XV année, 1973, Numéro 3-4, Page 94
Le Parlement européen.
Profil historique, juridique et politique*
MARIO ALBERTINI
1. Introduction
Sur le Parlement européen, son activité, ses problèmes, existe une vaste littérature.[1] Cette littérature constitue, évidemment, le point de départ indispensable pour n’importe quelle analyse dans la mesure où elle présente un mérite indiscutable : l’examen de ce qui s’est passé. Mais quel est le sens de ce qui s’est passé, quand une question de ce genre concerne le Parlement européen ? D’un côté, nous ne pouvons pas répondre à cette question sans prendre en considération la littérature en question, mais d’un autre côte, nous devons aller au delà, parce qu’il ne suffit pas de s’en rapporter à l’idée courante de Parlement européen pour avoir sans détour devant les yeux un ensemble de faits bien défini.
En vérité, on peut se demander aussitôt : de quels faits parlons-nous ? Nous nous occupons du Parlement européen, nous parlons donc de faits parlementaires. Pourtant nous ne pouvons pas affirmer qu’il y a des faits parlementaires européens comme il y a des faits parlementaires italiens, ou de n’importe quel autre pays. Cette comparaison suffit soit pour établir qu’il s’agit de deux types de faits très différents, soit pour assurer que les faits parlementaires européens, précisément parce qu’ils sont différents des faits parlementaires pour ainsi dire normaux, sont effectivement de nature incertaine.
L’expression « Parlement européen » désigne officiellement un organisme qui a changé de nom sans changer de structure. Quand il a été créé, il avait reçu la dénomination officielle d’« Assemblée ».[2] Il est évident que, pour des buts purement pratiques, les deux dénominations se valent. Mais la question de la chose nommée devient décisive quand il s’agit non seulement de dénommer, mais aussi de comprendre. Dans les domaines de l’activité humaine où comprendre acquiert un caractère spécifique — la culture, la science, mais aussi la politique elle même si elle ne se borne pas à la pure et simple routine quotidienne — on peut, bien plus on doit, compter avec l’inconnu, le non encore connu, mais ce n’est possible qu’à condition de le considérer pour ce qu’il est, une inconnue, et non pour ce qu’il n’est pas encore, une donnée. Il faut donc, au préalable, éviter que l’acceptation d’une expression verbale — dans notre cas l’expression « Parlement européen » — comporte, comme il arrive toujours tant que n’intervient pas la réflexion, l’illusion d’une connaissance déjà acquise.
Naturellement, nous ne sommes pas tout à fait dans l’obscurité quant à la nature de la chose nommée. Nous savons qu’elle n’est pas un Parlement véritable, même s’il est clair qu’elle est quelque chose de plus qu’une simple réunion de parlementaires de plusieurs pays. Nous savons aussi que ce quelque chose de plus — par rapport à une simple réunion de parlementaires — et de moins — par rapport à un vrai Parlement — n’est pas, au sens absolu, une nouveauté historique. En fait, l’histoire a consacré, par le nom de « Parlement », des assemblées qui n’avaient aucun fondement juridique, qui en tant que telles ont cessé d’exister sans se transformer ni en assemblées juridiquement existantes, ni en Parlements véritables, mais qui, dans leur signification historique, sont en rapport de continuité avec des faits qui, par la suite, ont eu pleinement le caractère de faits parlementaires. Mais justement parce que nous le savons, nous savons aussi que chacun de ces cas est différent, que sa nature spécifique est d’être ce « cas » historique, et non un cas « parlementaire », et par suite qu’aussi longtemps que la nature du cas n’est pas tirée au clair, nous ne savons pas encore, comme je l’ai dit, de quoi nous sommes réellement en train de parler.
Un « Parlement » est quelque chose de défini, qui se trouve dans un cadre théorique. Un « cas », même « parlementaire », est quelque chose d’indéfini, qui ne se trouve, tant qu’il n’est pas défini, dans aucun cadre théorique. Et nous sommes en face d’un cas. Il faut donc, dès le début, le considérer de chaque point de vue possible, mais, précisément pour cette raison, mon exposition, plutôt qu’un exposé, qui devrait épuiser le sujet, sera, et seulement, une tentative d’introduction au sujet. Les points de vue auxquels il faut se placer sont, évidemment les points de vue historique, juridique et politique. Je chercherai par conséquent à faire quelques observations sur le Parlement européen sous ces trois angles.
2. Le profil historique
Le Parlement européen est en première analyse, et sans aucun doute, un fait historique. Cette constatation suffit pour établir qu’on ne peut pas comprendre ce qu’il est sans analyse historique. Seuls ses antécédents, du reste, permettent d’en déterminer le sens. Et la question des antécédents est, précisément, une question historique.
Cette observation permet de préciser aussitôt les limites objectives de nos possibilités de connaissance parce qu’elle nous met en face d’une situation en partite connaissable, et en partie inconnaissable. Si la méthode de connaissance adéquate est la méthode historique, et non les méthodes sectorielles du droit et de la politique (auxquelles n’appartiendrait que d’établir certains aspects du fait quand il aurait été historiquement identifié), cette conséquence s’impose par elle-même. En principe, on ne peut pas faire la reconstruction historique d’un événement qui n’est pas conclu, et le Parlement européen est bien quelque chose qui n’est pas encore conclue, qui n’est pas encore complètement définie, qui par-dessus le marché appartient à un système d’organismes, les « Communautés européennes », qui présente lui aussi ce caractère provisoire d’instrument de transition, destiné à se transformer radicalement si le processus historique qui lui sert de support aboutit à une organisation stable.
Toutefois, ce serait une erreur d’écarter, pour cette seule raison, la considération historique. Il faut exclure, en raison de ce qu’on a dit, l’idée d’une connaissance exhaustive, mais non celle d’une connaissance historique. En tout cas, ce n’est qu’au point de vue historique — le point de vue qui nous met en rapport avec tous les aspects du fait à étudier — qu’on peut établir, dans les limites du possible, sa nature, qui vaut aussi pour les aspects juridique et politique, mais qui ne peut être tirée au clair par des examens purement juridiques ou purement politiques.
Une fois écartée, de toute façon, la perspective d’une connaissance exhaustive, il s’agira d’explorer la question, sans trop de prétentions à l’ordre et à la précision. Ce qu’on peut faire, c’est établir quelques points, identifier quelques problèmes. Historiquement, le Parlement européen fait partie d’un tout, par suite, on ne peut pas l’examiner séparément, mais seulement comme partie de ce tout. Il pourrait être intéressant de se demander : quelle partie ? La réponse à cette question pourrait peut-être jeter un peu de lumière sur un problème pratique très discuté et très important, celui du seuil d’irréversibilité de l’intégration européenne. On pourrait peut-être démontrer de cette façon, mais pour des raisons de temps je me borne à énoncer la thèse (à mon avis politiquement plausible comme on le verra), que ce seuil sera franchi seulement quand il y aura vraiment un Parlement européen au sens plein — ou au sens tout court si nous employons le terme rigoureusement — de cette expression.
