XXVI année, 1984, Numéro 1, Page 31
Relations Nord-Sud et réforme européenne
John PINDER
Stagnation au Nord et au Sud et nouvel « europessimisme »
Il semble que l’Histoire utilise les coïncidences pour nous donner des leçons. C’est en 1974, lors de la sixième session spéciale de l’Assemblée générale des Nations unies que les revendications des pays du tiers monde pour un nouvel ordre économique international atteignirent leur apogée. Les propositions du tiers monde contenaient un certain nombre de points intéressants. Mais elles étaient viciées par une faiblesse fatale. L’économie du Nord était envisagée sous l’aspect d’un gâteau dont on devrait couper une part pour la donner au Sud. C’est durant cette même année que la longue période de stagnation du Nord nous a amenés à constater durement que ce n’était pas le morceau d’un gâteau immuable, mais la richesse et la croissance de son économie qui lui permettait de transmettre au Sud un peu des forces de croissance. Même s’il n’était pas absolument nécessaire que les Européens apprennent la même dure leçon, le sud de l’Europe a subi le même destin tragique.
L’Italie du Sud est malheureusement un exemple typique, où grâce en partie aux politiques de développement du gouvernement italien, « le progrès est manifeste jusqu’au début des années 70 ; après quoi, lorsque l’économie nationale commence à souffrir de sérieux problèmes, le développement du Sud s’interrompt ».[1]
Une demande faible du Nord freine les exportations en provenance du Sud ; par ailleurs, les industries du Nord soumises à la crise cherchent à se protéger des concurrents des nouveaux pays industriels (N.P.I.). En principe, la plupart des gouvernements européens refusent le protectionnisme. Dans la pratique, avec plus de douze millions de chômeurs à l’intérieur de la Communauté européenne, une telle attitude exigerait une volonté de fer ; mais leur volonté est sapée par le climat dominant du pessimisme européen.
Ce nouvel « europessimisme » s’est trouvé bien formulé dans le rapport du Parlement européen de 1982 sur la compétitivité de l’industrie communautaire après qu’un rapport de la Commission ait été soumis au Parlement sur ce sujet.[2] Ce rapport soutenait « que nous nous trouverons très probablement d’ici à quelques années en difficulté, pour ne pas dire dans une position d’infériorité, non seulement vis-à-vis des États-Unis et du Japon, mais également d’un nombre croissant de pays récemment en voie d’industrialisation ». Il estimait aussi que la Communauté était devenue « une société repliée sur elle-même ayant adopté une attitude strictement défensive face à un monde en pleine évolution ».[3]
Le sentiment d’infériorité à l’égard de l’Amérique paraît assez subjectif. Le tableau ci-après qu’utilise le Parlement européen pour situer les positions relatives des industries à haute technologie (en usant d’indices de spécialisation pour indiquer les avantages comparatifs) montre par lui-même, non un déclin relatif de l’Europe, mais un rapport entre la Communauté européenne et les États-Unis virtuellement inchangé de 1970 à 1980. Il est exact que l’Europe ne peut égaler des réalisations telles que Silicon Valley et IBM (encore qu’une partie importante de la production d’IBM soit européenne). Mais une fois admise la supériorité américaine dans ce secteur essentiel de la technologie de l’information, il apparaît plutôt que les Européens aient rattrapé les Américains dans d’autres domaines, maintenant un décalage moyen plus ou moins constant ; cela confirme l’impression selon laquelle, dans de nombreux secteurs industriels, les Européens ont rejoint les U.S.A. depuis le milieu des années 1960, lorsque Servan-Schreiber s’attaqua au point sensible de l’Europe avec son ouvrage consacré à la suprématie technologique américaine.[4] Que le travail de Servan-Schreiber ait été, en 1967, une description exacte de la situation mais une bien pauvre prévision, est confirmé par les statistiques du tableau ci-dessous, qui soulignent une avance américaine croissante pour la période de 1963-1970, avant que les choses ne se stabilisent pendant la décennie suivante.
Évolution en avantages comparatifs des exportations de produits à haute technologie
(indices relatifs au total mondial des exportations de produits manufacturés)
1963 1970 1980
C.E.E. (a) 1.02 0.94 0.88
U.S.A. 1.29 1.27 1.20
Japon 0.56 0.87 1.41
a y compris les échanges réalisés à l’intérieur de la Communauté européenne.
