LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VI année, 1964, Numéro 3-4, Page 151

 

  

Qu’est-ce que le droit communautaire ?
 
ANDREA CHITI-BATELLI
 
 
 
1. — Il y a quelques années, Herbert Lüthy se demandait si la philosophie qui est à la base du Marché commun — et d’après laquelle l’union économique devrait nécessairement entraîner l’union politique de l’Europe — n’était pas la forme la plus vulgaire et grossière du marxisme ; et il aurait pu ajouter que cette philosophie n’avait même pas le mérite d’être le fruit d’un choix conscient, car elle n’est en réalité que la conséquence d’un mauvais compromis entre les exigences impérieuses d’une européanisation croissante de l’économie et le désir des classes dirigeantes de nos pays de garder dans leurs mains la plus grande partie de leur pouvoir. Le Conseil des Ministres de la C.E.E. — ou de la C.E.C.A., ou de la C.E.E.A. — organe formellement communautaire, mais en réalité intergouvernemental, et tacitement destiné, malgré tous les textes et indépendamment de tous les de Gaulle, à respecter toujours le principe non communautaire de l’unanimité, en est la preuve manifeste.[1]
Cette interprétation du “supranational” que nous avons nous-mêmes développée autrefois et qui a été consacrée depuis dans un remarquable essai de Rosenstiel, nous fournit la meilleure explication — essentiellement politique — de la crise que le Marché commun traverse dans la deuxième moitié de 1965, ses mécanismes institutionnels s’avérant incapables de le faire passer de la phase pour ainsi dire destructive de l’Union douanière (élimination de barrières et d’entraves de tout genre) à la phase constructive de l’Union économique, de la création d’une politique économique communautaire.
Une telle interprétation a été ainsi heureusement résumée par G. Goriely :[2]
« “Mouvement irréversible”, “point de non-retour”, étaient des expressions devenues courantes. L’échec de la négociation sur le financement du marché agricole commun, puis la conférence de presse du général de Gaulle, ont brutalement révélé qu’il n’en était rien et que tout ce qui avait été édifié grâce à l’enthousiasme des uns, à l’imagination patiente des autres, reste marqué d’une extrême précarité.
Ceci oblige à un examen lucide de la véritable nature de cette communauté européenne. A-t-elle véritablement autant, que d’aucuns l’ont cru, entamé les souverainetés nationales ? A-t-elle dépassé le stade d’une union douanière dont chacun se plaît à reconnaître les mérites, mais qui ne suffit pas à définir une véritable communauté économique ? Peut-on d’ailleurs isoler l’économie, comme on l’a fait ? Le sentiment d’appartenance commune en ce domaine ne suppose-t-il préalablement le sentiment d’un destin global commun ? Les rédacteurs du traité de Rome ont-ils eu raison de mettre “entre parenthèses” le problème du pouvoir politique européen ?
Certes, certains seront tentés de rejeter la responsabilité entière de la crise sur l’action d’un gouvernement, voire d’un homme, mais d’autres pourront se demander si les raisons ne sont pas plus profondes et si une Europe véritablement supranationale correspond à l’aspiration sincère et profonde des autres gouvernements, si l’idée d’Europe n’est pas par instant invoquée ailleurs avec des intentions équivoques, si elle ne sert pas d’alibi à certaines dérobades ».
La crise dont nous parlons est donc une crise de nature strictement politique : les Communautés à Six sont dotées d’une structure institutionnelle trop frêle pour les tâches qui sont les leurs, car la souveraineté nationale n’y est entamée que d’une façon apparente, et ce pour les “raisons profondes” indiquées par Goriely. Il est toutefois intéressant d’étudier ce problème sous un angle plus technique et spécialisé — celui du droit communautaire et des difficultés que rencontre son application — ce qui fournit des confirmations significatives de l’interprétation de la crise que nous avons esquissée plus haut. Le prétexte pour un tel examen nous est fourni par un débat qui a eu lieu au Parlement européen au cours du mois de juin 1965, et surtout par le rapport à la base de ce débat, présenté par M. Dehousse, sénateur socialiste belge et ensuite ministre.
