XV année, 1973, Numéro 1-2, Page 53
DISCOURS DE G. PETRILLI AU CONSEIL FEDERAL
DU MOUVEMENT EUROPEEN DU 15 JUIN 1973
Monsieur le Président, chers amis,
à l’ouverture même de ce débat, je tiens en tout premier lieu à vous souhaiter, en ma qualité de Président du Conseil italien de notre Mouvement, la bienvenue la plus chaleureuse, en vous exprimant notre satisfaction pour l’accueil réservé à notre invitation à tenir à Rome une session extraordinaire de l’organe le plus représentatif du Mouvement au niveau européen. Nous sommes surtout très heureux du consensus unanime recueilli par notre proposition visant à aborder en cette enceinte un problème extrêmement complexe tel que celui des relations extérieures de la Communauté, dont l’urgence ne fait qu’augmenter face aux délais que la conjoncture internationale vient de raccourcir. J’estime qu’il est superflu, en l’occurrence, de vous donner lecture intégrale de mon rapport. Il a été envoyé aux Conseils nationaux et aux organisations adhérentes avec toute la ponctualité compatible avec le temps demandé par son élaboration et, de toute façon, les participants en trouveront ici des exemplaires en français, en anglais et en allemand. Je me bornerai, par conséquent, à résumer ici les grandes lignes et les orientations fondamentales de ce document, non sans évoquer, néanmoins, en premier lieu, les précédents qui ont justifié la convocation de notre session actuelle.
Ainsi je voudrais rappeler tout d’abord, que la Conférence sur les relations entre la Communauté européenne, les Etats-Unis et le Canada, tenue à Amsterdam, du 26 au 28 mars dernier, dont les décisions ont indubitablement concouru à mettre sur le tapis quelques-uns des problèmes que nous sommes aujourd’hui appelés à résoudre, est née d’une initiative conjointe du Conseil britannique de notre Mouvement et d’un groupe de personnalités américaines et canadiennes proches des Conseils Atlantiques de leurs pays, afin de permettre, au sein de quelques grandes organisations d’opinion publique, une sorte de réexamen global des relations transatlantiques, à la lumière des tout derniers développements de l’intégration européenne, et, notamment, de son élargissement géographique, eu égard aussi au contentieux existant entre les deux parties, du domaine monétaire à celui de la défense en passant par le domaine commercial.
L’utilité d’une initiative de ce genre — qui entrait d’ailleurs parfaitement en principe, dans le cadre de la pluralité de propositions propre à une organisation articulée et polycentrique telle que la nôtre — fut reconnue par notre exécutif international qui n’hésita guère à la patronner. Tout en appréciant à sa juste valeur la sensibilité dont firent preuve, à cet égard, nos amis du Conseil britannique, dans leur légitime désir de confirmer, précisément en coïncidence avec l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté, la vocation historique de leur pays comme trait d’union principal entre l’Europe et l’Amérique du Nord, l’exécutif international veilla, néanmoins, à ce que, à partir du titre même de la Conférence, l’on mît en vedette la présence de l’Europe communautaire en tant que telle, afin d’éviter toute éventuelle interprétation tendancieuse quant à l’esprit de l’initiative et il se soucia également d’éviter, par ailleurs, toute référence explicite au concept de « partnership » atlantique. Nous estimons en effet et nous ne cessons de croire que, dans les circonstances historiques actuelles, un projet de cette nature ne saurait être valablement relancé qu’au terme d’un long processus d’étude des problèmes et de négociation entre les parties et que cela n’aurait aucun sens de le prendre pour une prémisse en faisant mine d’ignorer l’importance des changements que l’évolution la plus récente, à partir du développement même de la Communauté, a introduits dans le cadre des relations transatlantiques.