La considération historique permet toutefois de poser non seulement des questions pratiques, mais aussi des questions théoriques. Dans l’impatience d’agir, on peut négliger, comme en fait cela arrive aussi pour l’intégration européenne, ce qui est purement théorique. Mais on néglige ainsi la sève vitale de tout grand événement historique. Il n’y a jamais eu, et il ne peut y avoir par définition, aucun grand événement historique qui n’ait engendré, en s’en nourrissant, de grandes révisions culturelles. C’est pourquoi, tout fait historique vraiment nouveau permet de voir le passé d’une manière nouvelle, et fait naître de nouveaux problèmes historiques, et crée un terrain solide pour le progrès même de la connaissance historique.
Pour discuter, fût-ce sommairement, ce point, il faut partir d’une lapalissade qui constate ce qu’ignore pourtant la théorie. L’histoire de l’intégration européenne existe. Même si elle devait se solder par un échec, elle ne pourrait plus perdre le caractère, déjà acquis, de grand événement historique, et donc de grand problème pour les historiens qui, dans l’avenir, chercheront le sens des années que nous sommes en train de vivre.[3] Et il ne s’agit pas d’histoire mineure, ou embryonnaire. Il s’agit de la signification prise par la politique internationale des Etats de l’Europe occidentale depuis la guerre. Cette phase historique est encore en cours. En ce qui concerne le Parlement européen, cette histoire en cours sera exposée, avec une compétence particulière, par les autres rapporteurs. Au contraire, je voudrais observer, afin de mettre en évidence une perspective historique nouvelle sur le passé de l’Europe, que cette histoire existe aussi comme histoire de précurseurs, d’avant-gardes idéales.
C’est chose connue : quand s’affirma dans la réalité pratique le principe national moderne avec l’Etat populaire, l’Etat national, s’affirma aussi, dans la réalité idéale, le principe des Etats-Unis d’Europe. Il y a, à ce propos, un fil continu, qui commence avec la composante cosmopolitique de la Révolution française et l’utopie européenne de Saint-Simon, et ne se casse plus. On ne le retrouve pas seulement chez les grands utopistes, chez les animateurs des congrès de la paix et des congrès de juristes de la fin du siècle dernier. On le retrouve aussi, à mi-chemin entre l’utopie et la réalité politique, dans les idéologies qui ont constitué, tour à tour, la pensée politique dominante. Il a alimenté la pensée libérale, la pensée démocratique et la pensée socialiste, qui, du reste, n’étaient pas formulables sans être formulées comme solutions valables pour tous les hommes, et en particulier pour les Européens, et pas seulement pour les citoyens de tel ou tel pays.
Cette substance internationaliste à tendance fédéraliste dans le corps même des idéologies qui animèrent le processus historique du siècle dernier est beaucoup plus consistante qu’on ne le croit d’habitude s’il est vrai que Lénine, en 1915, éprouva le besoin de prendre position sur « le mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe ». La force de ce mot d’ordre était telle qu’elle pouvait encore constituer un obstacle pour l’affirmation de sa ligne politique ; et Lénine, dans son écrit sur ce sujet, ne voulut pas, ni ne pouvait au fond, démentir la signification positive des Etats-Unis d’Europe, mais se borna à affirmer la nécessité d’une condition préalable, la révolution socialiste en Europe, que du reste il estimait prochaine, maintenant ainsi la lutte pour les Etats-Unis d’Europe à l’horizon d’un avenir proche et concevable.
Une dernière observation. Cet idéal se retrouve dans la formation même du nationalisme, encore que le nationalisme le contredise, idéalement aussi, quand, après avoir triomphé, il devient une idéologie d’Etat. J’ai moi-même cherché à montrer, en ce qui concerne le Risorgimento, que la présence de l’idéal européen dans la lutte pour l’affirmation concrète de l’idéal italien (elle aussi plus consistante qu’on ne le croit d’habitude) ne fut pas un prolongement rhétorique, fortuit, mais une composante nécessaire du processus historique de formation de l’idéal italien comme idéal politique.[4] A quoi doit-on la résistance historique d’un idéal ainsi démenti par les faits, au siècle dernier et dans la première moitié du nôtre ? Peut-être la tentative de répondre à cette question comporte-t-elle justement un regard neuf sur le passé, et la naissance de nouveaux problèmes historiques. Qu’on me permette une hypothèse, justifiée par ma modeste incursion à cet horizon, incursion non seulement modeste mais encore indue parce que je ne suis pas historien de métier. En tout cas, mon hypothèse est que la contemporanéité — encore dans l’ombre et pourtant vraie — de l’affirmation pratique des nations modernes et de l’affirmation idéale des Etats-Unis d’Europe naîtrait d’une nécessité idéale, saisissable aussitôt : le concept national comme nouveau concept de l’Etat exigeait en fait une nouvelle conception de la société internationale. Cette nécessité n’était pas seulement idéale mais aussi pratique. L’incompatibilité entre l’Etat national, comme formule politique, et la vieille pratique de l’équilibre européen, fondé sur des Etats absolus mais limités, n’a pas encore été mise suffisamment en relief, mais Proudhon l’avait comprise pendant le cours même des événements[5] et Mazzini avait surmonté l’obstacle par sa prophétie de la fraternité des peuples.
Cette limite de l’Etat était très forte dans la politique internationale parce que l’aristocratie était une société européenne avec une solidarité européenne au-dessus des Etats. Jusqu’à la Révolution française, l’identification ultime et fondamentale de la personnalité politique ne se manifestait pas comme un lien avec l’Etat, ni même avec la nationalité, mais avec la Chrétienté ou, dans la version laïque, avec la République européenne des Lettres. Metternich pensait encore de cette manière, et croyait vraiment à l’existence d’un ordre — même juridique, le droit européen — au-dessus des Etats. Par ailleurs, cette limite était très forte aussi dans les conditionnements intérieurs de la politique internationale, soit parce que la culture du peuple (la nationalité) ne constituait pas encore un élément vital pour l’Etat, soit parce que ne s’était pas encore formé l’amalgame des intérêts économiques de tous et des motivations de la politique des Etats qui s’est développée avec la révolution industrielle et la pleine réalisation de l’Etat bureaucratique moderne.
