XXVII année, 1985, Numéro 3, Page 161
L’Union européenne :
Étapes et Constitution
JOHN PINDER
L’Union européenne ne peut être réalisée à moins qu’il n’y ait un projet et que ce projet soit largement diffusé. L’histoire qui précède le projet de Traité du Parlement européen illustre ce point de façon frappante.
« Habent sua fata libelli », écrit Spinelli dans son autobiographie.[1] Les « petits livres » auxquels il se réfère étaient des écrits d’Einaudi et d’auteurs de Federal Union, tels que Beveridge, Lothian et Robbins, qu’Einaudi envoya à Spinelli et à ses amis détenus sur l’île de Ventotene dans la période qui se situe un peu avant et après la déclaration de la Deuxième Guerre mondiale. Le « destin » de ces écrits fut d’inspirer Spinelli et de l’aider à élaborer ses idées fédéralistes, lui permettant de partager avec Rossi la rédaction du Manifeste de Ventotene, en 1941, qui devint la base théorique du Mouvement fédéraliste européen ; ensuite, quarante ans plus tard les mêmes idées le poussèrent, faisant preuve d’une cohérence remarquable dans sa pensée mais de souplesse dans son application, à être l’architecte du projet de Traité. Le projet de Traité à son tour a influencé de nombreux esprits. Il a, pour employer les termes mesurés d’un juriste prudent, « grandement contribué à déplacer le centre du débat ».[2] Il a aussi montré quelles forces politiques et sociales, quels parlements et gouvernements sont en faveur de l’Union européenne sur les principes définis par le Parlement européen, et lesquels sont contre. Il a fourni un but stratégique qui a uni les fédéralistes contemporains. Mais le projet et sa diffusion ne sont pas à eux seuls une stratégie suffisante pour accomplir un changement aussi grand que l’établissement de l’Union européenne. Il vaut la peine de se demander ce que l’on peut apprendre de l’histoire européenne d’après-guerre sur les caractéristiques susceptibles de permettre à une telle stratégie de réussir.
Buts et Étapes : la différence entre Nord et Sud
Certains préfèrent affirmer et propager un grand objectif, d’autres, travailler par étapes dans cette direction. Les fédéralistes européens ont eu tendance à se diviser suivant ces lignes en un Sud idéologique et un Nord pragmatique. Le Sud a craint que le pragmatisme du Nord ne réalise que des petits pas dans une direction mal définie ; le Nord a craint que l’idéologie ne sépare le Sud de la réalité. Si, cependant, l’idéologie saisit la réalité sous-jacente de notre temps et si les pas en avant ne sont pas trop petits et vont dans la bonne direction, les deux approches sont complémentaires. La différence devrait donner lieu à une synergie créative et non pas à une division destructrice.
Il est clair qu’il ne doit pas y avoir de différences de principe. Le projet de Traité du Parlement européen ne vise pas à la Fédération mais à une Union européenne à laquelle fait défaut l’élément des forces armées qui est commun à tous les systèmes fédéraux. L’Union européenne elle-même, qui est maintenant l’objectif incontesté des fédéralistes européens, est ainsi un pas vers la Fédération européenne qui n’est elle-même qu’une étape sur la voie du fédéralisme mondial. De plus Spinelli, qui à l’origine voyait la Communauté économique européenne comme un « mauvais coup »,[3] en est venu à reconnaître que « si le rêve d’une Europe libre et unie a eu un début de réalisation avec notre génération, nous le devons à l’activité de la Communauté européenne ».[4] La Communauté telle qu’elle se présente aujourd’hui, avec la C.E.E., sa partie la plus importante, est évidemment un grand pas vers l’Union européenne. La question n’est pas de savoir si les fédéralistes devraient s’intéresser aux étapes vers le but, mais comment distinguer les petits pas des étapes essentielles.