Bien que ces considérations de principe fussent partagées par les promoteurs de la Conférence, sa préparation n’en fut pas moins en butte à des difficultés récurrentes dues non seulement à l’évolution de la situation internationale — caractérisée par une évidente recrudescence des différends entre l’Europe et les Etats-Unis, notamment dans la période précédant immédiatement la conclusion de l’armistice au Viêtnam — mais aussi à la persistance d’une notable divergence d’interprétation quant à la portée et aux répercussions pratiques du patronage accordé à l’initiative par le Mouvement européen international. Ces difficultés, probablement exacerbées faute d’une prompte convocation de notre comité directeur, ont favorisé, dans une certaine mesure, la persistance d’une équivoque de fond dont témoigne, entre autres, le libellé différent sous lequel ont été présentées à Amsterdam la version anglaise et la version française des documents de base, précédés respectivement par les termes « Europe-America Conference » et « Conférence Communauté européenne élargie-Etats-Unis d’Amérique ». Outre ces divergences d’aménagement général, qu’on ne saurait d’ailleurs minimiser en les ramenant à un fait purement linguistique, le handicap majeur de la Conférence d’Amsterdam, telle qu’elle a été réunie après une laborieuse préparation, s’est situé, à mon avis, dans son ampleur et sa solennité mêmes, qui n’étaient pas sans dénoncer chez une partie des promoteurs la persistance d’une conception triomphaliste des objectifs à poursuivre, conception décidément exagérée, vu les possibilités réelles d’une rencontre de ce genre. Quoique le document final approuvé par la Conférence ait été largement ramené à de plus équitables proportions par rapport à sa conception originale et quoiqu’il ait beaucoup perdu de sa grandiloquente rhétorique, de nombreux participants n’en ont pas moins gardé la sensation qu’on avait à Amsterdam voulu mettre la charrue devant les bœufs en donnant pour sûres des solutions qui auraient dû représenter, au contraire, le résultat d’un effort patient de recherche. Cette impression, y compris le caractère plutôt unilatéral des orientations émanant de la plupart des rapports de base, justifie, à mon sens, les contrastes saillants qui ont jalonné les travaux de la Conférence, ainsi que la réserve, par exemple, des participants italiens, qui, tout en partageant, quant à la substance, les grandes lignes de la résolution finale, dans son dernier libellé, ont préféré s’abstenir de voter. Cette attitude visait à souligner ne serait-ce que formellement leur conviction que de telles assises ne sont pas en mesure de se prononcer valablement sur les développements ultérieurs de l’initiative, à l’égard desquels nulle délibération obligatoire ne pourrait être adoptée si ce n’est par les organes statutaires du Mouvement européen.
Cette prise de position ne représentait aucunement, de notre part ni de la part de ceux qui s’étaient ralliés à nos préoccupations, une sous-estimation de la portée des thèmes à l’étude, ou un manque de disponibilité vis-à-vis d’un dialogue politique d’importance vitale pour l’avenir de l’Europe et du monde libre. En témoigne, je crois, l’insistance avec laquelle, dès la réunion de notre comité directeur, tenue la veille de la Conférence, nous avons souligné la nécessité de convoquer, dans un bref délai, notre assemblée d’aujourd’hui, précisément afin de permettre à notre Mouvement de se prononcer de la façon la plus autorisée et la plus définitive sur l’ensemble de la question, en établissant hors de toute équivoque tant la plateforme politique de notre action future que les instruments dont elle doit se servir. Aussi les réserves que nous n’avons pas manqué d’exprimer, en temps et lieu, sur les critères qui avaient inspiré la préparation et la réalisation de la Conférence d’Amsterdam — réserves que j’ai cru à propos d’évoquer en toute franchise — ne ternissent-elles aucunement notre gratitude envers ceux — notre Conseil britannique en tête — qui ont eu le mérite de mettre les premiers sur le tapis, avec de larges moyens matériels et un gros effort de travail, un problème d’importance fondamentale, dont la solution conditionne tout l’avenir de la construction communautaire et dont le Mouvement européen n’aurait pu, quand même, se désintéresser dans la conjoncture historique actuelle.
