V année, 1963, Numéro 1, Page 22
Le libéralisme politique
MARIO STOPPINO
1. — Préliminaires
On sait que l’idée centrale de la tradition de pensée et de réalisations politiques connue sous le nom de libéralisme est l’idée de liberté : la liberté constitue le pivot de la pensée libérale ; elle est la valeur-fin vers laquelle tendent les réalisations libérales. Comme, pourtant, le mot liberté recouvre des sens multiples, souvent fort différents, en relation avec des contextes divers et non réductibles, il ne sera pas mauvais, avant tout examen du libéralisme, de préciser de quelle liberté il s’agit. On peut d’abord dire que la liberté du libéralisme se réfère aux relations sociales, aux relations interindividuelles, c’est la liberté de l’individu par rapport à ses semblables. Par suite la vieille question, mal posée et insoluble, de l’opposition entre libre-arbitre et déterminisme n’a rien à voir avec la tradition libérale. Celle-ci, en effet, ne se réfère pas aux rapports entre les hommes mais à la possibilité que l’homme, en tant que tel, puisse être libre.[1] La liberté morale, dans la mesure tout au moins où elle peut être conçue comme s’exerçant totalement à l’intérieur — pour ainsi dire — de l’individu, n’est pas non plus en relation avec le libéralisme. Si la liberté morale doit être, suivant Kant, l’autonomie de la volonté qui vainc les impulsions des sens et les influences hétéronomes et s’autodétermine selon l’impératif catégorique senti de l’intérieur, il est clair que cette liberté naît et se résout dans le domaine de la conscience individuelle et n’implique pas, en elle-même, de rapports intersubjectifs.
De même, la conception idéaliste de la liberté comme protagoniste, comme force créatrice de l’histoire, est étrangère à la tradition libérale. Le plus récent défenseur de cette doctrine fut Benedetto Croce qui la tira, en la modifiant, de Hegel. Il est bien évident que si l’on conçoit la liberté comme le sujet de l’histoire, c’est-à-dire comme l’activité créatrice de l’esprit avec un grand E, elle ne peut se rapporter aux individus « abstraits » et à leurs relations : elle devient la caractéristique propre d’une entité super-individuelle où se fondent les individus. Il s’ensuit donc logiquement — et c’est la conséquence que Croce en tire — que si la liberté est le sujet de l’histoire et si toute l’histoire est histoire de la liberté, même les sociétés et les régimes politiques qui, selon les canons du libéralisme véritable, son classés comme despotiques et antilibéraux, doivent être au contraire porteurs de liberté en tant que faisant partie, de l’histoire. Il apparaît clairement que de cette façon on ne dispose plus d’aucun critère distinctif pour séparer les organisations politiques libérales de celles qui ne le sont pas. L’opposition se fait encore plus nette quand cette conception de la liberté est exposée du point de vue de l’idéal moral. L’idéal de la liberté est pour Croce l’idéal moral lui-même, qui doit toujours rester à l’état pur d’idéal moral sans se mêler aux techniques éphémères d’organisation de la société qui visent à réaliser la liberté, pour ne pas être contaminé par elles. Normalement on ne pourra pas distinguer entre les actions et les réalisations libérales et celles qui ne le sont pas, si l’on ne sait quelles sont les techniques d’organisation sociale propres à réaliser la liberté et celles propres à l’étouffer.[2] Ainsi le « libéralisme » de Croce n’a rien à faire avec la tradition libérale : tandis que la valeur-fin de la tradition libérale est une idée de liberté dans les rapports entre les hommes définie d’une manière précise, comme nous le verrons, l’idéal de la liberté de Croce est conçu d’une manière générique et vague comme « la toujours plus grande élévation de la vie » ;[3] et tandis que, pour atteindre sa valeur-fin, la tradition libérale adopte des institutions et des mécanismes sociaux précis, pour réaliser l’idéal de la liberté de Croce il n’y a rien de précis ou il y a tout (toute l’histoire est l’histoire de la liberté), ce qui revient au même.
En délimitant d’abord le domaine de la liberté de la tradition libérale aux relations sociales, aux rapports inter-humains, on peut par suite éliminer quelques concepts de la liberté qui s’appliquent à des corrélatifs différents. Mais, même dans le domaine des théories politico-sociales, la tradition libérale n’a pas été seule à faire de la liberté une idée centrale de sa conception. Le mot liberté, en effet, possède un rayonnement si exaltant qu’on peut difficilement trouver un courant de pensée politique et sociale qui ne se soit approprié le terme, tout en l’employant d’ailleurs dans un sens nouveau et même inconciliable avec celui d’autres doctrines. Aussi dans cette étude je préciserai, d’après la tradition de la pensée libérale et quelques excellents ouvrages contemporains, le sens en quelque sorte « libéral » de la liberté par rapport à celui que prend le même terme dans d’autres courants de pensée. Cela ne signifie pas du tout qu’on veuille indiquer quel est l’emploi correct ou incorrect du mot ; ce que l’on se propose, c’est simplement de distinguer les divers sens d’un même mot, pour éviter toute équivoque sur les termes et pouvoir, par suite, expliquer de manière précise la nature et les caractéristiques du libéralisme.[4]
Cette étude pourtant ne traite pas du libéralisme en général, mais du libéralisme politique. Aussi n’examinerons-nous ni le libéralisme sous l’angle économique (libérisme), ni la tradition juridique du rule of Law et du Rechtsstaat, elle aussi étroitement liée au libéralisme. La présente étude est centrée sur l’analyse des institutions politiques qui permettent la liberté « libérale » des individus par rapport à l’Etat, et de la valeur que ces institutions ont eu et ont encore dans la réalité politique des pays d’Europe. En substance j’étudierai la conception libérale de la liberté et son fondement, les mécanismes institutionnels qui sauvegardent la liberté dans le domaine politique et les conditions qui rendent possible le fonctionnement de ces mécanismes. Avant d’entrer dans le vif du sujet j’ai jeté un coup d’œil d’ensemble sur le sens qu’a eu le libéralisme, à côté des principaux courants politiques, dans l’histoire de l’Europe contemporaine.
2. — Courant libéral, courant égalitaire et courant nationaliste
L’étude du courant libéral comme tradition d’idées et de réalisations politico-sociales est, à mon avis, fort importante parce qu’il est l’un des trois courants qui ont contribué le plus au déroulement de toute l’histoire politico-sociale de l’Europe contemporaine et à la formation de la situation actuelle. Ces trois courants sont le libéralisme, l’égalitarisme et le nationalisme. Le courant libéral s’est proposé comme fin la liberté de l’individu et a cherché à la réaliser par le moyen de mécanismes sociaux aptes, d’une part, à limiter le pouvoir de l’Etat sur l’individu et, d’autre part, à garantir le libre jeu de l’activité productrice et des échanges dans le domaine économique. Le courant égalitaire s’est proposé l’égalité des individus et s’est développé en deux étapes distinctes : la première est l’étape démocratique, qui a tenté de réaliser l’égalité de tous dans le domaine de la détermination des décisions valables pour tous les membres de la société politique ; la seconde est l’étape socialiste, qui a tenté d’obtenir l’égalité (ou tout au moins de réduire le plus possible l’inégalité) entre les individus sur le plan économique et social. Le courant nationaliste s’est proposé la réalisation de l’unité et de l’indépendance des Etats nouveaux qui peu à peu se formaient à l’exemple de l’Etat français. La France contemporaine était née sur la base de l’intégration naissante, sur une vaste échelle, des comportements économiques (causés par la révolution industrielle) et des comportements politiques (causés par l’héritage de l’Etat bureaucratique centralisé). La répercussion psychologique de cette situation fut le loyalisme des hommes envers un groupe politique non défini et mal définissable (la nation) dont les principaux éléments étaient la langue, la race, les traditions communes. En substance, le nationalisme a fourni l’idéologie qui a justifié le loyalisme envers les nouveaux Etats qui s’emparaient d’énergies matérielles toujours plus vastes et de comportements humains toujours plus nombreux à des fins de puissance.[5]
Il est caractéristique que, tandis que les deux premiers courants d’idées et de réalisations politico-sociales se sont présentés à la fois sur le plan de la pensée et sur celui des faits et ont même donné naissance à d’importantes traditions culturelles, le courant nationaliste est né beaucoup plus des faits que des idées et il a donné naissance à des écrits généralement obscurs et imprécis, plutôt passionnels et utilitaires que théoriques et spéculatifs. En outre les libéraux, comme — et surtout — les démocrates, ont contribué à mettre en avant le principe national en opposition à l’ancien régime : le nationalisme à ses débuts fut fortement teinté d’idéaux démocratiques et libéraux. Ce n’est que lorsque les nouveaux Etats furent effectivement créés et rendirent l’équilibre européen encore plus instable et précaire que le nationalisme montra son visage antidémocratique et antilibéral. On dirait que, tandis que les libéraux et les démocrates demandaient d’un côté la liberté et d’autre part l’égalité, et tandis que ces buts étaient partiellement réalisés, naissait sous leurs yeux et avec leur participation une autre réalité qui devait, à peine consolidée, couper les ailes aux efforts faits pour atteindre ces buts.
