XXVII année, 1985, Numéro 2, Page 88
Pour un modèle nouveau de démocratie fédérale
FRANCESCO ROSSOLILLO
La problématique institutionnelle du fédéralisme présente de nombreux et intéressants points communs avec un aspect fondamental de la problématique plus générale de la démocratie.
L’histoire de cette dernière grande expérience historique, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, a été parcourue par une tension profonde. D’une part, ce qui a donné à l’ensemble d’idées, de comportements et d’institutions habituellement désignés par le nom de démocratie, la capacité de s’affirmer, en Europe et dans le monde anglo-saxon extra-européen, comme une force historique irrésistible, a été son lien originel avec l’idéal de la souveraineté populaire, c’est-à-dire de la réalisation de la volonté générale, de l’identification entre gouvernants et gouvernés.
D’autre part, hier comme aujourd’hui, ces idéaux ne sont guère allés au-delà de tentatives sporadiques de réalisation. D’ailleurs, il n’avait pas échappé non plus aux théoriciens classiques de la démocratie (comme Rousseau ou Jefferson) qu’un rapprochement même approximatif entre la réalité et l’idéal qui sous-tend l’idéologie démocratique ne pouvait être conçu que dans le cadre d’un petit Etat, c’est-à-dire dans un cadre authentiquement communautaire, où l’identification entre gouvernants et gouvernés puisse effectivement se réaliser par une participation quotidienne et importante des citoyens à la gestion de la chose publique.
Pourtant, à l’époque de Rousseau, le petit État était déjà condamné par l’histoire. Dans la plupart des cas, l’émergence des États nationaux et les conflits de pouvoir qui s’ensuivirent entre eux entraînèrent leur élimination au cours du siècle suivant. Ce n’est que dans quelques circonstances historiques particulières, lorsque l’absence d’intérêt stratégique de quelques Zwergstaaten tint à distance les appétits des États plus grands, que cette élimination ne se produisit pas. Mais ce n’était certes pas dans ces coins oubliés par l’histoire que l’idéal de Rousseau pouvait se réaliser. Tributaires de leurs voisins plus grands en matière de politique extérieure et de sécurité, de politique économique et monétaire, de politique de communications, privés de la plus minime des possibilités de décider de leur destin, ils ne représentaient plus le cadre dans lequel pouvait se manifester ce large consensus actif qui se forme seulement face aux choix décisifs, ceux-là mêmes qui servent de cadre à tous les autres et qui, s’ils sont pris d’une manière autonome, fondent leur autonomie. La démocratie des petits États se réduit ainsi — il ne pouvait en être autrement — à la pratique de formes purement d’apparat.
D’autre part, l’agrandissement de l’aire territoriale de l’État ne permettait pas l’utilisation des institutions de la démocratie directe dans des espaces de dimension nationale. Il ne faut naturellement pas oublier que l’expérience démocratique qui s’est déroulée historiquement dans le cadre de l’État national a constitué une grande phase de progrès sur le chemin de l’émancipation humaine. La révolution démocratique a eu comme conséquences un élargissement sans précédent de l’horizon social au sein duquel se réalisait le recrutement des élites politiques et elle a installé, dans les procédures juridiques et dans les mœurs, les institutions et les comportements qui en garantissent encore aujourd’hui le renouveau. Elle fut par conséquent un facteur important du progrès social et de la garantie du pluralisme.
Il n’en demeure pas moins que l’institution de la représentation, dans le cadre de l’État national, ne comble pas du tout le fossé séparant gouvernants et gouvernés, puisqu’elle limite la participation des citoyens à la politique au seul rite du vote et qu’elle donne donc à l’idée de la souveraineté populaire un caractère apparemment mystificateur. Et c’est ainsi que, paradoxalement, durant la Révolution française, la conception de Rousseau a fait partie de l’arsenal rhétorique du jacobinisme centralisateur. Et c’est ainsi que, au cours de l’histoire des nations européennes, au nom de la volonté générale, les abus les plus divers ont été commis par la majorité au détriment de la minorité.
Ce processus s’est tellement développé qu’aujourd’hui la théorie « classique » de la démocratie n’est plus considérée comme « scientifique » et tend à être remplacée par une approche plus « réaliste ». qui, dans le sillage de Schumpeter, ne voit dans la démocratie qu’un ensemble de règles disciplinant la lutte pour le pouvoir.[1]
Mais à vrai dire, si la démocratie est aujourd’hui certainement cela aussi, elle est, dans une perspective qui ne se limite pas au présent, beaucoup plus que cela. L’idéal démocratique n’aurait pas secoué l’Europe du XVIIIe siècle et ne demeurerait pas l’une des plus profondes motivations de l’action politique des forces vives des peuples de la terre qui luttent encore pour se libérer de l’oppression, si l’essence de son message n’était pas celui d’une promesse de la disparition du pouvoir au moyen de la réalisation de la souveraineté populaire.
S’il est vrai que les hommes font eux-mêmes leur histoire, et quelle que soit la place que l’on veut bien consacrer, dans le jeu de leurs motivations — conscientes ou non — à l’automystification, il ne semble pas raisonnable d’admettre que les mots-clés qui ont servi et servent encore à exprimer leurs aspirations les plus profondes dans les grandes phases de développement du processus d’émancipation des hommes n’aient été que de vaines formules, sans aucune espèce de rapport avec la réalité ou, au moins, avec cette réalité potentielle que Kant percevait dans les dispositions des hommes, destinées à se concrétiser dans le déroulement du cours de l’histoire.
Cela signifie donc que l’histoire de la démocratie n’est pas finie, que l’idée même de démocratie n’a pas encore épuisé la totalité de ses déterminations, et que le programme de ce développement futur est contenu en germe dans la théorie de la souveraineté populaire de Rousseau.
Le fait donc que la difficulté de concilier l’idée de souveraineté populaire avec l’exigence d’appliquer les institutions démocratiques au gouvernement de vastes espaces n’ait pas été jusque-là résolue, ne signifie pas qu’elle ne puisse pas l’être un jour, comme ce serait le cas s’il s’agissait d’un faux problème, mal posé parce que posé à partir d’une définition erronée de la démocratie.
