LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XXVIII année, 1986, Numéro 2-3, Page 81

 

 

L’économie mondiale
et le mode de production scientifique
 
GUIDO MONTANI
 
 
1. La nouvelle économie et la crise de l’économie internationale
Nombreux désormais sont ceux qui reconnaissent que la crise qui frappe la plupart des pays industrialisés, sans épargner le tiers-monde, a ses racines dans une mauvaise réglementation de l’économie internationale. Toutefois, presque tous les économistes continuent à penser qu’on pourrait sortir de cette situation simplement par des mesures de politique économique prises au niveau national, ou tout au plus par des politiques élaborées dans le cadre de la coopération intergouvernementale. Le problème est beaucoup plus complexe. Nous sommes confrontés à un changement radical du système économique mondial qui ne peut désormais être gouverné qu’avec des instruments totalement nouveaux de politique économique, c’est-à-dire avec la création de véritables institutions d’État supranationales.
La désorientation de l’économie et de la politique internationale résulte d’une incompréhension de la nouvelle réalité. Il existe un marché mondial et il existe un système économique, étroitement interdépendant, qui se développe sur une échelle planétaire. Cependant, rares sont les économistes qui mettent en doute l’affirmation de Keynes, selon laquelle : « C’est la mise en œuvre d’une politique nationale de l’emploi dans tous les pays qui peut, sur le plan international, rétablir la santé et la force économiques, qu’on les mesure au montant de l’emploi intérieur ou au volume du commerce international »[1] L’expérience aurait dû nous enseigner qu’il est faux de croire que tous les pays agissent simultanément — c’est l’hypothèse de Keynes — en vue d’objectifs communs, pour ne pas parler du fait que, sur la base de cette conception candide des rapports internationaux, on ne sait absolument que conseiller lorsqu’un pays décide de faire supporter aux autres le coût de son développement par des politiques de type beggar my neighbour. En réalité, dans le monde des souverainetés nationales, l’anarchie est une situation beaucoup plus fréquente que l’harmonie imaginaire que postulent les économistes. Mais, comme on s’obstine à ne pas vouloir tirer les leçons nécessaires de l’expérience, on continue à gouverner l’économie sur la base des catégories dépassées de l’internationalisme, qui ont été élaborées au cours du XVIIIe et du XIXe siècles, à une époque où l’interdépendance économique au niveau international ne pesait pas encore de manière décisive sur les perspectives de développement de chaque nation. Jamais il n’a été aussi évident qu’aujourd’hui que les objectifs nationaux de politique économique sont subordonnés à un sujet mythique, que les économistes définissent par le terme de « conjoncture internationale ». C’est là la meilleure preuve de la faillite de la pensée économique.
Cependant, la nouveauté est en train de se frayer un chemin dans la recherche économique à travers l’examen de ce phénomène que l’on peut définir comme étant la mondialisation du processus économique. En particulier, dans le cadre des études promues par les organisations internationales, telles que les différentes agences de l’ONU, l’OCDE, la Communauté européenne, etc., on se voit contraint par les faits mêmes à considérer le monde, ou tout au moins certaines grandes zones continentales, comme un ensemble interdépendant. L’analyse input-output, par exemple, comme l’a montré Leontief,[2] peut déjà être utilisée de manière utile pour examiner la structure de l’économie mondiale et en tirer des indications de politique économique afin de réduire l’écart entre les pays riches et les pays pauvres. Parmi les économistes keynésiens eux-mêmes, qui n’étaient jusqu’à présent parvenus à concevoir les problèmes internationaux que comme la somme algébrique de problèmes nationaux, on commence à envisager l’existence d’une demande agrégée au niveau mondial et, par voie de conséquence, la nécessité de créer des instruments mondiaux de politique économique.[3] Enfin, sur le terrain de la réforme du système monétaire international, après la phase de désordre général causé par la politique des changes flexibles, on voit finalement réapparaître le point de vue favorable aux changes fixes et s’affirmer aussi dans ce cadre l’opinion la plus courageuse d’économistes tels que Triffin, qui a eu le mérite de défendre avec ténacité la nécessité de parvenir à une monnaie mondiale et à une banque centrale mondiale, à partir de la création de monnaies internationales régionales, tel l’écu européen, et l’extension progressive de cette méthode au niveau mondial.
Malgré ces progrès, il reste encore à résoudre le problème d’analyser, à l’aide des instruments conceptuels appropriés, les lois de développement, si elles existent, de l’économie mondiale contemporaine dans son unité et sa spécificité. C’est là par exemple la voie déjà suivie par certains historiens de l’économie, tels que Braudel et Wallerstein. Leur reconstitution de l’économie moderne à la lumière de la dynamique centre-périphérie qui partant à l’origine de l’économie-monde des États italiens de la Renaissance se développe jusqu’à l’actuelle économie-monde planétaire, constitue un point de référence précieux et indispensable pour toute analyse scientifique du système économique contemporain. Comment ne pas voir, par exemple, que de très nombreux aspects du « miracle japonais » si vanté ne sont en vérité que l’épiphénomène de la dialectique plus générale entre « pôle du Pacifique » et « pôle de l’Atlantique », en train de reproduire sur une échelle plus vaste un des fameux décentrages dont parle Braudel ?
Malgré cette approche de toute évidence utile, on ne doit pas se cacher l’insuffisance de l’attention que l’on a jusqu’à présent prêtée à la relation qui existe entre le système de l’économie mondiale et le système mondial des États, ou au fond le rapport entre économie et politique internationale. I. Wallerstein est l’auteur contemporain qui a le mieux examiné ces aspects[4] et il vaut sans doute la peine de résumer rapidement l’essence de sa méthode d’analyse, que d’ailleurs on retrouve chez de nombreux auteurs qui se réfèrent à la tradition marxiste. Pour Wallerstein, le système de l’économie-monde est de par sa nature un système capitaliste, même si une bonne part des Etats existants prétend avoir réalisé des régimes socialistes. Le socialisme ne peut être que le gouvernement conscient des hommes sur le processus de production. Et Wallerstein affirme à juste titre que le socialisme ne peut exister sans un « gouvernement mondial socialiste ».[5] La logique la plus générale qui régit le système planétaire de production est donc celle qui correspond au « mode de production capitaliste », c’est-à-dire la recherche par les forces productives de la plus large appropriation possible du surplus mondial. Même les Etats, qui sont des instruments aux mains des classes dominantes, donc de la bourgeoisie où prévalent les régimes fondés sur la propriété privée des moyens de production, ne pourront échapper à cette logique générale : « Un État est d’autant plus supérieur à un autre État, affirme Wallerstein, qu’il peut davantage saisir les occasions de permettre à ses propres entreprises (y compris les entreprises d’État) d’acquérir des profits dans l’économie-monde ».[6]
On pourrait bien sûr faire observer que Wallerstein, tout en essayant de tenir compte de l’idée de système mondial des États, en arrive à en appauvrir le concept en le subordonnant à la logique du « capitalisme mondial ». Sa tripartition fondamentale entre le centre, la semi-périphérie et la périphérie le contraint, par exemple, à placer l’Union soviétique parmi les États semi-périphériques, c’est-à-dire, sur le même plan que les États socialistes de l’Europe de l’Est. Une simple référence à la doctrine de la raison d’État peut suffire pour soutenir qu’il semble beaucoup plus cohérent avec la réalité politique internationale de parler de bipolarisme — ou de gouvernement bipolaire du monde — et de placer l’Union soviétique parmi les superpuissances, sur le même plan que les États-Unis, tandis que les pays européens, de l’Est comme de l’Ouest, seront placés dans le camp des pays satellites des superpuissances.
Même si le but de cet article n’est pas d’approfondir la dynamique du système mondial des États, en tant que système politique, il a été impossible de ne pas y faire allusion, parce que, selon nous, un examen correct du processus historique doit tenir compte de l’existence d’une relative autonomie des faits politiques par rapport à la dynamique plus vaste et plus profonde qui est en train de transformer progressivement le système productif et la société mondiale. Le développement des principales technologies d’avant-garde — telles que l’énergie de la fusion nucléaire, l’exploration de l’espace, l’informatique, etc. —, qui exercent une décisive influence sur l’évolution même du système économique, n’est pas conditionné par la forme de la propriété des moyens de production. On veut par là soutenir qu’une profonde modification du système de production est en cours, qui marque de la même manière les pays occidentaux avec une économie de marché, et les pays de l’Est où les moyens de production sont la propriété de l’État. On peut affirmer en bref que la société mondiale contemporaine est en train de vivre la phase de transition « du mode de production industriel au mode de production scientifique », ou encore le passage d’un mode de production dans lequel l’ouvrier et l’usine (organisée par le patron ou le directeur de plan) représentaient la principale force productive à un mode de production où l’automation et le travail intelligent (à la limite la science) représentent la nouvelle force de propulsion du progrès économico-social.
Il ne s’agit pas seulement d’une innovation terminologique par rapport à ceux qui privilégient l’idée de « mode de production capitaliste ». Ce qui est en jeu, c’est le repérage des forces de progrès et des objectifs que l’on doit tour à tour poursuivre afin de le rendre possible. Wallerstein soutient que la tâche des « forces anti-systémiques », parmi lesquelles il inclut aussi les pays socialistes, est de dépasser la forme capitaliste de production. On veut ici au contraire défendre la thèse selon laquelle le principal obstacle au développement des forces productives, à notre époque, tient à l’organisation en Etats souverains de l’économie mondiale. Le développement de la science et de la technologie moderne laisse entrevoir la possibilité de libérer l’homme de la fatigue physique du travail et d’accélérer considérablement la marche du tiers-monde vers de dignes conditions de vie. Mais ces potentialités ne se concrétisent pas en réalité en raison de l’impossibilité de planifier un usage rationnel des ressources sur une échelle planétaire, grâce à un plan mondial de développement. La réalisation de ce plan nécessiterait, en tant que préalable naturel, la participation libre et consciente de tous les peuples et de tous les États, c’est-à-dire la démocratie internationale. Mais la situation actuelle d’anarchie internationale, où les États les plus forts dictent les conditions auxquelles doit se soumettre le reste de l’humanité, fait qu’on exploite les ressources de la science et de l’économie, « patrimoine commun du genre humain », non pas pour améliorer la condition humaine dans sa totalité, mais pour renforcer telle ou telle raison d’État. La course aux armements, le désordre monétaire international, l’abandon du tiers-monde dans des conditions pitoyables ne sont autre que le résultat d’un désordre international qui accepte comme loi suprême le respect fétichiste des souverainetés nationales. Qui s’oppose au dépassement de la souveraineté absolue des Etats — donc éventuellement les États socialistes aussi, ainsi que toutes les forces qui, tout en se définissant comme progressistes, n’ont pas le courage de mettre en cause ce postulat atavique de la pensée politique — s’oppose alors au développement des forces productives.
La nouvelle économie sera le résultat du dépassement progressif des politiques économiques organisées sur une échelle nationale. La science économique doit commencer à concevoir la possibilité d’organiser les finances publiques, les politiques pour l’emploi, pour le développement, pour le dépassement des déséquilibres territoriaux, etc., à différents niveaux de gouvernement : local, national, continental et mondial. Il ne sera pas possible dans cet article d’aborder tous ces problèmes de la nouvelle économie, on se limitera donc à en discuter un aspect préalable : l’évolution du mode de production vers le nouveau stade de développement post-industriel.
 