Aussi bien le courant libéral que le courant égalitaire, dans sa première phase démocratique, avaient grandi en s’opposant à l’ancien régime. Contre l’absolutisme monarchique centralisateur et contre les innombrables privilèges économiques et les nombreux freins qui gênaient et empêchaient la libre activité économique et qui dérivaient du système féodal, les libéraux avaient réclamé et lutté pour obtenir la limitation du pouvoir de l’Etat et l’instauration du marché libre. Contre le fait que les décisions politiques étaient prises dans l’ancien régime par le monarque et par un nombre restreint de privilégiés, les démocrates avaient réclamé et lutté pour obtenir des institutions qui permettraient aux décisions politiques d’être prises conformément à la volonté du plus grand nombre. Mais en combattant tous deux l’ancien régime du point de vue de la constitution intérieure de l’Etat (l’un surtout quant à l’exercice du pouvoir, l’autre surtout quant à son origine), les deux courants libéral et démocratique-égalitaire ne tinrent aucun compte d’un autre problème politique non moins important : celui des rapports internationaux. En réalité tous deux considéraient que si leurs buts étaient atteints à l’intérieur de chaque Etat, le vieux problème de l’équilibre européen avec ses guerres périodiques serait automatiquement résolu. Une fois la centralisation de l’Etat remplacée par la liberté des individus surtout dans le domaine économique, disaient les libéraux, les rapports internationaux de pure force, avec la perpétuelle possibilité de la guerre, disparaîtraient automatiquement. Une fois remplacé le gouvernement oligarchique de l’ancien régime par un gouvernement fondé sur la souveraineté populaire, disaient les démocrates, les peuples libérés se sentiraient frères et élimineraient automatiquement les rapports internationaux de force et de guerre. Et même dans sa seconde phase socialiste le courant égalitaire, bien qu’il se dressât en antagoniste de la société bourgeoise plutôt qu’en antagoniste de l’ancien régime, n’en sous-estima pas moins le problème des rapports internationaux. Pour les socialistes aussi, une fois le prolétariat arrivé à la direction des Etats, les contradictions de ces derniers entre eux devaient automatiquement disparaître en même temps que disparaîtrait la lutte des classes.
Mais, tandis que le courant libéral et le courant égalitaire s’efforçaient d’atteindre leurs objectifs à l’intérieur des divers Etats, l’Etat national se constituait peu à peu, nouveau produit de cette raison d’Etat dont les deux courants en question avaient cru qu’elle devait automatiquement disparaître avec la fin de l’ancien régime (ou de l’Etat bourgeois). Les libéraux préparèrent, pour limiter le pouvoir de l’Etat, le mécanisme de la séparation des pouvoirs et s’efforcèrent d’obtenir la non-intervention de l’Etat en matière économique pour réaliser la libre concurrence. Les démocrates introduisirent (avec les libéraux) le système de la représentation et firent tous leurs efforts pour étendre toujours davantage le suffrage électoral afin de fonder le pouvoir sur le consentement populaire. Les socialistes créèrent et renforcèrent les associations ouvrières et se firent les champions des interventions de l’Etat dans le domaine économique et social afin d’atténuer les inégalités. Mais, en attendant, naissait le nouvel Etat national, qui était à même de concentrer et d’accumuler entre ses mains un pouvoir énorme, difficilement imaginable dans l’ancien régime. Le service militaire obligatoire et la persistance, voire même l’accentuation, de la centralisation bureaucratique dans le nouvel Etat national, limitèrent singulièrement la séparation des pouvoirs en tant qu’instrument de réalisation de la liberté individuelle, et bientôt l’intérêt de puissance nationale prévalut même dans les rapports économiques, limitant ainsi considérablement la réalisation d’un marché libre. L’atrophie de la liberté, ou même parfois son absence, empêchait ou restreignait dans d’étroites limites la possibilité de fonder le pouvoir sur le consentement populaire ; et la souveraineté populaire devenait une formule commode pour justifier l’exercice d’un pouvoir d’en haut souvent illimité, plutôt que la description d’une situation où la population prenait une part active et importante à la formation des décisions politiques : en effet, le bipartisme ne se développa jamais sur le continent de manière aussi solide et aussi satisfaisante qu’en Grande-Bretagne, et l’opinion publique n’y eut pas non plus l’importance qui lui était attribuée dans ce pays. L’intervention de l’Etat national dans le domaine économique contribuait quelquefois, il est vrai, à l’élévation des conditions de vie des travailleurs, mais ceux-ci n’obtinrent sur le continent qu’à une époque récente, et d’ailleurs partiellement, les substantielles améliorations de position économique et sociale qu’avaient connues les sociétés politiques libres de Grande-Bretagne et d’Amérique ; et surtout les ouvriers étaient éduqués par l’Etat national beaucoup plus en vue d’en faire de bons soldats que des travailleurs heureux.
D’une part, donc, sa situation insulaire, qui diminuait de façon considérable le danger d’agression (pratiquement nul pendant une certaine période), mettait la Grande-Bretagne dans une position privilégiée, dans laquelle elle n’avait à supporter que dans une mesure très atténuée les conséquences de la raison d’Etat dans les rapports internationaux et qui lui permettait par suite de développer beaucoup plus facilement et de manière beaucoup plus poussée les mécanismes sociaux et les institutions qui garantissent la liberté et l’égalité aux particuliers, aussi bien sur le plan politique que sur le plan économique et social. D’autre part, les pays du continent qui se trouvaient dans l’obligation de faire front à d’éventuelles agressions extérieures et, par suite, de supporter une énorme tension en relation avec la situation internationale, furent toujours plus freinés dans leurs tentatives pour réaliser la liberté et l’égalité. Des trois courants qui dominent l’histoire de l’Europe contemporaine, c’est le moins réfléchi et le moins conscient, le nationalisme, qui enchaînait les deux autres, le courant libéral et le courant égalitaire, victimes de leur incapacité à comprendre la problématique des rapports internationaux. La naissance et le développement soudain de l’impérialisme, avec comme conséquence la course aux matières premières, aux zones d’influence et aux débouchés économiques, marquent seulement le moment où le nationalisme atteint sa majorité. Les deux terribles guerres mondiales de notre siècle en constituent la tragique maturité.