Rousseau lui-même avait entrevu la marche à suivre. Il écrivait dans le Contrat social que la « confédération » représente l’instrument pour « réunir la puissance extérieure d’un grand peuple avec la police aisée et le bon ordre d’un petit État ».[2] Mais pour Rousseau, qui exprimait cette intuition en 1762, une « confédération » ne pouvait être qu’une association entre des États souverains à des fins purement défensives et donc pour lui le problème de gouvernement démocratique de l’association, en tant que tel, ne se posait même pas. Du reste, il remarquait aussi qu’il s’agissait d’une « matière toute neuve et où les principes sont encore à établir ». Dans tous les cas, l’expérience historique s’est chargée de montrer que les confédérations, comme les unions défensives d’États souverains, ont une vie courte et sont appelées à se dissoudre ou à se consolider au sein de fédérations ou dans des États unitaires.[3]
C’est avec le début de l’expérience fédérale américaine que le problème se pose pour la première fois en termes concrets ; en effet, avec cette expérience, nous sommes en présence non plus d’une simple organisation de gouvernements unis au sein d’une association pour la défense commune, mais, suivant la définition de Wheare, de deux ordres de gouvernements coordonnés et indépendants chacun dans sa propre sphère.[4]
Il me semble que ce sont justement ces deux éléments pris conjointement, indépendance et coordination, qui posent en termes neufs le problème d’un gouvernement démocratique de grands espaces. Ils rendent en fait envisageable une articulation institutionnelle dans laquelle le gouvernement local, s’il est indépendant, pourra expérimenter des formes avancées d’autogouvernement sans subir d’interférences de la part du gouvernement central ; mais dans laquelle, dans le même temps, grâce à la coordination existante entre les deux niveaux de gouvernement, le mode de formation de la volonté politique au niveau régional, ainsi que le contenu des décisions prises au même niveau pourront, d’une certaine façon, être transposées au niveau général.
En réalité, dans les expériences fédérales historiquement réalisées jusqu’à ce jour, cela n’est jamais arrivé, même partiellement, parce que d’une part, dans un système basé uniquement sur deux ordres de gouvernement (the Nation and the States) le niveau régional, qui par définition jouit de l’indépendance, est déjà trop étendu pour être le siège d’expériences d’autogouvernement démocratique originales, et d’autre part la coordination entre les deux niveaux n’intervient qu’à travers les organes du bicaméralisme au niveau central et de la régulation des conflits de compétence par le système judiciaire, ce qui est très insuffisant pour assurer une continuité réelle entre le niveau régional et le niveau général dans le mécanisme de formation de la volonté politique.
Donc, la direction — qui n’a été jusqu’à ce jour suivie par aucune constitution historique — dans laquelle il faut avancer pour faire passer la souveraineté populaire de l’idéal à la réalité dans des structures territoriales de plus en plus vastes, est celle qui articulerait le principe fédéral de manière à faire descendre la notion d’indépendance jusqu’à des sphères d’autogouvernement suffisamment limitées pour servir de cadre adapté à une expérience authentiquement basée sur la participation et l’esprit communautaire tandis que, du même coup, le principe de coordination se verrait consolidé grâce à l’introduction de dispositifs institutionnels permettant de relier de façon efficace la formation de la volonté politique à tous les niveaux en un unique processus ascendant sous l’impulsion duquel les contenus de la volonté générale qui se sont fait jour aux niveaux auxquels celle-ci s’exprime spontanément se transfèrent aux niveaux territoriaux supérieurs.
Il me semble, dans cette perspective, que quelques suggestions pour des progrès théoriques concrets, sur la voie que l’on tente de suivre, peuvent se trouver dans l’étude du modèle du fédéralisme postindustriel qui, depuis quelque temps, se trouve au centre des débats à l’intérieur de la culture fédéraliste et dont les grandes lignes ont été données dans un article paru dans un numéro de cette revue.[5] L’exigence de base, imposée par les tendances nouvelles de la société post-industrielle, à laquelle ce modèle tente d’apporter une réponse est celle d’une progammation articulée (c’est-à-dire d’une programmation qui, d’une part, ne soit pas limitée au seul domaine économique, mais soit à la fois économique et territoriale, et, de l’autre, ne soit ni élaborée ni mise en place de façon bureaucratique par le gouvernement central, mais se réalise démocratiquement à travers la collaboration de différents centres territoriaux d’initiative et de décisions, selon la dimension des problèmes à résoudre au coup par coup). Celle-ci, à son tour, appelle une structure institutionnelle de type fédéral, qui néanmoins se distingue nettement du modèle classique par une série de caractéristiques et dont le rôle spécifique est justement celui-ci : d’une part l’extension du facteur d’indépendance, en l’attribuant aussi à des aires territoriales de dimension réellement communautaires, et de l’autre le renforcement de la coordination de façon à rendre le système institutionnel, dans son ensemble, capable d’exprimer des décisions qui, sans bafouer l’indépendance d’aucun des niveaux qui la composent, soient l’expression de cette unique volonté générale qui se manifeste bien plus authentiquement dans le cadre des communautés de base.
Le statut épistémologique du modèle
Il me semble opportun, avant de poursuivre, d’apporter quelques précisions sur le statut épistémologique du « modèle » dans le sens où j’emploie ce terme.
Il s’agit d’un concept qui, évidemment, ne décrit pas un état de fait mais qui se propose plutôt de représenter un état idéal, une situation non comme elle est réellement, mais comme elle devrait être.
Il est évident que la représentation d’un idéal, entendu dans ce sens, est totalement dépourvue d’un quelconque intérêt théorique s’il se limite à refléter des préférences subjectives. C’est pourquoi l’utilité théorique des modèles dans les sciences historico-sociales dépend de la philosophie de l’histoire qui en constitue le fondement et, en particulier, du rapport qui unit celui qui pense l’histoire à son propre objet. A ce propos, il peut être utile de comparer le concept de modèle, comme je l’utilise moi-même, avec le type-idéal de Weber. Il s’agit de deux concepts qui présentent une caractéristique commune importante, parce que le type-idéal n’a pas non plus pour fonction de reproduire la réalité telle qu’elle est, mais il la déforme délibérément en assumant un ou plusieurs points de vue particuliers, en sélectionnant les aspects de la réalité compatibles avec eux et en les mettant en relation les uns avec les autres afin d’obtenir une représentation cohérente du processus, de l’institution ou de la situation objet de l’étude.
Pour Max Weber, la décision de privilégier l’un ou l’autre aspect dépend exclusivement des valeurs de l’historien ou du chercheur en sciences sociales. Et ces valeurs, à leur tour, sont dans une large mesure arbitraires et sans rapport aucun avec celles qui, consciemment ou inconsciemment, avaient déterminé la conduite de ceux qui agissaient dans la situation à laquelle le type-idéal se réfère. C’est pourquoi ce à quoi vise le type idéal est seulement de fournir à l’historien ou au chercheur en sciences sociales une grille conceptuelle qui lui permette d’interpréter l’écheveau inextricable des événements historiques en les faisant entrer, presque de force, dans un schéma interprétatif qui, même s’il est arbitraire, n’en constitue pas moins toujours, le seul instrument disponible pour mettre un peu d’ordre dans des processus qui, sans cela, n’en présenteraient aucun.[6]
Au contraire, l’utilisation que je fais du modèle comme instrument conceptuel suppose, comme j’y faisais allusion auparavant, une attitude philosophico-historique différente. Dans cette situation, les valeurs qui servent de guide pour la définition des concepts à utiliser comme instruments pour l’interprétation de l’histoire ne sont pas, par hypothèse, le résultat d’un choix arbitraire de l’interprète : mais l’interprète les trouvera dans une réalité historique à laquelle il appartient lui-même et qui est reliée par un fil continu à la situation à laquelle le concept se réfère.
