui figurent dans le modèle d’échanges interindustriels ; or, actuellement l’élaboration de ce modèle se heurte au problème de l’agrégation et de la désagrégation des branches. Plus on les agrège, plus leur contenu économique disparaît, moins les coefficients restent stables. Plus on les désagrège, plus les effets de substitution s’amplifient, moins l’information reste riche. Il existe un nombre optimal de branches à ne pas dépasser.
2) Il n’est pas question non plus de donner ne fût-ce qu’un commencement d’application à la distinction qu’introduit Sraffa entre les marchandises base et les marchandises non-base. Seules les marchandises base remplissent une fonction essentielle dans la détermination des prix et du taux de profit pour un salaire donné, alors que les marchandises non-base n’en ont aucune. Il suffirait donc d’agir directement ou indirectement sur les prix des premières : « un impôt sur un produit base modifierait tous les prix et réduirait le taux de profit qui correspond à un salaire donné, alors qu’un impôt sur un produit non-base n’aurait aucun effet sinon sur le prix de la marchandise frappée et sur les autres marchandises non-base qui lui sont éventuellement liées ».[6] Mais, faute de pouvoir apporter une solution satisfaisante au problème de l’agrégation et de la désagrégation des branches, il ne faut pas compter faire l’économie de la planification (directe ou indirecte) des industries non-base. En effet, la réduction de la matrice des coefficients techniques donnera autant de solutions différentes que peut en avoir le problème précédent.
3) Dans la mesure où les coefficients techniques et la composition de la demande finale d’un modèle d’échanges interindustriels ne reflètent pas exactement les méthodes de production et les préférences des consommateurs, les prix calculés peuvent s’écarter de l’optimum.
4) Les méthodes de production et les préférences des consommateurs subissent des variations continuelles. Pour que se maintienne une gestion optimale de l’économie, les quantités produites et les prix devront se modifier continuellement en fonction de ces variations. Ces révisions ne peuvent intervenir qu’avec un retard considérable, nouvelle source d’écarts à l’optimum. La question se pose — c’est aux mathématiciens de répondre — d’édifier ce système dynamique de prix et de le rendre opératoire.
Etant donné l’impossibilité présente de calculer ce système, il faut laisser faire le mécanisme du marché en l’adaptant aux exigences du plan.[7] Il s’agira de maximiser le produit social sous une double série de contraintes : les ressources disponibles et la structure de la demande finale.
Cette dernière pourra être décomposée en deux éléments :
1) la consommation des ménages dont le plan calculera le volume et essaiera d’anticiper la structure tout en laissant aux intéressés la liberté de choix dans le cadre de leur budget.
2) les investissements, les importations et les exportations qui feront l’objet d’une simple estimation, car leur valeur sera entièrement déterminée par l’action combinée de la consommation des ménages et de variables exogènes qui échappent totalement à l’emprise du plan.
La production sera donc laissée à l’initiative libre des entreprises. Mais le plan, outre qu’il aura une action directe sur la consommation et les investissements publics, exercera un contrôle sur la masse monétaire à la disposition des agents afin d’ajuster leur pouvoir d’achat à la capacité de production des entreprises.
Le dual du programme qui aura servi au calcul des flux réels du plan pourra fournir un système de prix relatifs correspondant approximativement à l’optimum. Appliqués à un prix directeur exprimant le niveau absolu des prix de la période planifiée, ces prix permettront de calculer la valeur courante de la production, d’en déduire le montant des rémunérations engendrées par cette production et de fixer la valeur des différents instruments monétaires, fiscaux et financiers destinés à ajuster les revenus disponibles des agents pour obtenir une demande finale correspondant, par son volume et sa structure, à la production planifiée. Ainsi, le plan ne fixera pas les prix dont la formation résultera du libre jeu de l’offre et de la demande dans le cadre d’un marché convenablement aménagé.[8]
Or, le niveau absolu des prix et du salaire intérieurs dépend non seulement du plan des flux réels, mais aussi du niveau des prix et du salaire extérieurs, c’est-à-dire du taux de change, et, pour un taux de change donné, le salaire calculé varie, toutes choses égales d’ailleurs, en raison directe du niveau des prix extérieurs des produits exportables et importables et de la productivité brute du travail, mais en raison inverse du taux de croissance planifié. Il pourra être inférieur, égal ou supérieur au salaire pratiqué au départ.