2. Mode de production, économie et politique
Pour pouvoir parler d’une « nouvelle économie » il faut qu’il y ait une base rationnelle ; en d’autres termes, on doit chercher à définir comment de nos jours apparaissent les phénomènes économiques nouveaux par rapport au passé. C’est le problème de l’indentification des phases ou des stades du développement économique, qui constitue rarement désormais un objet de discussion en science économique, alors que c’était le contraire à la naissance de la pensée économique moderne. Il est donc utile de rappeler les caractéristiques d’une méthode d’analyse qui apparaît indispensable pour une compréhension approfondie de l’économie contemporaine.
En effet, dans la Richesse des Nations, l’on retrouve de fréquentes et frappantes comparaisons entre ce qui se passe dans le monde européen civilisé et « ce stade primitif et rustre de la société » qui l’a précédé. Cette méthode d’examen des faits sociaux, au moyen de la comparaison entre divers stades de développement, Adam Smith l’avait héritée d’une vaste littérature qui avait fleuri à l’aube du système moderne de production industrielle, à la suite des explorations géographiques et de la curiosité naturelle de confronter et d’évaluer les qualités et les défauts de la société européenne par rapport aux sociétés découvertes depuis peu. C’est ainsi que se forma peu à peu, grâce à l’apport de nombreux commentateurs, la théorie des quatre stades, que Smith lui-même avait largement discutée dans ses leçons de philosophie morale, dans lesquelles il distinguait : l’âge des chasseurs, l’âge des bergers, l’âge de l’agriculture et celui du commerce.[7]
Avec le développement de l’industrialisation, les économistes se sont concentrés toujours davantage sur les problèmes de la croissance relatifs au système industriel (ou de la fabrique, comme on l’appelait alors) et en particulier sur le nouveau rôle joué par la bourgeoisie entrepreneuse et par le prolétariat. Ricardo n’hésita pas à soutenir que la détermination des lois qui règlent la distribution du revenu entre salaires, profits et rentes est le problème fondamental de l’économie politique. Il était donc inévitable, dans cette optique, que la théorie des quatre stades perde progressivement de son importance dans l’économie classique anglaise.
Cette doctrine fut vigoureusement reformulée et approfondie au moment où les pays du continent européen se posèrent le problème d’emboîter le pas à l’Angleterre. Friedrich List apporta une contribution théorique décisive avec son Système national d’économie politique publié en 1841, qui se proposait d’intervenir en faveur des partisans de l’union douanière allemande (Zollverein). Ces derniers demandaient une protection douanière contre l’industrie anglaise, plus forte et plus solide. Les mesures de politique économique en faveur des industries naissantes se justifiaient, selon List, par : a) une théorie du développement des forces de production ; b) une conception de l’ordre international qui pourrait progressivement évoluer vers une condition de développement égal pour toutes les nations et dans lequel la paix universelle et le libre échange deviendraient possibles. « L’union future de tous les peuples, affirme List, et l’établissement de la paix perpétuelle et de la liberté générale du commerce sont l’objectif vers lequel doivent tendre toutes les nations et dont elles doivent se rapprocher de plus en plus ».[8]
Le problème central de l’économie politique (ou Nationalökonomie) est donc bien de définir les conditions qui rendent possibles pour les nations le passage d’un stade de développement primitif à un stade plus avancé. Les principaux stades de développement sont, selon List, le stade sauvage, le pastoral, l’agricole, le stade à la fois agricole et manufacturier, et enfin le stade agricole-industriel-commercial.[9] Des potentialités productives données se manifesteront à chaque stade, au fur et à mesure que les nations y parviendront. C’est le niveau de développement des forces productives qui décidera du bien-être et de la richesse d’un peuple. Les forces productives des peuples ne dépendent pas seulement de facteurs matériels comme la possession de ressources naturelles ou la quantité de main-d’œuvre disponible, mais « aussi [des] lois et [des] institutions sociales, politiques et civiles, et surtout des garanties de continuité, d’autonomie et de puissance de leurs nationalités… La productivité ne repose pas seulement sur la division de différentes opérations d’une industrie, entre plusieurs individus ; elle repose plus encore sur l’association morale et matérielle de ces individus pour un but commun ».[10]
Les économistes classiques, ou l’École, comme List l’appelait sur un ton polémique, avaient commis deux erreurs : la première résidait dans la prétention qu’il fût valable pour n’importe quel pays de réaliser une politique de libre-échange, indépendamment de son degré de développement ; la seconde, dans le fait de définir une théorie des valeurs d’échange sans se préoccuper de la mettre en relation avec le problème du développement des forces productives. L’économie se trouve ainsi réduite à la science qui explique comment « les richesses, ou les valeurs d’échange, sont produites, distribuées et consommées ». List considère au contraire qu’« une théorie des valeurs doit être accompagnée par une théorie indépendante des forces productives pour pouvoir expliquer les phénomènes économiques ».[11] Il est nécessaire, selon List, de savoir qu’il y a une utilisation productive des ressources, non seulement lorsqu’on se propose d’étendre quantitativement les forces productives existantes. C’est en substance le phénomène que l’on appelle accumulation, dans le domaine industriel. Mais l’on doit aussi considérer comme productifs les investissements qui se proposent de « réveiller » les forces productives, pour enclencher un processus de transition d’un stade de développement à l’autre. Les dépenses pour l’instruction sont donc productives, contrairement à ce qu’affirmait Smith, si nous voulons promouvoir le développement industriel d’un pays agricole, etc. C’est pourquoi les mesures douanières protectionnistes sont justifiées dans le cas d’une nation qui se propose « l’éducation industrielle » pour son peuple afin d’atteindre un stade plus élevé, celui du développement industriel, déjà atteint par les nations les plus fortunées.
La pensée de List influença certainement Marx. Bien entendu, il est inexact d’affirmer que Marx a été amené à élaborer le concept de « mode de production » dont il parle pour la première fois dans son Idéologie allemande (1845-46) en étant seulement mu par l’exigence de List de formuler une « théorie des forces productives », mais il n’en demeure pas moins qu’à cette époque il s’intéressait vivement à une critique du système de List et ses manuscrits[12] laissent entrevoir quelques aspects significatifs de la pensée marxienne qu’il est intéressant de discuter ici. Dans l’Idéologie allemande, Marx développe l’idée des quatre stades de développement dans la formulation plus générale de « mode de production », qui consiste en l’examen des conditions dans lesquelles l’homme reproduit sa vie matérielle ; en d’autres termes, il s’agit, pour utiliser l’expression de Marx, de l’examen d’un mode de vie déterminé. Mais dans de nombreuses expressions, la référence à List est presque littérale : Marx affirme, par exemple, que « les divers stades de développement de la division du travail représentent autant de formes différentes de la propriété ; autrement dit, chaque nouveau stade de la division du travail détermine également les rapports des individus entre eux… » et, un peu plus loin, « les rapports des différentes nations entre elles dépendent du stade de développement où se trouve chacune d’elles en ce qui concerne les forces productives… L’on reconnaît de la façon la plus manifeste le degré de développement qu’ont atteint les forces productives d’une nation au degré de développement qu’a atteint la division du travail ».[13]
Le changement de terminologie, de stades de développement à mode de production, comme on l’a déjà dit, correspond à un progrès substantiel des sciences historico-sociales. L’importance fondamentale de l’idée de mode de production réside dans le fait que toute société doit avant tout assurer sa propre survie, c’est-à-dire sa reproduction. L’étude de toutes les fonctions qui assurent la reproduction de la vie en société met en évidence cet ensemble de comportements humains, indispensables ou nécessaires, que l’on peut définir comme structurels (et qui sont l’objet d’études, notamment de la part des historiens de la « longue durée », pour employer l’expression de Braudel). Toute société ne peut garantir sa reproduction qu’à condition de réaliser un équilibre extérieur avec la nature (dont elle subit presque totalement la domination durant les premiers stades de développement, mais qu’elle apprend au fur et à mesure à dominer) et intérieur, entre les différentes forces de production.[14] Les forces de production établissent entre elles des rapports définis afin d’assurer à la société la quantité de marchandises et de services dont elle a besoin. Tout mode de production détermine donc les formes de la production associée, ses potentialités, la dimension maximum de la population, les modalités de la distribution du revenu et, enfin, une série de caractères spécifiques de la vie sociale (en famille, dans la ville, dans l’État, etc.). La détermination des rôles que chacun doit tenir au sein d’un certain mode de production est définie grâce à l’analyse de la division sociale du travail. Le mode de production est le point de vue le plus général qui soit pour la compréhension de l’homme en tant que travailleur, ou même pour l’étude de l’action humaine en tant qu’activité orientée vers la reproduction de la vie sociale.[15]
D’après cette ébauche du concept, on peut aussi indiquer, comme le fait Marx, une division sommaire de l’histoire en plusieurs périodes. Dans un âge primitif, l’homme chasseur et pêcheur vivait en dévalisant la nature. Avec l’époque des bergers et de l’agriculture l’humanité a appris à recréer les ressources naturelles qu’elle utilisait pour son existence : c’est la naissance des villes et le développement des connaissances écrites, etc. Avec l’artisanat, l’homme a commencé à transformer, à l’aide d’outils très simples, les matières premières pour en faire les produits manufacturés que le petit marché local demandait. Enfin, avec la révolution industrielle, l’homme, en se basant sur les premières connaissances scientifiques, a construit des machines capables d’exploiter les énergies naturelles, en augmentant la productivité du travail manuel il a réussi à obtenir facilement, à partir des matières premières, les biens dont il a besoin en grande quantité (production de masse).
C’est dans ce sens très général que dans cet article il semble légitime de parler de « nouvelle économie ». En d’autres termes, on tentera de cerner les principaux aspects économiques d’un mode nouveau de production, le mode de production scientifique. Dans une première approximation, on pourrait en fait affirmer que, avec le mode de production scientifique, l’homme est finalement en train de réaliser les conditions nécessaires pour faire accomplir totalement par les machines le travail nécessaire à la reproduction physique de la société. Le mode de production industriel était basé sur le travail de l’ouvrier et sur le capital industriel comme forces productives. Avec le nouveau mode de production, c’est la science elle-même qui devient la principale force productive.
Toutefois, avant d’aborder l’analyse du mode de production scientifique, il est bon, nécessaire, de parler de certaines ambiguïtés que la littérature sur le concept de mode de production n’a pas encore éclaircies complètement. La première concerne la confusion entre la notion de mode de production prise en tant que concept typique des sciences historico-sociales et le matérialisme historique entendu comme philosophie de l’histoire. Les différends opposant philosophes marxistes et libéraux à propos du déterminisme et du rôle à accorder à la liberté dans l’histoire sont bien connus. Autant que faire se peut, l’on cherchera ici à dépasser cette difficulté en précisant que le concept de mode de production à peine cerné doit être compris comme un « type idéal » dans le sens que lui donne Max Weber. Dans les sciences historico-sociales il est bien entendu indispensable de parler d’action humaine déterminée : dans le cas contraire cela n’aurait même pas de sens de se proposer l’objectif d’atteindre la formulation de modèles de comportement et de lois sociales. Cela n’implique pas pour autant, bien au contraire, qu’il faille soutenir l’idée que toute l’action humaine soit déterminée. C’est pourquoi les sciences sociales ne prétendent pas donner une explication exhaustive de l’action humaine et le type-idéal est une construction intellectuelle qui n’entend pas être une représentation fidèle de la réalité. On l’obtient « en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue… pour former un tableau de pensée homogène ». La typologie construite par les sciences sociales est idéale seulement d’un point de vue logique ; c’est une utopie ; c’est un concept limite auquel la réalité doit être mesurée et comparée.[16] Les types-idéaux sont des instruments auxiliaires de la connaissance. En substance, la thèse selon laquelle les actions humaines sont déterminées en partie suffit aux sciences sociales : c’est justement cette sphère de la réalité sociale qui constitue son objet d’étude.[17]
La deuxième précision à apporter concerne le rapport existant entre mode de production et politique. C’est une connexion que List met au centre de son analyse avec une méthode qui par la suite a été injustement négligée par les sciences sociales, en particulier dans le domaine de l’économie. List doit être considéré en fait comme le premier théoricien de l’ordre économique international. Sur la base de l’évolution des forces productives à travers les différents stades et du rôle de l’État dans la politique internationale (l’idée de raison d’État est souvent implicite dans ses raisonnements), il réussit par exemple à réaliser la prévision stupéfiante (en 1841) du déclin historique de la puissance impériale anglaise face aux États-Unis et de la nécessité pour l’Europe de trouver des formes d’union politique continentale pour soutenir le défi de la puissance d’outre-Atlantique.[18] Cet heureux enchevêtrement d’analyse entre évolution des forces productives et évolution de la politique internationale est totalement obscurci dans la pensée de Marx, dont le champ d’investigation s’élargit au niveau structurel en se concentrant sur l’idée des forces productives, tandis qu’il devient flou autour du concept d’État et de politique internationale. Dans les pages de critique envers List, déjà, cette tendance se dessine très clairement. L’appartenance des individus à leur propre classe sociale constitue le facteur déterminant de tout rapport social. De cette façon, la nationalité est complètement rayée et absorbée dans les rapports de classe. « La nationalité de l’ouvrier, comme l’affirme par exemple Marx, n’est ni française, ni anglaise, ni allemande… Son gouvernement n’est ni français, ni anglais, ni allemand, c’est le capital… la patrie de l’industriel, c’est l’argent ».[19] L’histoire de notre siècle a tragiquement démontré la fausseté de telles affirmations : après l’échec de la IIe Internationale face au nationalisme et deux conflits mondiaux, il devient certainement inutile de préciser que les loyalismes nationaux se sont révélés, dans certaines circonstances, beaucoup plus profonds et plus décisifs que les loyalismes de classes, tant en ce qui concerne la bourgeoisie que le prolétariat. Mais si dans la première moitié du siècle dernier il était difficile de prévoir vers quelles conséquences tragiques la politique de puissance nous conduirait lorsqu’elle se combinerait à l’idéologie nationaliste (et cela même List ne sut pas le prévoir) il n’aurait pas fallu pour autant réduire l’État, dans ses rapports tant intérieurs qu’extérieurs, à un pur appendice de la société civile. Pourtant, dans la pensée de Marx, l’État ne joue aucun rôle particulier au-delà de celui de garant des intérêts du capital, comme « comité d’affaires » de la bourgeoisie.[20] Les raisons de cette conception réductrice du rôle de l’État sont probablement à rechercher dans la conviction de Marx que les institutions de la société civile, telles la famille et les classes sociales, jouent un rôle bien plus déterminant dans le conditionnement des actions et de la pensée des individus que n’en jouent les superstructures de l’État. La distinction qu’établit Hegel entre État et société civile est absorbée par Marx dans sa doctrine du déterminisme historique, où les forces productives et les rapports de production apparaissent comme des acteurs exclusifs.[21]
Les conséquences pratiques et théoriques de cette conception de l’Etat sont bien remarquables (que l’on pense seulement aux théories successives sur l’impérialisme et à la recherche, souvent extravagante, des causes économiques de la guerre) et ne peuvent pas être débattues ici. Mais il nous semble important de mettre l’accent sur deux aspects de l’approche de List qui risquent de tomber dans l’oubli, si l’on accepte de manière inconditionnée la méthodologie du mode de production. Le premier aspect concerne le rôle de l’État comme force productive. List ne cesse de répéter que la division du travail n’est pas possible sans sa coordination et que la coordination se fait dans le marché et par l’État, organisateur suprême des énergies matérielles et spirituelles de la nation. Il faut retenir, en second lieu, que le développement de l’économie internationale dépend soit de l’évolution du mode de production dominant (plusieurs modes de production peuvent coexister dans le temps et l’espace : en ce cas il faut examiner leurs rapports), soit des lois qui gouvernent le système mondial des États. Le système mondial des États aussi peut être étudié à l’aide de modèles ou de types-idéaux wébériens. Il est pourtant légitime qu’à ce point de la discussion on se pose le problème des relations spécifiques à instaurer entre évolution du mode de production et évolution du système mondial des États. List avait démontré qu’il est possible d’influer, grâce au système politique, sur le développement des forces productives. Ce n’est pas le lieu de débattre de ce problème.[22] Nous nous contenterons d’une analogie. La neige fondue du glacier rejoindra toujours la mer, même si c’est par des galeries souterraines et la formation de nombreux petits ruisseaux. Nous ne serons jamais en mesure de définir a priori et avec précision leur parcours dans la vallée. Les facteurs qui déterminent le parcours d’un fleuve sont nombreux et en perpétuel mouvement. Ainsi en est-il de l’évolution du mode de production qui engendre un processus de diffusion en tache d’huile, des pays les plus développés aux sociétés les plus arriérées et modifie progressivement les équilibres internationaux entre les États. Les détails de ce processus nous échappent. Mais il est raisonnable de prévoir le point d’arrivée et quelques étapes intermédiaires.
Le troisième et dernier point sur lequel il est nécessaire de s’arrêter, concerne la prétendue identification entre mode de production et économie. La faute en incombe à Marx lui-même. En fait dans la Préface de 1859 à Pour la critique de l’économie politique il affirme textuellement que « l’anatomie de la société civile doit être cherchée (…) dans l’économie politique ».[23] Et cette réduction de la société civile à l’économie a été largement reprise par les épigones de Marx et même théorisée dans une conception philosophique du monde, le fameux matérialisme économique, qui correspond à une version réductrice et vulgarisée du matérialisme historique.
En vérité, le matérialisme historique représente le point de vue le plus général pour analyser les faits sociaux : il détermine les rôles sociaux grâce à l’analyse de la division du travail et des forces productives. Il nous permet, comme nous l’avons déjà souligné, d’étudier les actions des hommes prises en tant que mode d’action orienté vers la reproduction de la vie sociale. Et c’est à partir du mode de production que l’on pourra repérer certaines formes de vie associée dans la famille (famille patriarcale, monogame, etc.,) dans le village, dans la ville, etc. Le point de vue de l’économie est plus réduit. L’économiste considère comme un fait extérieur à sa discipline la division en rôles de la société (examen qui sera fait justement par le sociologue ou par l’anthropologue), tandis qu’il se soucie de définir sur cette base, comment le travail peut être organisé de manière efficace. La forme la plus générale d’organisation du travail est le marché. L’objet de l’économie est l’étude des comportements des individus sur le marché et le fonctionnement du système économique dans le cadre de l’État (le plan). Mais comme aucun État n’est une monade isolée des autres Etats, il est toujours indispensable, lorsqu’on veut examiner le processus économique dans sa totalité, de choisir comme cadre de références le système mondial des États.
 