2. — Une exception qui confirme la règle : la Constitution hollandaise. — Le problème, d’après M. Dehousse, se pose essentiellement en ces termes : quels sont les rapports du Traité même et de ses dispositions, avec la législation nationale ? Un traité ordinaire, dit-on, est ratifié par la loi ordinaire. C’est pourquoi il prévaut sur toutes les lois nationales antérieures à lui, mais il est subordonné à toutes les lois postérieures à sa ratification. Dans ce cas, à savoir lorsqu’une loi nationale postérieure viole le traité, c’est cette dernière qui prévaut. L’Etat en question commet certes un acte international illégal et peut s’exposer aux éventuelles représailles que, selon le cas, ses partners ainsi lésés jugeront opportunes. Mais cette loi qui viole le traité n’est pas moins valide dans le cadre de l’organisation juridique nationale. Les juristes appellent cette conception “théorie dualiste” et la font remonter à Triepel (et le rapport et l’intervention orale de Dehousse y ont largement trait) ; mais, plus qu’une théorie, elle est en réalité une simple constatation objective de la réalité telle qu’elle est, à son tour conséquence inévitable du principe de la souveraineté nationale absolue. Et de même, notons-le au passage, la théorie moniste opposée de Kelsen, citée également par Dehousse, est une pure affirmation de devoir être, une exigence profonde de rationalité qui ne trouve pratiquement aucune correspondance dans la réalité politique internationale d’aujourd’hui.[3]
La Constitution hollandaise s’oppose très nettement, en droit positif, à la thèse dualiste. Il n’est pas douteux — ici aussi nous ne faisons que paraphraser le rapport Dehousse — qu’après les modifications subies en 1953, et surtout en 1956, elle soit devenue typiquement “kelsenienne”, c’est-à-dire typiquement “moniste”, et qu’en elle (Dehousse a raison) le principe de la prééminence des traités européens sur les lois soit pleinement garanti.
Voici en effet, sous leur forme actuelle, les art. 60, alinéa 3, 66 et 67, alinéa 2, de la Constitution des Pays-Bas.
« Il n’est pas procédé à un contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des traités internationaux ».
« Les dispositions légales en vigueur dans le Royaume ne sont pas applicables lorsque cette application n’est pas compatible avec les stipulations, liant les individus, de traités conclus soit avant, soit après que lesdites dispositions ont été édictées ».
« Les dispositions des articles 65 et 66 s’appliquent également aux dispositions édictées par des organisations internationales auxquelles ont été attribués, par un traité international, des pouvoirs législatifs, administratifs ou judiciaires ».
Mais quid juris dans les Constitutions des autres Etats membres des Communautés européennes ? Hallstein, citant ces articles dans son intervention au Parlement européen, a parlé de “loyauté sans exemple” vis-à-vis des traités internationaux. Mais ne peut-on pas précisément argumenter a contrario que, d’autres exemples du genre n’existant pas, autrement dit ces dispositions explicites que le législateur constitutionnel hollandais a jugées nécessaires n’existant pas dans les Constitutions des cinq autres Etats, elles sont inapplicables ?[4]
3. — Le cas E.N.E.L. : l’avis de la Cour de Justice communautaire… — Tel est en substance l’avis exprimé par la Cour Constitutionnelle italienne dans une sentence largement commentée dans le rapport Dehousse et dans la discussion qui a suivi.
Les termes du problème sont connus. L’Italie a nationalisé par une loi du 6 décembre 1962, n. 1463, l’énergie électrique, instituant l’E.N.E.L. Un actionnaire de l’Edisonvolta, l’avocat Costa, en refusant de payer sa quittance, a demandé au juge conciliateur de Milan, en application de l’article 277 du Traité C.E.E. (selon lequel la Cour de Justice des Communautés Européennes, siégeant à Luxembourg, « est compétente pour se prononcer, préjudiciellement, sur l’interprétation du présent Traité »), de s’adresser à la Cour de Justice pour savoir si la nationalisation de l’énergie électrique réalisée en Italie après l’entrée en vigueur du Traité C.E.E. (qui remonte en 1958) ne serait pas en contradiction avec divers articles du Traité et en particulier avec l’article 37, qui interdit la création de nouveaux monopoles d’Etat à côté de ceux existant déjà.