Cela signifie que la sélection des caractéristiques que l’interprète extrait de la réalité, ou qu’il lui ajoute, pour composer un cadre cohérent, est guidée par des valeurs qui, consciemment ou inconsciemment, étaient déjà partie intégrante des agents du processus ou de la situation à laquelle le concept à interpréter se réfère. C’est ainsi que l’interprétation de l’histoire doit être vue comme un dialogue entre les agents du processus ou de la situation à analyser et celui qui les interprète. Et ce dialogue, à son tour, est rendu possible grâce à l’existence d’un code commun aux deux, c’est-à-dire grâce à une continuité de sens.
Or, puisque l’histoire est un processus qui se développe dans le temps, l’idée de continuité de sens implique celle de progrès, d’avancement. Le sens est dialectique : le contexte reçoit sa signification des parties, mais la signification des parties n’est pas complète tant que le contexte n’est pas explicité lui aussi. Cela signifie que chacune des parties d’un discours est d’autant plus déterminée que le discours est plus avancé. Mais, d’autre part, chaque partie du discours contribue à donner sa signification au contexte puisqu’il possède la capacité d’anticiper la signification de l’ensemble.
Les mêmes considérations peuvent s’appliquer à l’histoire. Si nous admettons que l’histoire a un sens — c’est-à-dire qu’elle est comme un discours —, nous devons en tirer la conséquence que ceux qui viennent après et qui disposent d’un contexte plus large, sont en mesure de comprendre n’importe quel événement du passé mieux que ne pouvaient le faire les protagonistes directs. Mais un événement constitue le maillon d’une chaîne signifiante, il n’est pas un fait brut auquel un signifié doit seulement être donné par l’interprète : c’est un message, avec un sens propre, lancé par les agents en direction de l’interprète.
Revenons au concept de modèle. Si l’histoire est comme un discours, le signifié de tout processus, événement ou situation historique, est destiné à s’accroître en richesse et en précision avec le temps qui passe, pour atteindre une totale prégnance au moment idéal de la fin de l’histoire. Pourtant, dans le même temps, ce qui se passe réellement dans l’histoire contient en germe, et de ce fait anticipe le développement futur dans sa totalité. Par là même l’événement comporte en soi, plus ou moins implicitement, le sens que le processus futur explicitera dans la totalité de ses déterminations. Et c’est pourquoi il est légitime, pour le philosophe de la politique, d’analyser les idées, les processus et les institutions qui apparaissent dans le déroulement de l’histoire, avec l’intention d’y découvrir les implications souterraines et les déterminations qu’on doit leur donner pour qu’elles révèlent leur véritable signification. Il ne s’agit pas d’un jeu purement intellectuel. S’il y a un progrès dans l’histoire, les déterminations contenues implicitement dans ces idées, ces processus ou ces institutions sont appelées à devenir réalité plus tard. C’est pourquoi la définition des modèles signifie que l’on tente de prévoir le comportement futur des hommes, et dans le même temps, que l’on cherche à élaborer des instruments conceptuels utiles pour évaluer les insuffisances de notre situation présente et accélérer la marche des hommes vers un monde plus rationnel.
Mon propos dans ce travail est d’apporter une contribution — en ce sens — pour la clarification de certaines implications du concept de démocratie et d’essayer de voir quelles sont les conséquences institutionnelles du plein développement de l’idée rousseauiste de la souveraineté populaire dans un monde que la révolution scientifique et technique tend à rendre toujours plus détaché des conditionnements de l’antagonisme de classes et de la raison d’État.
Les caractéristiques essentielles qui distinguent le modèle du fédéralisme post-industriel, qui prend forme dans notre débat, du modèle classique, sont essentiellement :
1) la pluralité des niveaux dans lesquels s’articule le gouvernement fédéral, du quartier à l’ensemble du monde, en passant par toute une série de niveaux intermédiaires ;
2) l’institution du bicaméralisme fédéral à tous les niveaux, à la seule exception du niveau le plus bas ;
3) l’introduction du système électoral dit « en cascade », dont la caractéristique essentielle est constituée par la réglementation rigoureuse — ancrée dans la constitution — de la succession temporelle des élections des corps législatifs des différents niveaux, à commencer par le plus bas, pour garantir la transmission la plus fidèle possible de la volonté générale des niveaux communautaires où elle se forme tout naturellement à ceux qui, à cause de leurs dimensions toujours croissantes, sont de plus en plus éloignés de leur source originaire ; et pour assurer une coordination rationnelle entre les différents niveaux où s’articule la programmation fédérale.[7]
En partant de cette prémisse, il est possible de formuler une série d’indications plus précises, qui présentent un certain élément de nouveauté. Il est opportun de rappeler, à ce propos, qu’il s’agit d’élaborations d’un modèle projeté à un stade idéal du développement historique. Dans ce modèle, grâce au déploiement total des potentialités de la révolution scientifique et technique au niveau mondial, on considère comme acquises les conditions politiques, économiques et sociales de la réalisation complète[8] de la valeur de la démocratie dont il s’agit seulement de mettre en évidence quelques articulations institutionnelles. Il va de soi que bien des indications contenues dans cet article supposent une rigidité moindre des rôles assignés aux acteurs du système économico-productif, et donc une importance politique moindre des intérêts organisés en tant que tels, et une plus grande liberté dans le comportement du citoyen électeur, qu’il s’agit de valoriser grâce à des institutions appropriées. Il s’ensuit que beaucoup de ces mêmes indications ne sauraient s’appliquer à la situation de transition dans laquelle nous sommes actuellement (les méthodes électorales proposées, par exemple, n’ont rien à voir avec la méthode Geyerhahn, qu’en diverses occasions les fédéralistes ont signalée comme étant la plus adaptée pour les élections du Parlement Européen.[9]
On constatera, en outre, que cet article ne donne que des indications partielles et, par conséquent, largement inadaptées au caractère général des prémisses d’où part l’analyse. Malgré tout, il m’a paru important d’essayer de montrer qu’à une époque comme la nôtre, où la conscience de la nature des sources d’inspiration originaire de l’idée de démocratie semble faiblir de plus en plus dans les consciences, sous l’effet, d’une part du culte du « décisionnisme » et de l’aspect charismatique du pouvoir, et d’autre part à cause de la diffusion des interprétations réductrices de certaines écoles de pensée politique ou sociologique[10] une recherche dans cette voie a un sens et mérite d’être poursuivie.