3. Le marché mondial et la fin des blocs économiques
Le marché mondial n’est pas le résultat d’événements récents. Il a commencé à exister potentiellement avec les découvertes géographiques de la Renaissance, l’élargissement des échanges extra-méditerranéens et la mise en place, pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, du premier processus d’industrialisation. L’économie-monde, pour utiliser l’expression significative de Braudel, s’est progressivement élargie au-delà des frontières de la petite Europe et, au siècle dernier, il n’existait pas un seul continent qu’on ne pût considérer comme « périphérie » du centre européen. En 1846 déjà, en effet, Marx écrivait : « La grande industrie rendit la concurrence universelle… établit les moyens de communication et le marché mondial moderne… créa véritablement l’histoire mondiale, par le fait qu’elle rendit toute nation civilisée dépendante du monde entier, et par là-même tout individu, pour la satisfaction de ses besoins… ».[24]
Il est néanmoins vrai qu’encore à la veille de la Première Guerre mondiale, l’Europe monopolisait plus de 60% du commerce mondial et que si l’on ajoutait à cela le chiffre du commerce de l’Amérique du Nord, le pourcentage approchait 80%. L’importance des pays extra-européens était donc encore bien maigre. Il fallut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour qu’un virage considérable se produisît. Tout d’abord, les choses ne changèrent que peu du point de vue quantitatif. Il y eut même, à de nombreux égards, une aggravation de la situation. Par exemple, le quota du commerce extérieur des pays sous-développés par rapport au chiffre mondial, qui en 1900 était de 16% et qui avait atteint progressivement 31% en 1950, tomba dramatiquement jusqu’à 17-18% en 1970.[25] Il est vrai que les pourcentages cachent la très forte croissance du commerce international entre pays développés, mais malgré cela c’est un renseignement précieux pour percevoir les difficultés endurées par les pays les plus pauvres pour suivre les économies les plus évoluées. A partir de la reconstruction de l’après-guerre il y eut en tout cas une accélération extraordinaire de l’intégration de l’économie mondiale, que nous pourrions appeler intégration « en blocs », dans ce sens que les phénomènes économiques ont plus ou moins suivi l’orientation de la politique mondiale, caractérisée fondamentalement par le bipolarisme russo-américain, et qui a donné naissance à la politique des deux blocs opposés.
A l’intérieur de chaque zone d’influence, les deux grands ont su préserver un ordre international suffisamment stable et progressif. Dans ces deux macro-régions du monde l’Occident enregistra sans doute les plus grands succès. Les États-Unis s’engagèrent activement dans le FMI, le GATT et l’ONU pour assurer la création d’un marché occidental libre et d’un système monétaire de changes fixes. Le résultat fut une croissance sans précédent du produit par tête : environ 5% par an entre 1950 et 1970. C’est le taux de croissance le plus élevé que l’économie mondiale ait jamais enregistré (pendant la période du gold standard, entre 1870 et 1913, le taux de croissance avait atteint exactement la moitié de ce chiffre). C’est à juste titre que certains économistes ont qualifié les vingt ans d’après la guerre d’âge d’or de l’économie mondiale.[26] Les pays du Comecon, avec à leur tête l’URSS, ont enregistré des taux de croissance même supérieurs, dans certains cas de 7%, pour la même période. Leur niveau de revenu par tête demeure toutefois encore inférieur à celui des pays occidentaux, même s’il est difficile d’évaluer l’écart réel.
Ce modèle de développement « en blocs », au cours des années soixante-dix, fut violemment bouleversé par une crise profonde. Les facteurs principaux de cette crise structurelle semblent être au moins au nombre de trois : l’apparition de nouveaux centres d’autonomie au sein des respectives zones d’influence des superpuissances ; la volonté du tiers-monde de participer au processus mondial d’industrialisation et, enfin, l’ouverture et l’intégration progressives entre les deux blocs de pays industrialisés.
Le premier changement décisif que l’on doit mettre en évidence est le déclin du système bipolaire : de nouveaux centres de pouvoir économique surgissent dans le monde et commencent à jouer un rôle autonome dans les équilibres mondiaux. Un bipolarisme militaire survit, mais à ses côtés un multipolarisme économique voit le jour. Même si les États-Unis restent la première puissance industrielle du monde, leur suprématie n’est plus du tout aussi incontestable que durant l’immédiat après-guerre. A cette époque, 45% du potentiel productif mondial était détenu par les États-Unis. En 1980, ce chiffre est tombé à 31%. L’URRS passe de 10% à 14,8%, le Japon de 2,9% à 9,1%, la Chine de 2,3% à 5%, le tiers-monde de 6,5% à 12%, et l’Europe passe de 26% à 23%, mais conserve malgré cette chute une position remarquable.[27] Pour donner une signification à ces pourcentages, il suffit de rappeler que pendant les trente premières années de notre siècle, à mesure que le quota de la production industrielle des États-Unis dépassait celui de l’Angleterre, le centre de gravité de l’économie mondiale se déplaçait inéluctablement de Londres à New York.
Le relatif déclin du leadership économique américain a eu des conséquences particulièrement importantes pour le fonctionnement du marché mondial. En ce qui concerne le domaine monétaire, on est passé du système des taux de changes fixes, inauguré à Bretton Woods, à un système de taux de changes flottants. Le dollar demeure une monnaie de référence pour les échanges internationaux, mais les USA n’ont plus un rôle de « banquiers du monde » qu’ils avaient su se donner dans l’immédiat après-guerre, au moment où ils furent capables, face à la crise provoquée par le dollar shortage en Europe, de répondre par le plan Marshall. Les réserves américaines qui en 1949 représentaient 66% des réserves mondiales, étaient déjà redescendues à 27% en 1959 et devenues tout à fait négatives au moment (15 août 1971) où fut prise la décision de rendre inconvertible le dollar en or. Actuellement, on assiste à un véritable renversement de tendance : les capitaux, surtout ceux qui proviennent de l’Europe et du tiers-monde, sont attirés aux USA par les taux d’intérêts intérieurs élevés. Un tel phénomène ne s’était plus vérifié depuis les années de la grande dépression.
A côté de ce désordre monétaire, s’est développé un démembrement progressif de la zone occidentale de libre-échange créée à grand-peine par les États-Unis au lendemain de la guerre, grâce à l’adoption du multilatéralisme dans les accords commerciaux. Au sein du GATT on a de plus en plus de problèmes pour aboutir à un consensus. Les pays du tiers-monde en sont exclus de fait ou de droit. Ils n’ont donc pu que créer un nouveau centre pour les négociations tarifaires au sein de l’ONU (et c’est la CNUCED). Ils demandent un système généralisé de préférences propre à garantir la protection de leurs industries naissantes et leur permettant d’exporter vers des économies plus riches. La Communauté européenne, qui est désormais la première puissance commerciale mondiale, possède un tarif extérieur commun et entretient des rapports commerciaux privilégiés avec les pays africains (accords de Lomé) et méditerranéens. Les pays du Pacte andin en Amérique latine et ceux de l’ANASE, dans le Sud-est asiatique, tentent actuellement de créer leur propre marché commun. La région du Pacifique, enfin, est en train de prendre la tête du développement économique mondial, grâce à une intégration extraordinaire entre les économies des nouveaux pays industrialisés (NPI), le Japon et l’Australie, laquelle a désormais changé l’orientation de ses exportations de l’Europe vers le nord du Pacifique.[28]
Le second facteur de la crise internationale concerne le nouveau rôle que veulent jouer les pays du tiers-monde dans l’économie mondiale. Il est naturel qu’une fois obtenue l’indépendance politique ils pensent à leur émancipation de l’état de pauvreté séculaire auquel ils avaient été abandonnés à l’époque de la guerre froide. Durant ces années, ils étaient de fait presque totalement exclus de l’économie internationale. Les premiers signes avant-coureurs du réveil du tiers-monde apparurent à la création d’un front des non-alignés durant les années cinquante, mais les premières revendications concrètes ne furent formulées à l’intérieur de l’ONU qu’à partir de la première Conférence sur le commerce et le développement (Genève 1964), au cours de laquelle, le « Groupe des 77 » formula la demande nouvelle de « Trade not aid ». Le problème fut toutefois rapidement posé en ses termes les plus généraux : il s’agissait de restructurer l’ordre économique mondial tout entier de façon à permettre un développement industriel satisfaisant pour le tiers-monde. Ce n’était qu’ainsi qu’on aurait pu poser les bases pour une égalité réelle de tous les peuples (la conférence de Lima, en 1975, formula même un objectif précis : le tiers-monde devait atteindre le quota de 25% de la production industrielle mondiale en l’an 2000).
Les pays les plus riches et les plus favorisés ne peuvent plus ignorer longtemps ce défi lancé par le tiers-monde. La crise des matières premières a été un avertissement bien efficace. Il faut commencer à cohabiter avec une population qui représente presque les deux tiers de la population mondiale et qui veut changer de style de vie. Les effets de ces changements sont déjà visibles. Les premiers succès obtenus par les NPI ont ébranlé certaines industries des économies les plus avancées. Dans le tiers-monde, en effet, les salaires sont jusqu’à dix ou quinze fois plus bas qu’aux États-Unis et en Europe et l’on comprend facilement, sur cette base, pourquoi les produits du tiers-monde sont compétitifs sur le marché international. Nous nous trouvons donc face à un véritable déploiement mondial des processus productifs avec des effets dépressifs sur l’emploi pour les pays et les secteurs qui ne sont pas en mesure de soutenir la concurrence internationale. Certes, au fur et à mesure que les pays les plus pauvres progresseront sur la voie de l’industrialisation, le niveau des salaires augmentera aussi et les menaces sur l’emploi dans les pays développés diminueront. Mais nous n’en sommes qu’aux prémisses d’un processus qui mettra un terme à l’ancienne division internationale du travail (selon la théorie de Ricardo) au sein de laquelle cohabitent des pays exportateurs de matières premières et des pays exportateurs de produits manufacturés : le commerce international est appelé à devenir de plus en plus un commerce intra-sectoriel, comme il l’est désormais entre les économies les plus développées.
Le troisième facteur à considérer est la crise du modèle socialiste de développement réalisé par les pays du CAEM d’après-guerre. Il est bien connu que le CAEM a été créé par Staline en 1949 plus dans un but défensif, face à l’offre américaine d’aides par le plan Marshall et des premiers projets de fédération balkanique entre les pays de l’Est européen, qu’avec l’intention de réaliser un véritable processus d’intégration entre les économies à régime communiste.[29] En réalité, jusqu’à la mort de Staline, les effets du CAEM ont été purement de containment dans le sens que, même si la création du CAEM ne donna lieu à aucune véritable politique commune, elle fut suffisante pour suspendre les échanges entre les pays de l’Europe de l’Est et ceux de l’Ouest et les détourner vers l’URSS. Il n’y avait d’ailleurs nul besoin d’organe de coordination dans le commerce extérieur entre les pays socialistes. Ils étaient tous encouragés à suivre le modèle soviétique de la construction du socialisme « dans un seul pays », en développant tout particulièrement l’industrie lourde et les investissements pour les infrastructures.
Vers la fin des années cinquante, soit parce que les problèmes créés par la croissance économique interne engendraient une nécessité objective de coordination (tous les pays présentaient des excédents ou des déficits de production dans les mêmes secteurs), soit à cause du défi du Marché commun qu’on ne pouvait plus ignorer, on en arriva à doter le CAEM d’une réglementation rudimentaire (statut de 1959) qui, bien que ne prévoyant aucun organe de nature supranationale, permit de mettre en place un programme pour la réalisation de la « division internationale socialiste du travail ». Les échanges entre les Etats membres s’accrurent pendant cette période, mais l’on ne put atteindre le même niveau d’intégration que les pays d’Europe occidentale (on calcule que le rapport entre la valeur totale des échanges et la valeur de la production industrielle est quatre fois inférieur à celui de la CEE) parce que les échanges continuaient à se faire de préférence sur une base bilatérale, étant donné qu’aucune monnaie commune n’existait pour la zone socialiste (la tentative pour faire adopter le rouble convertible n’eut aucun succès). Même dans le contexte plus vaste du marché mondial, la comparaison avec la CEE est nettement défavorable au CAEM. Alors que la Communauté européenne est très vite devenue la première puissance commerciale mondiale, avec un quota de commerce extérieur dépassant 30% du total (Europe des Neuf), le CAEM a réussi à grand-peine à atteindre 10%, au début des années soixante-dix, mais il a bien vite reperdu ses positions avec l’explosion de la crise des matières premières.[30]
La crise des années soixante-dix a remis en question le vieux modèle de coopération réalisé par les pays du CAEM. Il consistait alors en une extension du principe de la construction du « socialisme dans un seul pays » à toute la communauté des pays socialistes : ils auraient dû, en bref, se suffire à eux-mêmes par rapport au reste de l’économie mondiale. Une éventuelle crise économique internationale n’aurait donc pas ébranlé la base du développement du CAEM. Et en effet, dans les années trente, lorsque les économies occidentales avaient été bouleversées par la bourrasque du nationalisme économique, l’URSS avait poursuivi sans hésitation la route définie par ses plans quinquennaux (entre 1928 et 1940 on calcule que le taux de croissance de la production industrielle avait été de 8,9% contre 1,9% pour les USA). Au sein du CAEM, ce résultat aurait été obtenu grâce à la capacité de l’Union soviétique de fournir des matières premières et de l’énergie aux pays européens qui les auraient payées en exportant des produits manufacturés. Toutefois, cette situation idéale ne fut jamais atteinte et fut compromise progressivement par la nécessité d’acquérir des outillages et une technologie avancée dans les pays occidentaux, à cause du dynamisme moindre que les économies planifiées impriment au développement des secteurs d’avant-garde. En outre, l’augmentation spectaculaire des prix des matières premières et de l’énergie contraignit d’un côté l’Union soviétique à porter progressivement ses prix (qui avaient été bloqués jusque-là au plus bas) au niveau de ceux du reste du monde et, de l’autre côté les pays européens à trouver des nouvelles sources d’approvisionnement.[31] Les pays de l’Europe de l’Est se sont donc trouvés, au cours de la crise, face à la double situation embarrassante de ne pouvoir faire face ni au déficit à l’égard des pays occidentaux chez qui ils achètent leur technologie, ni au déficit à l’égard des fournisseurs des matières premières. C’est bien évidemment une situation insoutenable et qui n’admet qu’un seul choix progressif : l’ouverture au marché mondial sur des bases compétitives. C’est un choix difficile mais nécessaire pour la rénovation de sa propre base de production avec des normes d’efficience comparables à celles des économies les plus dynamiques. L’ouverture du CAEM au marché mondial est devenue désormais la clé de voûte, pour les pays d’Europe de l’Est, d’une nouvelle phase de développement impossible à réaliser sans cela.[32]
Au seuil de l’an deux mille, on est donc en droit d’affirmer qu’il n’existe plus aucune région au monde qui soit exclue du processus de développement industriel. De fait, pour la première fois, on voit se manifester des phénomènes d’intégration qui ont véritablement une dimension mondiale, comme les effets de l’augmentation de la population, la pollution des mers et de l’air, la rareté de certaines matières premières et de certaines sources d’énergie, etc. La mondialisation du processus de production et de développement est désormais une donnée inévitable de toute analyse qui se veut scientifique et de toute politique économique sérieuse.
Ces remarques sur la mondialisation du processus de production doivent toutefois être complétées par l’examen d’une modification structurelle décisive en cours dans les sociétés avancées, indépendamment de la forme de la propriété des moyens de production dont elle se dote : il s’agit de la transition qui est en train de se réaliser entre la société industrielle et la société post-industrielle ou, pour utiliser une terminologie plus précise, du passage d’un mode de production industriel à un mode de production scientifique.[33] La mondialisation du processus de production ne représente que le résultat d’une extension géographique de la division du travail issue des nouveaux rapports de production. Mais il faut examiner ici aussi les effets que cela entraîne sur la structure interne de chaque société, pour en saisir la dynamique profonde. Il est en effet reconnu, à l’Ouest comme à l’Est, que l’ancien modèle de développement, basé sur la stimulation de la consommation individuelle et sur la production industrielle de masse de biens de première nécessité, est désormais entré dans une phase de tarissement. Le succès des politiques keynésiennes a été fondé sur l’exploitation de la demande intérieure : des salaires plus élevés pour une production élevée, un revenu supérieur par tête, etc. Ce type de développement s’est imposé aussi, avec des modalités différentes, dans les pays de l’Est.[34] La nouvelle économie doit savoir, de nos jours, répondre aux demandes d’une société à la recherche d’une meilleure « qualité de vie et de travail ». C’est dans ce sens que s’orientera l’analyse des paragraphes qui suivent.
Avant de conclure, il n’est pas inutile de souligner que les caractères les plus généraux de la division internationale du travail pourraient être résumés par la formule du double redéploiement industriel : tandis que les pays développés sont touchés par les phénomènes du passage d’un mode de production industriel à un mode de production scientifique, les pays du tiers-monde sont en train de faire démarrer à grand-peine leur première industrialisation. La formule est efficace parce que synthétique, mais elle cache certaines complications qu’il ne faut pas sous-évaluer. Le processus d’industrialisation du tiers-monde ne pourra pas se faire en appliquant aveuglément les vieilles techniques qui ont été à la base du développement industriel européen au dix-neuvième siècle. Personne ne peut plus ignorer, de nos jours, l’électronique ou les biotechnologies. D’autre part, même dans les pays les plus riches, le redéploiement industriel ne pourra pas se faire en ignorant les impératifs d’intégration avec le tiers-monde. En définitive, il n’est plus permis, ni possible, d’ignorer l’interdépendance étroite qui unit pour le meilleur et pour le pire tous les peuples et tous les citoyens de cette planète, désormais petite.
 