J’estime, de toute façon, qu’il est important d’avoir décidé d’aborder lors de notre réunion le problème des relations transatlantiques en le situant dans le contexte plus large des relations extérieures de la Communauté européenne. Cette décision, que d’aucuns pourraient juger évasive et dictée par le propos de diluer le débat d’Amsterdam à un horizon plus large et plus flou, est en réalité un développement logique du thème qui fit l’objet de cette assemblée. Ce qui compte le plus, du point de vue du Mouvement européen, au seuil même d’un dialogue avec des interlocuteurs nord-américains, c’est de définir clairement la personnalité de l’Europe qui, tant à ce niveau qu’à l’échelon officiel des pourparlers intergouvernementaux, devra se ranger face aux Etats-Unis et au Canada. Aussi est-il décisif pour le résultat politique de ce dialogue entre continents, de savoir si l’Europe doit être considérée — suivant la célèbre formule qu’un grand amateur de Realpolitik, Metternich, utilisa à son époque à propos de mon pays — « une expression géographique », ou si elle doit se présenter en tous lieux dans le dialogue transatlantique comme une entité nantie d’une physionomie politique précise. Dans le premier cas, le dialogue transatlantique s’effilocherait dans le fouillis des relations bilatérales courantes entre les Etats-Unis et le Canada d’une part et chacun des pays de l’Europe occidentale d’autre part, alors que, dans la deuxième hypothèse, l’interlocuteur décisif ne pourrait être, du côté européen, que la Communauté qui représente, en l’état actuel des choses, l’unique noyau d’une Europe unie nanti d’une effective réalité politique. Ce deuxième choix est, après tout, celui qui, à mon avis, correspond le mieux au cadre que les Etats-Unis ont constamment tâché de donner au dialogue avec l’Europe, dès l’époque du plan Marshall et, ensuite, par la doctrine de la equal partnership formulée par le regretté Président Kennedy. Aussi l’idée d’un sommet atlantique, à l’occasion de la venue du Président Nixon en Europe l’automne prochain, représente-t-elle en définitive un trait de continuité dans cette ligne politique. Néanmoins, accepter cet aménagement, cela revient inévitablement à considérer que le renforcement intérieur de la Communauté sous l’angle politique institutionnel et son évolution dans le sens fédéral, représentent les irremplaçables préalables de toute ouverture vers les pays tiers et, partant, d’une conclusion positive du dialogue transatlantique lui-même. Cela revient également, pour ce qui est notamment des relations entre la Communauté et les autres pays du continent européen, à reconnaître que l’extension ultérieure du processus d’intégration et même la contribution que peut apporter la Communauté au renforcement des relations entre tous les pays européens sont subordonnées au devoir qui lui incombe de ne pas prendre d’engagements capables de porter atteinte de quelque manière que ce soit à son évolution vers l’unité politique dans le cadre d’institutions démocratiques.
Quant au problème fondamental de la délimitation géographique des participants au dialogue transatlantique, il doit être à son tour abordé à la lumière de préalable et en considérant comme tout à fait prioritaire la sauvegarde de la personnalité de la Communauté européenne. Aussi est-ce précisément à ce sujet que se justifient, à mon avis, quelques réserves à propos de la manière dont le problème a été posé par les USA. Des premiers contacts avec des personnalités d’outre-Atlantique pendant la préparation de la Conférence d’Amsterdam, je remportai nettement l’impression que l’initiative avait été envisagée en fonction d’une relance de la solidarité atlantique, conçue néanmoins dans des termes qui allaient au delà des relations traditionnelles entre les pays membres de l’OTAN, jusqu’à affecter, directement ou indirectement, l’ensemble des pays industrialisés non collectivistes de l’Atlantique et du Pacifique. Mon impression a trouvé, par la suite, sa confirmation explicite dans le rapport présenté à la Conférence par l’américain Brzezinski, parlant d’un « triangle global » dont les sommets seraient représentés précisément par les Etats-Unis, l’Europe occidentale et le Japon. Cette idée justifie parfaitement l’opinion soutenue par un autre de nos interlocuteurs américains, le Professeur Rostow, suivant lequel on devrait parvenir à réaliser une nouvelle forme de « partnership » entre les Etats-Unis et leurs principaux alliés, au besoin par la création de nouvelles institutions multilatérales. Il est significatif que toutes ces thèses ont reparu, par la suite, sous une forme bien plus officielle dans le discours prononcé par Kissinger, le lundi de Pâques, déclarant textuellement que dans plusieurs domaines des solutions atlantiques seraient pratiquement irréalisables à moins qu’elles ne s’étendent au Japon.