Les points sur lesquels le modèle de fédéralisme post-industriel permet de faire quelques remarques de type institutionnel qui me semblent importantes, par rapport au sujet sont : a) la composition des organes législatifs aux différents niveaux, d) les collèges pour les élections des Chambres basses, c) le système électoral pour l’élection des Chambres basses, c) le système électoral pour l’élection des Chambres basses, d) la représentation dans les Chambres hautes, e) les fréquences et les modes de leur élection, f) la fonction présidentielle et le pouvoir de dissolution des Chambres.
La composition des organes législatifs
Les Chambres basses des États nationaux (Chambre des Communes, Assemblée nationale, Bundestag, Chambre des députés) sont traditionnellement composées d’un nombre très élevé de députés (plusieurs centaines).
En substance, cela vient de trois raisons :
1) dans les États nationaux la quasi totalité (ou du moins la majeure partie) du travail législatif est réalisée par le Parlement national, ce qui a pour conséquence qu’il doit se subdiviser lui-même en de nombreuses commissions, dont la composition nécessite un nombre élevé de parlementaires ;
2) l’absence de niveaux intermédiaires de gouvernement dotés de réelle autonomie fait naître l’exigence d’une représentation des intérêts des différentes localités directement au niveau national, ce qui peut être réalisé d’autant mieux que le nombre des députés augmente ;
3) la politique se fait en priorité au niveau national. Le Parlement est de ce fait, par excellence, le lieu où se forme et s’exprime la classe politique. Réduire rigoureusement le nombre de députés signifierait, ipso facto, mutiler cette dernière de façon inacceptable.
D’autre part, le nombre élevé de députés qui composent les Chambres est la source d’inconvénients très dommageables pour un déroulement correct de la vie démocratique. Le Parlement croule, en particulier, sous d’énormes quantités de revendications de nature locale et sectorielle, qui peuvent s’exprimer facilement, justement parce que le quorum peu élevé suffisant à l’élection d’un député laisse une place importante à l’action des intérêts organisés dans un collège électoral déterminé. C’est ici qu’il faut rechercher un des fondements les plus importants de la dégénérescence de nature corporative de la démocratie.
Dans une structure fédérale comprenant plusieurs niveaux, les raisons qui imposent aux Parlements nationaux leurs dimensions actuelles cesseraient de subsister. D’une part, la pluralité des niveaux à laquelle est liée la structure fédérale comporte une répartition du travail législatif entre les différents organes de représentation, et par conséquent une importante réduction des tâches que doit assumer chaque niveau ; d’autre part, la classe politique ne dispose plus d’une seule institution (ou tout au moins d’une institution nettement privilégiée par rapport à toutes les autres) au moyen de laquelle elle peut s’exprimer, mais plutôt d’une série complète d’organes collégiaux dotés, chacun dans sa propre sphère, d’une totale indépendance, grâce auxquels elle peut programmer et parcourir son cursus honorum. Enfin, la programmation articulée fait disparaître la nécessité de représenter directement les intérêts locaux au niveau plus élevé. Au contraire, la synthèse des problèmes qui se posent et des solutions qu’on leur apporte aux niveaux inférieurs se réalise progressivement au fur et à mesure que l’exigence de la coordination se pose dans des sphères territoriales de plus en plus étendues.
On peut tirer de tout cela la conclusion suivante : les organes législatifs des différents niveaux de notre modèle d’État fédéral (et en particulier des niveaux les plus élevés) devront être composés d’un nombre de députés beaucoup plus restreint que le nombre actuel. Aux niveaux national, continental et mondial, ce nombre ne devrait pas dépasser la centaine.
Pour conclure sur ce point, il peut être utile de rappeler brièvement les avantages que comportent des organes législatifs de petites dimensions : 1) l’augmentation du prestige du rôle du parlementaire ; 2) une plus grande sévérité dans la sélection de la classe politique, tout au moins aux niveaux les plus élevés, condition indispensable pour le développement correct d’une fonction qui, dans un cadre complexe comme le cadre fédéral, est destinée à devenir de plus en plus ardue et délicate ; 3) le caractère plus concret et plus rationnel des débats et du travail législatif (pour lequel d’ailleurs les parlementaires devraient être aidés de services techniques efficaces ; 4) le rôle proportionnellement moins important joué par les pressions locales et sectorielles.
Les collèges pour les élections des premières Chambres
Comme nous l’avons déjà fait remarquer dans le paragraphe précédent, l’État national unitaire se trouve confronté à la nécessité d’essayer de concilier deux éléments inconciliables : l’impératif de la centralisation, liée au dogme de la nation une et indivisible, et l’incoercible persistance des réalités locales infiniment diversifiées. L’expédient institutionnel utilisé à cette fin consiste à donner aux réalités locales une représentation directe au sein du Parlement national. On parvient à ce résultat — en plus de la fixation d’un nombre élevé de députés composant les assemblées législatives — par la création de collèges électoraux de petites dimensions, même s’ils varient en fonction du système électoral adopté. Il s’ensuit que le député est fortement lié au collège à l’intérieur duquel se joue son destin politique, et souvent sa conduite politique fait prévaloir les intérêts du collège plutôt que ceux du pays.
Du reste, on ne peut oublier que, jusqu’à une époque récente, il aurait été impossible d’organiser différemment les élections, puisque, vu l’état du développement des transports et des communications, mener une campagne électorale sur des territoires très étendus était difficile et même parfois impossible.
Dans le modèle de l’État fédéral post-industriel, on voit disparaître ces deux contraintes. La nécessité de représenter directement au centre les intérêts des localités n’a plus de raison d’être. En effet, on traite directement et de manière autonome les problèmes des communautés locales, au niveau territorial où ils se posent ; d’autre part, dans la mesure où il faut les coordonner entre eux à l’intérieur d’aires territoriales plus larges, le système électoral « en cascade » suffit à garantir la continuité, aux différents niveaux du débat sur la définition des orientations de la programmation articulée. Par ailleurs, le bicaméralisme fédéral assigne à la Deuxième Chambre — à toutes les étapes — la fonction institutionnelle de représenter les intérêts des différentes aires territoriales à chaque niveau d’organisation. Par conséquent, c’est à la Première Chambre de chaque niveau qu’incombe le devoir spécifique d’identifier l’intérêt général d’une aire territoriale dont elle a la juridiction, et de le traduire en décisions à caractère législatif.
C’est pour cette raison que l’on peut affirmer que, dans un système fédéral post-industriel, les députés des Chambres basses, à chaque niveau, devraient être élus en collèges uniques (régional, national, continental, mondial), de manière à ce qu’ils ne soient pas contraints par la logique même de leur élection à faire prévaloir l’intérêt d’une partie du territoire au détriment de la totalité.