4. Industrie, rendements croissants et emploi
L’époque moderne se caractérise par un rétrécissement, en termes d’emploi, du secteur industriel par rapport à l’ensemble de la force de travail active. Cela représente une nette inversion par rapport au trend du dix-neuvième siècle, que Marx appelait « prolétarisation croissante de la société ».
Le problème est d’un grand intérêt théorique, mais jusqu’à présent il n’a débouché que sur des commentaires occasionnels, notamment par rapport à la croissance impressionnante du secteur tertiaire. Comme à l’ordinaire, les États-Unis précèdent de très loin tous les autres pays dans cette émigration de masse du travail vers le secteur que l’on appelle traditionnellement des services. Elle peut être comparée, au niveau de l’importance, avec l’exode qui se produisit pendant la révolution industrielle européenne de la campagne vers la ville. Durant la première moitié du siècle dernier, environ 60 à 70% de la population active des principaux pays européens et des États-Unis était employée dans l’agriculture. Dans le secteur tertiaire, l’emploi n’atteignait que 15% ou le dépassait de très peu. L’industrialisation engendra un transvasement de population dans le secteur secondaire qui, dans certains cas, au cours de notre siècle, atteignit jusqu’à 45% du total. Le trend actuel consiste en une expansion continue du secteur des services (privés ou publics), qui aux États-Unis avoisine les 70% du total, et en une réduction continue de l’emploi dans l’industrie. On prévoit qu’avant la fin du siècle, dans les principaux pays industrialisés, seulement 9% ou peut-être moins de la population active pourra produire tous les produits manufacturés dont la société a besoin. En effet, la dimension de l’industrie deviendra presque semblable à celle de l’agriculture.[35]
Cette tendance historique était déjà bien connue des économistes comme « loi des trois secteurs » de Colin Clark. Mais la pensée traditionnelle sur les causes du développement économique ne permet pas une compréhension adéquate des caractéristiques révolutionnaires du mode de production moderne. Le secteur manufacturier, en fait, continue à être unanimement considéré comme le vrai moteur de développement.
A ce sujet, il paraît intéressant d’examiner les vicissitudes des « lois de Kaldor » sur le développement économique, comme on a coutume de les appeler. En 1966, pour essayer de donner une explication au ralentissement du taux de croissance de l’économie anglaise, Kaldor a mis en évidence, avec une grande précision, certaines hypothèses sur lesquelles s’appuie la loi vétuste des rendements croissants dont on peut faire remonter l’origine aux économistes classiques. L’attention particulière accordée à cette loi est justifiée : son action est un signe de la capacité des forces productives à augmenter leur efficacité.
Selon Kaldor, « les taux élevés de croissance économique sont liés à des taux élevés de croissance du secteur « secondaire » de l’économie, c’est-à-dire du secteur manufacturier ».[36] Le dynamisme réduit de l’économie anglaise serait dû, selon Kaldor, au fait qu’elle ait atteint trop vite son stade de maturité, c’est-à-dire qu’elle soit arrivée à une situation ou le rendement par tête augmente, grosso modo, au même rythme dans les différents secteurs de l’économie. La manufacture peut se développer avec des taux élevés tant qu’elle peut puiser de la main d’œuvre dans les autres secteurs, en particulier dans l’agriculture. Mais lorsque, et c’est justement ce qui s’est produit en Grande-Bretagne, l’agriculture finit par atteindre des taux d’emploi très bas, les possibilités de développement de l’industrie diminuent eux aussi. Le dynamisme plus grand que l’on rencontre dans le secteur des services s’explique, selon Kaldor, par l’hypothèse selon laquelle le tertiaire ferait fonction de secteur-tampon qui amortirait les fluctuations de l’industrie. « Le taux relativement élevé du développement de l’emploi dans les services, affirme Kaldor avec cohérence, est dû dans une certaine mesure à l’instabilité de la demande de travail dans l’industrie ».[37] La politique économique qui en découle, selon ce que suggère Kaldor, consisterait en une série de mesures susceptibles de favoriser le passage des emplois du secteur primaire et tertiaire à l’industrie.[38]
Cette capacité du secteur industriel à fonctionner comme moteur du développement doit être recherchée dans les effets de la loi des rendements croissants, qui se manifeste surtout dans l’industrie. Les origines de cette doctrine, rappelle Kaldor, remontent aux trois premiers chapitres de la Richesse des nations. Adam Smith y affirme que le rendement d’une unité de travail — ce que nous appelons aujourd’hui productivité — dépend de la division du travail ; du niveau de spécialisation et de la division de la production entre divers nombreux processus, comme il en fait la démonstration à l’aide de son exemple célèbre de la fabrique d’épingles. La division du travail, comme l’explique Smith, dépend de l’ampleur du marché : plus le marché est vaste et plus est élevé le niveau que peuvent atteindre la diversification et la spécialisation. Les auteurs néo-classiques, à une ou deux célèbres exceptions près, comme Marshall et Allyn Young, ont tendance à ignorer ou sous-évaluer ce phénomène.[39]
Il est intéressant d’étudier avec soin cette affirmation, parce qu’elle représente une synthèse de la sagesse que la science économique a acquise au cours du développement industriel en Europe. Il ne fait aucun doute que c’est justement dans l’existence de rendements croissants qu’il faut rechercher l’explication aux potentialités de croissance inhérentes au mode de production industriel. Mais si nous voulons comprendre les caractéristiques du monde contemporain il faut tenter d’expliquer comment des économies mûres, et en tout premier lieu celle des Etats-Unis, ont pu jouir d’une longue période de développement avec un secteur industriel stagnant ou en réduction et avec un secteur tertiaire en expansion.
En effet, les « lois du développement », établies par Kaldor, semblent plus aptes à décrire le monde du passé que celui d’aujourd’hui : les informations statistiques concordent sur le fait qu’il n’y a plus de corrélations entre hausse de productivité dans l’industrie manufacturière et augmentation de l’emploi.[40] A ce propos, le cas des USA est significatif : entre 1973 et 1981 l’emploi est resté pratiquement stable dans l’agriculture et dans l’industrie, tandis qu’il augmentait de plus de 2% par an dans le secteur des services (publics et privés). En outre, la productivité du secteur industriel pendant la même période a toujours eu un trend positif.[41] En ce qui concerne la Communauté européenne, les données dont nous disposons, bien que loin d’être homogènes, confirment pourtant la tendance générale. Dans une première phase du développement économique après la guerre (grosso modo jusqu’à la moitié des années soixante) on a eu une croissance de la production industrielle (environ 7% par an) beaucoup plus élevée que la hausse de l’emploi dans le même secteur (environ 1% par an) ; les années suivantes, en revanche, l’emploi dans l’industrie n’a pas progressé du tout (même en présence d’une croissance de la productivité dans l’industrie) quand il n’a pas diminué. Certains économistes[42] proposent en effet de qualifier ce nouveau type de développement : croissance sans emploi (Jobless Growth).
On peut donc affirmer, en conclusion, que les caractéristiques dominantes du nouveau mode de production consistent dans : a) la possibilité d’obtenir des hausses de la production industrielle sans que l’on enregistre des hausses de l’emploi dans le secteur ; b) que des hausses dans la productivité de l’industrie se produisent sans qu’il y ait pour autant une augmentation de l’emploi (voire parfois que se produisent des baisses du nombre des emplois dans le secteur industriel). A la lumière de ces premières conclusions on peut donc accepter comme fondées deux observations. Premièrement, il est indispensable de prendre acte du fait que les vieilles politiques keynésiennes, fondées sur l’incitation des investissements privés et publics afin d’accroître l’emploi, sont de moins en moins efficaces. Étant données les caractéristiques de la production moderne de marchandises, il est possible de satisfaire des volumes croissants de demande effective avec un nombre de travailleurs actifs toujours plus réduit. Il est nécessaire, deuxièmement, de remettre en question les causes ou les « facteurs », comme la doctrine traditionnelle les nomme, du développement économique : ils ne sont plus, probablement, le monopole exclusif du secteur industriel.
 