Source : l’Innovation technologique dans l’industrie européenne, C.E.E. Commission DG II, janvier 1982, cité dans Leonardi, op. cit., p. 22.
L’avance américaine dans les technologies de l’information est sans aucun doute préoccupante, mais il paraît également légitime de rappeler que, durant la dernière décennie, la productivité industrielle a eu un dynamisme croissant en Europe alors qu’elle a stagné aux États-Unis et que la révolution micro-électronique aura ses principaux effets sur les processus industriels, et dans une certaine mesure sur les produits, dans la quasi-totalité des secteurs industriels, où les Européens se sont montrés depuis la fin des années 60 plus dynamiques que les Américains. Une preuve supplémentaire que les Américains se sont rapprochés plutôt qu’éloignés des Européens provient de leur réponse similaire à l’étonnante ascension du Japon, comme le montre le tableau et comme en témoignent l’enregistrement de la pénétration du marché par les Japonais et le protectionnisme euro-américain. La supériorité du Japon dans un nombre croissant de branches manufacturières devrait certainement pousser les Européens à l’action ; mais, qu’elle doive provoquer en nous le sentiment d’être « une société repliée sur elle-même » s’attendant à être généralement « en situation d’infériorité », dépendra non seulement du fait que notre réaction vis-à-vis du Japon sera insuffisamment efficace, mais également du fait qu’il y ait un seul Japon ou qu’il y ait d’autres grandes nations capables de performances similaires.
Cette considération nous ramène aux « nouveaux pays industriels » et, dans nos rapports avec eux, le pessimisme est certainement pour les Européens une attitude moins opportune que de reconnaître que nous devons faire face à leur concurrence. Le Parlement européen s’est inquiété du fait que « les exportations de certains États membres se spécialisent dans des domaines de production pour lesquels elles sont – ou seront – en compétition avec les nouveaux pays industriels ».[5] Mais de la même manière que l’Amérique du Nord, l’Europe occidentale et le Japon ont développé toutes les industries d’abord apparues en Grande-Bretagne, nous devons nous attendre à ce que le Sud développe à son tour toutes les formes d’industrie existant de nos jours dans le Nord. Par conséquent, la question n’est pas de savoir si les Européens auront éventuellement à lutter avec les pays nouvellement en voie d’industrialisation sur tous les fronts, mais si l’Europe peut mieux réussir que l’Angleterre ne l’a fait à conserver son dynamisme industriel alors que les autres s’efforcent de la rattraper. A une époque où la révolution de la micro-électronique bouleverse le concept des secteurs industriels dotés de technologies stables susceptibles d’être transférées dans les nouveaux pays industriels à l’usage d’une main-d’œuvre bon marché et non qualifiée – par celui de technologies dynamiques à l’intérieur d’usines où le travail, dans sa signification traditionnelle, a disparu, supposer que les Européens soient incapables de conserver un dynamisme suffisant dans la compétition qui les oppose aux pays nouvellement en voie d’industrialisation relève du défaitisme.
Alors qu’il est raisonnable de s’attendre à ce que les Japonais puissent, encore pour des années, tirer des bénéfices industriels de leur société et de leur culture particulières, les raisons de s’attendre à une infériorité européenne face aux Américains et aux nouveaux pays industriels semblent plus d’ordre psychologique que basées sur des données objectives. Il n’y a aucune raison valable de supposer que les Européens ne soient capables d’atteindre un progrès économique adéquat à long terme, à condition que le pessimisme n’inhibe pas leur capacité d’action. « L’europessimisme » à la mode semble, toutefois, provenir d’un sens d’incapacité à l’action aux origines davantage politiques et intellectuelles qu’économiques, et qui a une interaction avec le pessimisme dans un cercle vicieux qui pourrait entraîner un déclin économique inutile. Sans une analyse profonde et la capacité de tirer les conclusions qui s’imposent par une nouvelle orientation politique et des institutions politiques adéquates, les Européens risquent de retomber dans des réactions simplistes et désuètes qui renforceraient le cercle vicieux plutôt que de le briser.
Réactions surannées ou approche pratique
Après avoir établi dans l’après-guerre un consensus pour l’économie mixte et ouverte, qui constitue la base d’une prospérité et d’une croissance sans précédent, les Européens semblent, dans leur incertitude et leur pessimisme, enclins à abandonner ce système au profit d’une des deux possibilités suivantes : protectionnisme ou politique libérale du laisser-faire.