La Cour de Justice communautaire — en vérité très sagement — avait trouvé une solution (politiquement très opportune, bien que peut-être faible juridiquement) qui aurait permis, dans ce cas particulier, de ménager la chèvre et le chou, en résolvant tout sans soulever aucun problème. Elle a en effet établi, pour interpréter l’art. 37, que :
« pour tomber sous les prohibitions de ce texte, les monopoles nationaux et organismes dont il s’agit doivent, d’une part, avoir pour objet des transactions sur un produit commercial susceptible d’être l’objet de concurrence et d’échanges entre les Etats membres, d’autre part, jouer un rôle effectif dans ces échanges ; qu’il appartient au juge du fond d’apprécier en chaque espèce si l’activité économique concernée porte, sur un produit pouvant, par sa nature et les impératifs techniques ou internationaux auxquels il est assujetti, être l’objet d’un rôle effectif dans les importations ou exportations entre ressortissants des Etats membres ».
Le juge italien aurait pu constater que dans ce cas ce rôle n’existait pas, et ainsi tout aurait été résolu au mieux. « Atténuer, retrancher, retrancher, atténuer », faisait dire Manzoni à un de ses personnages.
Dans cet esprit la commission Hallstein s’était également prononcée dans un sens de conciliation et de désistement. Bien que le gouvernement italien se fût bien gardé de la consulter — comme c’était au contraire son devoir, aux termes de l’article 102 du Traité
 (« Lorsqu’il y a lieu de craindre que l’établissement ou la modification d’une disposition législative, réglementaire ou administrative ne provoque une distorsion au sens de l’article précédent, l’Etat membre qui veut y procéder consulte la Commission. Après avoir consulté les Etats membres, la Commission recommande aux Etats intéressés les mesures appropriées pour éviter la distorsion en cause »)
elle avait nié, dans la réponse à une question d’un parlementaire allemand membre du Parlement européen, l’existence d’une distorsion
(« il n’y aurait distorsion au sens de l’article 102, dès lors qu’il s’agit d’instaurer un service public destiné à atteindre les buts d’utilité générale indiqués à l’article 43 de la Constitution italienne, et ne portant pas atteinte aux conditions de la concurrence »),[5]
en se référant également à l’article 222 du Traité
(« Le présent Traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les Etats membres »).
Il eût en effet été extraordinaire — ici la question d’opportunité politique passait et passe outre à toute disquisition de caractère juridique, si élégante soit-elle — que, contre la philosophie politique de l’époque, qui admet et sollicite même une intervention toujours croissante de l’Etat dans les choses économiques, les Traités de Rome servent au contraire à assurer l’immobilisme et à empêcher toute intervention ultérieure dans l’économie au niveau national, sans être en même temps en mesure de garantir la possibilité d’une telle intervention à un niveau communautaire. (Et que cela soit dit en faisant totalement abstraction du fond : ces considérations de principe devraient être adoptées également par ceux qui ont été ensuite, concrètement, opposés à l’institution de l’E.N.E.L.).
4. — …et la sentence de la Cour Constitutionnelle italienne. — Mais la Cour Constitutionnelle italienne n’a pas perdu son temps : et sans attendre la sentence da la Cour de Justice de Luxembourg, qui est de juin 1964, ni la sentence des autres instances communautaires, elle a immédiatement tranché dès mars de la même année. Voici comment le Bulletin constitutionnel du Sénat italien résume cette sentence, pour ce qui nous intéresse :
« En ce qui concerne la violation de l’article 11, en ce sens que la loi serait en contradiction avec de nombreuses normes du Traité de la Communauté Economique Européenne, la Cour précise avant tout la signification de cet article ; ce dernier en effet équivaut à autoriser sous certaines conditions la conclusion de traités impliquant des limitations de souveraineté et entrant en vigueur par la loi ordinaire. Mais cela ne permet aucune entorse aux lois en vigueur relatives à la validité, en droit interne, des obligations prises par l’Etat envers d’autres Etats, car la loi ordinaire, qui rend exécutif le Traité, n’a pas une validité supérieure à toutes les autres sources du droit de même degré. Il n’est pas douteux, conclut la Cour, que l’Etat doive faire honneur aux engagements contractés avec l’étranger, et il n’est pas douteux que le Traité explique la validité que lui a conférée la loi d’exécution. Mais puisque, selon les principes généraux, le domaine des lois postérieures à cette dernière doit demeurer stable, il s’ensuit que toute hypothèse de conflit entre celle-ci et les autres ne peut donner lieu à des problèmes de constitutionnalité ».