5. La loi des rendements croissants, le travail répétitif et le travail intelligent
Au vu des considérations précédentes on pourrait affirmer que la loi des rendements croissants cesserait d’agir si, comme le soutient Kaldor, sa présence était uniquement signalée par des augmentations de la productivité en relation avec une croissance de l’emploi dans le secteur industriel. Nous nous trouvons, en vérité, face à une augmentation de productivité par personne active, mais pas face à une augmentation de l’emploi. Cela signifie que l’on doit chercher les motifs de ces augmentations dans des causes différentes de celles avancées par les doctrines traditionnelles, c’est-à-dire que les augmentations de productivité sont étroitement liées aux dimensions de l’entreprise en termes d’emploi.
A ce propos il convient d’apporter une précision. Dans le langage économique, on entend habituellement par rendements croissants une situation dans laquelle le coût unitaire de production d’une marchandise donnée diminue, à long terme, lorsque sa production augmente. A court terme, le coût de production par unité de produit peut diminuer par le simple fait que les coûts fixes sont répartis sur une plus grande quantité de produits. Mais cette circonstance ne peut être invoquée pour le long terme, tous les facteurs étant variables. A long terme, on peut mettre en évidence deux types fondamentaux de causes qui provoquent une diminution des coûts unitaires. La première concerne ce que l’on appelle rendements d’échelle statiques : ils dépendent du fait que, sans que change la technologie donnée, on réussit à utiliser plus économiquement le matériel pour des quantités de production toujours supérieures (par exemple les coûts de fabrication d’un pipe-line diminuent avec sa longueur, à conditions égales par rapport aux installations utilisées et à l’habileté de la main d’œuvre). Le second cas est celui des rendements d’échelle dynamiques : les coûts unitaires diminuent parce qu’il est possible de réaliser une meilleure division du travail lorsque la production augmente. La théorie traditionnelle tend à minimiser ou à ignorer cette distinction et souvent elle donne des explications peu satisfaisantes au sujet des causes des rendements croissants.[43] Le problème est vraiment décisif pour nous et mérite d’être reconsidéré. Naturellement, nous nous en tiendrons uniquement aux rendements d’échelle dynamiques, parce que les économies de matières premières réalisables sur la production de grandes quantités sont relativement indépendantes des modifications de la technique de production.
Revoyons, à ce propos, les observations que formulait Adam Smith et selon lesquelles un élargissement du marché comporterait la possibilité d’une meilleure division du travail et, donc, d’une augmentation de la productivité. Le processus de la croissance économique, selon Smith, a des caractéristiques à dominante cumulative. Les augmentations des quantités produites (l’élargissement du marché) permettent de mieux subdiviser les opérations du travail et, dans la mesure où le travail se spécialise, d’en augmenter la productivité. Avec une force-travail donnée, des augmentations ultérieures de la production globale sont rendues possibles et amorcent de nouveaux stimuli de croissance. L’axe autour duquel tourne tout le firmament économique demeure donc la capacité de l’ouvrier à accroître son efficacité au fur et à mesure que les opérations se spécialisent et se banalisent.
La première remarque que l’on peut faire à ce propos est que l’amélioration de la productivité du travail n’est en rien un fait automatique. Il est nécessaire, pour ce faire, de passer par trois phases distinctes. La première consiste en un simple élargissement de la base de production : c’est-à-dire qu’on ajoute une ou plusieurs machines à celles qui existent déjà. A cette occasion on embauche de nouveaux travailleurs, ou bien de nouvelles entreprises entrent dans le secteur (chacune avec ses propres machines et ses propres travailleurs). La technologie ne change pas dans un premier temps et les compétences moyennes requises de chaque travailleur ne changent pas. Dans une seconde phase, on peut procéder à la réorganisation du travail, ce qui est presque toujours possible lorsque le nombre des personnes concentrées sur un même lieu de travail augmente, qu’elles appartiennent à une même entreprise ou à plusieurs entreprises interdépendantes. C’est dans cette phase que de nouvelles attributions sont confiées au travailleur et que l’on tentera de les rendre le plus simples et répétitives possible de façon que le travailleur, comme l’affirme Smith, « n’ait plus l’occasion de faire preuve d’intelligence » ; et si ce travail absorbe une grande partie de sa journée, « en général, il devient aussi stupide et ignorant que peut l’être un être humain ».[44] Le plus grand perfectionnement de cette technique de l’organisation du travail d’usine correspond au taylorisme, dans lequel on applique une division rigide des tâches entre ceux qui organisent le travail, sur la base de connaissances « scientifiques » que l’ouvrier ne possède pas, et ceux qui doivent exécuter matériellement ces tâches, sans intervenir dans les ordres de ceux qui les dirigent. Dans tous les cas, on réalise, pendant cette phase, des économies de gestion internes à l’entreprise (si l’entreprise s’est déjà agrandie avant, ou bien dans le cas où l’on a plusieurs entreprises, l’économie ne devient « interne » qu’après un processus de fusion ou d’incorporation) qui permettent de diminuer le coût par unité de produit. La phase finale concerne ce que l’on a coutume d’appeler innovation technologique, c’est-à-dire la possibilité de remplacer le travail humain déjà mécanisé dans ses actions par une véritable machine, qui en général réussit à être beaucoup plus efficace que le travailleur. La loi des rendements croissants est donc une loi de type essentiellement dynamique, qui implique au moins deux innovations successives (la première de nature organisative) pour un élargissement de la base de production. Elle apporte dans le même temps une explication simple et efficace des raisons qui ont poussé la société industrielle vers les grandes concentrations productives dans les villes et de la force propulsive intrinsèque du développement économique à l’âge du machinisme.
La décomposition en phases de la loi des rendements croissants nous permet d’évaluer son efficacité dans l’économie contemporaine. Avec la multiplication des applications scientifiques et l’avancement de l’automatisation du processus productif, on peut désormais affirmer que les deux premières phases n’ont plus qu’un rôle secondaire. Grâce aux technologies modernes, la conception et la construction de machines nouvelles ou la découverte de nouveaux processus de production ne sont plus basés sur une « mécanisation » préliminaire du travail humain, rendu répétitif et monotone par un morcellement préalable. Cela se produisait aussi en partie, dans le passé. Mais la science contemporaine offre désormais des occasions infinies de supprimer le travail humain même lorsque les opérations se révèlent très complexes et non-répétitives. Grâce en particulier à l’électronique et à l’informatique, on peut construire de véritables robots. A l’époque industrielle, la machine était conçue pour assister le travailleur et en augmenter la productivité : le travailleur devenait ainsi un appendice de la machine. Aujourd’hui la machine peut être conçue pour des fonctions qui ne consistent plus en une extension et en une potentialisation du travail répétitif, mais à sa complète substitution. Les changements technologiques ne sont donc plus étroitement dépendants des augmentations de la production et de l’emploi. C’est ce que montrent les nouvelles biotechnologies qui sont en train de révolutionner l’agriculture sans que se manifestent, dans ce secteur désormais réduit à sa plus petite dimension en matière d’emploi, des tendances à la concentration du travail et à une plus grande parcellisation,[45] et ce depuis des siècles dans les pays à économie développée.
En définitive, le changement technologique précède, au lieu de les suivre, les augmentations de productivité créées par la seconde phase de réorganisation des fonctions. La transformation de l’ouvrier en homme-machine n’est plus une condition préalable pour le travail créatif et intelligent du technicien, de l’ingénieur et du chercheur. L’absence de corrélation entre l’augmentation de l’emploi (ouvrier) et les hausses de la productivité n’est donc pas une simple anomalie statistique : elle correspond à une potentialité spécifique du nouveau mode de production scientifique.
 