Par ailleurs, les raisons logistiques qui rendaient impossible, jusqu’à il y a une dizaine d’années, la généralisation du collège unique dans des zones territoriales de grande dimension, ont disparu. En effet, les progrès des moyens de transport et l’évolution des mass-média (surtout la diffusion des moyens télévisuels) ont d’ores et déjà transformé la nature des campagnes électorales. En outre, on ne doit pas oublier la nécessité qui est faite aux candidats par l’institution du collège unique et par le nombre restreint de députés à élire à tous les niveaux, de se confronter par l’intermédiaire des mass-média à de grandes masses d’électeurs pour obtenir un consensus : il y a là un obstacle qui ne peut être franchi que par des personnalités d’une forte envergure politique. Cela constituerait une solide garantie contre l’élection d’intrigants, de représentants des lobbies, de bureaucrates de parti, etc. qui peuplent de nos jours les parlements nationaux.
Force est de constater, en raison de la loi du nombre, la faiblesse de l’argument de la valeur démocratique du dialogue direct entre candidats et électeurs lorsqu’il s’agit d’une élection à un niveau gouvernemental sur un grand territoire. Mais, cet argument perd encore plus de sa valeur si l’on tente de le faire valoir dans le contexte de notre modèle d’État fédéral : en effet, dans ce modèle, l’articulation spécifique des intérêts locaux se réalise au niveau du quartier, du canton, de la région, etc. c’est-à-dire là où le contact direct entre les candidats et les électeurs est encore possible, tandis que, aux niveaux supérieurs, on ne définit que les grandes orientations qui constituent le moment de coordination des choix opérés à des niveaux inférieurs. En ce qui concerne ces orientations fondamentales, la volonté générale trouve une expression correcte non pas tant par le contact personnel entre un candidat et son électeur (ce qui se réalise toujours au prix d’une division de la volonté générale en de multiples volontés particulières qui s’opposent entre elles) que par un mécanisme électoral capable d’orienter l’attention du candidat vers les problèmes de la collectivité plutôt que vers ceux ne concernant que de petits groupes (il ne faut pas oublier cependant que les élections « en cascade » ont pour fonction spécifique d’éviter qu’apparaisse une opposition abstraite entre l’intérêt général et l’intérêt particulier, et qu’elles sont le mécanisme de formation de la volonté politique qui permet de donner une forme concrète à l’intérêt général, qu’il faut entendre alors comme la synthèse des intérêts des parties qui composent le système politique dans son ensemble.
Il nous faut ajouter ici une dernière considération. Nous avons, dans ce qui précède, mis en évidence la nécessité de maintenir un lien constant entre la partie de la classe politique qui opère au plus haut niveau et celle qui au contraire agit à la base, là où sont le mieux perçus les besoins, et où la volonté générale prend racine. On pourrait donc penser que les petits collèges renforcent ce lien alors que le collège unique l’affaiblit. C’est tout le contraire qui est vrai. L’élargissement de l’orbite de l’État au cours de l’histoire, de la Cité-État grecque aux grands États continentaux de notre époque, témoigne clairement de l’interdépendance croissante des problèmes que la politique a pour tâche de résoudre, sans que pour autant ceux-ci cessent de se manifester sous la forme de besoins qui s’expriment au quotidien dans le cadre de chaque communauté locale. Cela explique que les niveaux les plus élevés d’autogouvernement ont pour tâche de créer des conditions de compatibilité sans lesquelles on ne pourrait résoudre les problèmes qui se manifestent à des niveaux inférieurs. Et cet objectif ne peut être atteint que si la classe politique qui opère aux niveaux les plus élevés se sent responsable vis-à-vis de l’électorat du cadre territorial tout entier où doit s’opérer la synthèse. Dans le cas contraire, si les représentants se font les interprètes des intérêts d’une seule fraction de cet ensemble territorial, la synthèse cède la place au compromis, la logique des rapports de force reprend le dessus et le problème de la poursuite de l’intérêt général passe au second plan.
Scrutin de liste et préférences
L’introduction, à tous les niveaux, du collège unique rend inévitable l’emploi du scrutin de liste et pose le problème des préférences.
Le premier point ne nécessite pas de plus larges approfondissements puisque les objections que l’on peut faire au scrutin de liste sont identiques à celles que l’on peut adresser au collège unique : or, nous avons déjà rejeté ces dernières dans le paragraphe précédent.
Il reste à débattre du problème des préférences. Chacun sait que le système préférentiel est une des principales causes de la corruption et du corporativisme du système politique. En outre, l’abolition des préférences — le scrutin de liste demeurant arrêté — a pour conséquence que les partis imposent aux électeurs des candidats choisis au sein des appareils, ce qui est ressenti à juste titre comme une violation de l’esprit du jeu démocratique.
En réalité, c’est leur caractère facultatif qui fait des préférences un facteur de dégénérescence de la vie politique, puisqu’il favorise la formation de clientèles et de camarillas ainsi que la prévarication des intérêts corporatifs aux dépens de la volonté générale. On sait en effet que la majorité des électeurs n’exprime aucune préférence et favorise de la sorte la stratégie des groupes d’intérêts organisés, lesquels, par le regroupement des votes d’un nombre restreint d’électeurs, parviennent à imposer l’élection de leurs candidats.
On peut par conséquent résoudre le problème en rendant obligatoires les préférences par l’introduction d’une règle stipulant qu’un vote exprimé en faveur d’une liste ne trouve de validité que s’il est accordé à un nombre minimum de candidats figurant sur cette liste.
Ce mécanisme, lié à la logique du collège unique — qui de toute façon contraint les partis à présenter des candidats d’envergure, capables potentiellement de bénéficier d’un large consensus dans tous les secteurs géographiques et sociologiques de l’électorat du collège, permettrait de contribuer efficacement à la disparition de cette plaie que constitue le clientélisme.
La représentation au sein des Secondes Chambres
Comme on le sait, la fonction des Secondes Chambres dans les États fédéraux traditionnels est de représenter au sein du Parlement de la Fédération les intérêts des États membres. Les circonstances historiques qui virent la naissance des États-Unis d’Amérique (il s’agissait alors de vaincre la réticence des petits Etats qui craignaient de perdre, en renonçant à leur souveraineté, la liberté de faire valoir leur point de vue dans le cas où le principe de la représentation proportionnelle, appliqué par les deux Chambres fédérales, aurait aggravé leur situation de minorité négligeable par rapport aux États plus importants) furent telles que l’on appliqua le principe de la parité des représentations : ainsi, les petits Etats purent disposer d’un pouvoir proportionnellement plus important que celui qui leur revenait de droit en fonction de leur population.
Dans le modèle du fédéralisme post-industriel, il faut largement confirmer cette solution paritaire (même si, comme on le verra, on doit y apporter certaines atténuations et l’étendre bien sûr à tous les niveaux). Il convient une fois de plus de rappeler à ce propos que le modèle fédéraliste post-industriel répond avant tout à l’exigence d’une programmation articulée et que l’objectif principal de cette dernière est d’atteindre et de maintenir une organisation territoriale équilibrée.