Robert Schuman avait sûrement raison de voir dans la Communauté Charbon-Acier « les premières assises concrètes d’une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ».[5]
Elle a établi les institutions de la Communauté qui ont permis au Parlement européen de présenter son projet de Traité comme une réforme constitutionnelle prudente et non pas comme un saut dans le vide. Le Traité de la C.E.E., qui étendait la compétence de ces institutions à de larges zones de la politique économique, fut une autre étape essentielle. Les élections directes du Parlement européen ont ajouté une dynamique à ces institutions dans un sens fédéral. La codécision du Parlement et du Conseil dans la détermination de la partie non obligatoire du budget sert de modèle pour la procédure générale de codécision envisagée par le projet de Traité qui fait du Parlement et du Conseil une Chambre des peuples et une Chambre des États, sur le modèle du Bundestag et du Bundesrat. Même le modeste Système monétaire européen est un pas sur la route de l’union monétaire au bout de laquelle se réalisera la complète souveraineté économique.
L’U.E.F. a identifié cinq éléments essentiels[6] qui doivent être ajoutés à la Communauté européenne, telle qu’elle est aujourd’hui, afin de constituer l’Union européenne : la codécision, le vote majoritaire, l’union monétaire et l’union des finances publiques[7] ainsi que l’achèvement du marché intérieur. Dans quelle mesure l’Acte unique européen contribuera à compléter le marché intérieur, cela restera pour quelques années une question controversée. Mais il est certain que l’Acte demeure un petit pas vers l’Union européenne. Comprendre pourquoi ce n’est qu’un petit pas peut nous aider à savoir en faire de plus grands à l’avenir. Le choix de la stratégie peut, en fait, être aidé par une analyse plus générale des conditions qui ont permis à des étapes plus importantes de réussir dans le passé, ou qui ont causé leur échec.
Conditions pour réaliser des progrès significatifs
L’examen des étapes les plus significatives mentionnées ci-dessus, et de deux ou trois autres qui ont échoué, suggère qu’elles sont plus susceptibles d’être atteintes à quatre conditions : qu’elles offrent une solution à un problème politique urgent posé aux gouvernements ; que des pouvoirs soient confiés à des institutions jouissant d’une confiance suffisante ; que des forces politiques et sociales suffisantes se trouvent mobilisées pour les soutenir ; enfin, que la participation à la préparation de la nouvelle étape soit limitée à des États où la mobilisation en vue de cet objectif est adéquate.
Quand la Communauté Charbon-Acier fut établie, une augmentation de la production d’acier allemande était essentielle si l’Allemagne voulait reconstruire son économie de telle sorte que les Allemands puissent gagner leur vie et payer leurs importations nécessaires. Cependant la France continuait de redouter une renaissance du potentiel militaire de l’Allemagne. Monnet réussit à persuader Schuman, suivi par Adenauer, que la réglementation commune des industries du charbon et de l’acier était le seul instrument en mesure de permettre la nécessaire reprise de la production allemande sans danger pour la sécurité de la France et sans entraîner une inégalité inacceptable du côté allemand. La déclaration Schuman n’envisageait que la seule Haute Autorité comme institution fédérale, mais l’Assemblée européenne et la Cour de Justice furent bientôt ajoutées à la proposition, correspondant à la perception directe des impôts sur les personnes légales dans la Communauté, et à l’application directe à ces personnes de la loi communautaire. Ainsi, à quelques semaines de la proposition Schuman du 9 mai 1950, les éléments fondamentaux des institutions de la Communauté étaient posés — qui restent à ce jour parmi ses principales caractéristiques fédérales — y compris le principe des élections directes (Traité CECA, article 21.3) et de la codécision budgétaire (article 78). Le Conseil des Ministres, qui fut aussi ajouté pendant les négociations du Traité de la CECA, peut être transformé d’institution intergouvernementale en institution fédérale si, comme le projet de Traité le propose, les votes à la majorité et la codécision, dans des limites de temps, le transforment en une seconde chambre sur le modèle du Bundesrat. Le sens politique de Monnet qui lui permit d’identifier le moment où les gouvernements français et allemands, suivis par ceux de l’Italie et du Bénélux, accepteraient une étape aussi importante en direction de la fédération afin de traiter les problèmes économiques et politiques pressants de la production allemande de charbon et d’acier, sous-tendait également son jugement que les Six devraient être en mesure de poursuivre sans la Grande-Bretagne, où l’équilibre des forces politiques était alors tout à fait défavorable à toute proposition d’intégration européenne. Ainsi Monnet avait-il identifié le problème, l’instrument, les institutions comportant des éléments fédéraux, et l’équilibre des forces fédéralistes et nationalistes, avec suffisamment de précision pour réussir cette première tranche historique de fédération.