La doctrine protectionniste a été discréditée par les catastrophes des années 30 et 40, et les succès des années 50 et 60. Lorsque, de plus nous sommes entraînés dans une nouvelle révolution industrielle qui accroîtra le besoin de spécialisation et, dans certains secteurs, d’échelle, le recours au protectionnisme est un choix difficilement crédible. Mais pour résister à l’introduction de mesures protectionnistes ad hoc, susceptibles de se solder par un résultat identique, il faut faire appel à des arguments convaincants à la fois sur les plans politique et intellectuel. Le laisser-faire, cette version du libéralisme économique en provenance de Chicago, a convaincu de nombreux intellectuels et politiques. Mais ni la théorie ni la pratique ne sauraient amener à penser que cette doctrine puisse avoir une capacité sérieuse d’influencer l’économie moderne.
Le monétarisme doctrinaire et le libéralisme contemporain du laisser-faire trouvent leur fondement théorique dans une version de l’économie néo-classique, qui résulte d’une grande efficacité analytique dans sa formulation statique, mais est totalement inadéquate comme théorie de la croissance et du développement économique. C’est pourquoi, même si nous pouvons nous fier à l’efficacité des politiques fondées sur cet ensemble de doctrines pour éliminer quelques activités non rentables (bien que, même dans ce cas, une certaine répugnance à reconnaître l’importance des imperfections du marché rende ces politiques moins efficaces qu’on ne le prétend), il n’y a pas de raison suffisante pour que soit créé un nombre suffisant d’activités économiques pour assurer le progrès technologique et la croissance économique. Au contraire, si de nouveaux concurrents s’introduisent dans des marchés où les coûts élevés de recherche, de développement et d’investissement ont été financés par des politiques oligopolistiques des prix, comme cela a été le cas avec succès durant la période de l’expansion occidentale de l’après-guerre, l’on pourrait s’attendre à ce que les profits deviennent trop faibles pour stimuler les investissements des entreprises vers le progrès technologique et la création d’un nombre suffisant d’emplois nouveaux ; le cercle vicieux des bas profits, des investissements faibles, des ajustements laborieux et des profits toujours stagnants, ressemble malheureusement de beaucoup trop près à l’expérience européenne de ces dix dernières années.
En pratique, le seul exemple d’une économie rattrapée par ses poursuivants dans le long terme est celui de la Grande-Bretagne. Pour ceux à qui les polémiques politiques actuelles apparaissent plus importantes que les leçons de l’Histoire, il est possible de diagnostiquer ce phénomène comme une maladie spécifique à l’Angleterre dont les causes seraient le protectionnisme et le « Welfare State ». En fait, son déclin relatif vis-à-vis des autres pays européens a commencé il y à maintenant plus d’un siècle ; pendant les cinquante premières années de son déclin relatif, la Grande-Bretagne fut le seul pays à adopter une véritable politique de libre-échange, alors que les autres pays se développaient derrière des systèmes protectionnistes. Même depuis le premier conflit mondial, l’économie britannique n’a pas été plus protégée que la moyenne. Depuis la Deuxième Guerre mondiale le « Welfare State » ne s’est pas étendu plus en Grande-Bretagne que dans d’autres pays, dans lesquels il a connu un rythme de développement deux fois plus rapide.[6] L’économie britannique demeure l’économie la plus ouverte parmi celles des pays industrialisés de taille moyenne, sur la base de l’évaluation empirique constituée par le poids des importations de presqu’un tiers du P.N.B.
Aucune de nos considérations ne comporte un soutien à la doctrine protectionniste, toutefois non entendue comme l’utilisation de simples mesures de protection pour faciliter des ajustements, ou pour se donner le temps d’acquérir la compétitivité internationale. Mais la théorie comme la pratique montrent que la confiance dans des doctrines ayant réponse à tout, basée sur ce qui, dans l’état actuel de nos connaissances, ne peut être qu’une compréhension inadéquate du fonctionnement de l’économie moderne, serait un plus mauvais guide pour l’action qu’une approche plus pragmatique qui tiendrait compte des effets probables des politiques spécifiques de progrès technologique et de croissance économique, portant plus attention à l’expérience positive de pays tels que le Japon, l’Autriche, l’Allemagne et la France, qu’aux préjugés doctrinaires. C’est ce type d’approche qui peut nous permettre de renverser le pessimisme européen, et donc les réactions défaitistes en faveur d’un total laisser-faire ou du protectionnisme, et nous offrir la perspective convaincante du rétablissement de la prospérité économique de l’Europe.
