XXX année, 1988, Numéro 1, Page 6
Ecu et rouble :
vers un nouvel ordre monétaire international
ALFONSO JOZZO
Vers un système monétaire international multipolaire.
Il est clair, à la lumière des années qui ont suivi l’abandon du système monétaire tel qu’il avait été défini à Bretton Woods, que chaque Etat, malgré l’adoption des changes flexibles, n’est pas devenu plus autonome dans la gestion de sa politique interne, alors que cela semblait être le but recherché par l’abandon des changes fixes.
Au contraire, une plus grande interdépendance a marqué l’activité économique, tandis que nombreuses ont été les répercussions de l’instabilité des taux de change et de l’incompatibilité des politiques économiques : incertitude extrême sur les marchés financiers et le choix des investissements pour les opérateurs, rendement inefficace des ressources, croissance lente et chômage élevé. La maîtrise de l’inflation, dont on avait pu penser un temps qu’elle pouvait être une condition suffisante de stabilisation des taux de change, n’a elle même débouché sur aucun rééquilibrage, pourtant tant souhaité, des relations économiques et financières des différents pays.
S’il faut voir la recherche d’accords de stabilisation des changes, entreprise dernièrement au niveau international, comme la preuve d’un désir commun de plus grande stabilité, il ne faut toutefois pas considérer que cela peut pallier la nécessité de rétablir un nouvel ordre monétaire international, c’est-à-dire un système doté de règles et d’institutions unanimement reconnues comme capables d’empêcher ou de réduire au minimum la formation des déséquilibres.
Il ne peut être question de revenir au système de Bretton Woods, parce qu’entre-temps les transformations économiques et politiques intervenues au niveau mondial ont profondément transformé le cadre d’ensemble. En particulier, le paper dollar standard, qui institutionnalisait le dollar dans sa fonction de monnaie pivot du système monétaire international et qui s’est si bien adapté aux nécessités de l’économie mondiale après la Première Guerre, ne semble plus du tout capable de garantir la stabilité des taux de change. Et il en serait de même aujourd’hui pour n’importe quel système fondé sur une monnaie nationale dominante. En outre, si l’on observe l’évolution des relations commerciales et financières mondiales, on ne peut éviter de remarquer combien la tendance au polycentrisme a été forte ces dernières années : l’économie américaine a perdu de son importance, à l’inverse l’économie japonaise a vu la sienne s’accroître, tandis qu’apparaissent et se développent à un rythme impensable il y a quelque temps, de nouvelles zones monétaires et commerciales.
Un nouveau système monétaire international qui ne tiendrait pas compte de ces mutations aurait bien peu de chances de réussir à garantir une plus grande stabilité et un plus grand développement au niveau mondial. Pour cette raison, il lui faudra nécessairement couvrir différentes zones commerciales et monétaires capables d’assurer la participation de chaque zone, y compris en fonction du poids économique que chacune possède au niveau mondial. Dans ce contexte, la seule voie praticable à moyen et long terme pourrait être la création d’un nouvel axe monétaire, tel que par exemple le « droit de tirage spécial » qui a, fort à propos, été repensé afin de tenir compte des différentes réalités monétaires régionales qui prennent forme.
L’exemple du Système monétaire européen, adopté pour rétablir des conditions de stabilité monétaire en Europe, met en évidence qu’il existe des solutions possibles et que leur application sur le plan mondial, malgré les nécessaires ajustements occasionnels, pourrait constituer un bon point de départ en vue d’une réorganisation du système tout entier. Il s’agirait de créer un accord qui prévoirait la participation non pas de chaque monnaie mais de diverses zones monétaires et qui prévoirait dans un premier temps une « organisation » analogue à celle du Système monétaire européen, à savoir : a) des accords de change entre les monnaies des zones avec la fixation de parités en accord avec le droit de tirage spécial ; b) l’obligation d’intervention pour les banques centrales partie prenante ; c) des prévisions de facilités entre banques centrales.