Ainsi le droit communautaire s’affirme-t-il non comme supérieur, mais comme inférieur au droit interne, conformément donc, dans la condition du droit normal international, à la conception dualiste évoquée ci-dessus. Cela-est évidemment valable non seulement pour les normes des Traités européens, mais aussi, et pour la même raison, pour les normes juridiques émanant des organes communautaires, en particulier pour les règlements et pour les décisions.
Pour comprendre combien une telle position est opposée à celle d’un droit fédéral authentique, il est significatif de rappeler que parallèlement à cette sentence la Cour Constitutionnelle italienne a tranché un cas en quelque sorte contraire, puisqu’il s’agissait de savoir si la loi d’institution de l’E.N.E.L. n’interférait pas avec les compétences des Régions à statut spécial.
Voici comment la même source résume cette autre sentence :
« La Cour examine 52 décrets du Président de la République par lesquels ont été transférées à l’Office National de l’Energie Electrique autant d’entreprises électriques, outre la loi du 6 décembre 1962 n. 1463 qui a institué l’Office et les décrets législatifs 4 février 1963 n. 36, et 15 décembre 1962 n. 1670 qui ont dicté les normes d’application de la loi elle-même. Ces normes avaient été l’objet d’un recours des régions de la Vallée d’Aoste et du Trentin-Haut Adige pour violation de diverses dispositions des Statuts régionaux.
La Cour examine donc le premier et fondamental motif de contestation, commun aux deux Régions, consistant dans l’affirmation que l’on se trouverait en face d’une opposition entre les lois constitutionnelles, c’est-à-dire les Statuts régionaux, et la loi ordinaire qui a créé l’Office et les normes successives : opposition où ne pourraient que succomber les normes ordinaires.
La Cour observe que l’opposition n’existe pas : les deux Statuts régionaux en effet lient l’activité législative des Régions au respect, entre autres, des intérêts nationaux et des normes fondamentales des réformes économiques et sociales de la République.
Ces limites à la puissance législative valent également pour toute la sphère des droits et des pouvoirs des Régions, tant dans le camp administratif que dans le camp patrimonial, étant inconcevable qu’un droit ou un pouvoir quelconque des Régions puisse être considéré à l’abri des limites fixées à la puissance législative, qui est la plus importante et la plus typique manifestation de l’autonomie régionale.
Or il est évident que le fait de régler sur tout le territoire la production et la distribution de l’énergie électrique fait partie des intérêts nationaux relevant du pouvoir supérieur de l’Etat ; et il est tout aussi évident que la réforme réalisée par la loi de nationalisation de l’énergie électrique doit être considérée, vu les finalités qui lui sont assignées de potentialiser et de coordonner l’un des plus essentiels secteurs économiques du pays, comme une réforme économico-sociale de la République, que les Régions doivent respecter selon leurs propres Statuts.
Un autre motif de contestation de caractère général commun aux deux régions, concerne la prétendue violation, par la loi, de la puissance législative et administrative conférée par les Statuts aux Régions mêmes en matière d’utilisation des eaux publiques. Mais, relève la Cour, selon les deux Statuts, ces pouvoirs doivent être exercés dans, l’observance respective des principes établis par les lois de l’Etat, en ce qui concerne la région Trentin-Haut Adige, et au moyen de l’intégration et de l’application des lois de la République, en ce qui concerne la Vallée d’Aoste.
La référence aux lois de la République, affirme la Cour, ne doit pas être interprétée seulement par rapport aux lois en vigueur au moment de la naissance des Statuts, mais également par rapport aux lois successives ; si bien que lorsqu’une nouvelle loi d’Etat entre en vigueur dans les limites que la règle constitutionnelle institue en faveur de l’Etat, ce n’est pas la loi d’Etat qui doit céder en face de lois régionales, mais ce sont elles qui doivent s’y adapter » (c’est nous qui soulignons).