Intégration européenne et économie mixte
Une politique de développement industriel ne devrait pas être seulement, ou même principalement vue comme une politique ne concernant que quelques secteurs particuliers. Les instruments macro-économiques tels que taux d’intérêts et taux de change sont plus importants.
Toutefois la Communauté européenne manque encore d’une politique efficace à l’égard des taux d’intérêt américains ou du taux de change japonais, alors que ces questions demeurent cruciales pour la compétitivité et le développement européen.
Les taux d’intérêt élevés, causés par les effets sur le marché européen des capitaux des emprunts nécessaires au financement du budget et du déficit des paiements américains, sont l’une des principales entraves aux investissements industriels européens. Ce déséquilibre pourrait être éliminé de diverses manières : au moyen de larges remises d’intérêt communautaires sur les emprunts destinés à l’investissement industriel, par la restriction de l’accès aux marchés des capitaux, comme le font les Japonais, et, encore mieux, par l’institution du fonds monétaire européen (F.M.E.) et de l’unité de compte européenne (E.C.U.) pour permettre à la Communauté européenne de disposer d’un véritable pouvoir pour influencer la politique monétaire et des taux de change de l’Amérique. Le F.M.E. disposant d’une part importante des réserves des États membres serait vraisemblablement capable d’influer sur le taux de change japonais, par exemple, en achetant du yen, afin d’aider à établir un meilleur équilibre entre le Japon et l’économie internationale, et plus particulièrement à éliminer les facteurs de distorsion dans la pression des exportations japonaises sur les marchés européens.[7]
Pour le lecteur, de telles propositions peuvent sembler manquer de crédibilité. Mais de telles interventions seraient certainement prises au sérieux si la Communauté européenne disposait d’instruments monétaires communs adéquats. C’est l’absence de la Communauté sur la scène monétaire internationale – un des aspects du manque d’un véritable gouvernement pour l’économie communautaire – qui nous interdit de réfléchir sérieusement à ce qu’il conviendrait de faire. Faut-il vraiment considérer comme une alternative non crédible le fait de reconnaître le besoin de tels instruments et d’un tel gouvernement, si nous désirons vraiment être capables de mener notre économie commune sur le chemin de la croissance économique ?
Il ne faudrait ignorer ni les aspects micro-économiques de la politique industrielle, ni l’action communautaire à mener à leur égard. Le rôle des finances publiques pour la recherche et le développement est justifié par le bénéfice social qui peut résulter de ces technologies quand elles sont diffusées dans les entreprises qui les ont suscitées, ainsi que par l’échelle à laquelle certains projets cruciaux peuvent être menés. La politique nécessaire à promouvoir la diffusion des technologies et les projets à plus petite échelle demeure à la portée des gouvernements membres de la Communauté européenne ; mais il est plus difficile, pour les gouvernements européens pris individuellement, de financer certains des développements accessibles aux Américains et aux Japonais. Le programme Esprit de recherches en commun entre des entreprises européennes d’avant-garde sur la voie de la technologie de l’information, constitue une modeste riposte aux efforts déployés par les Japonais pour développer un ordinateur de la cinquième génération, ainsi qu’à ceux que les Américains peuvent financer pour tout ce qui concerne leur effort de défense de l’intérieur de vastes complexes industriels. Mais il est prudent de débuter modestement dans un secteur aussi épineux que le soutien communautaire à la recherche et au développement multinational, à condition que cette initiative soit envisagée comme une base de lancement vers des efforts ambitieux.
La Communauté européenne a commencé à ouvrir le secteur public du marché aux offres concurrentielles d’autres pays membres ; mais dans le domaine essentiel des télécommunications, ce processus n’a fait que commencer. Faire avancer cette politique demeure une condition sine qua non du développement européen en matière de technologie de l’information.