3. — L’individualisme
Le fondement théorique et idéal du libéralisme se trouve dans l’individualisme. Pour l’individualisme, le critère de compréhension et d’appréciation des phénomènes sociaux, c’est en dernière analyse de les juger comme des actions individuelles et comme des relations interindividuelles. A la différence de toutes les théories politico-sociales qui interprètent les faits sociaux comme résultats de la volonté et de l’action d’entités super-individuelles comme le peuple, l’Etat, la classe, la nation, etc…, l’individualisme affirme la nature mythique de ces entités et les résout en rapports individuels. L’individualisme se fonde donc sur l’idée que toute volonté et toute action effectivement existante ne peut être que volonté et action d’individus. Il n’est pas besoin de dire comment toutes les doctrines politico-sociales qui croient à l’existence d’entités supérieures à l’individu peuvent servir — et ont effectivement servi — de justification des pouvoirs arbitraires et illimités — exercés au nom de ces entités supérieures aux individus — par des groupes d’individus aux dépens d’autres groupes. L’individualisme tend précisément à éviter ces dangers.
A propos du concept d’individualisme on a fait une utile distinction entre l’individualisme irrationaliste (ou de type anglo-saxon) et l’individualisme rationaliste (ou de type français).[6] L’idée centrale du premier type d’individualisme est que dans la société existent de nombreuses institutions que l’on ne peut ramener à aucun plan individuel conscient et qui sont le résultat du concours spontané, actif et continu d’innombrables individus. La découverte du « marché libre » par les économistes classiques n’est autre que l’application de l’idée que de la collaboration constante et durable des individus peuvent découler des résultats non prévus par aucun des individus qui y ont collaboré, et qui, d’autre part, peuvent être bénéfiques pour tous. De cette prémisse, qui est le thème dominant, par exemple, de Josiah Tucker, d’Adam Smith, d’Adam Ferguson et d’Edmond Burke, l’individualisme « irrationaliste » fait dériver la conséquence pratique qu’il ne peut être accordé à aucun individu, — dont les connaissances et les possibilités sont par définition limitées à son étroite sphère d’action — le droit d’orienter et de guider par la contrainte les autres individus, tout au moins au-delà du domaine limité de sa connaissance et de son action.[7] C’est incontestablement de ce premier type d’individualisme que procède le libéralisme, dans la mesure où il se base, pour réaliser la liberté, soit en général, soit en particulier dans les rapports économiques, sur les mécanismes sociaux impersonnels qui donnent comme résultats, par exemple, la limitation de l’Etat ou la liberté de la production et des échanges économiques, même si aucun des individus qui participent au fonctionnement de ces mécanismes n’a poursuivi consciemment ces résultats comme but.
L’individualisme « rationaliste » ou de type français, au contraire, s’appuyant sur la confiance cartésienne dans la raison humaine, conçoit l’individu doué de raison comme le point de départ de la société et des institutions. Celles-ci sont conçues comme le résultat des actions conscientes d’un ou plusieurs individus. D’un tel point de départ l’individualisme « rationaliste » en arrive évidemment à une conséquence pratique radicalement opposée à celle du premier type d’individualisme et selon laquelle la sphère individuelle est considérée comme le résultat d’une attribution délibérée et programmatique et, si nécessaire, forcée, de moyens et de buts à chaque individu de la part d’une autorité. Ce second type d’individualisme tend à se transformer en la doctrine opposée du collectivisme et à fournir la justification de l’autoritarisme, plutôt qu’à servir de fondement au libéralisme.[8]
4. — La liberté[9]
La conception libérale de la liberté est centrée sur la limitation imposée aux interférences de l’Etat et aux interférences sociales dans la sphère d’action de l’individu. Elle est liberté en tant que non coercition des actions de l’individu. La relation entre ce concept de liberté et la tradition du droit naturel selon laquelle les individus auraient certains droits originels et inaliénables est évidente. Il n’y a pas lieu d’ébaucher un examen critique des divers courants de la doctrine du droit naturel pour tenter d’en tirer ce qu’il peut y avoir encore d’utile pour une théorie empirique de la liberté. De toute façon il est certain que si l’individu n’a pas une sphère effective de « licéité » (comprenant quelques facultés ou quelques droits fondamentaux comme les droits de propriété, de liberté de pensée, de religion, etc.), dans le sens que dans cette sphère son action n’est pas gênée par l’interférence des autres, et d’abord par celle de l’Etat, il ne pourra se dire libre au sens libéral du mot. La liberté libérale est donc la liberté fondée sur l’élimination des empêchements, des limitations, des contraintes qui peuvent venir des autres. Comme l’a écrit Benjamin Constant dans son essai fameux, la liberté des modernes se distingue de celle des anciens en ce que, tandis que cette dernière était la liberté dans l’Etat, la première est la liberté de l’Etat ; Constant mit ainsi l’accent sur le caractère spécifique de la liberté libérale dans le sens de non coercition, ou comme on l’a dit, de liberté négative.[10]
A côté de la conception de la liberté patronnée par le courant libéral, les autres principaux courants d’idées et de réalisations politico-sociales de l’Europe contemporaine ont adopté aussi un concept de liberté. On a ainsi à côté de la liberté des libéraux une liberté des démocrates, une liberté des socialistes et une liberté des nationalistes. La liberté des démocrates est synonyme d’autogouvernement, ou mieux, sous l’angle individuel, de participation au gouvernement.[11] Tandis que la liberté conçue comme non-coercition se réfère à l’exercice du pouvoir, la liberté en tant qu’autogouvernement se réfère à l’origine du pouvoir. Pour les démocrates, est libre celui qui contribue par sa propre volonté à la formation des décisions politiques auxquelles lui-même devra se soumettre. En se basant sur le concept d’égalité dans la détermination des décisions politiques, la démocratie en arrive à la règle de la majorité simple comme procédure pour réaliser les décisions elles-mêmes, en ce sens que, si tous les votants sont conçus comme rigoureusement égaux, il suffira qu’en faveur d’une décision il y ait un seul vote de plus qu’en faveur de l’autre pour qu’elle prévale. Selon cette conception, est libre celui qui participe au vote. Il est clair que cette conception de la liberté en tant qu’autogouvernement est différente de la conception libérale. Comme l’ont observé de bonne heure les penseurs libéraux, la liberté démocratique peut subsister sans que subsiste la liberté libérale. En effet, pour la réalisation de la liberté libérale peu importe, tout au moins en principe, en quelles mains se trouve le pouvoir, entre les mains d’un monarque, d’une minorité ou d’une majorité ; ce qui importe, c’est que le pouvoir, quel que soit celui qui l’exerce, n’interfère pas dans la sphère de « licéité » des individus et ne la limite pas.[12] On peut cependant noter que la liberté démocratique se réduirait à bien peu de chose si elle n’était pas accompagnée de la liberté libérale, car sans une ample sphère de « licéité » de l’individu, ce dernier ne pourra choisir de manière autonome entre les diverses lignes politiques proposées ou entre les divers candidats à la représentation populaire. La distinction entre liberté comme autogouvernement et la liberté comme non-coercition est de toute façon très nette, car, comme je l’ai dit, la première peut subsister — au moins formellement — sans la seconde. Une autre différence notable entre les deux conceptions de la liberté consiste dans le fait que, tandis que la liberté comme non-coercition se réfère toujours aux individus (dont elle veut soustraire l’action à des contraintes extérieures), la liberté comme autogouvernement est souvent conçue comme se référant à un groupe entendu comme sujet de volonté : on parle en ce sens de la libre volonté du peuple, et déjà Rousseau lui-même avait introduit le concept ambigu de « volonté générale ». Il faut noter que souvent dans ces cas-là il peut s’agir d’images idéologiques plutôt que de descriptions empiriques de la réalité.[13]