5. — Un jugement de Hallstein. — Comme on le voit, ici la Cour Constitutionnelle a donné une solution exactement opposée : et là où la lettre est claire, la glose est inutile. Ou plutôt, nous ne ferons que la seule glose qu’a faite Hallstein dans le débat au Parlement européen et qui nous a semblé la plus appropriée (ici aussi c’est nous qui soulignons) :
« Le point essentiel, a-t-il dit, est la réponse à la question : “Mais quels sont les tribunaux compétents pour trancher le conflit entre une règle du droit communautaire et une norme juridique nationale ?” Sur le plan négatif on peut tout d’abord constater que la Cour de Justice des Communautés européennes n’en a pas le pouvoir. Elle peut certes interpréter en termes obligatoires les dispositions du droit communautaire et statuer sur la validité d’un acte législatif de la Communauté par rapport au droit communautaire de rang supérieur — donc en particulier par rapport au Traité — ; elle peut aussi constater qu’en promulguant une règle déterminée un Etat-membre a enfreint l’ordre juridique communautaire ; mais dans le cas concret d’un conflit elle ne peut déclarer inapplicable une norme nationale.
Ainsi le cas concret de conflit ne se pose pas devant la Cour de Justice européenne, mais devant les tribunaux nationaux. Sont-ils compétents pour le trancher, c’est-à-dire pour laisser inappliquée dans le cas extrême une règle nationale, parce qu’elle est contraire au droit communautaire ? Cette question constitue le point décisif de notre débat d’aujourd’hui. Si la réponse est négative, la priorité du droit communautaire est une formule vide, ayant tout au plus une valeur psychologique pour rappeler aux organes législatifs nationaux les obligations que leur impose le Traité. Si la question reste sans réponse, la priorité n’est qu’une simple affirmation, une prétention inconsistante. Ce n’est que si on peut répondre par l’affirmative que le droit communautaire sera assuré dans sa sphère de la validité uniforme, inviolable, que l’on veuille ou non qualifier cette validité de "priorité" sur le droit national contradictoire ».
Mais, sur ce plan technique et juridique, la réponse affirmative que Hailstein voudrait ne saurait être donnée que si précisément le droit “prioritaire”, appellons-le-ainsi, a à sa disposition — comme nous l’avons vu, c’est le cas en Italie pour le droit national italien par rapport au droit régional — une Cour de Justice capable non seulement de dire si une loi communautaire prévaut sur une loi nationale (cela, n’importe quelle Cour de Justice internationale peut le faire), mais aussi de déclarer inapplicable la règle nationale et d’en imposer explicitement la non-application : et Hallstein a déjà résolu pour nous ce problème, en disant que précisément la Cour communautaire n’a pas du tout ce pouvoir. C’est pourquoi la Cour Constitutionnelle italienne a appliqué le principe des deux poids deux mesures, en ce qui concerne la Région de la Vallée d’Aoste et du Haut Adige d’une part et la C.E.E. d’autre part. Selon nous elle le fit très sagement, les choses étant ce qu’elles sont.
6. — L’avis du Finanzgericht de la Rhénanie-Palatinat. — Mais un tribunal administratif allemand a été bien plus raffiné pour “snober” le droit communautaire (nous suivons ici également de très près le rapport Dehousse) : il s’agit du Finanzgericht de la Rhénanie-Palatinat (Tribunal compétent en matière de contributions) qui, dans une cause concernant des prélèvements, a renvoyé les actes à la Cour Constitutionnelle fédérale en observant entre autre :
« La République fédérale peut certes transférer à des institutions internationales, par une loi, des droits souverains et donc le droit d’arrêter par voie de règlement des normes juridiques ayant force obligatoire générale pour le territoire fédéral ; mais, en cela, elle doit considérer que la Loi fondamentale interdit de toucher au principe de la séparation des pouvoirs ; que le transfert de droits de souveraineté ne doit pas aboutir à ce que, par cette voie, la séparation des pouvoirs soigneusement équilibrée et protégée par la Loi fondamentale en vue de maintenir un ordre social libre soit abrogée de l’extérieur.
La Loi fondamentale réprouve le fait d’autoriser les organes exécutifs à arrêter des règlements ayant pour effet de modifier les lois ; tandis que l’autorisation donnée par la loi de ratification du traité de la C.E.E. englobe les règlements modifiant la législation ».
En somme, le Finanzgericht est disposé à admettre, à la différence de la Cour Constitutionnelle italienne, qu’un règlement communautaire puisse tranquillement prévaloir sur une loi nationale postérieure, et il semble donc attribuer, pour ainsi dire, plus d’efficacité aux Traités de Rome que la Cour italienne : mais ce n’est que pour pouvoir mieux encore les invalider in radice :
« Même si l’on est d’avis que le Conseil de la C.E.E. crée non pas un droit réglementaire, mais un droit légal, on devrait en arriver à la conclusion que la loi portant ratification des Traités communautaires viole la Loi fondamentale et est donc inconstitutionnelle.