Dans un premier temps, un système de cette nature pourrait prévoir un nombre restreint de zones monétaires (par exemple, dollar, Ecu et yen), puis s’étendre progressivement à d’autres zones à mesure que les conditions économiques et financières le permettraient (on pense par exemple au COMECON, à l’Amérique latine, au continent africain). Ces zones, en attendant d’avoir atteint une identité monétaire bien définie, trouveraient dans la monnaie européenne une réelle alternative à l’utilisation généralisée du dollar dans le domaine commercial et financier et un modèle de référence pour la création d’un système monétaire autonome.
L’aire du COMECON.
De ce point de vue, le COMECON se révèle d’un grand intérêt, soit en raison du plan de réforme dans lequel il s’inscrit, soit du fait des rapports économiques étroits qu’il a toujours entretenus avec l’Europe et qui, à certaines périodes, sont apparus comme étant les plus dynamiques du marché mondial.
Le débat politique et économique qui a eu lieu ces dernières années sur le thème de la réforme a abouti à deux conclusions : a) les pays socialistes pourront difficilement tolérer à moyen et long terme une situation d’exclusion d’un système monétaire auquel ils participent en définitive, y compris du fait de l’accélération des relations économiques, scientifiques et techniques qui s’instaurent avec les pays occidentaux ; b) la certitude que ce qui lie le système des économies socialistes au système occidental aboutira nécessairement à des réformes structurelles, c’est-à-dire à des modifications, à petite ou grande échelle, du système et à des améliorations qui ne pourront être que graduelles.
Concernant le premier point, on ne peut nier que le dollar ait représenté — et représente encore, bien que dans une moindre mesure par rapport au passé — un point de référence monétaire important, y compris pour les économies socialistes. La tendance récente à recourir à l’Ecu pour la facturation des échanges est-ouest montre néanmoins une volonté de diversification et d’adoption d’une monnaie plus stable en apparence. Jusqu’à présent, il a surtout été question de l’exportation de produits manufacturés des pays d’Europe, et de l’Italie en particulier, vers l’Union soviétique. Toutefois, il ne fait aucun doute qu’un pays exportateur de matières premières tel que l’Union soviétique en voie la nécessité, en raison des vastes oscillations qui caractérisent les marchés des matières premières, s’il ne veut par voir ces mouvements exacerbés par les fluctuations. On peut donc faire l’hypothèse que même dans le domaine des exportations, on assistera dans un futur proche à une plus large diversification monétaire. En outre, en ce qui concerne l’Union soviétique, en particulier, son intérêt pour la stabilité en tant que pays exportateur se double d’un intérêt pour la même stabilité en tant que pays créancier, étant donné les crédits considérables qu’elle a accordés aux pays en voie de développement.
A l’inverse, si l’on s’en tient au second point — c’est-à-dire la nécessité de réformes structurelles dans les pays de l’Est — un problème fondamental se pose en ce qui concerne la convertibilité des monnaies nationales, ainsi que celle de la monnaie commune de la zone : le rouble transférable. Ce problème de la convertibilité, sur lequel nous reviendrons par la suite, se révèle très complexe et donne lieu depuis quelque temps à un vif débat. D’ailleurs, à plusieurs reprises, les différents pays et les institutions du COMECON elles-mêmes s’en sont préoccupés.
La recherche de l’intégration monétaire de l’aire COMECON : le rouble transférable.
Pour comprendre pleinement les problèmes actuels et les orientations du COMECON il peut être utile de reparcourir brièvement les étapes qui en ont marqué l’évolution monétaire.
Le premier pas décisif vers la recherche d’une plus grande intégration économique et monétaire à l’intérieur du COMECON fut accompli en 1964 grâce à la création d’une monnaie collective — le rouble transférable — et à la fondation d’un organisme central — la Banque internationale pour la Coopération économique (BICE) — qui avait pour principale tâche de commander le système des règlements multilatéraux à l’intérieur de la zone et d’accorder des prêts à long et moyen terme aux pays membres.