A ce propos, j’ai tâché de dissiper, dans mon rapport, certaines équivoques sur la nature de mes réserves. Je ne suis certes pas contraire au développement de relations de tout genre entre la Communauté européenne et les autres pays industrialisés à économie de marché, parmi lesquels le Japon joue dès maintenant et jouera plus encore dans un proche avenir un rôle de tout premier plan. Je suis même d’avis que le développement de ce genre de relations peut contribuer à accroître la marge d’initiative et, par conséquent, d’autonomie réelle de la politique extérieure de la Communauté. On ne saurait ignorer toutefois que, dans la réalité politique, la relance atlantique menée par l’Administration américaine actuelle vient se situer dans un rapport d’étroite complémentarité avec la négociation globale amorcée avec l’Union soviétique et représente, en fin de compte, une tentative de revenir à un équilibre mondial bipolaire, en consacrant l’hégémonie des deux superpuissances à l’intérieur des blocs respectifs et en comprimant au maximum l’autonomie des alliés mineurs. Il est d’ailleurs extrêmement significatif, à ce sujet, que, précisément dans cette période, nos interlocuteurs américains aient tenu à souligner, par la bouche du Président Nixon, la différence de rang courant dans les relations internationales entre la vocation des Etats-Unis comme puissance globale et les intérêts exclusivement régionaux des alliés européens.
En dépit de toutes les mises au point visant, après coup, à mitiger l’impression négative suscitée dans de nombreux milieux européens par les déclarations de Nixon, elles n’en demeurent pas moins, à mon sens, un sérieux motif de préoccupation par la prise en considération purement négative des problèmes posés par la régionalisation des échanges qui se dégage non seulement des déclarations en question, mais de toute la philosophie dominante dans les milieux politiques américains, dont les témoignages éloquents n’ont pas manqué non plus à la Conférence d’Amsterdam. In n’y a maintenant aucun doute sur l’existence d’un dessein politique s’efforçant, au nom des idéaux marqués au sceau du libre-échange, de dissoudre dans une libéralisation générale des échanges les accords régionaux qui se sont développés dans quelques-uns des principaux espaces économiques du monde, tout en négligeant de propos délibéré le fait que de tels accords, tout au moins dans la mesure où ils visent, comme c’est le cas de notre Communauté, la création d’une union économique authentique, sont seuls capables, en réalité, de concilier de façon moderne et acceptable les impératifs du développement des échanges et les efforts tendant à assurer une croissance équilibrée du système économique ; croissance qui serait compromise par l’abandon pur et simple de toute intervention, au grand détriment des secteurs et des régions les plus faibles. Un pareil dessein est d’autant plus dangereux que, dans les conditions actuelles, la destruction de l’union douanière européenne pourrait en réalité compromettre toutes chances d’évolution ultérieure dans le sens politico-institutionnel, et consacrer ainsi l’infériorité structurale des pays européens vis-à-vis des superpuissances.