Le principe de la séparation des pouvoirs, essentiel pour assurer l’ordre juridique libre établi par la Loi fondamentale, souffre des exceptions dans la Loi fondamentale elle-même. Dans le domaine de la législation qui nous intéresse plus particulièrement ici, la Loi fondamentale permet que des organes exécutifs arrêtent des règles juridiques ayant force obligatoire générale. Mais cela ne peut se faire qu’en vertu d’une habilitation donnée par le législatif qui en a déterminé le contenu, l’objet et l’étendue, et sous forme de règlements. La Loi fondamentale a reprouvé en termes exprès le fait pour le législatif de négliger sa responsabilité en matière de législation par la pratique trop large de l’autorisation, en permettant par exemple que les organes de l’exécutif modifient ou complètent les lois par voie de règlements (Rechtsverordnungen) ou arrêtent des règlements juridiques au lieu de lois.
Les auteurs (de la Loi fondamentale) ont ainsi manifesté leur intention de maintenir dans les limites les plus étroites possibles le pouvoir législatif qui est accordé à l’exécutif pour des considérations pratiques. Ils ont même interdit de toucher au principe de la séparation des pouvoirs. Il n’est donc pas douteux que le législateur fédéral viole la Loi fondamentale lorsqu’il permet à une autorité exécutive de promulguer des lois. Le droit du législateur fédéral de participer à des organisations internationales trouve dans la violation d’un principe constitutionnel prééminent une limite infranchissable…».
« Le traité de la C.E.E. ne connaît pas de séparation entre le législatif et l’exécutif. Dans la mesure où la loi portant ratification du traité de la C.E.E. autorise que le Conseil en tant qu’organe exécutif soit habilité à arrêter des lois ayant un effet immédiat dans le chef des citoyens de la République fédérale, la Loi fondamentale est violée. Ce que les auteurs (de la Loi fondamentale) refusent à l’exécutif de leur propre pays, le législateur lié par la Loi fondamentale ne peut l’accorder à un exécutif supranational. En République fédérale, l’exercice du pouvoir est lié à la Loi fondamentale. C’est pourquoi la Loi fondamentale ne peut pas être violée lors de la conclusion de traités internationaux. Enfin, on ne peut pas non plus considérer comme une règle du droit international public, qu’un Etat soit lié par des engagements stipulés dans un traité, lorsque ceux-ci sont en contradiction avec le principe de la séparation des pouvoirs qui est pour lui un principe élémentaire et se trouve, à ce titre, inscrit dans la Constitution, comme disposition particulière de sauvegarde.
Le fait que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif soient réunis entre les mains du Conseil de la C.E.E. n’a, certes, pas encore sérieusement ébranlé le régime d’Etat de droit de la République fédérale. Mais les conceptions avancées pour justifier cette réunion des pouvoirs, et selon lesquelles le transfert du pouvoir législatif à des Communautés supranationales n’est-pas lié par des limites de caractère constitutionnel, comportent un danger, à savoir que cette interprétation risque d’offrir un jour aux forces qui rejettent l’Etat de droit un bon prétexte pour transférer le pouvoir législatif aux organes exécutifs d’une Communauté supranationale dominée par des Etats autoritaires et de renverser de l’extérieur le régime de droit de la République fédérale par cette voie pseudo-légale…».
« La République fédérale pourra, malgré les insuffisances mentionnées de la loi de ratification, s’acquitter des autres obligations auxquelles elle a valablement souscrit par le Traité C.E.E. Pour ce faire, elle pourrait édicter elle-même, par ses organes législatifs constitutionnels, les règles de droit interne nécessaires ou amener les autres Etats membres à transformer, par une révision du Traité, l’ “Assemblée” de la C.E.E. en une véritable institution parlementaire et à lui transférer le droit d’édicter les lois indispensables a l’exécution du Traité ».
On aurait de cette façon un cas curieux de constitutionnalité superveniens —qui est précisément la solution que les fédéralistes ont toujours cherchée.