Le rouble transférable et la BICE doivent leur création à la nécessité très claire de remplacer le système de clearing bilatéral et l’unité de compte qui s’y rapportait — le rouble clearing — lequel, en circulation depuis 1945, avait occasionné de multiples problèmes en raison, en particulier, de ses fonctions limitées. Avec cette innovation de 1964, on voulait de fait éliminer des inconvénients provenant du règlement bilatéral et créer dans le même temps des conditions favorables aux opérations de crédit et à la formation de réserves.
Malheureusement, ce processus de plurilatéralisation s’est instauré très lentement et surtout avec beaucoup de difficultés. Néanmoins, le rôle du rouble transférable s’est petit à petit accru et l’on peut dire qu’il est aujourd’hui employé dans tous les types de relations économiques entre les pays membres — les échanges commerciaux, le règlement des services, les opérations de crédit. Malgré la persistance de nombreuses imperfections, il remplit les fonctions typiques d’une monnaie : mesure de valeur, instrument pour la constitution de réserves et moyen de paiement.
Il faut rappeler que de ce premier point de vue, une unité monétaire tient lieu de mesure de valeur si elle indique le prix des marchandises et des services. Les prix en roubles transférables sont fixés à partir des prix du marché mondial tels qu’ils sont formulés dans les différentes monnaies. Cependant, dès lors que ces dernières sont souvent soumises à de fortes fluctuations — ce qui s’opposerait, dans une économie planifiée, à la nécessité de rendre les prix stables — il a fallu établir un système de calcul des prix en roubles transférables sur la base des prix moyens pratiqués au niveau mondial pour chaque marchandise au cours des cinq dernières années. Cette moyenne limite ainsi l’influence des fluctuations conjoncturelles (vers le haut ou vers le bas) tout en laissant intactes les tendances à long terme des prix mondiaux. En ce sens, on peut dire que le système de calcul des prix à l’intérieur du COMECON fait du rouble une mesure de valeur relativement indépendante, malgré les liens qu’elle entretient avec d’autres monnaies qui évaluent la valeur des marchandises sur les marchés mondiaux.
Le rouble transférable présente lui aussi, dans son rôle de monnaie de réserve, des caractères particuliers. Ce rôle est défini par les crédits bilatéraux accordés en monnaie commune d’un pays à l’autre à l’intérieur du COMECON et concrétisés par le transfert des comptes de ce pays vers la BICE. Ces crédits sont accordés à condition que le pays prêteur possède des réserves en roubles transférables provenant de l’excédent des profits réalisés à l’exportation par rapport aux coûts des importations. Toujours sur cette base de réserves en roubles transférables amassés par tous les pays selon un système de planification, des crédits sont accordés sur une base plurilatérale par la coopération économique et la Banque internationale pour les Investissements.
Le problème de la convertibilité.
Enfin, en ce qui concerne le rôle du rouble transférable comme moyen de paiement, il convient de remarquer qu’il paraît encore extrêmement imparfait bien qu’il soit largement utilisé dans les opérations de paiement à l’intérieur de la zone. Une monnaie devrait représenter un pouvoir d’achat moyen : son pouvoir devrait être étroitement lié à la marge de liberté avec laquelle on peut la dépenser. L’absence de « convertibilité substantielle » du rouble transférable — c’est-à-dire l’impossibilité pour celui qui le possède d’utiliser librement un certain surplus financier avec la BICE pour acquérir des biens et des services dans un pays de la zone — constitue sans doute l’obstacle principal auquel les économies socialistes devront faire face sur la voie de l’internationalisation du rouble et de son utilisation plus efficace à l’intérieur du COMECON. Le problème essentiel tient au fait que le pouvoir d’achat du rouble transférable est limité par une certaine rigidité du marché et par la pénurie relative de certains produits et non par les imperfections intrinsèques à l’unité monétaire en question. En ce sens, il serait plus exact d’affirmer qu’un pays souffre d’« inconvertibilité substantielle » plutôt que de dire que l’inconvertibilité est caractéristique d’une certaine monnaie : en effet, elle peut être appliquée non seulement aux transactions en monnaies convertibles, dans la mesure où les entreprises occidentales ne parviennent pas — même en utilisant des monnaies convertibles — à négocier directement avec les partenaires du COMECON et à obtenir d’eux les marchandises voulues.