La fusion de l’Etat et de la nation a fait tomber ces limites, qui laissaient en dehors de la sphère de l’Etat beaucoup de valeurs idéales et matérielles. Les rapports entre les Etats devinrent très difficiles. L’Europe fit l’expérience d’une division qu’elle n’avait jamais connue dans le passé. Cet aspect de la dernière phase de la vie du système européen des Etats — désormais comme système des Etats nationaux — devrait être, à mon avis, examinée plus attentivement et étudiée en profondeur.[6] De toute façon, un fait est certain : l’affirmation du principe national en Italie et en Allemagne, qui correspond au dépassement définitif de la politique internationale des monarques éclairés, a abouti à la première guerre mondiale, et explique le caractère nouveau, généralisé, total, de cette guerre. Par ailleurs, l’universalisation du principe national en Europe, engendrée par la première guerre mondiale, a abouti à la seconde guerre mondiale, à la fin de l’Europe, qui ne peut retrouver désormais une histoire active qu’en résolvant, par sa réunification, le problème international posé par la création de l’Etat national.
La puissance, c’est-à-dire le pouvoir effectif de décision au niveau international, a émigré de l’Europe en Amérique du Nord, sur le territoire couvert par l’Empire tsariste et consolidé par l’Union soviétique, et en Chine, encore que ce soit sous des formes embryonnaires. E il ne s’agit pas d’un avatar que nous pourrions, dès à présent, inscrire dans l’idée des cycles historiques où s’épuisent de vieilles forces historico-sociales et où arrivent de nouvelles forces historico-sociales. Il s’agit au contraire, et la partie n’est pas encore jouée parce que l’Europe est encore unifiable, de l’épuisement historique d’une formule politique, celle de l’Etat national, et de l’affirmation historique irréversible de nouvelles formes d’Etat, plus vastes et plus complexes, sur une base implicitement ou explicitement plurinationale (la Chine est une civilisation, comme l’Europe, pas une nation, et dans certaines limites, les Etats-Unis d’Amérique, comme il a été dit, une fédération européenne réussie), et avec une structure fédérale, ou, pratiquement, sous le voile de l’idéologie, impériale.
Cette partie, qui plante sa racine lointaine dans la Révolution française comme affirmation du principe national, concerne directement le Parlement européen s’il est vrai, comme il me semble, et comme il résultera peut-être au moins pour une part des observations sur les profils juridique et politique de la question, que le Parlement européen est le siège du franchissement possible du seuil de l’irréversibilité dans le processus d’intégration européenne. Au dix-neuvième siècle, justement parce que la politique internationale coïncidait pratiquement avec le système européen des Etats, l’idéal des Etats-Unis d’Europe correspondait, au sens le plus strict de l’expression, à l’idéal de la paix. Après la première guerre mondiale, cet aspect est en partie tombé.[7] De toute façon, il est impossible de s’occuper du Parlement européen, avec une inspiration à la mesure du problème, sans constater combien l’histoire européenne, et quelle histoire européenne, est en jeu. Le présent dépend du passé, surtout quand il se tourne vraiment vers l’avenir.
3. Le profil juridique
Peut-être cela vaut-il la peine de commencer par une observation relative à l’actualité. Je ne crois pas qu’il soit juste de critiquer, dans les termes dont use Hallstein par exemple (et je cite un européiste, pas un fédéraliste radical) l’union politique européenne dans la forme dite du « comité Davignon ». Il est indubitable qu’il s’agit vraiment d’une chose de peu. Mais, malheureusement, on ne peut faire que ce qu’on peut. En ce sens, la critique de Hallstein est abstraite. A mon avis, ce qui devrait être critiqué, et même plus durement, c’est la culture de l’intégration européenne, qui par bien des aspects est une non-culture. Cette rectification met au banc des accusés, avant même les hommes politiques, qui cesseraient d’être tels s’ils allaient au delà des décisions possibles, les hommes de culture qui s’intéressent à la politique, mais qui ne se sont pas occupés du problème de l’intégration européenne, le considérant comme un problème secondaire, culturellement négligeable, ou s’en sont mal occupés, sauf de louables exceptions, se limitant à commenter le déjà fait, sans sortir à découvert pour traiter le sujet du « que faire ? », même dans ses implications culturelles, scientifiques et idéales. Pour faire plus que ce qui est déjà possible, il faudrait créer « des équilibres plus avancés » à caractère européen, c’est-à-dire des situations de pouvoir qui permettent de prendre des décisions européennes plus fortes en matière d’union politique, mais cela exige précisément la sortie à découvert des hommes de culture pour compléter la politique comme art du possible — la politique au sens strict — par la politique au sens large, c’est-à-dire l’art de faire devenir possible ce qui ne l’est pas encore.
A la base de ce déplacement de l’objectif critique, il y a un abc constitutionnel. Au sens propre du mot, un Parlement est un organe d’un Etat. Un Parlement qui n’est pas un organe d’un Etat n’est pas un Parlement. Et il va de soi que sans Parlement, ni mobilisation unitaire des forces politiques et sociales réalisable seulement par ce moyen, on ne peut aller au delà, quoi qu’il en soit, de l’unité comme collaboration entre les Etats. Ce sont des observations banales. Mais elles jettent un peu de lumière, si je ne m’abuse, sur d’autres difficultés déjà présentes dans les choix politiques européens, et en particulier dans ceux qui concernent l’évolution du Parlement européen tel qu’il est aujourd’hui.
Par exemple, on discute beaucoup, avec des avis opposés qui font obstacle à la formation de la volonté politique et de choix précis, la question de la priorité de l’attribution de compétences nouvelles au Parlement européen ou de son élection au suffrage universel. Mais, en ces termes, qui dans l’abstrait portent la pensée en un point plus avancé que celui qu’atteint la réalité, il s’agit d’un choix illusoire entre deux objectifs également irréels. Un Parlement qui n’en est pas un constitutionnellement ne le devient pas du seul fait d’être élu directement. Par ailleurs, le Parlement européen ne peut assumer des compétences dans les matières qui se traitent déjà au niveau européen (problèmes de l’union douanière et économique dans le secteur agricole, union monétaire, économique et politique) parce que des compétences de ce genre ne peuvent être confiées qu’à un véritable Parlement, c’est-à-dire à un organe d’un Etat. Et, alors, il n’y aurait plus, évidemment, de choix entre compétences et élection, tandis que le choix des compétences deviendrait un problème de choix constitutionnels globaux.