Je voudrais, en revanche, souligner énergiquement que cela n’a aucun sens de saisir ces dangers — à mes yeux extrêmement concrets — comme prétexte pour rejeter l’idée d’un sommet atlantique en cherchant à ramener toute la question dans l’ornière d’une série de négociations bilatérales entre les différents pays européens et les Etats-Unis. Au contraire, il faut reconnaître, sans le dire à moitié que l’attitude de l’Administration américaine actuelle est pleinement justifiée, tout au moins dans la mesure où l’incapacité des Européens de progresser vers la construction d’une véritable union économique et monétaire a fini par prêter de plus en plus à la Communauté européenne, notamment aux yeux de nos propres interlocuteurs, les dehors d’une zone de libre-échange située au centre d’un système d’accords préférentiels dont l’unique prouesse consiste à porter atteinte au commerce extérieur américain, sans toutefois proposer une solution de rechange pratique par rapport à l’équilibre courant. Dans ce sens, même si le scepticisme que nos interlocuteurs d’outre Atlantique ont ouvertement manifesté, à Amsterdam aussi, quant aux chances d’évolution de la Communauté européenne, apparaît largement justifié, les pourparlers imminents devraient représenter pour nos pays un ultime défi et une incitation à accomplir de réels progrès dans la voie de l’intégration.
C’est dans le même ordre d’idées qu’il faut envisager, selon moi, le problème de la globalité de la négociation entre l’Europe et l’Amérique en ce qui concerne l’ensemble des matières à traiter. Tout en partageant personnellement l’opinion officiellement exprimée par la Communauté sur l’opportunité de traiter séparément les différents aspects de la négociation (dont j’ai tâché d’esquisser la problématique de fond dans mon rapport), j’estime qu’à ce propos également, la véritable réponse aux sollicitations américaines consiste dans notre capacité d’élaborer une synthèse politique globale au niveau communautaire, c’est-à-dire une réponse consciente des corrélations existant entre les différents problèmes. C’est là, à mon avis, la seule signification concrète à donner à l’avènement d’une personnalité politique communautaire.
Or, précisément, cette existence d’une personnalité de la Communauté, comme sujet de politique internationale, explique également, par ailleurs, la corrélation étroite établie dans mon document introductif entre, d’une part, la question des relations de la Communauté avec les Etats-Unis et l’ensemble des pays industrialisés non collectivistes et, d’autre part, celle des contacts avec les pays collectivistes. Il existe, à mes yeux, une globalité de la politique extérieure de la Communauté qui nous interdit d’établir une séparation, en perspective tout au moins, entre, d’une part, les négociations à mener dans le cadre occidental, comme celle qu’il est convenu d’appeler le « Nixon round » et la réforme du système monétaire international et, d’autre part, les négociations qui ont, en revanche, pour objet l’affrontement des blocs, comme la Conférence pour la sécurité et la coopération européenne et la conférence du désarmement. Aussi, de tous ces points de vue, considérons-nous avec intérêt les conséquences positives que l’avènement d’un nouvel équilibre multipolaire pourra déclencher en vue d’une reprise de l’initiative internationale des Européens occidentaux, mais nous sommes conscients en même temps des graves dangers qu’une évolution de ce genre pourrait impliquer faute d’un renforcement institutionnel de la Communauté. A propos de la Conférence d’Helsinki, par exemple, j’ai cru devoir exprimer en des termes peut-être trop forts aux yeux de certains, ma crainte que, loin d’établir les conditions préalables d’un véritable dépassement des barrières élevées au cœur même de notre continent par les conséquences de la deuxième guerre mondiale, ce nouveau chapitre du processus de détente ne se traduise paradoxalement par un nouveau facteur de cristallisation et que l’accord global entre les deux superpuissances ne se réalise, en quelque sorte, par-dessus la tête des Européens, avec la tendance, pour ce qui nous concerne de plus près, à préférer la juxtaposition de deux espaces économiques (Marché commun et Comecon) intégrés moyennant des accords intergouvernementaux de type traditionnel, à la naissance d’une Communauté européenne démocratique capable de mener sa propre politique extérieure. Ces considérations, de même que le jugement positif porté, dans mon document, sur la prise de responsabilités croissante de la Chine populaire dans le monde et sur son attitude nettement favorable au renforcement de la Communauté européenne, ne témoignent nullement, par ailleurs, d’une sous-estimation des risques que comporte un éventuel délitement de l’équilibre international actuel.