Il s’agit par conséquent d’une inconvertibilité liée essentiellement au système de planification : elle empêche toute acquisition ou vente non prévue par le plan et elle rend ainsi plus difficile la diffusion du rouble transférable dans les rapports avec les pays tiers et, de plus, elle entrave le fonctionnement correct des mécanismes mis en place par la création du système.[1] Pour atteindre une « convertibilité substantielle » du rouble transférable — ainsi que de chaque monnaie de la zone — il faut mettre en œuvre des réformes économiques radicales capables de dépasser les rigidités du système de planification actuel et les problèmes provenant d’une structure des prix dénaturée et sans lien avec le marché mondial.
Il serait plus simple et plus rapide de parvenir à la « convertibilité monétaire », c’est-à-dire la capacité pour une monnaie telle que le rouble transférable, ou l’une des monnaies nationales, d’être échangée contre une autre monnaie de la zone ou contre une monnaie extérieure à la zone. Par le passé, on a beaucoup parlé d’une convertibilité « externe » du rouble, c’est-à-dire pouvant être appliquée uniquement dans le règlement des échanges Est-Ouest et non à l’intérieur du COMECON. Aujourd’hui, on semble définitivement avoir renoncé à cette position pour deux raisons : tout d’abord, parce que la convertibilité externe dépend du niveau des réserves internationales, certainement insuffisant en l’état actuel des choses en ce qui concerne les pays de l’Europe de l’Est ; en second lieu, parce qu’on cherche des solutions capables aussi de garantir une meilleure intégration économique et monétaire à l’intérieur de la zone. Ceci ne signifie nullement que l’on ne mènera pas une politique visant à mettre en place la convertibilité externe : celle-ci s’accompagnera cependant de la convertibilité interne : le rouble transférable convertible en monnaies de la zone et ces dernières convertibles entre elles.
Depuis des années, ce problème de l’intégration de l’aire du COMECON est un sujet de préoccupation même si les résultats n’ont pas souvent été à la hauteur des efforts accomplis.
Il faut porter un jugement positif sur la future convertibilité des monnaies nationales — rouble soviétique, florin hongrois, couronne tchèque, etc. — à condition qu’on ne la considère pas comme pouvant remplacer la convertibilité et une plus large utilisation du trouble transférable.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier la raison qui a poussé les pays du COMECON à tracer en 1964 une première ébauche de monnaie commune : il leur semblait important d’introduire dans les relations économiques une unité monétaire de chaque pays, dotée d’un pouvoir d’achat aussi stable que possible. En outre, à la suite de l’introduction du nouveau système basé sur la plurilatéralité, l’importance centrale du rôle du rouble transférable dans le système monétaire et financier du COMECON s’est trouvée confirmée en de nombreuses occasions. Le « Programme d’ensemble pour le renforcement et l’amélioration de la coopération et de l’intégration des économies socialistes des pays membres du COMECON » de 1971 constitue en ce sens un pas décisif. A cette occasion, le rouble transférable était défini comme étant la « monnaie internationale socialiste collective des pays membres » et l’on prévoyait en sa faveur une série de mesures qui auraient dû en améliorer l’utilisation au cours des paiements plurilatéraux et vis-à-vis des pays tiers, décider de la convertibilité avec les autres monnaies du COMECON et faire de la BICE un centre qui assure la convertibilité du rouble lui-même.