Les Traités de Rome bénéficièrent du modèle institutionnel qui avait été créé par la CECA, en englobant le marché commun général et la réglementation de l’industrie de l’énergie atomique qui répondaient respectivement au besoin allemand d’un vaste espace industriel et au souci de la France à l’égard des sources d’énergie.[8] La relation entre les problèmes, les compétences et les institutions fut exprimée avec une grande clarté par Pierre Uri dans sa rédaction du rapport Spaak[9] sur lequel les Traités sont basés. Mais ayant présent à l’esprit l’échec de la ratification du Traité de la Communauté européenne de Défense, Monnet comprit que la dynamique du projet ne serait pas suffisante par elle-même s’il n’y avait pas un effort considérable de mobilisation des membres des parlements qui devraient ratifier les traités. Il mit en œuvre son Comité d’action pour les États-Unis d’Europe qui comprenait les leaders des principaux partis politiques et des syndicats, et il réussit.[10]
Le besoin de codécision en matière de budget communautaire se présenta quand les recettes de la communauté devinrent des « ressources propres » dans les années soixante-dix. Déjà, en février 1965, la seconde Chambre des États généraux des Pays-Bas avait délibéré que la C.E.E. ne pourrait pas obtenir ses propres recettes fiscales à moins que le Parlement européen ne joue un rôle central dans le processus budgétaire de la Communauté.[11] Pas de taxation sans représentation ; et les parlements des États membres ne pouvant contrôler les ressources propres de la C.E.E., cette tâche reviendrait au Parlement européen. Ainsi le problème politique pressant était que la communauté ne pouvait avoir ses ressources propres, ce que stipulait cependant le Traité, et ce que voulaient les Français pour assurer le financement de la politique agricole sans satisfaire le Parlement hollandais qui insistait pour que les fonds échappant au contrôle démocratique au niveau national soient contrôlés démocratiquement par le Parlement européen. Les traités de 1970 et 1975 sanctionnèrent donc la codécision entre le Parlement et le Conseil sur le budget de la communauté, même si le rôle du Parlement reste mince en ce qui concerne les soi-disant dépenses obligatoires.
En prenant la décision, au cours du Conseil européen du mois de septembre 1976, de mettre en œuvre l’article des Traités pour des élections directes, les Chefs d’États et de gouvernements ne semblaient pas être motivés par un problème politique particulièrement urgent.[12] A la différence d’autres décisions allant dans un sens fédérai, celle-ci n’impliquait aucun transfert d’instruments ou de compétence des Etats membres aux institutions communautaires. Ainsi il se peut qu’il y ait eu un moindre besoin d’un problème pressant pour amener les gouvernements à faire ce pas.