La réduction de capacité des industries européennes en crise a été retardée par la faiblesse des institutions communautaires. Pour des mobiles d’ordre économique aussi bien que politique, les entreprises peuvent prolonger la survie de leur capacité de production, ce qui ne sert qu’à affaiblir le secteur concerné. Même dans l’industrie de l’acier, où le Traité de la C.E.C.A. (Communauté européenne du Charbon et de l’Acier) a donné à la Communauté plus de moyens d’intervention qu’elle n’en possède dans d’autres domaines, ses instruments financiers et réglementaires ont été incapables d’assurer une réduction de la capacité comme cela aurait été tout naturellement le cas dans un secteur en crise au Japon. En ce qui concerne les fibres synthétiques, la Commission a refusé de reconnaître la légitimité des plans mis au point par les producteurs pour une baisse concertée de la capacité de production, perdant ainsi l’occasion d’établir un précédent pour une application combinée des politiques de la concurrence et des politiques industrielles qui aurait pu rapidement accélérer le retour d’un certain nombre d’autres secteurs à une concurrence salutaire.
Depuis que la Communauté possède les instruments de la politique du commerce extérieur, elle peut également les utiliser pour inciter les secteurs atteints par la crise à mieux s’adapter à la situation, en conditionnant les mesures de protection à des mesures adéquates de réajustement. La C.E.E. devrait aussi prendre des mesures temporaires de protection des industries nouvelles, particulièrement dans le domaine des technologies de l’information, afin de permettre aux entreprises de devenir tout à fait compétitives sur la scène internationale. Si l’on doute de la capacité politique de la Communauté à faire des choix judicieux dans de tels domaines, il faudrait alors tester ces politiques de manière expérimentale comme cela a été le cas dans le programme Esprit en ne les appliquant que dans quelques secteurs restreints jusqu’à l’acquisition d’une expérience positive.
Le slogan le plus populaire chez les adversaires de la politique industrielle concerne l’incapacité des gouvernements à choisir les meilleurs ; et il est vrai que les considérations politiques influenceront souvent le choix d’un gouvernement. Mais ce slogan laisse de côté le fait que dans certains pays, comme la Grande-Bretagne, les institutions financières ne sont pas mieux équipées pour choisir des investissements industriels dans une perspective à long terme » et c’est un but politique légitime que d’encourager le développement d’institutions qui se donnent de tels moyens. L’une des voies les plus efficaces pour y parvenir serait d’encourager les institutions financières des pays membres de la C. E.E. à s’intégrer ; les connaissances relatives aux investissements industriels que détiennent par exemple les grandes banques allemandes, seraient alors plus facilement transférées dans des pays tels que la Grande-Bretagne, qui sont moins bien dotés sur ce plan. Ici encore, la C.E.E. a été extraordinairement lente à prendre acte des avantages d’un véritable marché commun.
Le but de cette brève énumération d’éléments possibles pour une politique industrielle communautaire a été de montrer qu’une analyse constructive non inhibée par des considérations idéologiques ni par l’acceptation d’un rôle passif pour la Communauté, peut proposer des approches diverses pour relancer le développement industriel de l’Europe, de façon à remplacer des attitudes doctrinaires ou immobilistes par une propension réaliste à l’action.
Nord et Sud en Europe et dans le monde
Même si la principale contribution à la prospérité du Sud de l’Europe provient certainement de la croissance économique de la C.E.E. tout entière, la politique régionale de la Communauté peut aussi jouer un rôle important dans ce sens. Davantage de ressources pour le Fonds européen de Développement régional (F.E.D.E.R.) devraient être disponibles une fois que le montant du budget communautaire aurait été augmenté ; et la politique de la Commission est « d’évaluer l’impact régional des politiques communautaires et d’en tirer les conclusions logiques qui s’imposent ».[8] Mais la Communauté est encore loin d’une « convergence d’opinions sur la nécessité d’entreprendre toutes les interventions publiques dans le domaine économique nécessaires au développement du Sud » comme c’était le cas en Italie « au début des années 70 ».[9] Cela ne pourrait venir que du développement de la Communauté dans le sens d’une véritable communauté politique, dont la condition est qu’il y ait une réforme des institutions communautaires dans un sens fédéral.