Par là, je ne veux pas affirmer que les questions des « compétences » réellement possibles du Parlement européen, ou de son élection, n’ont pas de sens. Je voudrais seulement dire que ce sens est politique. En tant que telles, compétences et élection d’un Parlement sont des questions constitutionnelles. Si elles sont examinées en tant que telles, formellement, et non pour ce qu’elles sont aussi dans le cas concret de « quasi-Parlement » européen, elles conduisent par inadvertance à « constitutionnaliser » par la pensée une réalité qui n’est pas constitutionnelle. Les conséquences, au point de vue pratique, sont ruineuses. Par cette orientation, on soumet à la rigidité d’examens formels, et de prétendus choix formels (et qui par-dessus le marché ne sont pas vraiment constitutionnels comme nous l’avons vu), une réalité politique qui n’offre pas encore cette possibilité, qui appartient encore à la nouveauté continuelle de l’histoire comme processus, comme lutte.
Le sens de la question de la priorité des compétences ou de l’élection devrait sortir du cercle vicieux de l’alternative naïve suivant laquelle d’un côté il serait contradictoire d’élire directement un Parlement européen privé de pouvoirs et, de l’autre, d’attribuer des pouvoirs à un Parlement non élu directement par les citoyens. Tant qu’on raisonne de la sorte, on ne voit pas qu’il serait utile, en tout état de cause, de confier au Parlement européen un rôle effectif dans la construction de l’Europe. En un certain sens, il s’agit encore de « compétences », mais à caractère politique, non formel. On ne voit pas, en outre, qu’il serait utile, en tout état de cause, d’élire directement le Parlement européen parce qu’avec une base populaire le Parlement européen pourrait jouer ce rôle avec plus d’efficacité. Et l’on ne voit pas enfin ce qui, sur le plan politique, serait évident aussitôt : il n’y a pas d’incompatibilité, mais au contraire une parfaite complémentarité, entre ces deux objectifs.
Mais cela nous fait quitter le plan juridique par le plan politique. Toutefois, ces observations nous permettent de tracer une ligne de partage très claire entre ce qui est, en dernière analyse, politique et ce qui est, en dernière analyse, juridique dans l’état actuel de l’intégration européenne. Le champ d’analyse une fois délimité, les problèmes s’éclaircissent et l’on constate que les considérations juridiques peuvent, et devraient, éclaircir des problèmes différents de ceux que pose la seule interprétation de ce qui existe déjà, sans se perdre, par ailleurs, dans des mélanges confus de présent et d’avenir, d’existant et de désirable, comme il arrive dans la discussion, fumeuse sur le plan juridique, sur la « supranationalité ».
Dès 1955, Friedrich écrivait (qu’on me permette cette longue citation) :
« Aujourd’hui tout le monde se rend compte du fait que le mouvement pour l’unification européenne s’est ensablé. Tandis que les hommes politiques en parlent encore en termes vagues et généraux, et de cette façon ne rendent service qu’en paroles à l’idée de l’unité européenne, leur intérêt réel s’est éloigné de ce devoir difficile. Au moment présent, parmi les opportunistes de tout genre, s’est développée la tendance à en abandonner même la simple idée. Bien des gens, s’estiment actuellement satisfaits d’une faible ‘intégration’, d’une intégration vague et ne présentant aucun caractère politique, du genre Conseil de l’Europe ou O.E.C.E. La détente générale, le ‘sourire’ des Russes (qui, à plus proprement parler, devrait se nommer grimace), plus que la chute de la C.E.D., a créé cette attitude particulière. En substance, le scepticisme et la faiblesse de volonté et de détermination de nombreux européens après la guerre on eu le dessus sur les esprits aventureux et courageux de ceux qui voulaient pousser l’organisation fédérale de l’Europe dans le sens d’une constitution à lui donner.[8]
En tant que vieux spécialiste des structures et des processus constitutionnels, je suis convaincu qu’il est impossible que l’Europe ait une vie saine si elle ne possède pas une structure constitutionnelle ferme e claire, une constitution librement adoptée par le peuple européen, au moyen d’un référendum sur une proposition préparée par une assemblée constituante représentative, librement élue par le peuple. J’ai l’impression que de nombreux soi-disant européistes ne désirent pas affronter cette réalité à laquelle on ne peut échapper : il est impossible d’obtenir un ordre politique moderne en termes démocratiques, s’il n’existe pas la base constitutionnelle. En réalité il n’existe même pas de communauté politique sans base constitutionnelle et tant que cette base n’a pas été créée. Afin de pouvoir apprécier entièrement la portée de ce fait élémentaire, il est nécessaire d’examiner brièvement la nature de cet ordre constitutionnel. Dussè-je répéter des choses connues, je voudrais préciser ce concept fondamental.
C’est une erreur profonde que de concevoir une constitution comme un instrument essentiellement formel. Chacun sait que la constitution anglaise est une constitution tout à fait effective, bien qu’elle ne soit formelle sous aucun point de vue ; tout le monde devrait savoir que la constitution de l’Union soviétique, bien que très déterminée et incluse dans un document formel, n’est pas du tout une constitution effective : une constitution comme celle de l’Union Soviétique n’est qu’une façade à laquelle ne correspond en aucune façon la vie réelle de la politique soviétique, car l’U.R.S.S. n’est pas une organisation constitutionnelle mais une dictature totalitaire. Une constitution authentique est un système de contrôles définis sur l’exercice du pouvoir exécutif qu’elle organise de façon à sauvegarder l’autonomie de chaque citoyen dans sa propre sphère (ainsi que le font d’autres organisations).
Comment arrive-t-on alors à ce type de constitution ? Elle est toujours le résultat de la mise en action d’un pouvoir constituant, ce qui revient à dire d’un assez important groupe d’êtres humains qui possèdent la détermination et la volonté effective d’organiser une communauté politique, selon la liberté et selon les lois : les idées de liberté et de loi sont toujours implicites dans l’idée d’une constitution quand les discussions sur le constitutionnalisme ont un sens précis et exact. Un gouvernement constitutionnel est en ce sens l’antithèse d’un gouvernement autocratique, qu’il soit monarchique, tyrannique ou totalitaire. Avant de commencer à affronter le problème d’une constitution pour l’Europe, il faut avoir bien présents à l’esprit les aspects fondamentaux d’un gouvernement constitutionnel. La difficulté en face de laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est en partie le résultat de l’affaiblissement de la tradition constitutionnelle.
A toutes le constitutions qui ont été faites au cours de l’après-guerre, il manque en quelque sorte le soutien vigoureux d’un « pouvoir constituant » ; elles n’ont pas été le résultat de la ferme conviction qu’il était important d’avoir une constitution, mais elles représentaient plutôt le moyen d’échapper aux précédents régimes totalitaires détestés et à la débâcle d’une guerre catastrophique. Toutefois, même ces expériences doivent servir à rappeler qu’une constitution est essentielle pour une communauté libre. Ce qu’il ne faut pas se lasser de répéter, c’est que la constitution est une loi fondamentale qui garantit la liberté aux individus, aux groupes tels que les associations syndicales, et au peuple dans son ensemble, et c’est ce fait fondamental qu’oublient souvent ceux qui ont à faire avec les problèmes que cette constitution devrait résoudre. Ils oublient que la liberté ne peut plus être instaurée en Europe dans le cadre de la structure de l’Etat national ».