Même si, dans l’intervalle, on n’a fait que peu de pas dans cette direction, ces lignes de fond n’ont pas changé ; elles pourraient même retrouver une certaine vigueur dans les projets de réforme en cours. Il faut donc continuer à travailler dans cette direction parce qu’elle est sans doute la seule qui garantisse une solution « neutre » pour les pays adhérents de la zone. Il faut éviter les tentations faciles d’utilisation exclusive des monnaies nationales. Si cela devait arriver, on peut dire que, par certains aspects, les pays du COMECON parcourraient à rebours la voie suivie ces dernières années par les pays occidentaux, et par la Communauté européenne en particulier. Il serait fondamental au contraire pour eux de tirer profit de l’avantage qu’ils ont d’avoir compris bien avant les autres la nécessité de l’intégration monétaire, c’est-à-dire d’une monnaie et d’institutions communes.
De fait, le risque d’un retour à l’utilisation des monnaies nationales est apparu au cours de la dernière réunion des pays du COMECON qui s’est tenue à la Havane en décembre dernier. A l’occasion de cette rencontre, certains pays sont parvenus à une entente de principe visant à conclure des accords bilatéraux ayant pour but de faciliter l’utilisation de leurs propres monnaies nationales. Cependant, il est intéressant de remarquer que, parallèlement à cette tendance, de nombreux pays ont ressenti la nécessité de s’exprimer à cette occasion en faveur d’une monnaie commune, dont la convertibilité par rapport aux monnaies nationales pourrait être un moyen efficace de rétablir des relations monétaires appropriées à l’intérieur de la zone.
De la nécessité de réformes.
Les pays du COMECON devront tendre à moyen et à long terme vers une convertibilité totale de leur monnaie commune. C’est là la condition première pour que le rouble soit véritablement utilisé au niveau international. L’Histoire nous enseigne en effet qu’une telle convertibilité rend les monnaies plus “fortes” : ce fut par exemple le cas des monnaies occidentales qui, au lendemain de la guerre, furent déclarées inconvertibles du point de vue financier et dont la dépréciation qui en découla trouva un terme dans le fait qu’on puisse malgré tout les échanger contre des marchandises. Il est évident que pour atteindre l’objectif de la convertibilité totale, de sérieuses réformes s’imposent afin que s’établissent un rapport étroit entre les prix intérieurs et ceux du marché international et une correspondance accrue en rapport avec les coûts en termes de ressources utilisées.
De nombreux efforts sont faits dans ce sens : en Union soviétique, par exemple, la résolution du Plenum du Comité central de juin 1987 a donné le coup d’envoi de la réforme économique avec l’incitation pour une restructuration de la sphère des finances, du crédit et de la circulation monétaire. Elle prévoit aussi une profonde réforme des prix, par l’élimination des subsides aux prix des produits agricoles et aux tarifs et par des augmentations de salaires simultanées.[2] Des réformes similaires ont été adoptées en Hongrie, tandis qu’en Tchécoslovaquie l’unification des taux de change de la couronne jusque là fixés à des niveaux variables selon la nature des produits importés, était promulguée.
L’amorce d’une phase de concurrence accrue dans les entreprises des pays de l’Est peut comporter une plus grande propension vers l’innovation, et par là-même une dépendance réduite vis-à-vis des pays occidentaux ainsi que des possibilités d’exportation accrues. L’effet en serait extrêmement positif, non seulement au niveau d’une efficacité accrue du système économique de la zone tout entière mais encore pour la tendance à l’équilibre des balances des paiements qui en découlerait, ce qui permettrait ainsi d’accélérer le processus de mise en place de la convertibilité de chaque monnaie et de la monnaie commune.
La coopération monétaire CEE-COMECON.