La prospérité générale de la Communauté est également la meilleure contribution au développement du Sud du monde. Mais là encore, des politiques spécifiques pour le Sud peuvent être importantes. Le Fonds européen de Développement remplit une fonction identique à celle du F.E.D.E.R. à l’intérieur de la Communauté ; la Convention de Lomé et le système des préférences généralisées ouvrent dans une certaine mesure le marché de la C.E.E. aux exportations en provenance du Sud. Mais les barrières de protection de la Communauté européenne sont particulièrement dirigées contre les nouveaux pays industriels ; et alors que les pays du Sud font obstacle aux transferts technologiques, dans la mesure où ils ne font pas ce qu’ils pourraient raisonnablement pour trouver un modus vivendi avec les compagnies multinationales, la Communauté devrait s’assigner à elle-même la tâche de faire son possible pour obtenir un tel modus vivendi. Si la Communauté entend maintenir dans l’avenir un progrès technologique important, elle aura besoin d’un marché en expansion, de la même manière que l’ouverture des marchés nationaux de l’Europe de l’Ouest à travers le Marché commun a servi de support au développement des industries des années 50 et 60. Cela implique la perspective d’un processus de libéralisation mutuelle entre la Communauté et non seulement les U.S.A. et le Japon, mais également avec les nouveaux pays industrialisés les plus avancés ; ce processus est obligatoirement un processus complexe car il implique une politique extérieure commune de la C.E.E. capable de mettre en place des choix économiques difficiles dans un contexte suffisamment large, de même que le processus de libéralisation d’après-guerre s’est manifesté en accord avec les politiques extérieures de l’Europe et de l’Amérique de cette période.
La réforme européenne
Tant la prospérité de l’Europe que les relations Nord-Sud nécessitent donc, pour la Communauté, des politiques actives dans les domaines des relations extérieures, de l’industrie et de la monnaie, qui peuvent difficilement se réaliser sans une réforme des institutions communautaires, sur la base des principes du projet de Traité du Parlement européen établissant l’Union européenne ;[10] les relations constructives entre le Nord et le Sud dont dépendra en fin de compte la prospérité de l’Europe, impliqueront en retour que l’Union européenne soit envisagée dans la perspective d’un processus d’intégration à long terme dans l’économie mondiale.
Ces conditions sont politiquement astreignantes et peuvent même paraître décourageantes. Il y a pourtant une tendance de fond qui peut justifier un certain optimisme. Les désordres prolongés des années 70 ont amené de nombreux économistes à se souvenir de Kondratieff avec son idée d’un long cycle de phases alternatives de progrès technologique et de stagnation. Derrière l’apparente stagnation des années 70, on pouvait déceler les premiers signes avant-coureurs de la future révolution micro-électronique ; cette technologie fait déjà partie de notre environnement et sera bientôt suivie par d’autres comme la biotechnologie, le laser et de nouveaux matériaux. Cette remontée à la Kondratieff ouvre la perspective d’un réveil du dynamisme industriel ; et si l’expérience du passé peut nous guider, il devrait être suivi d’une relance de l’emploi, malgré des craintes injustifiées du contraire. Le retour du cycle qui touche aujourd’hui à sa fin a constitué la circonstance favorable à l’insertion de la Communauté dans l’ordre économique de l’après-guerre. La prochaine phase de ce cycle ne devrait-elle pas redonner aux gens la confiance nécessaire pour transformer la Communauté actuelle en une Union européenne, et le désordre économique international d’aujourd’hui en un nouvel ordre dans lequel prévaudraient des relations économiques libérales ?
[1]Aristide Savignano, « Les institutions de crédit et le développement de l’Italie du Sud », Mezzogiorno d’Europa, avril/juin 1983, p. 150.
[2]Ce document est reproduit dans l’ouvrage de Silvio Leonardi, « La compétitivité de l’industrie communautaire », publié dans G. Leodari et A. Mosconi, Stratégies et politiques de la Communauté européenne pour relancer la compétitivité de l’industrie européenne, Venise, Centre européen d’Études et d’Information, p. 17-44.
[6]Par exemple, la dépense publique représente actuellement presque 45 % du P.N.B. au Royaume-Uni, contre 69 % aux Pays-Bas.
[7]Cette question est débattue dans « Innovation : Does Government have a Role ? » par Andrew Shonfield dans Industrial Policy and Innovation, sous la direction de Charles Carter, Londres, Heinemann pour NIESR, PSI et RIIA, 1981, p. 88.
[10]Parlement européen, février 1984.