Friedrich poursuivait en indiquant dans les deux superpuissances (Etats-Unis et U.R.S.S.) et dans les grandes concentrations du pouvoir financier, les deux raisons fondamentales de la crise de l’Etat national, qui ne peut plus affronter, comme il devrait, ces puissances, qui ont accru, par conséquent, « cette aliénation de l’esprit humain que Hegel et Marx considéraient comme une conséquence très grave du système industriel moderne ». Et il en tirait cette conclusion : « Il faut préparer un plan. Le fait est qu’avec tous les discours qui ont été faits au sujet de l’unification européenne, des Etats-Unis d’Europe et de je ne sais quoi encore, il n’a jamais été préparé de plan indiquant de façon précise ce qu’il fallait faire. Il faut dresser les grandes lignes d’une constitution. Il y a de nombreuses propositions de constitution européenne, y compris le fruit informe né en tant que projet de ‘l’Assemblée ad hoc’. J’ai étudié toutes ces propositions et je regrette de devoir dire que, bien qu’elles contiennent beaucoup d’idées excellentes (mais aussi beaucoup de pauvres idées), il n’existe jusqu’à ce jour aucune proposition pour une constitution telle qu’elle serait nécessaire[9] si nous devions demander aux hommes et aux femmes de faire des sacrifices authentiques… Mais aboutirons-nous à une proposition plus satisfaisante ? Comment obtenir une proposition profondément constitutionnelle ? Il existe une seule voie permettant de réaliser une proposition de ce genre, à savoir le développement d’une force politique constituante authentique, ce qui signifie qu’il doit se former un groupe de personnes qui soit d’accord au sujet de ce que doit contenir une constitution et qui soit prêt à combattre pour atteindre le but ». Développant cette idée, Friedrich soutenait la nécessité d’organiser une force politique de ce genre, et de lancer une campagne. A ce propos, il observait : « Cette campagne peut, de temps en temps, reconnaître que des succès partiels on été obtenus, comme l’organisation de la Communauté Charbon-Acier, ou d’un pool atomique, mais elle ne doit en aucun cas s’intéresser pardessus tout à la défense de ces petits résultats de moindre importance. Il s’agit d’une campagne pour la réalisation du programme, ce qui revient à dire que, en raison de sa nature même, elle devra être ‘doctrinaire’ ou ‘dogmatique’. Il s’agit d’une campagne de longue haleine comprenant un grand nombre de campagnes mineures ayant pour objet d’obtenir des résultats plus immédiats. Si vous me demandez combien de temps sera nécessaire, je vous répondrai qu’il faudra environ une génération et que l’organisation d’une campagne doit prévoir une période de dix ans au moins ».[10]
Je voudrais souligner les mots « doctrinaire » et « dogmatique » (avec leur résonance juridique). Et observer que l’analyse de Friedrich ouvre devant nous tout l’horizon juridique qu’il faut embrasser quand il s’agit de l’unité européenne, qui a, comme toute autre question, une nature déterminée par la réalité et non par la fantaisie ou par les faiblesses des hommes. Et, ainsi, répéter que le cas européen, sous son aspect juridique, est un cas constitutionnel, ce qui revient à dire que le discours européen est un discours constitutionnel ou un discours faux.
Cela n’implique pas qu’on doive crier : la constitution européenne tout de suite ou rien. Friedrich lui-même parle de résultats partiels à obtenir au cours d’une longue période, par l’engagement tenace d’une génération. Mais cela implique qu’il faut fixer le point d’arrivée de l’entreprise pour permettre la formation de la volonté de la tenter, qu’il faut mettre clairement en lumière ce qui est en jeu et comment c’est mis en jeu. La pensée juridique a des responsabilités précises à cet égard, comme, pour d’autres questions, la pensée historique et la pensée politique.
Car c’est ainsi que les hommes de culture peuvent donner une contribution décisive à la cause de l’unité européenne. Il n’y a pas d’autre moyen de faire de la politique comme art de rendre possible ce qui ne l’est pas encore, c’est-à-dire pour faire la politique que chacun devrait faire, qu’il soit ou non un homme politique. Sous cet angle, l’analyse de Friedrich, dans la mesure où elle met en évidence les implications politiques des éclaircissements théoriques, peut être développée plus avant dans plusieurs directions.
En premier lieu, il y a la question même de la division et de l’unité de l’Europe. C’est une question théorique, qui ne peut être éclaircie qu’en termes théoriques, qui doit être abordée en termes théoriques, soit parce que la pensée fédéraliste classique est peu répandue dans la culture européenne, soit parce qu’on fait des efforts inutiles qui, à la longue, brisent la volonté la plus tenace, tant qu’on inclut dans le cadre de l’unité, à cause d’erreurs théoriques, ce qui est dans le cadre de la division.
Pour ne pas laisser dans le vague le sens d’« unité » et de « division » dans le contexte qui nous intéresse, celui de l’intégration européenne, il suffit de rappeler une vérité aussi banale que méconnue : en ce qui concerne l’essentiel, le pouvoir suprême de décision, il y a division jusqu’au niveau confédéral. Jusqu’au niveau confédéral, les Etats conservent en fait leur souveraineté absolue, c’est-à-dire ne reconnaissent pas un centre indépendant de décisions politiques communes, et par conséquent divisent les populations intéressées. Institutionnellement, il y a unité seulement quand on atteint le niveau fédéral, c’est-à-dire quand on peut prendre de façon autonome des décisions valables pour tous. Dans tout autre cas, c’est-à-dire dans toutes les associations d’Etats dans lesquelles fait défaut un pouvoir de l’association en tant que tel, il y a division.
Ne pouvant pas vivre isolés, les Etats présentent toujours, d’une façon ou d’une autre, des phénomènes d’association, mais ces phénomènes n’empêchent pas de profondes divisions et de graves différends, sauf dans le cas de la cession d’une partie de la souveraineté à l’association. Si l’unité est la fédération, il s’agit d’expliquer, du point de vue juridique aussi, comment on peut aboutir à une fédération. En première approximation on peut dire que notre époque est celle de ce processus, en d’autres termes que nous sommes en train de le vivre, que nous en sommes les acteurs : ce qui comporte la possibilité de l’expérience directe mais aussi celle de se tromper, de prendre nos désirs pour la réalité.