Pour que ces deux objectifs soient atteints, il est nécessaire que les zones du territoire de la fédération qui, au moment de sa fondation, ont un statut de périphérie, c’est-à-dire celles qui sont menacées de dépeuplement, de sous-développement et de désertification, puissent faire entendre leur voix au même titre que les zones de même étendue territoriale, mais qui sont riches, fortement peuplées et suréquipées en services. Il est clair en effet que la proportionnalité de la représentation au sein des deux chambres, partout où se manifeste la polarisation entre centre et périphérie, en attribuant une plus grande force numérique, et par conséquent politique, aux zones privilégiées, tendrait à accentuer la poussée vers la polarisation et par suite à agir en sens contraire de l’objectif de fond de la programmation articulée.
Plus généralement, on peut affirmer que la proportionnalité de la représentation au sein de la Seconde Chambre nierait la spécificité même du fédéralisme en tant que tel, parce que ce qui distingue la programmation fédérale de la programmation centralisée, c’est justement cette capacité qu’a la première d’acheminer vers les régions défavorisées des ressources qui n’y afflueraient pas spontanément, grâce au pouvoir politique accru dont elles disposent dans le cadre de la structure institutionnelle fédérale. Au contraire, la logique de la tutelle des intérêts des régions économiquement hégémoniques est la même que celle qui se manifesterait spontanément dans une structure d’État de type unitaire. C’est pourquoi, donner aux différentes répartitions territoriales auxquelles correspondent des niveaux d’autogouvernement un poids politique proportionnel au nombre de leur population reviendrait à reproduire au sein de l’État fédéral le même type de déséquilibre : or, c’est justement pour dépasser ce type de déséquilibre que l’on pose l’hypothèse de la nécessité de la solution fédérale.
Mais que l’on y prenne garde, tout cela ne signifie pas que seules les régions périphériques et sous-développées tireraient des avantages de ce mécanisme institutionnel. En effet, les déséquilibres territoriaux nuisent autant aux régions pauvres qu’aux régions riches, qui doivent supporter les conséquences de la congestion, de la pollution, de la hausse des valeurs immobilières, du coût effroyablement élevé des services, etc. Cela signifie seulement que, puisque la logique spontanée de la polarisation territoriale est de s’accroître par elle-même, même à l’encontre des intérêts à moyen terme des régions les plus riches, elle ne peut être entravée que si l’on attribue un plus grand poids politique aux pôles les plus faibles.
Il semble donc que l’on puisse confirmer que dans le modèle du fédéralisme post-industrielle principe de la parité des représentations doive être garanti. Cette affirmation est cependant soumise à condition : à savoir qu’il est nécessaire que les limites territoriales des organes de gouvernement de même niveau soient de dimensions comparables. Et si, pour des raisons historiques, cela ne se produisait pas et que l’on se trouve en présence de régions peu étendues mais riches et fortement peuplées (c’est le cas de la Belgique, de la Hollande et du Luxembourg en Europe), la parité de la représentation aurait des conséquences opposées à celles qui sont recherchées, dans la mesure où elle ne ferait que renforcer des régions déjà puissantes. Dans de tels cas, le principe de la parité devrait être atténué grâce à l’adoption de mécanismes de représentation pondérée, comme ceux que l’on applique actuellement au sein du Parlement européen. Il faut cependant retenir que, dans des cas de ce genre, les considérations qui avaient été faites par les pères de la Constitution américaine sont toujours valables : en conséquence, une certaine surreprésentation est à accorder de toute façon aux petits États à titre de garantie de leur indépendance et en compensation de leur renoncement à la souveraineté.
On ne peut clore le chapitre de la parité de la représentation au sein des Secondes Chambres fédérales sans examiner le problème de son apparente contradiction avec le principe one man one vote, qui représente un des piliers essentiels du système démocratique.
Il faut rappeler à ce propos que les institutions de la démocratie représentative remplissent deux fonctions essentielles, nettement distinctes entre elles ; une fonction de gouvernement — entendue au sens large — et une fonction de garantie. La seconde de ces fonctions était fondamentale dans la première phase de l’histoire des institutions démocratiques, lorsque la tâche du Parlement tendait à s’identifier avec la défense des droits des sujets contre le pouvoir arbitraire de la monarchie.
Le renforcement progressif de l’appareil parlementaire a modifié considérablement la situation, en faisant de l’exécutif une expression du Parlement. Cela a fait du Parlement une institution éminemment gouvernementale et a fondamentalement oblitéré la fonction de garantie de la représentation parlementaire au point de poser le problème — au centre du débat entre libéraux et démocrates au XIXe siècle — de la protection des droits des citoyens contre l’arbitraire de la majorité.
Le bicaméralisme fédéral permet de rétablir la fonction de garantie de la représentation parlementaire, qui s’exerce comme protection des droits et des intérêts des niveaux inférieurs d’autogouvernement contre les possibles arbitraires de la majorité aux niveaux supérieurs (s’alignant en cela sur le rôle de la magistrature à laquelle revient aussi la tâche de protéger les droits des individus contre tout arbitraire du pouvoir politique). Et cette fonction est l’apanage des Secondes Chambres.
Cela implique bien évidemment que se réalise, entre les deux Chambres, une division des tâches qui reflète la diversité des intérêts que chacune d’elles représente. Aux Premières Chambres revient donc la tâche d’exercer l’initiative législative et celle d’exprimer et de contrôler démocratiquement l’exécutif, tandis qu’aux Secondes Chambres on attribuera une tâche de réflexion et de contrôle en fonction des intérêts spécifiques des niveaux inférieurs d’autogouvernement et de protection de leurs droits ancrés dans la constitution.
Il convient de rappeler, à l’appui de ces considérations, que le modèle ne prévoit pas le bicaméralisme au niveau simple du quartier, dans lequel, par hypothèse, sans que cela comporte l’abolition de la représentation politique, les orientations de l’autogouvernement émergent spontanément du débat quotidien entre les citoyens, c’est-à-dire entre ceux-là mêmes qui subissent directement les conséquences des décisions qu’ils contribuent à prendre. C’est à ce niveau qui se rapproche le plus de la réalisation de l’idéal de Rousseau à propos de l’identification entre gouvernants et gouvernés — et justement par suite de cette unification totale que s’annule la distinction entre fonction de gouvernement (qui devient autogouvernement au sens le plus fort du terme) et fonction de garantie. Mais la distinction est de nouveau présente au niveau immédiatement supérieur (celui de la commune, ou du canton) et se reflète dans le dédoublement de la représentation.
Cela met en évidence les raisons qui servent de base aux différents mécanismes à travers lesquels la représentation doit se réaliser dans chacune des deux Chambres : tandis que le principe one man one vote doit être scrupuleusement appliqué dans les institutions représentatives investies de la fonction de gouvernement (puisqu’elle s’identifie avec le principe du gouvernement de la majorité, qui constitue l’essence même de la démocratie dans l’exercice de cette fonction), dans celles qui sont au contraire investies de la fonction de garantie (et doivent par là-même constituer la garantie du respect des limites à ne pas franchir dans l’action du gouvernement) le principe de l’égalité doit être appliqué par rapport aux niveaux d’autogouvernement dont les droits doivent être protégés, et c’est seulement à l’intérieur de chacun d’entre eux que — dans les limites de la fonction de gouvernement — le principe one man one vote prend sa pleine valeur.