Il existe une analogie fondamentale entre les expériences que vivent actuellement la CEE et le COMECON : ces deux zones quoique basées sur des positions politiques, culturelles et économiques très différentes, n’en recherchent pas moins toutes deux des formes d’intégration susceptibles de leur garantir une plus grande stabilité et un développement durable. Quoique la CEE soit d’une certaine façon en avance dans la définition de ce processus, il n’en demeure pas moins que le grand marché intérieur constitue aussi pour les pays du COMECON, surtout pour ceux qui ont un marché réduit, une priorité et une condition première pour le rééquilibre de leurs économies et de leurs positions financières.
Face à cet objectif de plus grande intégration économique, la monnaie devient un facteur fondamental : l’Ecu et le rouble transférable peuvent donc jouer à côté des monnaies nationales des deux zones, un rôle tout à fait unificateur. L’établissement d’un lien entre ces deux unités monétaires aurait pour conséquence une impulsion plus forte pour la coopération réciproque et permettrait à la monnaie du COMECON d’accélérer son cheminement en vue d’une totale convertibilité.
Des accords seraient, dans ce contexte, souhaitables — même s’ils sont, dans un premier temps seulement bilatéraux — entre les pays de la CEE et ceux du COMECON et ils prévoieraient, dans le règlement du change réciproque, d’une part une plus large utilisation de l’Ecu et de l’autre les premières modalités d’utilisation du rouble transférable. Des accords explicites conclus en ce sens par les autorités monétaires des deux zones d’influence, qui comprennent des initiatives d’intervention pour défendre la parité désirée, constitueraient une incitation importante pour que les entreprises occidentales traitent avec les pays du COMECON et aideraient ces derniers dans la mise sur pied de plans relatifs aux échanges avec l’étranger. De telles mesures, destinées à établir un lien monétaire comme condition de base pour une meilleure intégration économique, pourraient être adoptées même très vite. Leur application relativement simple est due au fait qu’existent déjà de grandes analogies entre la composition de l’ECU et les monnaies utilisées dans les échanges entre les deux zones. Le temps semble venu pour commencer aussi à entreprendre un mouvement en direction du renforcement de la coopération entre les institutions monétaires communes aux deux zones, qui actuellement présentent déjà des caractéristiques communes. Comme le Fonds européen de Coopération monétaire (FECOM), la Banque internationale pour la Coopération économique (BICE) est dans une certaine mesure, le centre du système ; dans les deux cas, le règlement qui en réglemente l’activité prévoit la concession de crédits pour le financement des déséquilibres de la balance des paiements. A partir d’un schéma semblable à celui qui réglemente l’activité de la Banque européenne d’Investissements (BEI), la Banque internationale d’Investissements (BII) gère un fonds spécial pour le financement des aides économiques et techniques aux pays les plus défavorisés. Et puis les deux zones, même avec les différences non négligeables, disposent chacune d’un système de clearing multilatéral.
Les initiatives sont nombreuses dans ce contexte — en plus de celles décrites précédemment — qui pourraient être entreprises pour renforcer la coopération monétaire entre les deux zones. Il faut par exemple noter que les pays de la Communauté européenne eux-mêmes pourraient devenir membres de la BICE, qui renferme cette possibilité dans son propre statut et à leur tour, tant la banque du COMECON (BICE) que les banques centrales de l’Est à titre individuel pourraient demander au FECOM un statut prévu par les accords SME de « troisième détenteur » et obtenir des banques centrales des pays de la Communauté des Ecu officiels, en ayant droit à la même rémunération que les banques centrales de la Communauté. De plus les banques centrales des pays d’Europe de l’Est qui auraient un siège social dans la CEE pourraient faire partie, statutairement, de l’Association bancaire pour l’Ecu — organisme qui regroupe, outre quatre-vingts banques officiant dans le cadre de la Communauté et la Banque européenne d’Investissement elle-même qui préside le système de compensation de l’Ecu — et pourraient, à la limite, après avoir satisfait à certains critères d’admission, devenir des banques de clearing, possibilité que prévoit le récent élargissement du système à des instituts de crédits non communautaires.