En fait, le risque de l’erreur est déjà dans la manière dont on parle d’un processus à propos de l’intégration européenne. Un « processus », normalement, est quelque chose qui atteint son terme s’il n’est pas arrêté par des facteurs de perturbation. En appliquant ce concept de « processus » à l’évolution politique en cours, nous risquons de la penser non seulement comme un chemin déjà commencé vers la fédération, ce qui pourrait même être vrai ; mais aussi comme un chemin qui sera certainement parcouru sauf intervention, précisément, de facteurs de perturbation, ce qui n’est certainement pas vrai.
A mon avis, quelque chose de semblable à un « processus » vers la fédération est effectivement en cours en Europe, mais personne ne peut dire si ce processus s’achèvera ou non. En tout cas, il s’agit d’un processus dialectique, non linéaire, d’une suite da faits qui ne dévoile sa raison qu’en marchant, qui se déroule parmi des oppositions et des contradictions, qui offre des points d’appui changeants et incertains à celui qui veut vraiment agir et qui se manifeste donc empiriquement non comme un processus mais comme son contraire. En fait, l’intégration européenne est une histoire de « relances », de tentatives réussies ou manquées, quelque chose de discontinu, quelque chose qui pose justement à la pensée la plus responsable le problème du « saut de qualité ». Et seule la pensée juridique, si elle s’élève au niveau constitutionnel, peut établir où sont ces fractures et ce saut, dans cette entreprise humaine faite de connaissances politiques partielles et qui sera transparente dans la connaissance historique seulement quand elle aura réussi ou définitivement échoué.
Depuis la guerre, beaucoup de gens se sont mis en tête qu’on pouvait passer d’un système d’Etats souverains à une organisation fédérale par une évolution continue dans laquelle, comme moments de cette évolution, comme étapes transitoires, il y aurait des institutions confédérales. Mais, à ce propos, il faut dire que les exemples historiques nous laissent douter de la solidité de cette opinion. Il y a eu des situations historiques dans lesquelles s’est présentée la séquence chronologique suivante : système d’Etats souverains – confédération – Etat fédéral. Mais il y a eu aussi des situations historiques dans lesquelles un système d’Etats souverains a atteint le stade confédéral sans donner lieu à la naissance d’un Etat fédéral.
Si l’on analyse ces faits historiques, si l’on cherche à découvrir dans les exemples connus la raison politique de situations de ce genre, on constate que les confédérations furent souvent instituées afin de défendre, dans certaines conditions bien déterminées, l’indépendance des Etats associés ; ce qui montre que, bien des fois, l’histoire nous offre en réalité l’exemple de confédérations qui n’ont pas été instituées afin de réaliser l’unité mais afin de maintenir la division.
Je m’explique mieux : des Etats particulièrement faibles, qui ne sont pas en mesure d’assurer convenablement leur défense, ni de pourvoir efficacement au développement économique, peuvent s’associer en confédération justement pour obtenir ces résultats, même précairement, sans céder une partie de la souveraineté. C’est, selon certains auteurs, l’interprétation qu’il faut donner du Zollverein. Quelques historiens pensent que le Zollverein, tout en étant impliqué dans un processus historique à long terme dont le stade final est constitué par l’Etat allemand, fut accepté par les faibles Etats régionaux exclusivement afin de conserver leur propre existence comme Etats indépendants, impensable désormais en d’autres termes.
Cet exemple, comme la logique politique mise en évidence, prouve de toute façon que le passage de la confédération à la fédération n’est pas du tout un processus automatique. Il s’ensuit que la séquence chronologique : système d’Etats souverains – confédération – Etat fédéral n’est pas explicable comme une simple série progressive, dans laquelle un pas, la confédération, rendrait possible le suivant : la fédération. Comment penser, alors, ce passage ? La ressemblance, vraiment singulière, de quelques aspects de l’unification italienne et d’aspects analogues du processus actuel d’unification de l’Europe peut servir d’introduction utile pour répondre à cette question.
Ceux qu’on appelle les modérés italiens, c’est-à-dire la classe politique dominante dans les Etats régionaux italiens, de 1831, et plus nettement à partir des années qui ont précédé 1848, à 1859, pensèrent exclusivement à l’unification économique et à des moyens confédéraux, exactement comme le font aujourd’hui les gouvernants des Etats de l’Europe occidentale. Le besoin réel de l’unité italienne avait placé les modérés en face du problème de la création d’un Etat nouveau, l’Etat italien. Mais ils étaient la classe dirigeante de quelques-uns des vieux Etats régionaux ; ils étaient pratiquement les détenteurs de ces souverainetés qu’il s’agissait d’abolir.
C’est pour cette raison, et même cette contradiction, qu’ils pensaient l’unification italienne en termes « réalistes », ceux de la confédération et de l’union douanière et non dans les termes, mazziniens, de la lutte politique pour la fondation de l’Etat nouveau. La force des choses conduisit à l’Etat nouveau, mais les modérés n’auraient pas pu le mettre à leur programme : il n’est pas facile pour les détenteurs d’un pouvoir de se fixer un objectif propre à mettre en jeu toutes les positions de pouvoir. L’exemple italien montre donc comment, dans des situations où le besoin d’unité est sérieux et profond, surgissent des idées confédérales. Mais le cas de l’Italie montre aussi que le passage de la division à l’unité réside précisément dans le saut d’une situation constitutionnelle donnée à une situation constitutionnelle nouvelle.
C’est le point le plus important sous l’angle juridique. Mais, avant de mettre un point final à cette partie, qui mériterait une analyse bien plus vaste, je voudrais ajouter à titre d’exemple quelques autres considérations à propos des difficultés politiques qui ne dépendent pas de difficultés réelles, mais d’erreurs théoriques de nature constitutionnelle.
La première concerne la question de l’Europe comme système ouvert ou fermé. On en parle beaucoup, et presque toujours mal à propos parce qu’on ne tient pas compte d’une chose, c’est que la seule forme d’Etat ouvert est justement la forme fédérale. Un Etat national, par définition ne peut pas s’étendre, est limité, fermé. Pour cette raison, quand, pour des raisons de sécurité, et surtout pour des raisons économiques, les rapports entre les Etats se resserrent, des formes de domination et de subordination se développent, et la collaboration elle-même, dans la mesure où elle réussit, est trop faible et précaire, par rapport aux questions en jeu.
Un Etat fédéral, au contraire, peut s’étendre sans donner lieu à des formes de domination et de subordination. A long terme, cette possibilité est d’une grande importance pour les rapports entre l’Europe occidentale et l’Europe orientale, étant donné que, du point de vue constitutionnel, l’association fédérale de pays à économie mixte, et de pays qui ont aboli la propriété privée des moyens sociaux de production, ne présente aucune difficulté.