L’établissement du Système monétaire européen (S.M.E.) en 1979 montra comment le président de la Commission qui était alors Roy Jenkins, prit le rôle, d’abord tenu par Monnet, d’identifier le problème (la préoccupation de l’impact de l’instabilité du dollar sur le mark et le franc) et de mobiliser des soutiens politiques (Schmidt et Giscard d’Estaing) comme base d’une étape fédérale importante, qui comprenait non seulement le S.M.E. tel qu’il est aujourd’hui, mais aussi les conditions de la deuxième étape qui comprend le Fonds monétaire européen (que Robert Triffin appelle très justement la Banque fédérale européenne).[13]
Parmi les entreprises avortées, la Communauté européenne de Défense fut la plus spectaculaire. La proposition d’une armée européenne répondait certainement à la perception par les gouvernements d’un problème aigu, celui de la menace militaire soviétique au début des années cinquante, avec la nécessité de recruter des troupes allemandes sans susciter les craintes des Français concernant leur sécurité, ou un ressentiment des Allemands contre une discrimination à leur égard. Le traité de la C.E.D., signé le 27 mai 1952, stipulait que l’armée européenne serait l’instrument avec lequel les six États de la Communauté feraient face à leur problème. Mais le Traité ne prévoyait pas une autorité politique adéquate devant laquelle cette armée serait responsable. Ce ne fut pas avant l’automne de cette année, après que les fédéralistes italiens (en fait Spinelli) eurent demandé à de Gasperi de persuader les autres gouvernements qu’une Communauté politique européenne était nécessaire,[14] que l’Assemblée ad hoc fut instituée pour rédiger le projet de traité de communauté politique. Après une nouvelle année de retard la C.E.D. fut rejetée par l’Assemblée nationale française.
Peut-être que les forces politiques qui s’opposèrent en France à la C.E.D. étaient trop fortes pour être battues, même si le gouvernement avait présenté dès le départ un projet bien conçu. Mais il semble probable qu’un gouvernement français qui, en 1952, aurait fait campagne pour un projet politique solide comprenant les institutions fédérales nécessaires pour contrôler des forces armées européennes intégrées, aurait pu s’assurer au centre un soutien suffisant pour battre l’opposition gaulliste et communiste. La leçon à en tirer, c’est assurément que les propositions pour intégrer un instrument fondamental de la souveraineté devraient en même temps spécifier les institutions fédérales démocratiques qui en seraient responsables.
Les propositions Werner de 1970 pour l’Union économique et monétaire nous apportent une leçon similaire. Le problème qu’elles voulaient traiter était l’instabilité à la fois du système monétaire international et des taux de change à l’intérieur de la Communauté, perçus comme une menace pour le Marché commun et pour la politique agricole commune. L’instrument devait être une monnaie commune ou une fixité permanente des parités. Mais bien que le contrôle de la monnaie soit la citadelle de la souveraineté économique, la seule référence du rapport Werner au problème de son attribution était l’affirmation qu’un « centre de décision pour la politique économique exercera de façon indépendante, en fonction de l’intérêt communautaire, une influence décisive sur la politique économique générale de la communauté ».[15] La création du groupe Werner faisait suite à une réunion du Conseil des ministres des finances en février 1970, au cours de laquelle Karl Schiller indiqua qu’un vote majoritaire au Conseil et un transfert des pouvoirs au Parlement européen serait nécessaire à l’étape finale d’une union économique et monétaire complète entraînant une modification du Traité de la C.E.E.[16] Les implications institutionnelles de l’union monétaire furent dès lors passées sous silence, sans aucun doute par crainte d’effrayer les Français qui étaient encore en train de se libérer lentement de l’influence de de Gaulle. Peut-être n’y avait-il à ce moment-là aucun moyen d’obtenir le soutien de la France pour la nécessaire réforme institutionnelle. Mais la tactique d’évasion polie ne marcha certainement pas. Des pressions plus explicites pour une réforme des institutions de la Communauté destinées à les rendre efficaces et démocratiques auraient pu obtenir un soutien en France et, peut-être, influencer le gouvernement du moment, mais plus vraisemblablement préparer le terrain pour un changement politique plus rapide que celui qui se produisit les années suivantes. Le fait que de Gaulle ait obtenu moins de voix que ses deux adversaires, Mitterrand et Lecanuet, au premier tour des élections présidentielles de décembre 1965, après avoir menacé la Communauté par sa politique de la chaise vide au Conseil, aurait pu suggérer que le peuple français et sa classe politique pouvaient être plus favorables que les ministres à une proposition d’Union européenne. Bien entendu le premier souci des gouvernements, ce sont les réactions des autres gouvernements. Mais leurs efforts pour établir une Union européenne ont peu de chances de réussir à moins qu’ils ne considèrent les possibilités d’ouverture politique chez leurs partenaires aussi bien que les politiques gouvernementales en cours.