La liberté des socialistes est synonyme de pouvoir. Elle naît en effet de l’opposition entre la liberté définie comme purement formelle et juridique des libéraux, la liberté comme simple possibilité abstraite d’agir d’une manière déterminée, et la liberté comme possibilité concrète et effective d’agir de cette façon. Posséder abstraitement la liberté de la presse et celle d’acheter une automobile est une chose, disent les socialistes, pouvoir concrètement imprimer ses propres pensées ou acquérir une automobile en est une autre. Comme le but du socialisme est d’introduire l’égalité sociale (ou tout au moins de diminuer le plus possible cette inégalité), la liberté socialiste est celle qui permet de jouir concrètement des principales possibilités et des principaux biens existants dans une société. La distinction entre cette liberté et celle des libéraux est également fort nette. Et à ce propos on peut faire aussi des observations analogues à celles qui ont été faites à propos de la liberté des démocrates. La liberté comme pouvoir pourrait subsister, au moins formellement, même en l’absence totale de la liberté comme non-coercition, car elle ne dit rien en effet quant aux bornes à poser aux oppositions à l’action individuelle et surtout à la coercition exercée par l’Etat. Mais, d’autre part, il est évident que la liberté socialiste serait bien peu de chose si elle n’était pas accompagnée de la liberté libérale : sans une large sphère de possibilité dans l’action des individus, en effet, la liberté comme pouvoir se limiterait à la possibilité servile de jouir des possibilités et des biens (quand bien même ils seraient abondants) qui sont dispensés par une autorité. Il faut noter aussi que la liberté socialiste est souvent conçue moins en relation avec les individus qu’avec des entités collectives, comme le prolétariat. En tant que sujets de volonté et d’action, ces entités sont mythiques et idéologiques ; tandis qu’elles peuvent être utiles et valables en tant que classifications sociologiques.[14]
La liberté des nationalistes, enfin, est synonyme d’indépendance, d’auto-détermination nationale. En nette opposition à la liberté libérale, et d’une manière différente de celle des démocrates et de celle des socialistes, la liberté des nationalistes ne se réfère pas aux individus. Elle est l’attribut d’une entité collective, de nature idéologique : la nation. La liberté de la nation est l’expression de l’indépendance d’un groupe politique uni par un loyalisme national. Sous un certain angle, l’indépendance nationale peut être considérée comme l’application de la liberté comme non-coercition au niveau des Etats ; mais il ne faut pas oublier que la liberté des individus se meut dans l’ordre politique des Etats, tandis que l’indépendance des Etats se meut dans le désordre, fondamentalement anarchique, des rapports internationaux. Sous un autre angle c’est-à-dire en se référant aux membres de ce qu’on appelle la nation, la liberté comme indépendance répond, comme la liberté démocratique, au problème de « qui gouverne ? » et non de « comment le gouvernement s’exerce-t-il ? ». Pour le nationalisme, ce qui importe, c’est d’être gouverné par des compatriotes, plutôt que la façon dont la classe politique — formée ou non de compatriotes — gouverne. C’est pourquoi la liberté comme indépendance peut coexister avec l’autoritarisme, c’est-à-dire avec un régime qui ne sauvegarde pas la liberté individuelle comme non-coercition. Et même dans la mesure où le nationalisme devient toujours plus extrême, la liberté comme indépendance nationale entrave toujours davantage la préservation de la liberté comme non-coercition.[15]
5. — La séparation des pouvoirs
Si la liberté qu’il faut préserver est la liberté comme non-coercition, il est clair que par rapport au pouvoir politique elle signifie liberté des individus devant ce pouvoir : on l’obtient donc en limitant le pouvoir politique, en empêchant que celui-ci ne devienne despotique et arbitraire. Pour atteindre ce but, les instruments employés par le courant libéral furent essentiellement deux : les solennelles déclarations des droits de l’homme (produit de la doctrine des droits naturels) et la séparation des pouvoirs. L’efficacité de ces deux instruments est très différente. La déclaration des droits de l’homme, en effet, selon laquelle quelques droits individuels fondamentaux ne doivent jamais être violés par le gouvernement, est une simple déclaration écrite, privée, en tant que telle, de toute garantie. En politique, en effet, ce qui importe est moins ce que le gouvernement devrait faire que ce qu’il peut faire. L’existence d’une déclaration des droits de l’homme (rendue publique, et bien connue) pourra bien être un obstacle pour la classe dirigeante à la violation de ces droits, mais on ne pourra prévoir avec un degré raisonnable de certitude que la classe dirigeante ne les violera pas, pour la simple raison que rien ne l’empêche de le faire. En effet, c’est seulement lorsque une déclaration des droits de l’homme a été longtemps effectivement observée — sur la base de quelque mécanisme (en général la séparation des pouvoirs) — qu’elle oblige la classe dirigeante à la respecter et qu’elle acquiert un grand prestige ; mais il suffit que la situation politique évolue vers la concentration des pouvoirs pour qu’elle puisse être rapidement violée.[16]
La séparation des pouvoirs au contraire est l’instrument politique fondamental à travers lequel le courant libéral a réalisé son but : la limitation du pouvoir de l’Etat. Elle est généralement soutenue par tous les penseurs libéraux ; et son efficacité est bien différente de celle d’une simple déclaration des droits. Le fondement théorique sur lequel elle se base, en effet, n’est pas de miser sur ce que les gouvernements ne doivent pas faire, mais sur ce qu’ils ne peuvent pas faire. La séparation des pouvoirs a pour but d’empêcher que le pouvoir de l’Etat ne franchisse les barrières qui permettent la liberté individuelle. La caractéristique est que ces barrières sont constituées par l’opposition d’un pouvoir à un autre. Le pouvoir limite et contrôle le pouvoir. Quand le pouvoir est unitaire et centralisé, les individus qui lui sont soumis n’ont pas la possibilité de prévoir avec une raisonnable certitude les limites au delà desquelles il n’ira pas ; et le pouvoir central, n’étant pas limité par la force d’un autre pouvoir, tend en règle générale à devenir despotique et arbitraire. Si le pouvoir, au contraire, n’est pas ramassé, mais divisé en divers centres ayant chacun sa compétence dans un domaine relativement précis et disposant d’une force relativement égale, aucun de ces centres ne pourra abuser de son pouvoir sans susciter aussitôt la réaction des autres. De cette façon, à travers l’équilibre et le contrôle réciproque des pouvoirs, les individus ont la possibilité effective de sauvegarder leur liberté, en ayant recours — tour à tour — à un centre du pouvoir contre les abus de l’autre.
Il est clair que, dans cette formulation abstraite, la théorie de la séparation des pouvoirs comme mécanisme social pour préserver la liberté individuelle peut sembler ne pas être absolument convaincante. En réalité on tomberait dans une bien grossière erreur si l’on croyait qu’il suffit de séparer juridiquement et de manière formelle les pouvoirs de l’organisation politique pour réaliser un mécanisme bien agencé de réciproques contrepoids entre les pouvoirs aptes à maintenir la liberté individuelle. Il y a une importante condition sans la réalisation de laquelle la séparation des pouvoirs ne peut fonctionner : c’est que derrière chacun des centres du pouvoir on puisse unifier et coaliser effectivement des intérêts et des forces sociales qui le soutiennent et le mettent en opposition avec les autres centres du pouvoir. C’est en cela que réside — me semble-t-il — le côté positif et valable de la vieille conception classique de l’Etat mixte acceptée par les premiers constitutionnalistes anglais et, peut-on dire, arrivée jusqu’à Locke. Cette doctrine se fondait — on le sait — sur le concours apporté au gouvernement de l’Etat (chacune avec ses propres corps distincts) par les diverses classes qui composent la société : dans sa forme classique elle était conçue comme le gouvernement auquel participaient le roi, l’aristocratie et le peuple. Bien que de nombreux constitutionnalistes modernes aient tenté de détacher complètement la nouvelle théorie de la division des fonctions de l’Etat en organes divers de la vieille doctrine de l’Etat mixte, arguant du fait que, tandis que cette dernière se fondait sur la distinction des classes, la première se fonde sur celle des fonctions, il me semble que même la distinction des fonctions est nécessairement conditionnée, sinon par la division des classes sociales, du moins par la cristallisation de divers intérêts et de diverses forces sociales autour de diverses fonctions de l’Etat.[17] Ceci est vrai naturellement, non seulement pour la classique division des fonctions de l’Etat, mais aussi pour l’autogouvernement local et pour les Etats fédérés dans le cadre d’un Etat fédéral, qui sont les autres exemples les plus importants de séparation des pouvoirs à l’époque contemporaine.