7. — Une sentence du Conseil d’Etat français. — Ajoutons pour terminer, toujours d’après l’exposé Dehousse, cette revue de la jurisprudence nationale des six pays, qu’en France également s’est posé le problème de l’affirmation ou de la négation de la supériorité du droit communautaire, bien que le problème du contrôle constitutionnel des lois ne se pose pas dans ce pays.
La question a été soulevée au Conseil d’Etat par quelques sociétés importatrices de pétrole, qui considéraient que les entraves apportées à leur activité par un décret et par une ordonnance de janvier 1959 étaient en contradiction avec certaines dispositions du Traité de la C.E.E., en ce qu’ils impliquaient des limitations aux importations en provenance des Etats membres. Elles demandaient en conséquence l’annulation de ces règles nationales pour excès de pouvoir, et elles demandaient aussi, pour employer les mots de Dehousse :
« de saisir la Cour de Justice des Communautés européennes pour qu’elle statue à titre préjudiciel sur l’interprétation des articles pré cités du Traité ».
Un jeune et brillant juriste italien, Ernesto La Penna, a ainsi résumé et commenté la décision du Conseil d’Etat français (qui est de juin 1964) dans un rapport sur “La Cour de Justice dans la réalisation de l’organisation communautaire”, récemment présenté à Rome à un colloque du C.I.D.E. :
« Dans une telle circonstance le Conseil d’Etat a considéré qu’à l’art. 177 du, Traité C.E.E. s’appliquait ce qu’affirme la théorie dite de l’acte clair et, en soutenant que les dispositions communautaires inhérentes aux monopoles d’Etat et situations assimilées étaient claires, dispositions que les parties en présence ne considéraient pas applicables au cas considéré, il a déclaré inapplicable l’art. 177, repoussant ainsi la requête de renvoi à la Cour de Justice communautaire proposée par les parties ; renvoi qui était de toute façon obligatoire, pour le Conseil d’Etat aux termes du dernier alinéa de l’article 177. Il est à ce sujet intéressant de noter que la Cour communautaire, statuant dans une cause de peu postérieure à la décision considérée, a retenu que les articles cités, directement appliqués par le Conseil d’Etat français comme clairs, étaient extrêmement complexes et exigeaient une interprétation minutieuse qui considérât également beaucoup d’autres dispositions du Traité ».
La Penna conclut en définissant la décision du Conseil d’Etat français « le dernier attentat aux dispositions de l’article 177 ». Et le commentaire de Dehousse n’est pas non plus favorable :
« Cet arrêt nous semble prêter à la critique. L’interprétation du Traité ne peut appartenir qu’à la Cour de Justice des Communautés européennes. Le Conseil d’Etat allègue que quand la norme est claire, il n’y a pas de raison de saisir la Cour à titre préjudiciel. Pareille affirmation nous paraît dangereuse, car ce qui est clair pour le Conseil d’Etat français pourrait l’être aussi, mais avec une interprétation différente, pour un autre tribunal national de la Communauté et le résultat ne pourrait être que le chaos juridique.
Il importe donc que pour l’interprétation des Traités européens, seule la Cour de Justice des Communautés soit responsable ».
8. — Vers le chaos juridique communautaire ? — Cela est d’autant plus vrai que, comme nous l’avons vu, la supériorité du droit communautaire est généralement respectée non seulement en Hollande, mais aussi en Belgique et au Luxembourg.
Il est donc utile d’insister sur ce point avec les considérations, analogues à celles de Dehousse, développées, avant lui, par la Cour communautaire, dans la sentence relative au cas E.N.E.L. :
« A la différence des traités internationaux ordinaires, le Traité de la C.E.E. a institué un ordre juridique propre, intégré au système juridique des Etats membres lors de l’entrée en vigueur du Traité et qui s’impose à leurs juridictions.
En effet, en instituant une Communauté de durée illimitée, dotée d’institutions propres, de la personnalité, de la capacité juridique, d’une capacité de représentation internationale et plus particulièrement de pouvoirs réels issus d’une limitation de compétence ou d’un transfert d’attributions des Etats à la Communauté, ceux-ci ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains et créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux mêmes.
Cette intégration au droit de chaque pays membre de dispositions qui proviennent de source communautaire, et plus généralement les termes et l’esprit du Traité, ont pour corollaire l’impossibilité pour les Etats de faire prévaloir, contre un ordre juridique accepté par eux sur une base de réciprocité, une mesure unilatérale ultérieure qui ne saurait ainsi lui être opposable.