S’il y a quelque chose de valable dans l’Acte unique européen, c’est parce que les gouvernements membres s’étaient rendu compte de la nécessité de compléter le marché intérieur pour faire face à la concurrence américaine et japonaise dans la troisième révolution industrielle. Les nombreuses mesures législatives nécessaires, comme le démontre le Livre blanc de la commission sur « l’achèvement du marché intérieur », ne seraient évidemment pas votées sans une extension du vote majoritaire au Conseil. Les douze gouvernements membres furent par conséquent en mesure de se mettre d’accord sur d’importants changements institutionnels dans ce domaine. Mais le consensus ne s’étendit pas jusqu’à la nécessité de réponses institutionnelles dans d’autres domaines. Le manque d’enthousiasme de Mme Thatcher pour l’ensemble de l’idée d’Union européenne n’était que trop évident ; et cela seul aurait rendu difficile un progrès en direction de l’Union européenne par un amendement du Traité de la Communauté — ce qui requiert l’unanimité des États membres. Une pression en ce sens de la part de l’Allemagne et de la France aurait pu avoir un certain effet s’il y avait eu quelque signe qu’elles étaient prêtes elles-mêmes à progresser vers l’Union au besoin sans les Britanniques. Mais il n’y eut pas trace de pression de ce genre. Au contraire, les Allemands parurent réfractaires à l’idée d’Union économique et monétaire et le gouvernement français se montra assez réticent sur les principes de codécision et de vote majoritaire.
La nécessité d’un noyau de pays prêts à aller de l’avant au besoin sans les autres n’est par conséquent pas la seule leçon que l’on puisse tirer de l’Acte unique. La mobilisation en France et en Allemagne fut également insuffisante en 1984-85, et l’une des raisons en est le manque, particulièrement significatif en Allemagne, de perception de l’urgente nécessité d’avancer vers l’Union économique et monétaire, ce qui poserait en même temps la question de la réforme institutionnelle, de telle sorte que l’économie européenne unifiée puisse être convenablement gouvernée.
Peut-on aller vers l’Union européenne par étapes ?
L’union monétaire et la codécision sont les points cruciaux de l’Union européenne. L’union monétaire implique naturellement l’union économique et monétaire et l’union des finances publiques est, comme le concept de cohésion introduit par les pays méditerranéens dans l’Acte unique européen l’a montré, un corollaire du libre-échange, et par conséquent de l’intégration monétaire.
S’il y a une codécision véritable, ce qui implique aussi le vote à la majorité au Conseil (car l’unanimité ne conduit pas à la codécision mais à la non-décision), alors le marché intérieur sera réalisé ; et la codécision est un impératif une fois que le point de non-retour en direction de l’union monétaire est atteint, car il n’y a pas d’autre façon de gérer la monnaie et l’économie intégrée de manière efficace et démocratique. La seule autre voie vers l’Union serait l’intégration de la défense européenne, et bien que les fédéralistes aient encore à réfléchir dans ce domaine, elle semblerait plutôt devoir suivre l’intégration économique et monétaire qu’y conduire.
L’analyse des étapes vers l’intégration a montré qu’elles sont souvent franchies pour régler un problème politique urgent. La compétition avec le Japon et les États-Unis est le problème qui paraît actuellement urgent ; et les insuffisances de l’Acte unique européen se révélant, ceci pourrait créer une nouvelle impulsion en direction de l’Union européenne. Mais il est probable que cette impulsion ne suffira pas, à moins qu’elle ne se trouve combinée avec une perception aiguë des problèmes monétaires pouvant découler des taux de change du yen et du dollar, des taux d’intérêt américains, de la dette du tiers-monde ou de l’incapacité des États membres à résoudre le chômage et la stagflation sans un vigoureux effort collectif.