La séparation des fonctions de l’Etat, formulée pour la première fois avec une parfaite conscience théorique par Montesquieu, est conçue traditionnellement comme une division en trois fonctions distinctes : fonction législative, dont l’organe est le Parlement composé des représentants élus du peuple, fonction exécutive, dont l’organe est le gouvernement formé du roi et des ministres ou seulement du conseil des ministres, et fonction judiciaire avec ses organes appropriés. Les fonctions de l’Etat considérées comme distinctes ne furent pas toujours au nombre de trois. Benjamin Constant, par exemple, à côté des trois fonctions traditionnelles, distinguait aussi une fonction « royale » conçue comme un pouvoir neutre et intermédiaire apte à maintenir l’équilibre entre les trois autres, et, en outre, une fonction municipale qui se référait à l’autogouvernement local. Mais ce qu’il est intéressant de noter, à l’appui de ce que nous disions d’abord, c’est que la séparation des fonctions se réalisa et se développa de la meilleure manière quand elles correspondaient à des intérêts et à des forces sociales diverses, comme cela se produisit par exemple pendant la période classique du Parlement anglais qui coalisa et cristallisa les intérêts bourgeois en opposition au pouvoir prépondérant de la monarchie et de l’aristocratie alliées. Au contraire, l’histoire des Etats européens continentaux a montré souvent que l’existence de trois fonctions n’était que formelle du moment que l’une ou l’autre prévalait effectivement : ou le parlement (c’est le phénomène connu sous le nom de parlementarisme) ou, dans certains cas, l’exécutif.
La même condition doit être remplie pour la réalisation du gouvernement local, qu’il soit municipal ou régional. Cet autogouvernement local, si cher à Tocqueville, se réalise effectivement quand il ne se résume pas en une pure délégation des pouvoirs de la part du gouvernement central, mais qu’il est conçu plutôt comme porteur d’une série indéfinie de pouvoirs, avec comme seule limite ceux qui sont exercés par le pouvoir central (en adoptant de cette façon le système d’accorder les « pouvoirs résiduels » aux gouvernements locaux, comme cela se passe à l’égard des Etats fédérés dans le cadre de l’Etat fédéral), et surtout quand l’autogouvernement local représente effectivement une cristallisation d’intérêts et de forces sociales locales qui pourraient se trouver en opposition avec le gouvernement central.
Le dernier et important type d’Etat limité et entièrement fondé sur la conception de là séparation des pouvoirs que les hommes aient édifié est l’Etat fédéral, dont l’exemple le plus éclatant est l’Etat fédéral nord-américain. L’Etat fédéral est fondé sur l’abandon du dogme de l’unité et de l’indivisibilité de la souveraineté : cette dernière est partagée entre la Fédération (Etat fédéral) à laquelle ressortissent certains aspects fondamentaux du pouvoir, surtout dans ses, rapports avec l’extérieur (politique extérieure et militaire) et même en relation avec la vie économique, du moins pour permettre les conditions de réalisation d’un marché unitaire; et les Etats membres de la Fédération (Etats fédérés) à qui ressortissent tous les autres pouvoirs, c’est-à-dire les « pouvoirs résiduels ». Pendant la période classique du fonctionnement de la Fédération nord-américaine, il faut noter l’importance que revêtait quant à l’équilibre et au réciproque contrôle entre Etats fédérés et Etat fédéral, la Cour Suprême, qui constituait ce pouvoir neutre intermédiaire et régulateur du système fédéral que Benjamin Constant avait magistralement défini comme « pouvoir royal » dans le cadre de la monarchie constitutionnelle. Mais le grand intérêt que l’on doit attribuer à l’Etat fédéral consiste, à mon avis, dans le fait qu’il est un moyen de gouvernement qui peut réaliser le mécanisme de la séparation des pouvoirs dans le cadre d’organisations politiques d’énormes dimensions : pratiquement dans le cadre d’Etats continentaux. C’est la solution libérale du problème de l’organisation politique des hommes sur un espace d’une exceptionnelle ampleur.
6. — Libéralisme et nationalisme
A côté de la condition — mentionnée au paragraphe précédent — du fonctionnement effectif du mécanisme de la séparation des pouvoirs, il y en a une autre, non moins importante. Elle se réfère aux rapports entre relations politiques internationales et institutions internes des Etats, et elle se base sur la considération fondamentale que l’étude empirique des rapports de pouvoir ne peut s’arrêter que là où le système des rapports de pouvoir peut être considéré comme clos. Or, d’ordinaire, un Etat ne constitue pas un système clos et isolé, mais ses institutions internes et leur vie doivent être placées en étroite relation avec les rapports qu’il entretient avec les autres Etats. Si les relations extérieures d’un Etat sont caractérisées par une tension presque continuelle, avec un danger de guerre toujours présent, il devra toujours avoir à sa disposition les forces armées indispensables pour les opérations militaires, le mécanisme avec lequel sont prises les décisions devra être le plus rapide et le plus expéditif possible pour pouvoir répondre dans le minimum de temps à une attaque éventuelle, toutes les ressources du pays devront être prêtes pour être employées à n’importe quel moment à des fins militaires ; en un mot, l’intérêt général de l’Etat devra prévaloir même dans la vie ordinaire sur les intérêts locaux, périphériques et individuels : dans une telle situation le mécanisme de la séparation des pouvoirs pourrait difficilement fonctionner, car il serait en contraste avec ces suprêmes exigences de l’Etat dont nous venons de parler. Dans un pareil Etat, par suite, il est difficile que la liberté individuelle, en tant que non-coercition de la part du gouvernement, puisse être maintenue au-delà de limites fort restreintes. Si les relations extérieures d’un Etat sont au contraire caractérisées par un isolement quasi total, avec un danger de guerre à peu près inexistant, il pourra maintenir une force armée insignifiante, le mécanisme avec lequel sont prises les décisions pourra être fort lent et respectueux de toutes les garanties de la liberté, les ressources du pays pourront être utilisées librement par leurs possesseurs pour réaliser leurs buts ; en un mot, les intérêts locaux, périphériques et individuels pourront prévaloir dans la vie ordinaire sur l’intérêt général de l’Etat : dans une telle situation le mécanisme de la séparation des pouvoirs pourrait fonctionner parfaitement car il se trouverait en harmonie avec toutes les caractéristiques de l’Etat. Dans un pareil Etat, donc, la liberté individuelle, en tant que non-coercition de la part de l’Etat, pourrait être maintenue même dans de larges limites. Le mécanisme de la séparation des pouvoirs et, par suite, la liberté en tant que non-coercition, sont donc directement liés au type de relations internationales propres à l’Etat en cause.[18]
Cette très importante condition de la réalisation de la liberté en tant que non-coercition fut complètement négligée par le courant libéral. En combattant le gouvernement absolu et arbitraire de l’ancien régime, les libéraux croyaient que les rapports de force et de guerre dans les relations internationales disparaîtraient automatiquement avec la chute de celui-ci. Ils liaient à l’ancien régime le vieil équilibre européen des Etats avec ses guerres périodiques, lui imputant ce qui est au contraire imputable aux rapports entre Etats de n’importe quel type : l’emploi de la force et de la guerre comme moyen de résoudre les controverses internationales. De Constant à Spencer, les libéraux ont cru que le remplacement par le libéralisme, et surtout le libérisme économique, du système politique et économique de l’ancien régime éliminerait aussi la guerre. De belliqueux et militaires les Etats deviendraient pacifiques et commerçants. « Nous sommes arrivés à l’époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder. La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d’arriver au même but, celui de posséder ce que l’on désire ». Ainsi s’exprimait Benjamin Constant dans De l’esprit de conquête ; et un peu après il ajoutait : « Il est clair que plus la tendance commerciale domine, plus la tendance guerrière doit s’affaiblir. Le but unique des nations modernes, c’est le repos, avec le repos l’aisance, et comme source de l’aisance l’industrie ».[19] La condition implicite de cette façon de penser était le primat de la politique intérieure sur la politique internationale, avec comme conséquence la sous-estimation radicale de cette dernière.