Si le salaire pratiqué est inférieur au salaire calculé, deux cas pourront se présenter : l’application du plan des flux réels impliquera le plein emploi de la main d’œuvre disponible ou elle supposera un certain sous-emploi. Dans le premier cas, il faudra envisager le relèvement du salaire pratiqué (ou la réévaluation de la monnaie). Dans le second cas, on pourra tenter d’augmenter le taux de croissance. Dans les deux cas, il faudra se garder de dépasser le salaire calculé.
Si le salaire pratiqué est supérieur au salaire calculé, l’exécution du programme des échanges extérieurs deviendra impossible, ce qui compromettra l’exécution du plan. Comme, dans les conditions sociales contemporaines, une diminution du salaire nominal ne peut plus être envisagée, il faudra d’abord ralentir la croissance pour dégager un surplus exportable et, ensuite, dévaluer la monnaie pour rétablir l’équilibre de la balance extérieure et relancer l’économie.
Il en résulte que, pour un plan donné des flux réels, il existe une relation étroite entre le salaire et le taux de change. La fixation de l’un oblige à donner une valeur déterminée à l’autre, sous peine de compromettre l’exécution du plan. Par ailleurs, un plan qui ne disposerait d’aucun pouvoir sur l’évolution approximative des salaires et qui renoncerait à la fixation du taux de change ne pourrait guère être considéré comme un instrument d’action valable.
La rationalité de la planification en économie de marché exige donc la détermination conjointe du salaire et du taux de change. Or, les syndicats ouvriers sont généralement fortement opposés à toute politique des salaires qui ferait supporter la plus grande partie des charges de la croissance aux travailleurs, sans pour autant les faire bénéficier d’une partie de ses fruits. Comme par ailleurs les salaires représentent, dans les économies capitalistes, 60 à 75% du revenu social, une politique des salaires n’est concevable qu’à la condition de s’intégrer dans une politique de tous les revenus. Or, les profits, qui constituent l’essentiel des revenus non salariaux, dépendent de la différence entre les prix et les coûts dont les salaires sont le principal élément. Fixer les salaires tout en laissant les prix monter librement reviendrait donc à accorder aux bénéficiaires de ces revenus le résultat du sacrifice imposé aux salariés. Une politique des revenus ne sera acceptée par les salariés qu’à condition de maintenir les prix à un niveau compatible avec l’exécution d’un plan de production et de répartition établi avec l’assentiment de tous les intéressés :
1) Le volume et la structure de la demande finale seront soumis à la discussion et à l’approbation des représentants des groupes socio-professionnels et des assemblées parlementaires ;
2) Cette approbation impliquera l’acceptation par les salariés du plan de répartition et l’engagement du gouvernement à empêcher une augmentation intempestive des prix et des revenus non salariaux ;
3) Les salariés auront le droit de remettre en cause les accords sur les salaires au cas où le gouvernement ne tiendrait pas ses engagements relatifs aux prix.[9]
Tel est en l’état de la technique économique le point d’extrême avancement où les tendances objectives à la planification peuvent conduire les économies capitalistes.[10] Reste à marquer positivement l’idée-limite de la société qui permettra une planification directe en valeur.
 
Rareté et raison d’Etat
Pour ce faire, indiquons sommairement quelles nous paraissent être les tendances fondamentales de l’histoire contemporaine. Sur la base de l’observation du développement des forces productives dans les pays les plus avancés, on peut retenir deux tendances :
1) Grâce à l’automatisation de la production matérielle, la quantité de travail nécessaire à la reproduction physique de l’homme tend constamment à diminuer, tandis que l’abondance des biens matériels tend constamment à augmenter. A la limite de ce processus, on entrevoit déjà la disparition du travail aliéné, le dépassement de l’exploitation de classe et la formation des conditions d’un contrôle rationnel de la production.[11]
2) Le processus d’intégration sociale tend à s’étendre au delà des frontières des Etats, en créant les conditions historico-sociales de l’unification du genre humain.