J’ajouterai même, à ce propos, que le sentiment d’une défense cohérente de la personnalité communautaire de la part du Mouvement européen et l’insistance avec laquelle on devrait, à mon avis, opposer, sur le plan commercial, à la perspective anachronique d’une libéralisation générale des échanges, celle d’une négociation entre les différentes zones économiques, sont inspirés par le souci de donner, en des termes politiques plus généraux également, un fondement concret à une organisation des relations internationales plus soucieuse de l’autonomie des différents sujets, en repoussant l’inadmissible dilemme entre un retour à l’anarchie internationale et l’affermissement d’un « concert des puissances » rigoureusement hiérarchisé en fonction des intérêts dominants. Se battre pour une solution européenne de rechange à ces deux hypothèses, c’est renouer avec la généreuse inspiration « mondiale » qu’exprimait la Charte des Nations Unies et œuvrer dans le sillage de la tradition fédéraliste née de la résistance antifasciste et qui concevait la fédération européenne comme le premier anneau d’un processus appelé à s’étendre au monde civilisé tout entier. Rien de plus injuste, par conséquent, que de classer un dessein politique comme le nôtre sous la rubrique d’une espèce de « gaullisme » ou de « chauvinisme » européen. Bien au contraire, notre protestation est précisément dirigée contre ce type de politique de puissance, dénuée à jamais de toute justification idéale, qui paraît associer de plus en plus, dans une sorte de « Sainte-Alliance » conservatrice, les grandes puissances de notre époque et qui a fait l’objet, précisément à la Conférence d’Amsterdam, d’une dénonciation formelle de la part d’un témoin à l’abri de tout soupçon tel que George Ball.
Naturellement, ces considérations sont valables, en premier lieu, pour ce qui concerne les relations avec les pays du tiers monde, vu la nécessité évidente de rattacher la contribution que la Communauté européenne pourra fournir à leur développement, aux perspectives générales de sa politique d’association, dans le cadre d’une philosophie générale visant précisément à promouvoir le renforcement de la paix et de la croissance économique et sociale des différentes communautés, au sein d’un aménagement international organisé et reposant sur la collaboration de plus en plus étroite entre les principaux espaces macrorégionaux. Aussi mon rapport contient-il, en la matière, quelques indications de principe qui me paraissent réalistes, en ce qui concerne également la nécessité, désormais acquise, d’obvier aux conséquences négatives de la concentration des investissements presque universellement en cours dans les pays industrialisés. Il s’agit là de problèmes qui ont été soulevés dans un passé récent, même au niveau communautaire, et qui pourraient faire l’objet d’un utile débat dans une conférence internationale organisée par notre Mouvement.