6. Le rôle du secteur des services et l’État comme force productive
Ces changements dans l’industrie sont aussi le fruit, en partie, du grand développement du secteur des services. Sans les activités de recherche, planification, comptabilité, commercialisation, etc., qui ont fleuri dans les dernières décennies (d’abord au cœur de l’entreprise industrielle elle-même) l’industrie n’aurait pu que très difficilement progresser vers une automatisation toujours plus massive du processus de production. On pourrait donc être tenté de formuler une nouvelle loi de développement économique : le moteur du développement est le secteur des services ; les pays dans lesquels le taux de croissance du secteur des services est le plus élevé présentent aussi des taux globaux de croissance plus élevés. La loi de Kaldor en serait inversée dans ses rapports de causalité, si l’on adopte le point de vue selon lequel « les pays dans lesquels le secteur des services est le plus développé ont aussi le taux de croissance le plus élevé du secteur manufacturier ».[46]
La possibilité d’établir une loi de ce type sur des bases totalement empiriques reste, toutefois, plus que douteuse. On peut rappeler d’autres observations qui ne vont pas dans le même sens. Dans la mesure où il est possible (et théoriquement correct) de mesurer la productivité du secteur des services, il en résulte qu’elle est moindre par rapport à celle de l’industrie et de l’agriculture.[47] Le déplacement de la force de travail de l’agriculture et de l’industrie vers le secteur des services devrait donc réduire le taux de croissance de l’économie et non l’augmenter. C’est du reste un argument qui est parfois proposé pour expliquer pourquoi, dans l’après-guerre, le taux de croissance du PIB des Etats-Unis était plus faible que celui de l’Europe de l’Ouest et du Japon, même si le niveau absolu de la productivité par personne active aux USA reste le plus élevé du monde.
En fait, parler du secteur des services comme d’un nouveau moteur du développement économique est fallacieux. L’expansion du secteur des services est seulement le symptôme d’un phénomène beaucoup plus complexe. On calcule que la moitié environ des activités du secteur tertiaire est destinée à l’industrie manufacturière et seulement l’autre moitié aux services de consommation (individuels et collectifs). L’expansion du secteur des services est donc seulement en partie une fin en elle-même. Elle répond à deux grandes exigences de la société moderne : d’un côté, une nouvelle division du travail dans lequel les activités intelligentes deviennent de plus en plus importante par rapport à celles qui sont répétitives et de l’autre un changement des niveaux de consommation et de bien-être qui visent une meilleure qualité de la vie et qui peuvent être satisfaits à condition de mettre en place des structures publiques adéquates (écoles, hôpitaux, sauvegarde du patrimoine urbain et de la nature, etc.).
Il convient, à ce point, de prendre en considération un problème qui avait soulevé d’âpres discussions entre les économistes classiques et qui se pose encore, même si les termes en sont différents, dans la nouvelle société post-industrielle : il s’agit de la distinction entre travail productif et travail improductif. En effet, il pourrait être légitime aujourd’hui de se poser le problème de savoir si le secteur des services doit être considéré comme productif. Comme on le sait, pour Quesnay seul le travail agricole est productif. Adam Smith a élargi cette capacité de produire des revenus au secteur industriel aussi, mais il considérait comme totalement improductifs tous les services, tant publics que privés. Marx garda cette distinction et l’étendit au secteur commercial qui « ne crée ni valeur, ni plus-value ». La discussion n’a pas seulement une valeur doctrinaire. Dans les pays socialistes tout le système de comptabilité nationale est basé sur cette distinction et on exclut du calcul du revenu social global les activités tertiaires.
Aujourd’hui, face à l’explosion impressionnante de la société des services il est nécessaire de convenir que la distinction entre travail productif et travail improductif n’a plus vraiment de raison d’être, si on la réfère à des secteurs entiers de la vie économique. On peut en fait soutenir, à juste titre, qu’à la production du revenu net contribuent directement tant les actifs dans l’industrie que ceux qui sont « indirectement » employés dans le secteur des services, y compris les services d’utilité publique et ceux de la consommation, dans la mesure où le niveau « naturel » des salaires comprend désormais un quota de ce type particulier de consommation, que l’on doit considérer sous de nombreux aspects comme indispensable (l’assistance sociale et un minimum de services publics qui garantissent une qualité de vie spécifique — parcs publics, prévention contre la pollution, etc. — sont en effet partie intégrante du salaire). En outre, de nombreuses activités tertiaires, comme les services de comptabilité bancaire, de consultation productive, de recherche, etc., se développent en dehors de l’entreprise industrielle, mais comme une partie intégrante d’une division sociale du travail dont la finalité prioritaire reste pourtant toujours la production de marchandises, nécessaires tant pour satisfaire directement certains besoins, que pour en tirer une satisfaction au travers du secteur des services (les hôpitaux ont besoin d’appareillages pour soigner les malades, etc.). Le secteur industriel est indispensable à la production des services, tout comme le secteur des services l’est pour assurer une productivité élevée au secteur industriel. Le cri d’alarme qui s’est élevé pour dénoncer ce qu’on appelle le processus de de-industrialisation n’est que le fruit d’une application machinale de catégories dépassées.[48] La baisse de l’emploi pour les catégories directement employées dans le secteur industriel ne représente pas du tout un désastre économique. Le développement du secteur des services n’est qu’une forme parmi tant d’autres prise par le développement de l’industrie moderne.
Le débat sur le rôle productif du secteur des services ne peut néanmoins se conclure sans que l’on examine aussi le rôle joué par l’Etat moderne dans la promotion de la recherche scientifique. List a su mettre en évidence, et de façon très claire, le rôle de l’Etat comme force productive, grâce à la capacité qu’il a de créer les conditions pour le développement de l’entreprise et de la production industrielle moderne. Dès ce moment-là, les tâches de l’Etat à l’intérieur du système économique se sont considérablement accrues. Mais la théorie économique n’a pas encore su reconnaître que le développement de la société post-industrielle serait impossible sans un engagement massif de l’État dans l’organisation de la recherche scientifique. Il y a naturellement de nombreux niveaux et différents degrés d’intervention. Un niveau très général qui concerne la politique de la recherche, c’est-à-dire l’orientation et la dimension de la dépense pour la recherche, dépend du rôle international de l’État. Aujourd’hui les deux superpuissances encouragent beaucoup la recherche à des fins militaires et pour des secteurs qui peuvent avoir d’importantes retombées sur l’accroissement de leur propre puissance offensive et défensive (que l’on pense à l’exploration du ciel). Pourtant, même lorsque la sécurité militaire n’est pas directement en jeu, la dimension mondiale du marché impose désormais à chaque Etat de tenir compte des succès obtenus par les autres États dans la politique de la recherche d’avant-garde. Les résultats obtenus par le Japon dans le domaine de l’électronique et de l’informatique sont par exemple devenus le point de comparaison pour mesurer l’efficacité des investissements dans ces domaines.
L’intervention active de l’État dans la politique de recherche est nécessaire parce qu’aucune entreprise ne peut désormais totalement assumer les risques liés au fait d’entreprendre une activité avec des résultats extrêmement aléatoires et dans certains cas très éloignés dans le temps. Le marché ne réussit pas à dédommager de ces dépenses. Les dépenses pour la recherche scientifique représentent un cas typique de bien public. L’intervention de l’État dans le domaine de la recherche se réalise aujourd’hui de plusieurs façons. La première est la méthode directe : il s’agit en général de la recherche dans les secteurs de la big science, pour des projets très coûteux et à très longue échéance (ex. fusion nucléaire). Une deuxième méthode est celle des commandes publiques : l’État devient alors celui qui commande un projet donné et qui en assume les risques entièrement. Dans un troisième cas, l’État peut financer partiellement ou complètement les dépenses de recherche d’une entreprise pour en partager ensuite, dans une proportion donnée, les éventuelles retombées positives. Mais au delà de la façon dont l’État peut intervenir afin de stimuler la recherche scientifique, il est nécessaire de souligner ici que le développement des technologies modernes d’avant-garde pose résolument le problème de la dimension de l’État. List observait déjà qu’il n’était pas possible de parler de « nations » dans les cas où leur dimension n’était pas suffisante pour garantir l’autonomie économique et l’indépendance politique : selon List, par exemple, le Danemark n’était pas une nation. Sur le front de la recherche d’avant-garde il est désormais évident qu’il faut une capacité de dépense et d’organisation qui pousse même les superpuissances à collaborer pour des projets communs (comme pour la physique sub-nucléaire). C’est en tout cas le motif fondamental du retard technologique de l’Europe par rapport aux USA et au Japon.
On doit observer enfin que sur la base du rôle nouveau de l’État comme organisateur de la science, on peut expliquer le paradoxe apparent sur lequel nous avons buté lors de l’étude des lois de Kaldor. Les statistiques ne montrent plus de lien étroit entre hausse de productivité et augmentation de l’emploi parce que le facteur principal de développement d’une économie, aujourd’hui c’est l’Etat en tant qu’organisateur de la recherche d’avant-garde. Les économistes se fatigueraient en vain à faire des recherches économétriques pour trouver des causes nouvelles aux rendements croissants s’ils oubliaient de considérer l’État comme une force productive. A notre époque le marché ne garde plus le secret du développement économique comme c’était le cas à l’époque de Smith, Marx, et Schumpeter.
 
7. L’entreprise et l’autogestion
Un chapitre important des transformations économiques causées par le nouveau mode de production concerne la structure de l’entreprise.
A ce propos il est évident d’étudier, parce qu’elles sont encore très nettement partagées, les théories de Schumpeter à propos du déclin progressif du rôle de l’entreprise dans une économie capitaliste mûre. Schumpeter diagnostique une agonie lente du système capitaliste à cause de son incapacité intrinsèque à progresser dans son effort d’innovation technologique, fondamental pour alimenter les initiatives de l’entreprise. La chute du capitalisme dans un état stationnaire proviendrait, selon Schumpeter, de l’extension démesurée et progressive de l’entreprise industrielle, de la transformation du marché de concurrence en un marché oligopoliste ou monopoliste et, enfin, du caractère routinier que la recherche technologique assumerait, en conséquence de ces transformations, dans les bureaux de l’entreprise. La fonction d’entrepreneur, qui pour Schumpeter est essentiellement individuelle et innovatrice, se verrait ainsi privée de ses organes vitaux. L’entreprise, en devenant un organisme bureaucratique, cesse d’avoir un rôle dynamique dans le marché, qui à son tour s’atrophie, tombant sous la domination de quelques grands complexes industriels qui ne possèdent plus aucune stimulation à l’innovation puisqu’il n’y a plus rien à conquérir et plus d’ennemi à battre. C’est une situation comparable à celle dans laquelle toutes les méthodes de production auraient atteint un stade de perfection insurpassable. Schumpeter conclut : « Un état plus ou moins stationnaire s’ensuivrait. Le capitalisme, qui consiste essentiellement en un processus d’évolution, s’atrophierait. Les entrepreneurs se verraient privés de tout champ d’activité et se trouveraient placés dans une situation très analogue à celle de généraux dans une société où la paix perpétuelle serait parfaitement garantie ».[49]
Les développements récents du progrès technologique et sa diffusion capillaire dans l’économie semblent radicalement contraster avec cette vision pessimiste de Schumpeter et sa prédiction de déclin de la fonction d’entrepreneur. Schumpeter s’est attaché à définir le type idéal de l’entrepreneur du dix-neuvième siècle en termes d’un démiurge mythique doté de la capacité de conjuguer, en leur donnant une vie nouvelle, le monde de la science avec celui du travail. Cette fonction d’organisation de la science, comme on l’a déjà vu, est maintenant remplie largement par l’État. Mais cela ne signifie pas pour autant ni que le progrès technologique s’arrête, ni que le rôle de l’entrepreneur disparaît. L’expérience montre en fait, par rapport au premier point, que ce sont justement les États capables d’organiser aux plus hauts niveaux la recherche d’avant-garde qui jouissent des plus grands avantages produits par les retombées du progrès technologique sur l’économie. Mais il n’est pas vrai, en second lieu, que la fonction de l’entrepreneur doive se limiter à la recherche d’avant-garde. Dans les sociétés modernes, fortement scolarisées, la connaissance scientifico-technique n’est plus réservée à un petit cercle d’initiés. La figure de l’entrepreneur-démiurge est en train de disparaître parce que tout le monde peut devenir entrepreneur. Par l’affirmation du mode de production scientifique, la fonction innovatrice sera toujours plus courante et « populaire ». Elle consiste, en fait, dans la capacité individuelle à organiser et coordonner efficacement le travail humain en vue d’un but commun en assumant aussi — dans le cas de l’entreprise privée — le risque de faillite. Naturellement, ce but commun continuera à être le maximum de profit, ce qui est la meilleure mesure de la capacité concurrentielle de l’entreprise dans le marché.
C’est à propos d’une seconde question aussi qu’il faut revoir la prophétie de Schumpeter. La tendance au gigantisme industriel est probablement un résidu de l’ancien mode de production. On peut penser que la petite et moyenne entreprise réussiront dans le futur à surpasser en efficacité les colosses du passé. L’existence de la grande entreprise dépend de deux facteurs fondamentaux. Premièrement, du facteur technologique, c’est-à-dire de l’action de la loi des rendements croissants qui rend la production à grande échelle convenable par rapport à une production à petite échelle avec une grande concentration d’ouvriers et un morcellement exaspéré du travail. Deuxièmement, elle dépend du facteur financier, c’est-à-dire de l’intérêt qu’il y a à concentrer dans une seule propriété et sous une seule direction, même en l’absence du facteur technologique, plusieurs unités de production. La tendance à la concentration financière se manifeste par la tentative de contrôler une partie considérable du marché, pour imposer une marque unique et des prix supérieurs, ou bien pour limiter les oscillations de la demande, etc.
Actuellement, des signes évidents d’une inversion de la tendance se manifestent. Même dans le secteur automobile, industrie géante par excellence, le facteur technologique ne pousse plus avec la même détermination que par le passé vers un élargissement des dimensions de l’entreprise. On peut observer en général que les technologies informatiques modernes rendent presque possible l’atomisation du processus productif, que ce soit dans le sens d’une plus grande diffusion territoriale ou dans le sens d’une fragmentation des unités de production. De nombreuses opérations qui jadis étaient faites au sein de l’entreprise, le sont maintenant par une myriade de petites entreprises, quelques-unes opérant dans le domaine des services. Mais la raison fondamentale qui décidera de la dimension optimale de l’entreprise sera le type de travail qu’il faudra associer pour atteindre les objectifs de l’entreprise en matière de production. Jadis, la dimension de l’outillage (ex. : chaîne de montage) déterminait aussi a priori le nombre d’ouvriers à employer. Dans le futur, la dimension fonctionnelle du groupe de techniciens et de spécialistes qui décideront d’unir leurs efforts dans une activité économique commune sera toujours plus décisive. Puisqu’il est possible désormais de concevoir une usine sans ouvrier, ce sera le volume des moyens de production qui deviendra le facteur « variable » de l’entreprise. Dans l’entreprise moderne l’habileté personnelle et la connaissance scientifique constituent de très loin le facteur dominant par rapport à l’apport inerte et passif du capital et du travail sans qualification.[50] Cette tendance pourra naturellement s’affirmer complètement à condition que soient surmontés tous les obstacles à caractère financier. C’est dans ce but que le système bancaire en matière d’accès au crédit, ne devra pas faire des discriminations en faveur des grandes entreprises déjà existantes, comme au contraire il arrive aujourd’hui ; en outre, il est indispensable que cessent les conditions d’incertitude, de risques et de désordre financier qui poussent les entreprises à former de grands empires multinationaux dans le but de suppléer au manque d’une réglementation juridique mondiale de la concurrence et du marché financier.
La caractéristique principale de la nouvelle entreprise sera l’autogestion, qui ne doit pas être prise dans son sens du dix-neuvième siècle d’autogestion ouvrière. L’autogestion entraîne la disparition de la distinction entre dirigeants et dirigés. Cette dichotomie s’appuyait jusqu’à présent sur la base solide de la distinction entre travail intellectuel et manuel. Dans le système traditionnel, comme Taylor l’a précisé, « même si le travailleur était particulièrement prédisposé envers le développement et l’utilisation des connaissances scientifiques, il lui serait physiquement impossible de travailler en même temps et à sa machine et à son bureau. Il est clair en outre que dans la majorité des cas il faut un certain type d’homme pour planifier et un tout autre pour exécuter le travail ».[51] La situation a changé depuis et aujourd’hui on peut affirmer sans crainte que le même homme peut, tout en restant assis à son bureau, faire marcher la machine. C’est pourquoi, dans l’usine moderne, parler de coopération et non de division (parcellisation) du travail deviendra de plus en plus familier. Le travail dans une entreprise moderne ne sera pas très différent de celui d’une équipe de chercheurs dans un département universitaire. Le rapport qui s’instaurera entre les membres d’une même entreprise sera basé, en fait, plus sur la reconnaissance des connaissances et des compétences de chacun que sur le pouvoir qui provient de l’apport des capitaux. Il deviendra donc indispensable, dans les pays occidentaux, d’adapter aussi les formes juridiques du dix-neuvième siècle sur la propriété de l’entreprise, qui donnent de larges pouvoirs au capitalisme, à la réalité de l’entreprise moderne auxquelles des structures juridiques plus égalitaires — comme celles de la société coopérative — s’adaptent mieux. Dans les pays de type socialiste, comme ceux de l’Europe de l’Est, il est nécessaire d’arriver au même résultat par un chemin contraire: c’est-à-dire, permettre à chaque individu de faire partie d’entreprises coopératives par un apport de capitaux propres ou obtenus par le crédit.
 