Périodes et modes d’élection des Secondes Chambres
Dans l’expérience des États-Unis d’Amérique, l’évolution de la structure et de la fonction du Sénat a été telle qu’elle a oblitéré la spécificité du rôle de la Seconde Chambre comme lieu où la politique fédérale est rediscutée à la lumière des intérêts des États membres. Le Sénat est devenu de la sorte une espèce de doublon de la Chambre des Représentants. Le bicaméralisme américain a considérablement perdu de son caractère fédéral en raison de l’identité du mode d’élection des sénateurs et des représentants qui amoindrit d’une part le lien des premiers avec leur propre État et conserve, d’autre part, celui des seconds avec leur propre collège.
Dans notre modèle la différence fondamentale entre les deux chambres est garantie, au départ, par l’adoption du collège unique pour l’élection de la Première Chambre à tous les niveaux. Pourtant une seconde garantie pourrait venir de la time table des élections, dont le but spécifique, comme on l’a vu, est de faire émerger, tour à tour dans la campagne électorale, la nature spécifique des problèmes qui se posent à chacun des niveaux et leur lien avec ceux mis en avant durant les campagnes électorales des niveaux inférieurs. Dans cette perspective, il semble que le meilleur mode de sensibilisation des membres des Secondes Chambres à la problématique spécifique du niveau territorial qu’ils représentent soit celui de rendre simultanée leur élection et celle des membres de la Première Chambre du niveau immédiatement inférieur, de façon à ce que la campagne des deux élections se déroule sur les mêmes thèmes.
Il reste à faire quelques remarques en ce qui concerne le système électoral. Les arguments utilisés pour justifier la nécessité du Collège unique dans l’élection des Premières Chambres sont valables, mutatis mutandis, pour l’élection des Chambres hautes. La seule différence, du reste prévue, réside dans le fait que cette dernière doive se dérouler dans autant de collèges uniques qu’il existe de zones territoriales devant être représentées au niveau supérieur (par exemple, l’élection de la Deuxième Chambre au niveau continental se déroulera dans des collèges nationaux uniques, celle de la Seconde Chambre au niveau national dans des collèges régionaux uniques, etc.
En ce qui concerne, enfin, le système électoral au sens strict du terme, il semble raisonnable de recommander l’adoption du système du vote unique transférable, compte tenu du nombre restreint de représentants que chacun des niveaux doit envoyer au niveau supérieur et en prévision d’une plus grande flexibilité des formations politiques dans l’ère post-industrielle dans le cadre d’une structure fédérale articulée.
La fonction présidentielle et le pouvoir de dissolution des Chambres
Une dernière série de considérations s’impose en ce qui concerne la fonction présidentielle aux différents niveaux et le pouvoir de dissolution des Chambres.
Il est utile de rappeler, en avant-propos, une conclusion à laquelle on était arrivé ailleurs[11] et qui avait été donnée comme sous-entendue dans le paragraphe précédent : c’est-à-dire que si l’on se situe dans une perspective historique dans laquelle — une fois dépassée la division de la société en classes antagonistes et la division de l’humanité en nations exclusives — la programmation articulée devient essentiellement la seule fonction de gouvernement, les rapports entre le législatif et l’exécutif ne peuvent que s’inspirer d’un modèle de type parlementaire, dans lequel le gouvernement aura besoin de la confiance du Parlement ou d’une de ses chambres pour entrer en fonction, et le Parlement, ou l’une de ses chambres, disposera à tout moment du pouvoir de faire tomber le gouvernement en exprimant un vote de défiance.
Un système de type parlementaire comporte comme corollaire, dans la tradition constitutionnelle des démocraties occidentales, l’existence d’une institution qui exerce la fonction présidentielle (Chef d’État) et qui ait entre tous les pouvoirs celui de décider de la dissolution des Chambres dans le cas où celles-ci se montreraient incapables d’exprimer une majorité de gouvernement.
Le problème se pose donc de savoir sous quelle forme un organe ayant des fonctions présidentielles sera compatible avec notre modèle, et si l’on peut attribuer à cet organe le pouvoir de décréter la dissolution du Parlement, ou de l’une de ses chambres.
Voyons d’abord le problème de la forme de l’organe ayant des fonctions présidentielles.
La première remarque qui s’impose est celle que, dans un système fédéral articulé en plusieurs niveaux de gouvernement, le problème ne se pose pas seulement au niveau général, mais aussi à tous les niveaux régionaux. Cette conclusion est imposée par l’exigence d’indépendance des différents niveaux de gouvernement, qui constitue l’une des caractéristiques essentielles de toute structure fédérale.
En ce qui concerne la composition de l’organe auquel il revient d’assurer la fonction présidentielle, on peut tirer des indications intéressantes de l’examen du projet de traité du Parlement européen (qui à ce sujet comme à d’autres, a adopté une proposition précise de la part de l’U.E.F.).[12] Dans le cas de l’Union européenne, la nature très différenciée de la société européenne dans tous ses aspects et la persistance de loyalismes nationaux (qui ne sont pas du tout incompatibles avec le degré élevé de consensus pour l’idée de l’unification politique de l’Europe existant dans l’opinion publique européenne) ont imposé, pour la présidence de la Communauté, l’adoption d’une solution collégiale. Cette fonction a donc été confiée, dans le projet de traité, au Conseil européen. Dans une perspective planétaire, dans laquelle la fin de toute contrainte extérieure de nature non juridique tendra à affaiblir la tendance spontanée vers la centralisation, il semble permis d’affirmer que la solution proposée pour l’Union européenne puisse être étendue à tous les niveaux (sauf naturellement le plus bas, pour lequel, d’ailleurs, on peut penser à diverses solutions). La fonction présidentielle serait ainsi confiée de ce fait pour chaque niveau de gouvernement, à un organe collégial composé par les chefs des exécutifs du niveau immédiatement inférieur.
Il s’agit maintenant de savoir si l’on doit attribuer à l’organe présidentiel collégial de chacun des niveaux de gouvernement le pouvoir de décréter la dissolution de la Chambre basse au cas où elle se montrerait incapable d’exprimer une majorité soutenant un gouvernement (le problème ne se pose pas pour la Chambre haute à laquelle, comme on l’a déjà vu, il ne revient pas, par définition, de contrôler l’exécutif).
Or, il est facile de constater que le pouvoir de la Présidence collégiale de dissoudre la Chambre basse est incompatible avec la fonction essentielle des élections « en cascade », qui implique que la succession dans le temps des élections à chacun des niveaux soit rigidement déterminée et ne puisse pas être altérée, comme ce serait le cas dans l’hypothèse de la dissolution de la Chambre basse d’un seul niveau de gouvernement.