Il en va de même, toutefois, pour ce qui concerne les problèmes de la défense, que j’ai à peine frôlés, dans mon rapport, à propos des aspects saillants des prochains pourparlers entre l’Europe et l’Amérique. Les solutions de rechange à l’équilibre actuel, envisageables in abstracto sont multiples, de la neutralisation complète de notre continent jusqu’à la création d’une force atomique européenne. Néanmoins, je suis d’avis que tout projet relevant de ce domaine doit tenir compte, en premier lieu, de la nécessité tout à fait prioritaire de concourir au renforcement de la paix mondiale et de n’entraver d’aucune façon l’évolution générale vers un désarmement contrôlé et équilibré qui représente l’intérêt prééminent, tant à l’Est qu’à l’Ouest, de tous les pays européens. A ce propos, également, nous devons refuser toute perspective affectant de particularisme l’intérêt européen, car elle s’avérerait inévitablement myope. Par ailleurs, les conditions de quasi-égalité auxquelles les deux superpuissances sont parvenues dans le domaine nucléaire, rendent de plus en plus improbable l’hypothèse de représailles massives. Selon moi, ce fait, dont il est question dans mon rapport, met en relief à la fois les responsabilités croissantes auxquelles la Communauté européenne ne saura se soustraire en ce qui concerne sa propre défense et l’importance d’un effort harmonisé des Européens en matière d’armements conventionnels. Toutefois, on ne saurait oublier le risque, pas hypothétique du tout, que le désarmement nucléaire et conventionnel ne s’accompagne du développement de nouveaux moyens offensifs encore plus insidieux, issus d’autres domaines du progrès scientifique (guerre chimique, bactériologique, etc…). A l’instar de ceux du développement, les problèmes de la défense nous ramènent, par conséquent, à la nécessité de fortifier à l’avenir les instruments d’une coopération internationale appelée à se servir, dans ce domaine, des moyens de contrôle offerts, en guise de compensation spontanée des risques en question, par le progrès scientifique lui-même. La perspective d’un renforcement des Nations Unies et, plus généralement, de la coopération institutionnelle, qui peut paraître une pure utopie, est par conséquent, à cet égard, plus actuelle que jamais, comme exigence tout au moins ; aussi je forme le vœu que notre Mouvement soit à même d’œuvrer, à l’avenir, dans cette direction également, par un précieux apport d’études et de propositions, conformément aux indications qui nous ont été fournies par la déclaration ratifiée à Londres en conclusion des travaux du Congrès de l’Europe.
J’espère avoir ainsi suffisamment éclairci les principes dont s’inspire mon rapport, en déblayant le terrain de quelques-uns des dangers les plus évidents d’équivoque. En ce qui concerne les propositions pratiques formulées dans le document, et qu’il n’est guère le cas de mentionner ici, je voudrais me borner à mettre en évidence l’opportunité politique de prendre simultanément quelques initiatives ayant trait aux principaux problèmes à l’étude, sous forme de rencontres et de débats à organiser, autant que faire se peut, avec la participation d’interlocuteurs qualifiés provenant de divers groupes de pays, de façon à établir nettement dès le début que le dialogue entamé par le Mouvement européen avec nos interlocuteurs nord-américains par le biais de la Conférence d’Amsterdam, tout en ayant une importance que personne d’entre nous ne saurait sous-estimer, n’a pas un caractère exclusif et vient s’insérer dans le contexte plus vaste de notre courageuse et clairvoyante initiative internationale. Les principes qui inspirent cette initiative sont évidemment ceux que le Traité de Rome nous a lui-même indiqués dans le domaine intérieur et qui se résument par un développement harmonieux des activités économiques, une expansion constante et équilibrée, une stabilité accrue, une amélioration plus rapide du niveau de vie et le renforcement des relations entre les Etats. Une politique extérieure de la Communauté ne peut consister que dans la projection de ces principes sur un horizon international plus large, aussi est-ce dans cette optique qu’il faut envisager l’exigence — thème dominant de mon rapport — d’une représentation de la Communauté comme telle dans toute négociation et à tout échelon de l’organisation internationale. Il est par ailleurs évident, pour conclure sur cette répétition, que la réalisation de ces objectifs présuppose la capacité de l’Europe de réaliser, dans de brefs délais, des progrès déterminants vers l’objectif suprême : un Gouvernement et un Parlement européens consacrés par une investiture démocratique directe et nantis des pouvoirs et des moyens financiers indispensables à l’accomplissement de leur tâche.
Se battre avec tous les moyens de persuasion pour atteindre ce but est donc la meilleure contribution que le Mouvement européen pourra donner, dans la situation historique actuelle, à l’édification progressive d’un ordre international plus équitable.