Malheureusement, nous pouvons aujourd’hui affirmer en toute certitude que « le but unique » des nations modernes ne fut pas du tout le repos ; et si l’on voulait indiquer le but des nations modernes il faudrait peut-être dire qu’il a été le tremblement de terre. En réalité, sur le continent le vieil équilibre européen des Etats a poursuivi son cours, plus instable et plus précaire que jamais. Les guerres périodiques ont continué, plus violentes et plus catastrophiques que jamais. Le nouveau produit de la raison d’Etat, l’Etat national, pouvait contraindre à combattre tous ses citoyens, il pouvait se rendre maître tranquillement d’énormes quantités de ressources matérielles du pays, il pouvait inculquer dans l’esprit du citoyen, avec l’école d’Etat, la vénération et le culte de la nation comme un dieu nouveau. Ainsi l’Etat national, né même avec l’aide des libéraux et sous leurs yeux, commença à montrer son visage profondément anti-libéral et centralisateur. L’avidité de matières premières, de terres de peuplement, de débouchés commerciaux, a poussé les Etats européens à l’aventure impérialiste et colonialiste.[20] Notre siècle, avec ses terribles guerres mondiales, a parsemé l’Europe continentale de dictatures et de semi-dictatures. Le mécanisme de la séparation des pouvoirs et la liberté en tant que non-coercition qui en est inséparable, furent secoués jusque dans leurs fondements et complètement anéantis en quelques pays européens gagnés par le désir de destruction réciproque ; dans d’autres pays ils réussirent péniblement à se maintenir tant bien que mal. Ainsi, dans l’Europe continentale, le nationalisme a freiné et enchaîné la liberté. Les amis de la liberté durent subir les plus graves défaites parce qu’ils ne comprirent pas que la liberté des Européens était conditionnée par l’élimination de l’anarchie internationale européenne. Les Européens amis de la liberté le comprendront-ils à l’avenir ?[21]
[1] Au début de son essai fameux sur la liberté, J.S. Mill écrivit : « Le sujet de ce travail n’est pas ce qu’on appelle le libre-arbitre si malencontreusement opposé à ce qu’on nomme — fort mal — le déterminisme, mais bien la liberté sociale ou civile, c’est-à-dire la nature et les limites du pouvoir que la société peut légitimement exercer sur l’individu... ». On Liberty.
[2] Toute la polémique, bien connue en Italie, entre Croce et Einaudi sur les relations entre libéralisme et libérisme est une particulière manifestation de cette opposition. Einaudi pensait que le libérisme était une condition nécessaire à la liberté, tandis que Croce niait cette relation au nom de l’universalité de l’idéal moral de la liberté. Cf. Croce-Einaudi, Liberismo e liberalismo, Ricciardi, 1957.
[3] B. Croce, « Intorno alla categoria della vitalità », dans Indagini su Hegel e altri schiarimenti filosofici, 1952, p. 134. Pour les rapports entre Croce et le libéralisme, voir l’excellent assai de N. Bobbio, « Benedetto Croce e il liberalismo », partiellement publié dans la Rivista di Filosofia, 1955, fasc. 3, et puis intégralement dans Politica e cultura, Torino, Einaudi, 1955, pp. 211-268. Pour un jugement de l’œuvre de Croce dans l’histoire de l’Italie fasciste et post-fasciste, Bobbio écrit justement : « Croce fut le mentor de l’opposition ; il ne pouvait être le sage conseiller de la reconstruction. Plus qu’un théoricien du libéralisme, il fut l’inspirateur de la résistance à l’oppression… » (p. 264).
[4] A cet effet la Storia del liberalismo europeo de De Ruggiero n’est pas très utile, bien qu’elle soit la seule œuvre générale existant sur le libéralisme européen. De Ruggiero a tendance à voir ce qu’il y a de commun entre les différents courants de pensée politico-sociale plutôt que les différences. En outre, il entend le libéralisme en un sens si large (il y comprend même quelques uns des concepts de la liberté que j’ai exclus dès l’abord comme étrangers à la tradition libérale) au point qu’il y admet même des théories certainement non libérales comme celle de Hegel, dont l’exposé de la pensée occupe même un rôle central dans l’ouvrage. Dans le chapitre « Qu’est-ce que le libéralisme ? », par exemple, après avoir énoncé le concept de liberté négative qui n’appartiendrait qu’aux premiers penseurs libéraux, De Ruggiero cite la conception de la liberté morale de Kant comme supérieure à celle-là, et il écrit : « La liberté coïncide par conséquent avec la liberté même de l’esprit : ce n’est pas une faculté, une manière d’être qui lui soit en quelque sorte adventice et qui puisse lui être soustraite sans que sa structure substantielle en soit modifiée et diminuée. Elle est l’énergie spirituelle qui préside à toutes les activités de l’homme, qui l’alimente et le règle » ; et peu après il attribue à Hegel le grand mérite « d’avoir tiré de l’identification kantienne de la liberté avec l’esprit, l’idée d’un développement organique de la liberté, qui coïncide avec l’organisation des sociétés humaines dans leurs formes de plus en plus élevées et spirituelles » (De Ruggiero, Storia del liberalismo europeo, Bari, Laterza, 1925, p. 383). Ainsi passe-t-on tranquillement de la liberté individuelle de l’Etat à la liberté morale intérieure, et de ce fait à la liberté hégélienne dans l’Etat. Précisément Bobbio a observé à propos de l’œuvre de De Ruggiero : « Laissons à De Ruggiero, qui pourtant a écrit une œuvre importante sur le libéralisme — en d’autres temps elle nous fut chère —, la responsabilité d’avoir affirmé que “le libéralisme allemand offre, contre les apparences, un intérêt historique tout particulier, non seulement pour le caractère historiquement précoce de ses expressions doctrinales, mais également pour la singularité de son développement” (et cela dans un livre dans lequel les deux personnages les plus importants dont on parle dans le chapitre consacré au libéralisme allemand sont Hegel et Treitschke !) ; et encore d’avoir placé au centre de son histoire de l’idée libérale la pensée de Hegel — qui aurait eu le grand mérite d’avoir tiré de l’identification kantienne de la liberté avec l’esprit l’idée d’un développement organique de la liberté — comme une synthèse entre le rationalisme abstrait des révolutionnaires et l’historicisme abstrait des réactionnaires, comme un résumé et une anticipation du moderne constitutionnalisme allemand », « B. Croce e il liberalismo », dans Politica e cultura, déjà cité, pp. 253-254. Naturellement, cela ne signifie pas que le libéralisme constitue une entité historique toujours exactement et indubitablement individualisable. Tous les mouvements politiques qui ont été appelés « libéraux » n’ont pas eu les caractéristiques qui seront exposées dans cet écrit ; mais si l’on veut individualiser, au-delà du nom, une tradition d’idées et d’institutions pourvue d’un degré suffisant de cohérence pour nous faire entendre quelque chose, il nous faut distinguer entre liberté et liberté et libéraux et libéraux.
[5] Pour une plus grande précision de l’idée de nation comme justification idéologique du loyalisme envers les nouveaux Etats (pour cela appelés nationaux) voir l’excellent travail de Mario Albertini, Lo stato nazionale, Milano, Giuffré, 1960.