Ces deux processus historiques sont complémentaires et tendent à créer les conditions matérielles de la libération de l’homme. En effet, le premier, que Marx avait déjà pressenti,[12] ne pourra pas produire ses effets s’il n’est accompagné, avec l’unification sociale du genre humain, par son unification politique, dont Kant a décrit les effets sur la condition humaine dans Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht.[13]
En effet, les rapports de domination sont déterminés non seulement par les structures de la production mais aussi par les structures de l’Etat, dans la mesure où ces dernières jouissent d’une autonomie relative par rapport aux premières. L’Etat, sa forme et ses dimensions sont non seulement le produit du mode de production, mais aussi le produit des rapports de puissance dans le monde. L’existence de l’Etat ne peut s’expliquer seulement en fonction de la division sociale du travail et des conflits sociaux qu’elle implique, mais aussi en fonction de la présence d’autres Etats dans le monde et des conflits de puissance qui en résultent.
Tant que le genre humain restera divisé en nations antagonistes, la guerre sera le dernier recours pour résoudre les conflits entre Etats. Aussi longtemps qu’existera cette situation d’anarchie internationale, la division du travail ne pourra pas disparaître, parce que les exigences de sécurité et de puissance de l’Etat tendront à l’emporter sur celles de liberté des individus et d’autonomie des communautés. Les ressources matérielles de la société devront être organisées afin d’alimenter de gigantesques appareils bureaucratiques, militaires et industriels nécessaires à la survivance de l’Etat sur la scène politique mondiale. Quand, dans le monde entier, seront tombées les barrières entre les classes et les nations, les hommes, libérés de l’exploitation et de l’oppression, seront en état d’autodéterminer leur existence sociale. Alors seulement les rapports sociaux deviendront transparents et les obstacles qui s’opposent à la connaissance de la société disparaîtront.
Or, la connaissance de la valeur est la condition de l’abolition de la loi de la valeur. Le retour au classiques s’inscrit donc dans la perspective du passage à long terme du genre humain à un état où la rareté relative des moyens de production et de subsistance aura fortement régressé. Un économiste hongrois, le professeur Bela Csikos-Nagy, a conçu l’ordre de disparition progressive des fonctions des prix, tandis que dépériront les rapports marchands et monétaires : les fonctions de redistribution du surplus et de stimulant économique disparaîtraient les premières.
C’est le mode de production industriel, basé sur l’utilisation du travail humain salarié, qui a servi de point de départ à l’analyse de Sraffa et, avant lui, de Ricardo. Mais ce serait une grave erreur de penser que les conclusions auxquelles ils sont parvenus n’ont de signification que pour l’époque actuelle. Dmitriev a conduit en termes ricardiens une analyse du cas théorique où les produits sont élaborés exclusivement grâce au travail de machines, de telle sorte qu’aucune unité de travail vivant n’intervienne dans la production.[14] Le résultat de cet état de choses, étant donné le caractère limité des besoins qu’auraient à satisfaire ces processus de production, serait une complète dépréciation des produits et leur passage dans la catégorie des biens gratuits, non économiques.
L’élimination de la rareté d’un grand nombre de biens et la substitution du principe de répartition « à chacun selon ses besoins » à la formule « à chacun selon son travail » entraîneront la disparition à terme des catégories de valeur et de prix. Cette disparition suppose, et ce n’est pas un paradoxe, le perfectionnement des prix en usage et le développement d’une théorie générale des prix de production et des prix de marché. La société industrielle avancée contient la possibilité de ce perfectionnement et de ce développement.
En toile de fond, apparaît l’exigence contemporaine de mesurer la valeur pour vaincre la rareté. Et la solution n’est pas seulement dans un supplément de mathématiques, car l’attachement des économistes les plus connus au système néo-classique est la conséquence objective des rapports de pouvoir dans le monde. Les aspects idéologiques de la théorie marginale comme le dogme de la planification administrative contribuent à consolider des systèmes antagonistes. Leurs soutiens respectifs présentent, au moins implicitement, la tendance du capitalisme à la planification et celle du collectivisme à la décentralisation des décisions comme le Cheval de Troie de l’orthodoxie d’en face, alors qu’il s’agit, en termes historiques, de la nécessaire coexistence du plan et du marché dans toutes les sociétés industrielles avancées quels que soient leurs modes d’appropriation des moyens matériels de production et, en termes théoriques, de la réhabilitation des classiques d’un côté et de la récupération de la théorie de l’optimum de l’autre.


[1] Piero Sraffa, Production of Commodities by Means of Commodities, Cambridge University Press, 1960. Trad. fr., Production de marchandises par des marchandises, Dunod, Paris, 1970. Consulté dans l’édition italienne, Produzione di merci a mezzo di merci, Einaudi, Turin, 1960.