La seconde considération concerne directement l’élection directe du Parlement européen. La question de l’équilibre entre la représentation des grands pays, et celle des petits pays, serait plus facilement soluble si les réponses transitoires étaient conçues en tenant compte du point d’arrivée, le bicaméralisme fédéral, qui n’a pas besoin de fausser le rapport démocratique entre le nombre des élus, et celui des électeurs, parce qu’il représente le peuple de l’union dans une chambre, et ceux des Etats avec un poids égal, dans l’autre. Dans les fédérations, d’autre part, la matière électorale donne lieu à la situation qu’on désigne sous le nom des « compétences concurrentes ». C’est un concept qui devrait être retenu pour une interprétation matérielle des dispositions de l’article 138 du traité instituant la C.E.E. relatives à l’élection au suffrage universel direct de l’actuel Parlement monocaméral.
Cet article parle de procédure uniforme dans tous les pays membres. Mais n’est-il pas impensable que la Grande-Bretagne renonce au collège uninominal, l’Italie à la proportionnelle, et ainsi de suite ? Et cela aurait-il un sens, du reste, de modifier par un artifice électoral le cadre des forces politiques créé par l’histoire de chaque pays ? En tout cas, la procédure uniforme (au sens strict) pourrait rendre politiquement impossible l’élection directe du Parlement européen, tandis qu’une interprétation matérielle et fédéraliste de l’article 138 pourrait laisser à la communauté le choix du rapport entre le nombre des électeurs et des élus, et aux Etats la faculté de choisir le mode d’élection le plus convenable.
4. Le profil politique
Dans ce cadre, le Parlement européen doit être considéré pour ce qu’il est maintenant, non pour ce qu’il devrait être. Et le problème de l’élection directe doit être compris en termes « politiques », au sens « strict », c’est-à-dire au sens des possibilités de décision qu’on peut considérer comme déjà existantes. Avec cette orientation, qui cherche en tout état de cause à s’adapter à la réalité, l’élection générale du Parlement européen paraît, dans les termes prévus par la Traité, très difficile, peut-être impossible.
La décision appartient au Conseil des ministres des Communautés, et exige l’unanimité. Elle est donc, même si l’on ne l’examine que formellement, très difficile. Mais il y a plus. Avec un examen non formel, la situation paraît pire encore. Une décision collégiale qui ne détermine les responsabilités d’aucun des membres du collège, parce que la faute de ne pas l’avoir prise ne peut être imputée à personne, ne permet pas la formation d’une volonté politique. Elle paralyse l’initiative, elle ne donne pas lieu à une lutte, elle ne permet pas d’établir des rapports de force parce qu’elle empêche d’aligner, sur un objectif politique, le consensus des citoyens favorables. Le choix d’une procédure qui a des implications de ce genre semble presque, en réalité, l’expression de la volonté de ne pas décider.
C’est ce qui est arrivé, du reste, depuis 1960, par rapport au projet préparé par le Parlement européen, et enterré par le Conseil des ministres malgré l’existence d’une claire majorité populaire favorable à l’élection. Ce n’est pas étrange du tout. Une décision politique d’aussi grande importance et qui paraîtrait encore plus importante si le temps permettait de l’analyser, exige évidemment une forte volonté politique. Mais le Conseil des ministres est un centre de décision qui non seulement ne peut pas la dégager, comme nous l’avons vu, mais qui sert tout simplement à mobiliser les forces de sommet contraires à l’élection.
Toutefois, par là, on a dit seulement qu’il ne semblait pas possible d’obtenir l’élection européenne générale dans les termes prévus par le Traité. En fait, les perspectives changent si l’on prend en considération d’autres centres de décision, et si l’on adopte, comme ce fut toujours le cas dans la construction de l’Europe, un point de vue gradualiste, qui est négatif seulement s’il n’est pas soutenu par l’idée du point d’arrivée et par conséquent s’il ne conçoit pas les résultats partiels comme des résultats qui se rapprochent de plus en plus du but. C’est en fonction de ces aspects qu’il faut examiner les initiatives prises depuis quelque temps pour des élections directes unilatérales des délégués nationaux au Parlement européen, initiatives qui dans les dernières années ont été reprises avec une certaine vigueur et qui ont abouti désormais à une certaine coordination politique au niveau européen. Le problème à discuter est de savoir s’il s’agit d’initiatives réalistes et d’initiatives efficaces.
A mon avis, leur caractère réaliste est indubitable. Le preuve en est : a) qu’elles donnent lieu à une lutte politique ; b) qu’elles se rapportent à des centres de décision (Parlements nationaux, et donc gouvernements et partis) qui ont la possibilité, et par conséquent portent la responsabilité, de prendre cette décision ; c) qu’elles permettent, fût-ce avec beaucoup de difficultés et dans une mesure limitée, de se réclamer du consensus des citoyens et des groupes d’intérêt favorables. Et cela, en ce qui concerne le réalisme, suffit. Un objectif politique est réaliste quand il donne la possibilité de se battre. Si l’on invoque, ou si l’on recherche, la certitude de réussir, on ne fait pas de la politique, ni l’on ne parle de politique.
Leur efficacité me paraît tout aussi indubitable, justement par rapport à la possibilité d’obtenir l’élection générale. D’un côté, ces initiatives permettent d’exploiter les possibilités favorables qui peuvent se présenter même à un moment politique transitoire, dans un seul pays, et qui seraient évidemment perdues si l’on ne poursuivait pas cet objectif limité ; de l’autre, le succès dans un pays rendrait plus facile le succès dans d’autres pays, en déplaçant la balance des forces. Enfin, le succès dans de nombreux pays rendrait très difficile la résistance des gouvernements obstinément contre. Il est facile de nier le droit de vote européen des citoyens, même au point où en est l’intégration européenne, tant qu’il s’agit seulement d’une clause des traités ou d’une revendication idéale. Mais il serait difficile de le nier s’il devenait, dans de nombreux pays, un droit reconnu, affirmé et exercé.
En substance, et dans la perspective non d’un enchaînement mécanique des résultats, mais d’une lutte, et des succès partiels qui peuvent la faire avancer, l’engagement pour les élections unilatérales prend la valeur d’un épisode crucial de la lutte plus vaste pour l’élection générale. C’est pourquoi, je voudrais, avant de terminer, répéter ici une observation sur la signification politique d’une élection générale européenne que j’ai déjà eu l’occasion de faire.