La difficulté sur ce point est que le soutien de l’Allemagne ; principale puissance financière d’Europe, est indispensable à l’union économique et monétaire ; l’Allemagne, cependant, semble plus craindre une association monétaire plus étroite avec ses partenaires de la C.E.E., qui lui paraissent peu sûrs en ce qui concerne l’inflation, qu’elle ne craint l’ensemble des dangers de la fragmentation monétaire européenne. On espérait, durant ces deux dernières années, que la pression politique de la France en faveur du projet d’Union européenne dans son ensemble viendrait à bout des doutes monétaires des Allemands. En fait il n’y a eu aucune pression dans ce sens. Mais qu’il y ait ou non des pressions à l’avenir, les perspectives de l’Union européenne ne s’amélioreront que dans la mesure où les Allemands favoriseront l’union monétaire plutôt qu’ils n’y feront obstacle. Un certain nombre de pas vers l’union monétaire pourrait les aider à modifier leur point de vue dans un sens favorable : la participation britannique aux mécanismes de change du S.M.E., la suppression des contrôles de change italiens et français, l’acceptation par les Allemands des comptes bancaires en ECU, le passage à la seconde étape du S.M.E. Le Parlement européen pourrait jouer un rôle utile dans la construction de l’union monétaire,[17] en développant les indications sommaires contenues dans le projet de Traité en direction d’un programme plus structuré en vue de l’établissement d’une union économique et monétaire progressive. Il devrait s’efforcer de travailler en liaison étroite avec les milieux financiers allemands et ceux des autres États membres pour atteindre cet objectif.
Il est certain qu’il y a un problème politique général qui résulte des institutions communautaires. Spinelli a montré de façon convaincante la sclérose dont elles souffrent.[18] Mais l’expérience des deux dernières années indique que la masse critique des gouvernements membres ne prendra pas suffisamment au sérieux la réforme institutionnelle à moins que l’incapacité des institutions ne bloque la solution des problèmes spécifiques qui les préoccupent réellement. La plupart d’entre eux se préoccupent de l’achèvement du marché intérieur, d’où les changements institutionnels dans l’Acte unique européen. Au fur et à mesure que les gouvernements découvrent que ces changements ne sont pas suffisants pour atteindre le but recherché, il se peut qu’ils comprennent le besoin d’un système plus efficace de vote à la majorité au Conseil et de la codécision pour éliminer le déficit démocratique. Mais un motif beaucoup plus puissant pour une telle réforme des institutions serait un progrès en direction de l’union économique et monétaire. Les questions soulevées par Schiller dans les discussions sur l’union économique et monétaire en 1970 devraient être résolues en donnant aux institutions des caractéristiques fédérales ; et ceci, avec un accord pour mener à bien l’union économique et monétaire devrait fournir la substance essentielle de l’Union européenne elle-même. Si un nombre suffisant d’États membres voulaient ce noyau essentiel, leur acceptation de l’ensemble de l’Union européenne en deviendrait la conséquence automatique.
Les cas de la Communauté européenne de Défense et du plan Werner ont démontré comment des propositions fonctionnelles importantes peuvent échouer si elles ne sont pas accompagnées par le cadre institutionnel nécessaire. Le projet de Traité du Parlement européen a montré ce que serait un tel cadre. Mais des États membres comme la France et l’Allemagne seraient plus susceptibles de donner les clés de la souveraineté économique aux institutions de la Communauté européenne réformée si leur confiance dans ces institutions, et dans le Parlement européen en particulier, se trouvait, entre-temps, renforcée. Que le Parlement joue un rôle influent et responsable pourrait contribuer à aller dans ce sens. Tandis que la « procédure de coopération » prévue par l’Acte unique européen ne s’applique qu’à un nombre limité de sujets et confère au Parlement plus un pouvoir de veto qu’un pouvoir constructif, l’U.E.F. et le Mouvement européen ont indiqué[19] comment un petit groupe d’États membres pourrait, en ne votant pour des textes législatifs qu’une fois qu’ils auraient été approuvés par le Parlement, donner au Parlement un pouvoir effectif de codécision et comment cette méthode pourrait être appliquée dans toutes les matières pour lesquelles le vote à la majorité est stipulé par les traités de la C.E.E. aussi bien que dans l’Acte unique européen — c’est-à-dire pour la politique agricole, la politique commerciale, certains aspects de la politique industrielle, l’ensemble des dépenses budgétaires, ainsi que la plupart des décisions nécessaires à l’achèvement du marché intérieur. Comme on ne peut s’attendre à ce que les gouvernements membres appliquent d’eux-mêmes une telle politique de façon cohérente, leurs parlements pourraient les contraindre à le faire comme le Parlement hollandais contraignit son gouvernement en ce qui concerne les ressources propres de la Communauté. Le Parlement italien a également montré récemment comment il a pu engager son gouvernement à soutenir le Parlement européen. Une action de cette sorte entreprise par les Parlements, disons, de l’Italie, de l’Espagne, de la Belgique ou des Pays-Bas, serait suffisante pour s’assurer qu’aucune loi de la Communauté ne soit adoptée sans l’approbation du parlement européen, ce qui renforcerait substantiellement son influence et sa responsabilité, tout en offrant le modèle d’une coopération entre le Parlement européen et les parlements des États membres, telle que celle qui sera essentielle au moment de ratifier la constitution de l’Union européenne.