[2] Dans une revue du livre de Sraffa, Roy Harrod (Economic Journal) 1961), s’étonne, avec une mauvaise foi évidente, qu’on puisse obtenir un système de prix sans référence à la demande finale et à son élasticité et prétend que « toutes les difficultés de Sraffa » viennent de là. Si les consommateurs modifiaient la composition de leur demande, écrit-il en substance, les prix relatifs, que Sraffa se propose de déterminer en « négligeant » les préférences individuelles, en seraient affectés. On a peine à croire que Harrod puisse un instant penser qu’il s’agit d’une critique pertinente. Elle le serait si Sraffa avait choisi de parler de la formation des prix sur le marché, ce qu’il n’a pas fait. L’objection de Harrod, participant manifestement de l’entreprise de dénigrement qui s’abat sur le retour aux classiques vole en éclats et les difficultés annoncées disparaissent du même coup. Oublier à la lecture de Sraffa l’objet même de son livre, le système des prix de production, (ou refuser de le voir) ne peut conduire qu’à de grotesques erreurs.
[3] Cf. Sten Thore, « A dynamic Leontief model with chance-constraints », in Risk and Uncertainty, Proceedings of a Conference held by the International Economic Association, Ed. K. Borch et J. Mossin, Mac Millan, 1968. Dans la plupart des modèles multisectoriels de croissance, la recherche du sentier optimal de la production ou du stock de capital a été conduite sous l’hypothèse de certitude. Sten Thore étudie quant à lui les modifications que suppose l’introduction explicite de l’incertitude en ce qui concerne la productivité du capital futur. C’est la recherche de stratégies stochastiques optimales pour l’accumulation du stock de capital. A la lumière de son étude, il apparaît que décider un plan déterministe revient à admettre une position sous-optimale. Enfin, le propre de la planification stochastique de Sten Thore est d’être flexible et de contenir des dispositions conditionnelles. « L’introduction d’éléments de flexibilité dans une planification déterministe constitue un pas vers l’utilisation optimale des ressources existantes » (Thore).
[4] Ce bannissement a été si absolu que les néo-marxistes les plus sophistiqués ont eux-mêmes quelques difficultés à saisir de nouveau toute l’importance théorique de la distinction.
[5] « L’Etat a l’obligation d’assurer à tous les citoyens, par la loi et la contrainte, la condition qui résulte de cet équilibre du commerce. Mais il ne le peut si une personne quelconque, qui ne se trouve pas sous sa loi ou sa souveraineté, exerce une influence sur cet équilibre. Il faut donc absolument qu’il ôte la possibilité de s’exercer à toute influence de ce genre » (Der geschlossene Handelsstaat, Berlin, 1800, trad. fr., Paris, 1940, p. 68). Par ailleurs, Fichte anticipe de façon géniale les analyses actuelles du processus de sous-développement. Sa protestation est dirigée contre un système qui, à ses yeux, est un système d’exploitation par l’Europe du reste du monde. Son hostilité n’est pas moins grande à l’égard du libéralisme économique, « guerre des acheteurs et des vendeurs ».
[6] Sraffa, op. cit., p. 69 (traduit par nous).
[7] Il est utile de rappeler en nous limitant au cas des systèmes à marché libre l’essentiel des conclusions de l’article de J. Marczewski (Economie appliquée, 1966, p. 321-326 et 330-331) sur « Le rôle des prix dans un système planifié ».
[8] La rationalité d’un système planifié à marché libre exige l’organisation de la concurrence :
— dans la mesure où les salaires restent bloqués au niveau fixé par le plan (cf. infra), il est impossible d’autoriser l’entreprise et ses propriétaires (Etat, régions ou capitalistes) à accroître leurs bénéfices d’un pourcentage plus élevé que le pourcentage d’augmentation des salaires. La partie du profit pur dépassant ce pourcentage et calculée sur les résultats moyens de la période planifiée devrait être répartie entre l’entreprise et les salariés afin que le pourcentage d’augmentation par unité du produit soit le même, pour les deux parties prenantes. D’autre part, afin d’éviter les tensions inflationnistes, cette part du profit pur serait versée à un compte bloqué et ne pourrait être affectée à la consommation ou à l’investissement, qu’avec l’autorisation de la banque centrale.