Par une élection générale européenne on obtiendrait : a) le déploiement des partis au niveau européen, qui ferait reposer le Parlement européen sur la même base d’intérêts politiques et de consensus public dont se réclament les Etats ; b) l’amalgame des intérêts, des problèmes et des besoins créés par l’intégration et par la position de l’Europe occidentale dans le monde, ainsi que des anticipations créés par l’élection, avec les motivations du comportement des partis et des candidats ; c) une forte avancée des ententes européennes entre les syndicats. On obtiendrait, en substance, le déplacement du pouvoir, comme formation de la volonté publique, des nations à l’Europe, encore que ce soit en l’absence du réseau d’une organisation européenne du pouvoir, et soit avec les réseaux nationaux du pouvoir encore intacts.
Une situation de ce genre peut être considérée comme pré-constitutionnelle parce que là où se manifeste l’intervention directe des partis et des citoyens se manifeste aussi la tendance à la formation d’un ordre constitutionnel. Pour l’apprécier politiquement, on peut recourir peut-être à l’idée de la situation militaire du succès, en tant qu’elle est distincte de l’exploitation du succès. Il est vrai qu’il y a des cas où le succès, acquis stratégiquement, vient à manquer en tout ou en partie en raison d’une exploitation ratée ou inadéquate de ce succès. Mais ce sont des cas rares. Le problème fondamental, dans une lutte, est de toute façon le succès stratégique, et il y a de bonnes raisons de penser que le succès stratégique, dans la lutte pour l’Europe, réside justement dans l’élection directe du Parlement européen. On n’atteindra jamais la phase constitutionnelle véritable sans une situation favorable, sans un pouvoir européen de fait capable de se traduire en termes constitutionnels. Et il est certain qu’on ne peut pas penser à un pouvoir européen de fait supérieur à celui qu’on peut obtenir par une élection générale européenne.
En tout cas, il me paraît certain qu’il faudrait étudier l’évolution du Parlement européen dans le cadre d’une vision stratégique de la lutte pour l’Europe sans renoncer à prendre en considération, avant même de l’avoir examiné, le rôle de ce centre virtuel de pouvoir dans la phase actuelle de la construction européenne qui, examinée de cette façon, pourrait aussi se profiler comme la phase finale.
* Il s’agit du rapport présenté à la journée d’étude sur le problème de l’élection au suffrage universel du Parlement européen, organisée à Pavie le 30 octobre 1971.
[1] A. Chiti Batelli, Bibliographie analytique des Assemblées européennes, I et II, Roma, I.A.I., 1968 et 1970.
[2] Même dans le traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier, qui présente institutionnellement un caractère européen plus avancé, on parle d’Assemblée (art. 20 : « L’Assemblée, composée de représentants des peuples des Etats réunis dans la Communauté, exerce les pouvoirs de contrôle qui lui sont attribués par le présent Traité »).
[3] Les nouvelles tendances apparues en Italie, soit à caractère constitutionnel, soit à caractère politique général, ont été considérées par l’historiographie la plus en vue comme des aspects nouveaux d’un processus historique qui remonte à l’avènement du fascisme et même au Risorgimento, et ont engendré par conséquent diverses réinterprétations de l’histoire italienne. On ne peut pas en dire autant de l’intégration européenne qui pourtant, dans la mesure où elle représente la disparition pure et simple du marché italien, et de l’Italie comme centre de politique extérieure, devrait être appréciée comme une nouveauté plus importante que celles qui concernent l’évolution italienne comme évolution d’un Etat indépendant et séparé.
[4] Cfr. « Idea nazionale e ideali di unità supernazionali in Italia dal 1815 al 1918 », in Nuove Questioni di Storia dei Risorgimento e dell’Unità d’Italia, Milano, 1961.
[5] Cfr. en particulier La Fédération et l’Unité en Italie et Si les Traités de 1815 ont cessé d’exister.
[6] Il faut rappeler toutefois Ludwig Dehio qui a reconstruit dans cette optique l’histoire du système européen des Etats. Cfr. L. Dehio, Gleichgewicht oder Hegemonie, Krefeld, 1948.
[7] L’Europe ne pourrait pas assurer la paix, la paix véritable, organisée, parce qu’elle ne serait qu’un Etat parmi les Etats. Mais il faut retenir que les grands tournants de l’histoire ont toujours eu deux significations : l’une concrète, immédiate, présente dans les nouvelles institutions et dans les nouveaux comportements politiques et sociaux ; et l’autre idéale, vérifiable dans la culture, si par culture on entend ce qui motive en profondeur la formation de la pensée humaine.
Par exemple, la Révolution française, appréciée par comparaison non pas avec la situation antérieure, mais avec les idéaux révolutionnaires, a eu une issue qu’on pourrait dire modeste : l’Etat aujourd’hui critiqué avec l’expression « jacobino-napoléonien », sans méconnaître par là les barrières qu’il a fait tomber, les forces historiques qu’il a libérées. Mais par la Révolution française a été affirmé dans la culture de l’humanité le principe démocratique. Et malgré sa réalisation imparfaite et en dépit de toutes les défaites de la démocratie, ce principe a planté de solides racines dans les convictions humaines, il n’a plus été balayé, il a survécu aux dictatures. A la lumière de cet exemple, et des exemples analogues qu’on pourrait donner, on peut se demander quelle serait la signification idéale, au delà des réalisations concrètes, de la fédération européenne. Culturellement, et en partie pratiquement, la Révolution française a nié le principe absolutiste. La fédération européenne devrait nier le principe et, en partie, la pratique des nations comme groupes fermés. En tant que telle, la fédération européenne ne pourrait pas dépasser la division du genre humain en Etats séparés. Mais, en théorie, elle niera le caractère fermé des grandes nations historiques : la France, l’Allemagne, l’Italie etc. Or, les grandes nations historiques sont l’expression la plus avancée de la culture de la division politique du genre humain.
Par la pratique, l’Etat européen restera encore sur le terrain de la division politique du genre humain. Mais, par la culture, il sera sur le terrain de la négation de cette division. C’est la chose historiquement la plus importante. La culture de la division politique du genre humain est celle qui a légitimé dans les faits, en mystifiant le libéralisme, la démocratie et le socialisme, la guerre et le devoir de tuer. La culture de la négation de la division politique du genre humain est celle de la négation de la guerre, de la négation du devoir de tuer. C’est le cadre culturel de la lutte pour affirmer la paix, au delà de la fédération européenne, par la fédération mondiale.
[8] Il vaut la peine d’observer qu’à seize ans de distance, en changeant les références à l’actualité, on pourrait décrire la situation dans les mêmes termes.
[9] A cet égard aussi, on pourrait répéter l’observation précédente.
[10] Cfr. C.J. Friedrich, « Vers le pouvoir constituant du peuple européen » dans M. Albertini, Qu’est-ce que le fédéralisme ?, Paris, 1963. (Il s’agit d’une conférence faite à Rome le 22 octobre 1955.)