[6] Pour cette distinction voir : Albert Schatz, L’individualisme économique et social, Paris, 1907 ; Friederich A. Hayek, « Individualism : True and False », dans Individualism and Economic Order, University of Chicago Press, 1948, et Bruno Leoni, « Il pensiero politico e sociale dell’800 e del ‘900 », dans Questioni di storia contemporanea, vol. II, Marzorati, 1952. Hayek considère comme représentants du véritable individualisme Locke, Mandeville, Hume, Tucker, Ferguson, Smith, Burke, puis Tocqueville et Lord Acton ; et comme représentants du faux individualisme les encyclopédistes, Rousseau et les physiocrates.
[7] Cela ne veut pas dire pourtant que, une fois que l’on connaît les résultats bénéfiques ou non d’un mécanisme social, il ne doit pas être appuyé et défendu, ou attaqué et combattu.
[8] Une analyse suggestive montrant comment ce second type d’individualisme « rationaliste » conduit à l’autoritarisme a été faite par Berlin dans sa discussion sur la liberté « positive » ou rationaliste. Partant de la conception positive de la liberté individuelle, entendue comme libération au moyen de la raison et tentant d’appliquer cette conception à la société humaine, on arrive très facilement à la conclusion selon laquelle la liberté, non seulement est compatible avec l’autorité, mais même s’identifie à elle. « Ainsi l’argument rationaliste, en affirmant qu’il existe une seule solution véritable, a conduit d’une doctrine éthique de la responsabilité individuelle et de l’auto-perfectionnement individuel à un Etat autoritaire obéissant aux directives d’une élite de tuteurs platoniques » (Isaiah Berlin, Two Concepts of Liberty, Oxford at the Clarendon Press, 1958, p. 37). Une telle conception positive de la liberté, comme poursuite d’un but collectif, se trouve à la base — ainsi que nous le verrons — d’une tendance totalitaire de la démocratie, comme également d’aspects fondamentaux du socialisme et du nationalisme.
[9] Sur les divers sens du mot « liberté », voir surtout, outre les libéraux classiques, Maurice Cranston, Freedom : A New Analysis, London, Longmans, Green & Co., 1954 ; Norberto Bobbio, « Della libertà dei moderni comparata a quella dei posteri », et « Libertà e potere » dans Politica e cultura, op. cit. ; Isaiah Berlin, Two concepts of Liberty, déjà cité ; M. Adler, The Idea of Freedom : A Dialectical Examination of the Conceptions of Freedom, New York, 1958 ; et Friederich A. Hayek, The Constitution of Liberty, (surtout le I chapitre), The University of Chicago Press, 1960.
[10] « Le but des Anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des Modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances » (B. Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, contenu dans le Cours de politique constitutionnelle, éd. Laboulaye, tome II, p. 548). Georges Burdeau appelle cette liberté « liberté-autonomie » ; mais lui-même, en précisant le sens, écrit : « C’est celle qui s’exprime le plus directement par l’absence de contrainte » (G. Burdeau, Traité de science politique, tome V, Paris, 1953, p. 11).
[11] J’ai préféré définir la liberté des démocrates comme autogouvernement a eu pour la théorie libérale ; mais il est surtout compris autonomie de la volonté, comme l’a proposé Bobbio, parce qu’il me semble que cette dernière définition est plus appropriée pour indiquer la liberté morale dont le champ d’action est la conscience individuelle, plutôt que la liberté des démocrates qui se rapporte aux rapports interindividuels. En d’autres termes, la liberté des démocrates est bien l’autonomie de l’individu, mais telle qu’elle se réalise par sa participation aux mécanismes par le moyen desquels sont prises les décisions politiques. Elle aussi se rapporte par suite, à mon avis, à l’action plutôt qu’à la volonté. Même Burdeau, entre autres, appelle ce type de liberté « liberté-participation » (Traité de Science politique, tome V, p. 11). Il met pourtant ce type de liberté en relation avec le libéralisme. Et naturellement on ne peut sous-estimer l’importance que l’autogouvernement a eu pour la théorie libérale ; mais il est surtout compris par les libéraux comme un instrument pour réaliser la séparation des pouvoirs (soit sous la forme du parlement qui limite, et qui naquit pour limiter, le pouvoir exécutif ; soit sous la forme de l’autogouvernement local qui limite le pouvoir central), c’est-à-dire en définitive pour sauvegarder la liberté en tant que non-contrainte. Il faut toutefois noter que les définitions de la liberté sont nécessairement abstraites, et ne veulent pas méconnaître les relations historiquement existantes entre la théorie libérale et la théorie démocratique.
[12] « C’est contre l’arme et non contre le bras qu’il faut sévir », écrit B. Constant (voir son Cours de politique constitutionnelle, Paris, Didier, 1836, p. 164).
[13] Quand la liberté démocratique est rapportée acritiquement à une entité collective comme sujet d’actions, nous sommes souvent en présence de ce processus de transposition de la liberté individuelle dans le domaine moral (autonomie de la raison) à une entité collective, que nous avions vu adopté par exemple par De Ruggiero (cf. note 4), et dont Berlin a bien mis en lumière les conséquences possibles (cf. note 8). Talmon a aussi exprimé cet aspect du problème quand, après avoir affirmé que tant l’école de la démocratie libérale que celle de la démocratie totalitaire proclament la valeur de la liberté, il observe que « tandis que la première conçoit l’essence de la liberté dans la spontanéité et l’absence de coercition, l’autre considère qu’elle ne peut être obtenue que par la poursuite et la réalisation d’un but collectif absolu » (J.L. Talmon, The Origins of Totalitarian Democracy, New-York, IIe édit., 1960, p. 2). On a remarqué que même la liberté du courant socialiste et celle des nationalistes peuvent être réduites — entre certaines limites instrumentales — à la poursuite d’un but collectif. Et, en un tel sens, très importante est l’énucléation des deux sens généraux de la liberté faite par exemple par Berlin. On ne contredira pas, cependant, que très souvent la poursuite d’un but collectif ait été entreprise par ces courants comme un moyen d’arriver à la liberté (nous pensons, par exemple, à la théorie marxiste de la dictature du prolétariat comme stade temporaire avant l’édification de la société sans classes, du règne de la liberté), plutôt que comme identification même de la liberté. Pour cette raison il m’a semblé plus juste de faire cette distinction sous l’angle du fondement individuel ou moins, des divers courants politiques, plutôt que sous l’angle des conceptions de la liberté. Dans le présent examen des sens de la liberté, par conséquent, je me limite à analyser le sens que prend, dans les divers courants politiques, le mot de liberté, en tant que se référant à l’individu (dans toute la mesure du possible), et non les instruments politiques pour pouvoir la réaliser, et l’éventuelle projection sur le futur des ces réalisations.
[14] L’idée socialiste (et communiste) de la liberté comme pouvoir a été analysée par Bobbio dans « Libertà e potere », dans Politica e cultura, déjà cité, p. 269 et suiv. Hayek aussi a examiné la conception de la liberté comme pouvoir (v. The Constitution of Liberty, déjà cité, p. 16 et suiv.). Une des premières et des plus incisives formulations de l’identification de la liberté dans le pouvoir est celle bien connue de Voltaire : « Etre véritablement libre, c’est pouvoir. Quand je peux faire ce que je veux, voilà ma liberté » (Le philosophe ignorant, XII, cité par B. de Jouvenel, De la souveraineté, Paris, 1955, p. 315 ; cité également par Hayek, dern. œuvre citée, p. 423). Bien que concernant la liberté socialiste (et communiste), dans la mesure où elle se réfère à des entités collectives, les considérations exposées dans la note précédente sont valables.