— il faudrait obliger les entreprises monopolistiques à vendre à un prix égal au coût marginal de longue période ; le respect de cette tarification pourrait se heurter à des difficultés dans le cas des entreprises privées. Les entreprises monopolistiques devraient donc en principe faire partie du secteur public. Il n’est cependant pas impossible de concevoir l’existence de monopoles privés dont les prix et la comptabilité seraient alors soumis à un contrôle continu des pouvoirs publics.
— pour amener les entreprises oligopolistiques d’une branche à se faire concurrence par les prix, il faudrait soumettre la plus importante d’entre elles à un contrôle analogue à celui des monopoles, de façon à l’obliger à vendre au coût marginal de longue période. L’entente tacite des oligopoleurs étant ainsi déjouée, les autres entreprises de la branche se verraient contraintes d’en faire autant pour ne pas perdre le marché.
[9] La formation des prix dépend aussi de la conjoncture. Les prix du plan ont été calculés à l’aide d’un modèle statique. Les variables indépendantes et les paramètres ont été déterminés moyennant un certain nombre d’hypothèses quant au déroulement de la conjoncture. Le déroulement effectif peut s’écarter notablement du sentier hypothétique.
J. Marczewski (art. cit., p. 345) conclut à la nécessité du perfectionnement des instruments monétaires, financiers et fiscaux dont disposent les pouvoirs publics et au développement des moyens d’information qui en conditionnent un usage efficace.
[10] Les doutes formulés en 1970 par Emile van Lennep, secrétaire général de l’O.E.C.D., quant à la possibilité de venir à bout de l’inflation par les moyens fiscaux et monétaires traditionnels, le conduisaient à recommander « a multi-policy approach to the problem of inflation » qui ferait précisément appel aux moyens définis par J. Marczewski au terme de sa réflexion sur la rationalité du plan en économie de marché.
« There are a number of adjacent policies that could be mobilized. Greatly strengthened anti-monopoly and competitive policy is one (…). Some slow and tentative steps back along the road of a prices and incomes policy is yet another. » (The Times, « An international approach to curbing inflation », November 16, 1970).
Qu’une approche empirique du problème de l’inflation aboutisse aux mêmes conclusions qu’une réflexion théorique sur la coexistence du marché et du plan ne doit pas surprendre. Elle confirme la validité de la définition de Nicolaï (Comportement économique et structures sociales, P.U.F., Paris, 1960, p. 270) : « L’inflation est une réorganisation de la structure des prix relatifs amenée par une hausse différentielle des prix des divers produits et facteurs de production. Elle est déclenchée par l’incompatibilité des stratégies économiques émanant des différents groupes typiques du capitalisme organisé. Elle permet de concilier une politique de plein-emploi avec la réalisation du taux de profit requis par le niveau d’investissement qu’impliquent ce plein-emploi et l’augmentation de la demande qui en résulte. » (C’est nous qui soulignons).
[11] Cf. Radovan Richta, La civilisation au carrefour, Anthropos, Paris, 1969, et Vedeckotechniká revoluce a alternativy modernì civilizace, trad. it., « Rivoluzione scientifica e socialismo », Editori Riuniti, Rome, 1969.
[12] Das Kapital, livre III, chap. 48, Marx-Engels, Werke, Institut für Marxismus-Leninismus beim ZK der SED, Berlin, Dietz Verlag, vol. 25, p. 828.
[13] In Kant, Werke, vol. VI, Insel Verlag, Frankfurt a. M., 1964.
[14] Cf. Dmitriev, Ekonomiceskie Ocerki, Moscou, 1904, trad. fr., Essais Economiques, C.N.R.S., Paris, 1968, p. 56 -59. De semblables méthodes de production n’existent pas encore dans la réalité.
J. Auerhan a élaboré une classification du progrès technique en rangeant les étapes caractéristiques du développement de la production selon onze échelons : deux pour la production utilisant de simples instruments, trois pour la mécanisation et six pour les stades successifs de l’automatisation (cf. J. Auerhan, Technika, kvalifikace, vzdeláni, Prague, 1965, cité par Richta). La onzième étape correspond à des installations automatiques qui, à partir d’évaluations de leur propre activité et d’informations sur l’évolution de la demande, les exigences des clients, etc., détermineraient automatiquement, en quantité et en assortiment ainsi qu’en qualité, la production optimale, choisiraient les processus technologiques et les matériaux, c’est-à-dire rempliraient non seulement la fonction de direction technique, mais aussi économique.

 

 

 

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