Mobilisation du soutien
Cela nous amène à la mobilisation en faveur de l’Union européenne. La campagne des fédéralistes en faveur du projet de Traité du Parlement européen a démontré la largeur et la profondeur du soutien parmi les forces politiques et sociales, aussi bien que chez les parlements et les gouvernements en Italie, en Espagne et dans les pays du Bénélux en particulier. Cela donne une base très substantielle pour le lancement de l’action suivante.
A l’exception du gouvernement italien cependant, le soutien des gouvernements au Parlement européen et au projet d’Union européenne n’est pas solide du tout. Une raison qui explique ce manque de fermeté est que le projet de Traité était si large que le soutien en sa faveur pouvait être exprimé en termes généraux sans engagement précis sur un point particulier. La déclaration Schuman peut offrir un exemple à suivre dans l’avenir : elle établissait les principes de base de la CECA que les États qui voulaient en être membres devraient accepter. Ceci assurait que seuls les États qui seraient d’accord sur ces principes se trouveraient engagés à soutenir la ratification d’un traité qui les incarnait. La proposition de Spinelli[20] que le Parlement européen formule un mandat contenant les principes de base du projet de Traité suit cet exemple heureux.
Les fédéralistes doivent chercher à mobiliser un soutien suffisant pour assurer l’adoption de ce mandat par les parlements, les gouvernements ou par référendum, ou par une combinaison de ces formules[21] dans tous les États membres de la communauté. Les fédéralistes britanniques ont clairement exprimé leur conviction que la Grande-Bretagne accepterait un tel mandat s’il était clair que la France, l’Allemagne, l’Italie et quelques autres États membres étaient prêts à aller de l’avant avec ou sans l’agrément britannique ; et que si la Grande-Bretagne ne l’acceptait pas, il serait nécessaire pour l’avenir des Européens, Britanniques inclus, que les autres poursuivent leur route, quoi qu’il arrive. Pour rendre cette perspective plus crédible une étude des implications juridiques serait utile. S’il est vrai qu’une union économique et monétaire gouvernée par des institutions démocratiques est la pièce centrale, il devrait être possible de montrer comment un noyau d’Etats fortement motivés pourrait la constituer avant les autres, comme ils le firent d’une façon beaucoup plus modeste pour le S.M.E.
Rien de tout cela ne sera possible sans un engagement français et allemand sur un mandat adéquat. Tel doit être l’objectif premier d’une campagne de mobilisation. Si l’analyse précédente est correcte, la persuasion de la France et de l’Allemagne seront aidées par le progrès pas à pas de l’influence et de la responsabilité du Parlement européen et de l’établissement de l’Union économique et monétaire. La réalité de tels progrès combinée avec d’autres changements politiques pourrait même persuader les Britanniques d’adopter une attitude constructive à l’égard du projet d’Union européenne. Mais, même si ces étapes peuvent préparer la voie pour un Acte constitutionnel, elles ne peuvent s’y substituer. Le mandat devrait être le cœur de la campagne de mobilisation des fédéralistes, qui devrait amener le Parlement européen à jouer pleinement son rôle constituant après les élections européennes de juin 1989.