Un premier ancrage des deux systèmes monétaires qui conduise d’une certaine façon à une confrontation du rouble avec l’Ecu permettrait de mieux protéger l’évolution des échanges au sein du COMECON selon les tendances du marché international, prélude obligé pour de plus grands pas en direction de la « convertibilité ».
Il serait possible et même souhaitable que, dans ce cadre, il s’opère un renforcement des liens monétaires entre quelques pays membres du COMECON et le Système monétaire européen. De telles expériences, loin de devenir des forces centrifuges, ouvriraient la voie à des collaborations plus étroites mises en pratique ensuite au sein des deux systèmes et permettraient à des pays comme la Hongrie, de se spécialiser dans son rôle de centre financier : il s’agit du reste de problèmes bien connus au sein même de la Communauté européenne où chaque pays membre adhère de façon différente au même Système européen.
Il apparaît opportun de redéfinir les mécanismes monétaires du COMECON, pour adapter les institutions existantes aux nouvelles lignes de développement de l’économie récemment adoptées par l’Union soviétique et par d’autres nombreux pays membres, ce qui donnerait aussi l’occasion d’une première insertion, grâce à des accords passés avec les pays adhérents au Système monétaire européen, dans le processus de réforme du Système monétaire international : l’occasion serait aussi propice pour une redéfinition du rouble transférable avec une dénomination plus supra-nationale, comme ce fut le cas pour l’Ecu introduit à l’occasion des accords qui instituaient le SME en décembre 1978.
L’unité européenne pour le renforcement de la coopération internationale.
Il n’est peut-être pas inutile de souligner que les initiatives définies jusque là, apparemment simples et applicables sur-le-champ, nécessitent en revanche pour être appliquées, une forte détermination et des organes constitutionnels solides.
Le rôle de l’Europe devient donc fondamental dans ce passage vers une phase de pluralisme monétaire toujours accru : la progression vers des formes plus élaborées d’unité économique, monétaire et politique est la condition nécessaire pour l’expérimentation de formes plus larges de coopération sur le plan international. Les Européens ont le devoir de devenir un exemple et une force d’initiative dans la réalisation des premières formes de gouvernement de l’économie mondiale.
L’unité économique de l’Europe prévue pour 1992 peut trouver un soutien considérable dans l’unification monétaire dont l’étape décisive demeure la consolidation du système monétaire européen avec la création d’une Banque fédérale européenne à qui chaque gouvernement devrait confier la gestion de la monnaie commune.
Seule une plus grande solidité des rapports au sein de l’entité, garantie par la création d’un organisme central de gouvernement de la monnaie, pourra créer les prémisses d’un début de cycle nouveau basé sur la croissance économique, sur le développement de l’emploi et sur la définition de relations plus stables avec des zones extérieures.
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[1] Au début des années ‘70 par exemple de nombreux problèmes avaient surgi suite aux opérations de crédit à moyen et long terme que la Banque internationale d’Investissements avait faites, à cause des difficultés rencontrées par les pays qui avaient obtenu des prêts d’investissement dans rachat, contre des roubles transférables, de matériels techniques qui n’étaient pas spécifiquement couverts par les accords bilatéraux.
[2] Jusque là l’objectif de maximisation du taux de croissance du revenu national par l’accumulation accélérée du capital avait conduit au maintien des prix des matières premières à un niveau relativement bas et ceux des machines à des niveaux relativement élevés. Une telle structure déformée des prix relatifs avait permis d’une part de concentrer des ressources dans les mains de producteurs d’outillages et d’usines et de l’autre avait favorisé le gaspillage des matières premières et freiné l’innovation technologique par la faible motivation à l’innovation qui en avait découlé.