8. Temps de travail et temps libre
Les retombées sociales dues à l’avènement du mode de production scientifique sont d’une grande portée et il n’est pas possible ici de les prendre en considération autrement que de façon rapide. Il suffit de rappeler qu’il rend possible une conception nouvelle de l’urbanisme, dans lequel disparaît la division des rôles entre ville et campagne ainsi que la distinction entre centre et périphérie, pour comprendre combien il influencera en profondeur les conditions matérielles de vie de l’homme moderne. Nous n’évoquerons ici qu’un aspect limité mais révélateur du phénomène : la réduction du temps de travail.
Il faut au préalable constater, à ce propos, que la théorie de ceux qui sous-évaluent ou nient l’importance de la réduction du temps de travail est à rejeter. C’est le cas par exemple de H. Braverman[52] qui soutient que le progrès technologique et l’automatisation n’apportent pas de libération progressive du travail mais qu’ils accentuent au contraire sa dégradation et sa subordination au pouvoir du capital. Selon Braverman, qui ne réussit pas à abandonner les catégories dépassées de « mode de production capitaliste », dans les économies de marché, l’explosion du secteur des services et l’automatisation progressive ne feraient rien d’autre que de transformer la forme, mais non la substance, du rapport antagoniste entre capital et travail. L’automatisation n’aurait pour seule conséquence sur le travail que de le dépouiller ultérieurement — par rapport à la dévalorisation qui s’est produite lors du passage de l’artisanat à l’industrie — de ses potentialités créatrices restantes.
On pourrait tout d’abord opposer une constatation à ces thèses de Braverman. La demande croissante des postes de travail qui correspondent aux niveaux d’instruction plus élevés atteints par les jeunes et la possibilité de satisfaire à cette demande principalement à travers l’expansion du secteur des services (le seul secteur en expansion dans les économies modernes) ou par des emplois de toute façon plus « intelligents » que les traditionnels, mettent en cause l’hypothèse d’une dégradation continue du travail.
Mais le point essentiel est autre. Une caractéristique engendrée par le marxisme vulgaire consiste à réduire la réalité sociale à la lutte des classes. On éternise de cette façon les catégories de capital et travail et des contrastes irrémédiables apparaissent même là où ils sont en voie d’extinction. L’automatisation du processus de production élimine par définition le travail « stupide » en créant dans le même temps le travail « intelligent » : il s’agit donc de voir si un contrôle rationnel de ce processus est possible et comment la société peut en tirer le maximum de bénéfices. La perspective d’une libération progressive de la fatigue du travail manuel pour l’humanité ne peut être repoussée a priori : comme s’il s’agissait d’une machination diabolique du capital qui entend donner des illusions aux travailleurs pour mieux les exploiter.
Ce que Braverman ne veut même pas prendre en compte avait déjà du reste été entrevu et analysé par Marx lui-même, même si son analyse ne concernait nécessairement que les aspects les plus généraux et les plus abstraits. Dans les Grundrisse on trouve une description avant la lettre de la société post-industrielle et de la nouvelle condition du travail libéré de la répétitivité obsédante de la fabrique industrielle. La signification première de l’automatisation du processus productif réside dans sa capacité à réduire à sa plus simple expression le besoin social de travail fractionné et « stupide » dans le sens où Smith l’entend. Dans cela aussi on retrouve les potentialités supérieures du mode de production scientifique par rapport à l’ancien système industriel. « Économiser du temps de travail, c’est accroître le temps libre, observe Marx, c’est-à-dire le temps servant au développement complet de l’individu, ce qui agit en retour sur la force productive du travail et l’accroît… Le temps libre — pour le loisir aussi bien que pour les activités supérieures — transformera tout naturellement celui qui en jouit en un individu différent, et c’est cet homme transformé qui se présentera ensuite dans le procès de production immédiat ».[53] Nous nous trouvons donc face à un renversement véritable des catégories économiques. Marx observe très justement que, dans ces circonstances, « ce n’est plus le temps de travail mais le temps disponible qui mesure la richesse ».[54]
Dans une société de chasseurs et de pêcheurs les conditions de vie des individus sont plus que précaires puisqu’elles sont tributaires des caprices de la nature. L’homme emploie toutes ses énergies pour lutter contre la nature extérieure hostile : c’est une question de vie ou de mort. Avec la civilisation pastorale et l’agriculture permanente la condition humaine s’améliore nettement. On assiste à la création des villes et à l’ébauche du développement lent, mais continu, des disciplines scientifiques et philosophiques. Ensuite, au Moyen Age, ce sera le tour de l’artisanat à assumer le rôle de forme économique dominante, et à partir de là se bâtiront les premières activités capitalistes. Mais bien peu sont encore ceux qui disposent de bien-être et de liberté : l’esclavage est un facteur structurel qui accompagne l’humanité de l’antiquité à l’époque moderne (sous des aspects parfois masqués, comme pour la glèbe dans l’empire des tsars). Avec la révolution industrielle naît une nouvelle classe : le prolétariat urbain. La condition du prolétaire est celle d’un homme juridiquement libre, mais soumis de fait à la dure loi du travail de fabrique sous la tutelle de la bourgeoisie capitaliste. La situation qui se profile à l’horizon est fondamentalement différente. Grâce au mode de production scientifique les possibilités de libération du travail répétitif et aliénant sont pratiquement illimitées. Il n’y a en principe aucun obstacle pour que se mette en place une automatisation totale du processus de production et il ne subsiste pas de limites provenant de la quantité d’énergie existant dans la nature, grâce à l’exploitation désormais envisageable des énergies renouvelables (énergie solaire et fusion nucléaire). Pour la première fois dans l’histoire, il est donc possible d’imaginer une société sans exploitation des classes et des individus. « Si les navettes tissaient toutes seules et si les plectres touchaient seuls la lyre, disait Aristote, les chefs artisans n’auraient vraiment pas besoin de subordonnés, ni les maîtres d’esclaves ». Mais il s’agit là justement de la condition de l’homme moderne qui peut enfin faire fonctionner les métiers à tisser et jouer de la lyre grâce à des machines « intelligentes ».
Le travail humain ne cessera jamais de coûter de la peine et de la fatigue, parce que même le fait d’écrire un roman ou de découvrir une nouvelle formule chimique ne peut se faire sans engagements et sacrifices. Mais tant le romancier que le chimiste enrichissent leur personnalité par le travail. Le travail de l’homme, dans le futur, ne sera productif et utile à la société qu’à condition de s’accompagner de créativité et d’auto-éducation de l’individu. Le mode de production scientifique rend possible l’émancipation de l’homme par rapport à la fatigue physique du travail. Il ne le libère pas du travail tout court, parce que, comme on l’a dit, même la fatigue qui accompagne l’élaboration intellectuelle est du travail, mais on doit la considérer comme partie intégrante de la nature humaine, s’il est vrai que les motivations qui poussent l’homme vers la connaissance active ont un fondement moral. Mais il est important de prendre conscience qu’à notre époque le plan, c’est-à-dire l’organisation rationnelle de la vie sociale, peut désormais inscrire à son ordre du jour l’objectif de l’émancipation du travail matériel. Nous nous trouvons donc au seuil d’un monde nouveau dans lequel semble vraiment pouvoir se réaliser le rêve de la « libération du besoin » que l’homme a poursuivi, jusqu’ici en vain, depuis les temps lointains où il a engagé une lutte passionnante contre une nature « avare et marâtre ».