[1] Altiero Spinelli, Come ho tentato di diventare saggio : Vol. I, Io, Ulisse, Bologne 1984, p. 397.
[2] Roland Bieber, Jean-Paul Jacqué, Joseph H.H. Weiler, L’Europe de demain : une Union sans cesse plus étroite : analyse critique du projet de Traité instituant l’Union européenne, Commission de la C.E.E., en coopération avec l’Institut universitaire européen, Luxembourg, 1985, p. 9.
[3] Altiero Spinelli, « La Beffa del Mercato Comune » (24 septembre 1957), dans son livre L’Europa non cade dal cielo, Bologne, 1960, p. 282.
[5] Déclaration de Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, 9 mai 1950.
[6] Résolution du Comité fédéral de l’Union des Fédéralistes européens réunis à Strasbourg, 1 et 2 juin 1985.
[7] Le terme est employé par Dieter Bihel pour décrire les aspects fiscaux et relatifs aux dépenses publiques de l’Union européenne (voir : Une stratégie de politique budgétaire fédéraliste pour l’Union européenne : « A Federalist Budgetary Policy Strategy for European Union », Policy Studies, Londres, octobre 1985).
[8] L’intuition de Jean Monnet sur ces préoccupations politiques se trouve exprimée dans ses Mémoires, Fayard, Paris 1976, p. 417.
[9] Rapports des Chefs de Délégations aux Ministres des Affaires étrangères (Rapport Spaak), Comité intergouvernemental créé par la Conférence de Messine, Bruxelles, 21 avril 1956.
[11] Voir Miriam Camps, European Unification in the Sixties : From the Veto to the crisis, New-York, McGraw-Hill, 1966, p. 59.
[12] La présidence italienne, cependant, dut prendre conscience de l’évidence d’une exigence publique pour des élections à la suite de la manifestation de 5 000 fédéralistes — qui annonçait la beaucoup plus importante manifestation organisée par le Mouvement fédéraliste européen lors de la réunion du Conseil européen à Milan en juin 1985. Il semblerait également que le président Giscard d’Estaing vit là une occasion de tenir sa promesse de prendre des initiatives européennes (voir Monnet, op. cit., p. 512-3).
[13] Dans Le Fédéraliste, mars 1985.
[14] Voir Altiero Spinelli, « The Growth of the European Movement since World War II », dans C. Grove Haines, European Integration, Baltimore 1957, p. 58-60 ; voir également son livre The Eurocrats, Baltimore 1966, p. 192.
[15] Rapport au Conseil et à la Commission sur la réalisation par étapes de l’Union économique et monétaire dans la Communauté (rapport Werner). Supplément au Bulletin 11-1970 des Communautés européennes, Luxembourg, 8 octobre 1970, chap. IV.
[16] Voir Loulas Tsoukalis, The Politics and Economics of Monetary Integration, Londres 1977, p. 88-89.
[17] Voir « Étapes pour faire de l’ECU un pilier du nouvel ordre monétaire international », document rédigé par Alfonso Jozzo et présenté par la Commission économique de l’Union des Fédéralistes européens au Comité fédéral de l’U.E.F. les 1 et 2 juin 1985 ; voir également la résolution sur l’ECU et le S.M.E. approuvée par le Comité fédéral lors de cette réunion.
[18] Altiero Spinelli, Vers l’Union européenne, Sixième Conférence Jean Monnet, Florence, Institut Universitaire Européen, 1983.
[19] Résolution du Bureau de l’U.E.F., 11 janvier 1986, et du Comité exécutif du Mouvement européen, 18 janvier 1986.
[20] Altiero Spinelli, Documents de travail, Commission des institutions du Parlement européen, 24 janvier 1986.
[21] Voir Ferdinand Herman, Documents de travail, Commission des institutions du Parlement européen, 18 février 1986.