Il est évident, par conséquent, que les rapports entre le législatif (en particulier la Chambre basse) et l’exécutif doivent être organisés selon un modèle permettant au système de fonctionner sans le remède extrême de la dissolution des Chambres.
Avant d’indiquer quels pourraient être les instruments institutionnels à mettre en place pour résoudre le problème, il convient de se rappeler que dans un système fédéral de dimension mondiale articulé à différents niveaux, la gravité d’une impasse institutionnelle temporaire concernant un seul niveau est nettement moindre que dans le cadre d’un État national. Dans ce dernier, en fait, une crise de gouvernement entraîne une paralysie globale, ou presque, du processus de décisions dans la sphère publique, y compris dans le domaine crucial de la politique étrangère. Au contraire, dans la première hypothèse la crise ne s’installerait que dans l’un des nombreux niveaux de gouvernement et par conséquent dans un secteur limité de la sphère publique quand bien même elle devrait s’étendre au niveau planétaire, elle n’en aurait pas pour autant plus de gravité puisque le niveau le plus élevé, une fois privé de la compétence de la gestion de la politique étrangère (et du monopole de la gestion de la monnaie) n’aurait pas, dans la vie des citoyens, plus d’importance que les niveaux inférieurs ; et il en aurait même beaucoup moins, puisqu’il ne serait pas compétent pour prendre des décisions ayant une incidence immédiate sur les intérêts concrets des citoyens.
Cela ne nous dispense pas, naturellement, de la nécessité de chercher à mettre en évidence les mécanismes institutionnels propres à réduire au minimum la probabilité que, à tous les niveaux, on puisse arriver à une crise de gouvernement et si elle ne peut être évitée, à assurer qu’elle puisse être gérée de la façon la plus efficace et la moins traumatique possible.
En ce qui concerne le premier problème, l’institution qui apparaît comme la plus naturellement apte à le résoudre est celle du vote de défiance constructif, introduit à la fin de la guerre par la loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne. Elle n’est pourtant pas en mesure d’éviter l’impasse qui se crée lorsqu’une chambre fraîchement élue n’est pas en mesure d’exprimer une majorité de soutien à un gouvernement ou lorsque c’est ce même gouvernement qui présente sa démission.
Avec ces derniers cas, on peut arriver à la conclusion que la responsabilité de l’exercice du pouvoir exécutif, tant que la chambre n’est pas parvenue à former une majorité, devrait incomber à l’organe collégial qui assume la fonction présidentielle, complété par d’autres représentants des gouvernements inférieurs qui coopèrent avec les chefs des gouvernements respectifs. Elle apparaît en fait comme la seule instance qui réunisse en soi les exigences de la légitimation démocratique (même si celle-ci s’exprime à un autre niveau) ainsi que le lien structurel avec les orientations formulées par les niveaux de gouvernement d’ordre inférieur.
[1] Cf. Joseph A. Schumpeter, Capitalism, Socialism and Democracy, London, Allen & Unwin, 5e éd., 1976, p. 250 et s. Pour une récente et intéressante série de comparaisons entre la théorie « classique » et la théorie « compétitive » de la démocratie, v. Graeme Duncan, éd., Democratic Theory and Practice, Cambridge University Press, 1983.
[2] Du Contrat Social, en Œuvres complètes, Paris, 1964, Gallimard, vol. III, p. 431 et note à la même page.
[3] Cf., à ce sujet, Murray Forsyth, Unions of States.
[4] K.C. Wheare, On Federal Government, Oxford University Press, 4e éd., 1973, p. 10.
[5] Francesco Rossolillo, « Le Fédéralisme dans la société post-industrielle » dans Le Fédéraliste, XXVI (1984), p. 120 et s.
[6] Cf. Max Weber, « Die Objektivität sozialwissenschaftlicher und sozialpolitischer Erkenntnis » en Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 3. Auflage 1968, p. 191.
[7] Il s’agit d’une proposition faite pour la première fois par Mario Albertini dans son « Discours aux jeunes fédéralistes », in Il Federalista, XX (1978), p. 51 et s. La ratio de la proposition est de créer un mécanisme qui, grâce justement à la succession rigide et proche des élections à divers niveaux, oblige les partis et les candidats à bâtir la campagne électorale et la définition des programmes en fonction des indications provenant du débat électoral aux niveaux inférieurs. L’adoption d’une méthode de ce type aurait pour conséquence naturelle de donner un caractère de continuité particulière à la sélection de la classe politique parce que celle-ci serait, de toute façon, obligée de définir ses propres orientations en fonction des exigences de la programmation articulée et devrait indiquer les synthèses les plus efficaces parmi les solutions à propos desquelles s’est exprimé le consensus populaire aux niveaux inférieurs, au lieu de confier son sort, comme cela se passe en général aujourd’hui, au soutien de groupes d’intérêts sectoriels.
[8] V. Mario Albertini, note 11 à l’essai « Culture de la paix et culture de la guerre », Le Fédéraliste, XXVI (1984), p. 26 et s.
[9] « Il sistema electorale per la seconda elezione europea. Proposte tecniche », Il Federalista, XXII, 1980, p. 85 et s. Pour illustrer par un exemple la différence qui existe entre la perspective de la transition et celle du modèle considéré sous son aspect le plus général, on peut aussi se référer aux deux grandes typologies mises en lumière par Arend Lijphard (Democracies. Democratic Patterns of Majoritarian and Consensus Government in Twenty-One Countries, Yale University Press, 1984) : celles des démocraties majoritaires et celles des démocraties de consensus. La démocratie majoritaire de type britannique, dans laquelle le gouvernement est soutenu par le consensus d’une majorité restreinte relativement homogène semble la plus adaptée aux exigences de la transition, même si le système de gouvernement britannique est en train de montrer, dans cette période historique précise, des signes évidents de crise ; tandis qu’à la fin du processus (dans le modèle) le gouvernement ne peut que s’inspirer de la typologie de la démocratie de consensus (dans lequel le processus de prise des décisions s’effectue par la formation d’une base de consensus bien plus large qu’une simple majorité et qui, à la limite, tend vers l’unanimité).
[10] Des exemples de réductionnisme — même si d’un sérieux indiscutable en matière scientifique — peuvent se remarquer, par exemple, dans la tendance élaborée par Robert A. Dahl (par exemple dans Dilemmas of Pluralist Democracy, Yale University, Press, 1982) à assimiler démocratie et polyarchie (autrement dit pluralisme des centres de décision) ou bien encore dans la conception de la démocratie comme procédure de légitimisation du pouvoir exposée par Niklas Luhmann, en Legitimation durch Verfahren, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1983.
[11] Francesco Rossolillo, op. cit.
[12] U.E.F. Propositions pour une solution dans la crise institutionnelle de la Communauté, février 1982.