[1] J.-M. Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money, Macmillan, London, 1936 ; trad. fr., Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Payot, Paris, p. 363.
[2] W. Leontief, « The World Economy in the Year 2000 », in Scientific American, septembre 1980.
[3] A.Th. Angelopoulos, Global Plan for Employment. A New Marshall Plan, Praeger Publishers, New York, 1983.
[4] Nous faisons référence aux recueils d’essais : The Capitalist World-Economy, Cambridge University Press, Cambridge, 1980 ; et The Politics of the World-Economy, Cambridge University Press, Cambridge, 1984.
[5] Cf. The Capitalist World-Economy, op. cit., p. 35.
[6] Cf. The Politics of the World-Economy, op. cit., p. 5.
[7] Pour une reconstruction historique approfondie de la « théorie des quatre stades » voir R.L. Meek, Social Science and the Ignoble Savage, Cambridge University Press, Cambridge, 1976.
[8] F. List, Das Nationale System der Politischen Ökonomie, J.C.B. Mohr, Tübingen, 1959, p. 296.
[9] Ibidem, p. 39.
[10] Ibidem, p. 41.
[11] Ibidem, p. 145.
[12] Il s’agit du manuscrit récemment découvert et publié en allemand sur les Beiträge zur Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung, 1972, n° 3, p. 423-446. Ce manuscrit de Marx aurait été rédigé en 1845-46.
[13] K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1968, p. 46-47. C’est moi qui en souligne certains points.
[14] Pour une discussion intéressante sur la notion d’équilibre entre société et nature d’une part, et entre les différentes forces sociales d’autre part, voir N.I. Boukharine, La Théorie du matérialisme historique, Paris 1927, réédition 1967 (la première édition en russe est de 1921).
[15] Ces remarques devraient suffire pour justifier ma préférence pour la terminologie marxiste, plutôt que celle utilisée plus couramment, moins précise, d’étape de la croissance. Par exemple W. Rostow (The stages of Economic Growth, Cambridge (Mass.) 1960, Les étapes de la croissance économique, Paris, 1962) parle d’étapes de la croissance tant pour affronter le problème de la transition d’un mode de production préindustriel à un mode industriel, que pour indiquer les différentes phases du développement à l’intérieur d’un même mode de production.
[16] M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 181.
[17] E. Weil s’exprime dans le même sens dans Philosophie politique, Vrin, Paris, 1966. Il affirme en particulier à la page 72 : « Seule une société rationaliste et mécaniste peut chercher à se comprendre dans une science, c’est-à-dire dans l’analyse calculatrice, dans une description qui n’admet pas d’autre critère que la calculabilité même, au lieu de se comprendre dans un système de valeurs multiples coordonnées ou à coordonner (une morale, un summum bonum avec ses bona inférieurs ». Et à la page 75 : « L’individu qui pose la question de la liberté, de sa liberté, ne se situe pas avec son individualité telle qu’elle existe pour lui-même, dans le champ des sciences sociales : ces sciences ne s’occupent pas de lui et ne disent rien sur son compte ».
Ces précisions sont peut-être suffisantes pour éviter de rouvrir la vieille querelle entre partisans de la méthode dialectique et ceux de la méthode scientifique, qui a tellement porté préjudice à une compréhension et à une utilisation adéquates de la notion de mode de production au sein même du courant de pensée marxiste. Gramsci, par exemple, (dans la série des écrits des « Carnets de prison » : Il materialismo storico e la filosofia di Benedetto Croce, Einaudi, Turin, 1966) reproche âprement à Boukharine d’avoir essayé de réduire la « philosophie de la praxis » (le marxisme pour Gramsci) à une théorie scientifique, en utilisant la méthode des sciences physiques. De la même façon, Gramsci critique Croce pour avoir essayé, dans son œuvre sur le matérialisme historique (Materialismo storico ed economia marxista) de vouloir le considérer comme un banal « canon d’interprétation de l’histoire ». En fait, on pourrait répondre aussi que cette polémique sert à montrer comment le matérialisme historique, pris comme type-idéal ou canon d’interprétation de l’histoire, trouve des consensus à propos de son utilisation entre spécialistes appartenant à diverses orientations idéologiques.
[18] Cette prévision est formulée au chapitre 35, « La politique continentale » du Système national d’économie politique, où List affirme entre autres choses : « Si nous considérons les immenses intérêts que les nations continentales ont en commun face à la suprématie maritime, nous nous rendons compte qu’à ces notions rien ne fait tant besoin que l’union et que rien ne leur est plus funeste que les guerres continentales ».Et plus loin : « Les mêmes raisons qui ont élevé la Grande-Bretagne à la position éminente qui est actuellement la sienne élèveront vraisemblablement au cours du siècle prochain déjà l’Amérique unie à un degré d’industrie, de richesse et de puissance qui dépassera celui de l’Angleterre, de la distance qui sépare l’Angleterre d’aujourd’hui de la petite Hollande. (op. cit., p. 353 et 354).
[19] Beiträge zur Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung, op. cit., p. 202.
[20] Dans le manuscrit de critique contre List, déjà cité, Marx affirme littéralement que « l’État… est assujetti à la société bourgeoise » ; tandis que sur le rôle politique de l’idée de nation il soutient que « ce que les nations ont fait en tant que nations, elles l’ont fait pour la société humaine, toute leur valeur est contenue en cela que chaque pays a expérimenté totalement pour les autres plusieurs points centraux de détermination, à l’intérieur desquels l’humanité a totalement réalisé son développement… » Il est évident que c’est là le rôle culturel des nations, lorsque la culture agit et se diffuse comme un fait spontané. Mais l’Etat national, en tant que puissance militaire, n’agit pas seulement dans le monde par la diffusion spontanée de la culture.
[21] A ce sujet, voir la très convaincante analyse de Z.A. Pelczynski, « Nation, civil society, State : Hegelian Source of the Marxian Non-theory of Nationality », in The State and Civil Society. Studies in Hegel’s Political Philosophy, (ed. by Z.A. Pelkzynski), Cambridge University Press, Cambridge, 1984, p. 262-278.
[22] Sur le rapport entre mode de production et politique de puissance, voir l’introduction de S. Pistone à Politica di potenza e imperialismo (édité par S. Pistone), F. Angeli, Milano, 1973. L’auteur qui a le plus contribué à éclaircir le rapport entre évolution du processus productif et raison d’État est peut-être O. Hintze. Parmi ses essais les plus significatifs, outre ceux contenus dans l’anthologie citée ci-dessus, se distingue : « Der moderne Kapitalismus als historisches Individuum. Ein kritischer Bericht über Sombarts Werk » en Soziologie und Geschichte, Vandenhoeck et Ruprecht, Göttingen, 1964, p. 374-426.
[23] K. Marx, Zur Kritik der Politischen Ökonomie ; trad. fr. : Contribution à la critique de l’économie politique, Éditions sociales, Paris, 1972, Préface de la « Critique d’économie politique », p. 4.
[24] K. Marx, L’idéologie allemande, op, cit., p. 89.
[25] P. Bairoch, The economic Development of the Third World since 1900, Methuen & Co Ltd, London, 1975, p. 93.
[26] Les évaluations statistiques sont extraites de A. Maddison, « Western Economic Performance in the 1970s : a Perspective and Assessment », en Banca Nazionale del Lavoro - Quarterly Review, vol. 33, September 1980, p. 247-289.
[27] Ces estimations sont tirées de P. Bairoch, « International Industrialisation Levels From 1750 to 1980, en The Journal of European Economic History, vol. 11, n° 2, p. 269-333.
[28] Kiyoshi Kojima, « Economic Integration in the Asian-Pacific Region », en Hitotsubashi Journal of Economics, February, 1976, p. 1-16 ; et, dans la même revue, « Australia’s Trade with Asia : some Policy Issues », June 1981, 1-14.
[29] Les propositions pour une fédération balkanique ont été formulées par Tito et Dimitrov. Dans une conférence de presse à Sofia, le 21 janvier 1948, Dimitrov proposa une fédération balkanique entre la Roumanie, la Bulgarie, la Yougoslavie, l’Albanie, la Tchécoslovaquie, la Pologne, et la Hongrie. Mais à la suite des critiques émises par la Pravda (28 janvier), le projet fut abandonné. Cf. S. Leonardi, L’Europe et le mouvement socialiste, Fédérop, Lyon, 1979, p. 89.
[30] Cf. A. Inotai, Regional Economic Integration and International Division of Labour, Hungarian Scientific Council for World Economy, Budapest, 1982.
[31] Cf. C. Coker, The Soviet Union, Eastern Europe, and the New International Economic Order, The Washington paper, vol. XII, Praeger, New York, 1984.
[32] Cf. J. Bognar, End-Century Crossroads of Development and Cooperation, Hungarian Scientific Council for World Economy, Budapest, 1980 ; en particulier le chapitre « The CMEA’s Ties with the world economy at time of Epochal Change in International Economic Relations ».
[33] La terminologie, comme chaque fois qu’il s’agit de phénomènes nouveaux, est encore floue. Les sociologues utilisent en priorité le terme de « société postindustrielle » (par exemple, D. Bell, The coming of Post-Industrial Society, Penguin Books, Harmondsworth, 1973 ; et A. Touraine, La Société post-industrielle, Denoël, Paris, 1969), tandis que dans les pays socialistes on parle plutôt de « révolution scientifique et technologique » (Cf. R. Richta, Civilizace na rozcesti, 1968 ; trad. fr., La civilisation au carrefour, Anthropos, Paris, 1969).
Ces propositions terminologiques présentent l’une comme l’autre des défauts. Avec société post-industrielle on indique clairement la structure socio-productive dont on s’éloigne, mais les caractères de la nouvelle formation sociale restent indéterminés. Lorsqu’on parle de révolution scientifique et technologique on met en évidence les causes qui sont à l’origine du changement, mais on ne fait aucune allusion à la nature des étapes précédentes par rapport auxquelles intervient la « révolution » : aussi tantôt l’on parle de troisième révolution industrielle, parfois de quatrième, etc. La proposition terminologique ici suggérée, c’est-à-dire mode de production scientifique, n’est pas ambiguë, à ce point de vue, mais présente à son tour quelques inconvénients (par exemple on ne peut parler encore de « société scientifique » alors que le terme de société postindustrielle est pour le moment plus utilisé.
A propos des conséquences sociales qu’on essaiera plus loin d’analyser, on peut signaler que, dès 1957, Mario Albertini avait lucidement prévu les conséquences du mode de production post-industriel sur la condition ouvrière en Il modo di produzione post-industriale e la fine della condizione operaia, (Rome, 1957) ;réédité in Il Federalista, novembre 1976, p. 254-261.
[34] Cf. J. Bognar, Balance of Achievements of twenty-five years of Hungary’s Economic Development, Hungarian Scientific Council for World Economy, Budapest, 1982.
A propos de la fin des potentialités de développement du modèle consumériste keynésien, on pourrait remarquer que pendant les années trente, tandis que se produisait une forte chute du commerce international, il fut malgré tout possible d’enregistrer une forte augmentation de la production industrielle : il existait donc un large potentiel intérieur de demandes à exploiter pour des politiques de croissance basées sur la consommation et sur l’investissement. Dans les années soixante-dix, au contraire, il s’est avéré que chaque forte baisse du commerce international correspondait à une baisse encore plus forte de la production manufacturière. Il ne semble donc plus possible de penser à une reprise économique qui n’ait pas de fondements solides dans le développement de l’économie mondiale (pour une documentation statistique de ces affirmations voir A.G. Kenwood et A.L. Lougheed, The Growth of the International Economy, George Allen & Unwin, London, 1983, chap. 14 et chap. 20).
[35] Pour ces renseignements cf. J. Fourastié, Pourquoi nous travaillons, PUF, Paris, 1976 ; et The Economist, July 28, 1984, p. 17-20.
[36] N. Kaldor, Causes of the Slow Rate of Economic Growth of the United Kingdom, Cambridge University Press, Cambridge, 1966, p. 3.
[37] N. Kaldor, op. cit., p. 29.
[38] Parmi les mesures effectivement réalisées par le gouvernement anglais, pendant les années où Kaldor (alors conseiller économique du Labour Party) préconisait cette stratégie, il y eut la Selective Employment Tax, qui avait justement pour but de décourager l’emploi dans les secteurs non industriels.
[39] N. Kaldor, op. cit., p. 8.
[40] Les essais pour vérifier empiriquement les « lois du développement » de Kaldor ne semblent pas avoir été couronnés de succès. Dans une étude de T.F. Cripps et K.J. Tarling (Growth in Advanced Capitalist Economies 1950-1970, Cambridge University Press, Cambridge, 1973) elles sont résumées de la façon suivante : a) le développement de la production agrégée est étroitement lié au développement de la production manufacturière ; b) l’augmentation de la productivité (produit par tête) dans la manufacture est étroitement lié au développement de l’emploi ; c) le développement de l’emploi dans la manufacture est inversement lié aux variations de l’emploi dans l’agriculture et dans les services ; d) dans ces derniers secteurs la croissance de la production est indépendante de la croissance de l’emploi » (p. 6).
On doit tout de suite constater que la première affirmation (a) n’est pas en soi suffisante pour établir une loi de développement. Comme du reste Kaldor en convient lui-même, une corrélation statistique pourrait exister entre une augmentation de la production globale et l’augmentation de la production manufacturière pour une simple raison de dimension relative de la valeur ajoutée sur le total. De plus Cripps et Tarling trouvaient un coefficient de corrélation pour le secteur commercial tout aussi élevé que celui du secteur industriel (p. 22). La dernière affirmation (d) ne concerne plus du tout, de nos jours, les seuls secteurs non industriels. C’est en fait une caractéristique générale du nouveau type de développement de ne pas présenter de corrélation entre augmentations de productivité et croissance de l’emploi. Et cette observation est aussi valable pour le point (c), parce qu’il est évident que les transferts d’emplois entre un secteur et un autre sont significatifs à condition qu’il y ait une corrélation entre variations de l’emploi et variations de la productivité. La question décisive, pour une vérification empirique des lois de Kaldor, concerne donc le point (b), c’est-à-dire la corrélation entre augmentations de productivité dans l’industrie et l’augmentation de l’emploi. Mais ni Cripps ni Tarling n’arrivent à apporter de preuves significatives à ce sujet. Par la suite d’autres chercheurs ont remis en cause cette corrélation (cf. R.E Rowthorn, « What remains of Kaldor’s Law ? », in Economic Journal, March 1975 ; et pour un examen exhaustif du problème cf. A.T. Thirwall, « A Plain Man’s Guide to Kaldor’s Growth Laws », in Journal of Post-Keynesian Economics, Spring 1983).
[41] Pour les données sur l’emploi cf. M. Wegner, The Employment Miracle in The United States and Stagnating Employment in the European Community, Commission of the European Communities, Economic Paper n° 17, July 1983 ; et en ce qui concerne la productivité cf. A.D. Roy, « Labour Productivity in the 1980 : An International Comparison », in National Institute Economic Review, 1982, n° 101, p. 26-37.
[42] R. Rothwell and W. Zegveld, Technical Change and Employment, Francis Pinter, London, 1979.
[43] La distinction entre formulation statique et dynamique de la loi des rendements croissants a été pratiquement abandonnée après la présentation que J. Viner (« Cost Curves and Supply Curves », in Zeitschrift für Nationalökonomie, III, 1931, p. 23-36) a faite des courbes des coûts de Marshall et qui fut tout de suite largement acceptée. Viner distingue soigneusement les économies qui dérivent de la distribution sur les unités produites des frais généraux, et qui sont essentiellement un phénomène à court terme, des économies internes pour la production sur une grande échelle qui proviennent de l’adaptation de l’échelle de l’installation à des quantités produites successives et plus grandes : à long terme il n’existe pas de coûts fixes. Viner peut de cette façon construire une courbe d’offres à long terme déclinante par rapport à la quantité produite.
Les difficultés apparaissent dès que l’on essaie de donner une explication sur les « causes » des rendements croissants. Le débat qui s’est développé au cours des années trente (principalement entre J. Robinson, H. Chamberlin et N. Kaldor) a montré qu’on est inévitablement tenté d’étendre au long terme les causes qui agissent à brève échéance, en imputant à l’« indivisibilité » d’un facteur la cause du rendement croissant, mais en introduisant subrepticement, à nouveau, la distinction entre facteurs fixes et facteurs variables.
Une reformulation en termes « dynamiques » de la loi des rendements croissants est plus en accord avec la tradition. A. Marshall, par exemple, mettait en garde (Principles of Economics, Appendix H) contre la tentation d’introduire le concept de « marge de production » dans l’analyse du long terme pour ces entreprises où se manifestent des rendements croissants. Lui-même, en outre, formulait une loi en termes essentiellement dynamiques, comme le montre sa tentative de tracer une courbe d’offre « irréversible » dans le cas d’une réduction de la production. Viner fait remarquer justement que cela n’est possible que dans les cas où des innovations se manifestent en fonction de l’échelle de production. Mais c’est vraiment le phénomène en question, qui ne peut correctement être pris en considération par une courbe « statique » à long terme, mais dont la compréhension est fondamentale pour une formulation correcte de la loi des rendements croissants d’échelle.
[44] A. Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Everyman’s Library, New York, vol. II, p. 264.
[45] Sur les potentialités des nouvelles technologies dans la phase de planification des installations, cf. T.T. Gunn, dans le fascicule monographique de Scientific American, n° 171, nov. 1982, consacré à « Mécanisation du travail et emploi » ; sur les applications des biotechnologies cf. F. Gros, F. Jacob, P. Royer, Sciences de la vie et société, La Documentation française, Paris, 1979.
[46] C’est en effet le résultat avancé par la corrélation statistique étudiée par J. Gershuny, After Industrial Society ? The Emerging Self-service Economy, Macmillan, London, 1978, p. 111-12.
[47] Selon A. Maddison (« Long Run Dynamics of Productivity Growth », in Banca nazionale del Lavoro Quartely Review, n° 128, March, 1979, p. 31 ) qui étudie le cas de seize pays industrialisés de 1950 à 1976, le taux annuel moyen de croissance de la productivité est de 5% pour l’agriculture, 4,5% pour l’industrie et seulement 2,2% pour les services. Durant la même période, le taux moyen de croissance du PIB est de 3,9%.
[48] Cf. par exemple R. Bacon et W. Eltis, Britain’s Economic Problem : Too Few Producers, Macmillan, London, 1976 ; et F. Blackaby (éd.), De-Industrialization, Heinemann, London, 1979.
Les mêmes remarques pourraient être naturellement adressées à Kaldor, qui ne sait pas percevoir le caractère productif du secteur des services.
[49] J.A. Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Payot, Paris, p. 227.
[50] Pour des conclusions analogues cf. R. Fuchs, The Service Economy, NBER, New York, 1968, p. 196.
[51] F.W. Taylor, The Principles of Scientific Management (1911), The Norton Library, New York, 1967, p. 38.
[52] H. Braverman, Labor and Monopoly Capital. The Degradation of Work in the Twentieth Century, Monthly Review Press, New York and London, 1974.
[53] K. Marx, Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie, Dietz Verlag, Berlin, 1953, trad. fr., Fondements de la critique de l’économie politique, Anthropos, Paris, 1968, rééd. 1973, UGE, coll. 10/18, t. 3, p. 353.
[54] K. Marx, op. cit. Agnès Heller, qui a reconstruit avec intelligence le monde du travail à partir des Grundrisse, écrit : « La vraie richesse de l’homme et de la société ne se construit pas pendant le temps de travail, mais pendant le temps du loisir. C’est justement pour cela que la richesse de la société des « producteurs associés » n’est pas mesurable en temps de travail mais en temps libre » (A. Heller, La teoria dei bisogni in Marx, Feltrinelli, Milan, 1978, p. 114-15).

 

 

 

il federalista logo trasparente

The Federalist / Le Fédéraliste / Il Federalista
Via Villa Glori, 8
I-27100 Pavia