[15] Voir sur ce point le dernier paragraphe du présent travail. On ne peut nier toutefois que tant que les hommes resteront divisés en Etats soumis entre eux à la loi de la force, c’est-à-dire tant qu’on n’aura pas instauré l’ordre de la paix et du droit entre les Etats par une Fédération mondiale (comme l’a dit Kant), l’indépendance se présente souvent comme une condition obligatoire des libertés individuelles elles-mêmes.
[16] Alexandre Hamilton souligne d’une manière très incisive l’inefficacité et même le danger des déclarations des droits qui, affirme-t-il, « seraient bien mieux à leur place dans un traité de morale que dans une Constitution de gouvernement ». Il repousse la thèse de ceux qui volaient ajouter une déclaration des droits au projet de Constitution des Etats-Unis d’Amérique : « …j’affirme que des bills des droits, dans les sens et avec l’étendue qu’on veut leur donner, sont non seulement inutiles dans la Constitution proposée, mais même seraient dangereux. Ils renfermeraient des exceptions à des pouvoirs qui ne sont point accordés par elle ; et, par cela seul, fourniraient des prétextes plausibles pour réclamer plus qu’elle n’accorde ». (Hamilton, Jay et Madison, Le Fédéraliste, trad. franç. Paris, 1957, N° LXXXIV, pp. 715-716).
[17] Sur la nécessité que derrière les diverses fonctions et les divers organismes du pouvoir de l’Etat il y ait divers intérêts et di verses forces sociales, Gaetano Mosca a fréquemment et vigoureusement insisté. Cf., par exemple, Elementi di scienza politica, vol. I, Bari, Laterza, V éd., 1953, p. 181.
[18] Le huitième essai du Fédéraliste de Hamilton est l’ouvrage classique sur ce sujet. Il y est mis magistralement en lumière l’influence exercée par les rapports internationaux sur les organes intérieurs des Etats. Hamilton découvrit dans le type divers de rapports internationaux une cause formidable de la concentration du pouvoir absolu sur le continent d’une part et des libertés anglaises d’autre part, et il en tira des conséquences prophétiques sur l’avenir du peuple américain. « Il y a aussi une grande différence entre les établissements militaires dans un pays rarement exposé par sa situation aux invasions intérieures, et dans un pays qui y est toujours sujet et qui les redoute toujours. Les gouvernants du premier n’ont point de prétexte plausible, même s’ils en ont le désir, pour tenir sur pied les armées nombreuses qui sont nécessaires au dernier. Ces armées étant, dans le premier cas, rarement mises en mouvement pour la défense intérieure, le peuple ne court aucun danger d’être soumis à une subordination militaire. Dans un pays tel que celui que nous avons indiqué le dernier, il arrivera tout le contraire. La menace perpétuelle du danger forcera le Gouvernement à être toujours prêt à la repousser ; il lui faudra des armées assez nombreuses, pour une défense immédiate. La nécessité continuelle de ses services rehausse l’importance du soldat et dégrade en proportion la condition du citoyen. Le gouvernement de la Grande-Bretagne est dans le première de ces situations. Sa position insulaire, sa marine puissante, en la mettant dans une large mesure à l’abri d’une invasion étrangère, la dispense de la nécessité d’entretenir dans le royaume une armée nombreuse. Tout ce qu’il lui faut, c’est une force suffisante pour se défendre contre une descente soudaine jusqu’à ce que la milice ait eu le temps de se rallier et de s’incorporer. Aucun motif de politique nationale n’a exigé, et l’opinion publique n’aurait toléré dans son établissement domestique une plus grande quantité de troupes. Il n’y a eu depuis longtemps que peu de place à l’influence des autres causes que nous avons énumérées comme les conséquences d’une guerre intérieure. C’est à une situation si heureuse qu’elle doit en grande partie la conservation de la liberté dont elle jouit aujourd’hui, en dépit de la vénalité et de la corruption qui y règnent. Si, au contraire, l’Angleterre eût été située sur le continent et forcée, en raison de sa position, à proportionner ses établissements militaires à ceux des autres grandes puissances de l’Europe, elle serait probablement aujourd’hui, comme elles, la victime du pouvoir absolu d’un seul homme. Si nous sommes assez sages pour maintenir l’Union : nous pourrons jouir pendant des siècles d’un avantage semblable à celui d’une situation insulaire. L’Europe est à une grande distance de nous. Les colonies qu’elle a près de nous ne seront pas, de longtemps, en état de nous donner de sérieuses inquiétudes. De grands établissements militaires ne seront pas, dès lors, nécessaires à notre sûreté. Mais si nous nous démembrions, si ces parties intégrantes restaient isolées, ou, ce qui est plus vraisemblable, formaient entre elles deux ou trois Confédérations, nous éprouverions bientôt le sort des puissances continentales de l’Europe : nos libertés seraient anéanties par les moyens employés pour nous défendre contre l’ambition et l’envie des autres » (Hamilton, Jay et Madison, Le Fédéraliste, trad. française, déjà citée, N° VIII, pp. 54-57).
[19] B. Constant, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1957, pp. 93-94.
[20] Le nationalisme l’emporte ainsi toujours davantage sur la liberté ; et le libéralisme lui-même se colore toujours plus de nationalisme et d’impérialisme. Un ouvrage tout à fait symptomatique du passage des libéraux continentaux du cosmopolitisme au nationalisme est La France nouvelle de Prévost-Paradol, publié en 1870. Traitant de Prévost-Paradol, Touchard écrit : « Il est profondément patriote et toute son œuvre exprime l’angoisse devant la montée des périls extérieurs qui risquent de submerger le Second Empire. Sa pensée se situe donc fort loin du cosmopolitisme de Montesquieu ou de l’optimisme paisible qui caractérisait dans son ensemble le libéralisme de la monarchie de Juillet. Il est préoccupé par l’unité italienne, la croissance de la Prusse, la montée des Etats-Unis. Il veut une armée puissante, un empire colonial, il préconise en Algérie une politique plus soucieuse d’asseoir la force de la France que de respecter les droits des indigènes : une armée en Afrique lui semble "plus nécessaire qu’une charte" » (Jean Touchard, Histoire des idées politiques, tome II, Paris, 1959, p. 671).
[21] Après la seconde guerre mondiale la centralisation des Etats nationaux européens et la détérioration des institutions préservant la liberté (qui en est la conséquence), ne peuvent plus être imputés à la politique réciproque de puissance de ces Etats. En réalité, la fin du second conflit mondial marqua le terme du système politique européen en tant que centre du monde, autrement dit le terme de la force des Etats européens, et provoqua même la division de l’Europe en deux zones correspondant aux deux sphères d’influence des deux puissances de dimensions continentales devenues les protagonistes de l’équilibre mondial de pouvoir, les Etats-Unis d’Amérique et l’Union Soviétique. Etant donné cette situation, on n’arrive guère à penser qu’une guerre soit possible entre les Etats de l’Europe occidentale. Le fait nouveau, qui conduit à la centralisation des Etats et à la détérioration des institutions préservant la liberté, réside dans la contradiction entre les problèmes fondamentaux des Européens (problèmes économiques, sociaux, politiques) qui sont désormais au niveau européen, et l’organisation politique des Etats nationaux. L’économie, la technologie, la défense même et une politique effective à l’égard du reste du monde ne sont possibles que dans le cadre d’un Etat européen, alors que les organisations politiques actuelles en sont restées à l’étroit cadre national. Cette contradiction contraint les Etats nationaux à devenir de plus en plus autoritaires et illibéraux afin de maintenir leur pouvoir. Ainsi c’est encore la division de l’Europe en nations, l’anarchie européenne, qui freine et qui détériore progressivement les institutions libérales, mais la raison de cet état de choses tient moins aux tensions et aux conflits entre les Etats européens qu’à un phénomène beaucoup plus radical, le fait que les Etats nationaux ne sont plus adéquats aux problèmes réels et à la vie réelle des Européens.