La force exécutoire du droit communautaire ne saurait, en effet, varier d’un Etat à l’autre à la faveur des législations internes ultérieures, sans mettre en péril la réalisation des buts du Traité visée à l’article 5, ni provoquer une discrimination interdite par l’article 7 ».
Rappelons ces deux articles :
Art. 5 : « Les Etats membres prennent toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l’exécution des obligations découlant du présent Traité ou résultant des actes des institutions de la Communauté. Ils facilitent à celle-ci l’accomplissement de sa mission.
Ils s’abstiennent de toutes mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts du présent Traité ».
Art. 7, premier alinéa : « Dans le domaine d’application du présent Traité, et sans préjudice des dispositions particulières qu’il prévoit, est interdite toute discrimination exercée en raison de la nationalité ».
L’avocat général de la Cour, Maurice Lagrange, a été encore plus énergique et plus explicite dans ses conclusions du 25 juin 1964 :
« Il ne nous appartient évidemment pas de faire la critique de cet arrêt de la Cour Constitutionnelle italienne… Mais ce sur qui nous voulons insister, c’est sur les conséquences désastreuses — le mot n’est pas trop fort — qu’une telle jurisprudence, si elle était maintenue, risquerait d’avoir quant au fonctionnement du système institutionnel établi par le Traité et, par voie de conséquence, quant à l’avenir même du Marché commun.
En effet, nous croyons l’avoir démontré, ce système est basé sur la création d’un ordre juridique distinct de celui des Etats membres, mais qui lui est intimement, et même organiquement lié, de telle sorte que le respect mutuel et constant des compétences respectives des organes communautaires et des organes nationaux est une des conditions fondamentales d’un fonctionnement du système conforme au Traité et, par suite, de la réalisation des objets de la Communauté ».
La situation — avec des considérations semblables à la conclusion du Finanzgericht allemand — a été ainsi résumée par un autre magistrat, le professeur De Vrese, en conclusion d’un colloque sur “Droit communautaire et Droit national”, organisé à Bruges en avril 1965 par le Collège européen et largement résumé dans l’exposé Dehousse :
« — Lorsque, dans certains de nos pays, des objections constitutionnelles se font jour contre l’exercice de pouvoirs matériellement législatifs par un organe communautaire formellement exécutif ;
— lorsque nous voyons le pouvoir législatif national hésiter à confier la simple exécution du droit communautaire à une instance exécutive nationale ;
— lorsque nos juridictions nationales se sentent quelque peu déroutées si on les invite à donner à un règlement communautaire issu d’un exécutif communautaire la primauté sur la loi nationale, n’est-ce pas chaque fois l’absence, dans l’ordre communautaire, d’un véritable contrôle démocratique par une Assemblée législative qui est, partiellement du moins, à l’origine de ces hésitations ? ».
9. — La solution exacte : selon nous contraire à la priorité du droit communautaire. — Ecoutons encore les conclusions du Colloque de Bruges :
« Une majorité s’est manifestée parmi les participants qui voyait les rapports “droit communautaire–droit national” sous l’angle d’un transfert, et partant d’un partage d’attributions, plutôt que sous celui d’une hiérarchie de normes. Aucun accord n’est cependant intervenu sur la justification et sur l’habillage juridique qu’il convenait de donner à cette solution ».
C’est qu’une telle solution est impossible : en effet, même en essayant de recourir à cet escamotage, si le problème de la hiérarchie ne se pose pas immédiatement, celui de la constitutionnalité du droit communautaire se pose pourtant toujours, comme nous l’avons vu jusqu’à maintenant. Et à travers ce problème la question de la hiérarchie se présente plus impérieuse que jamais : quel élément doit prévaloir ?
Pour soutenir — contre ce qui advient dans la réalité — que le droit communautaire doit prévaloir, les juristes sont contraints de recourir aux plus étranges subtilités. Première subtilité : les Traités de Rome, disent-ils, ne sont pas des « traités comme les autres » (mais alors que sont-ils ?), et les lois relatives à leur ratification ne constituent pas, dit Dehousse, « des lois ordinaires susceptibles d’être abrogées par une autre loi » (c’est, comme nous l’avons vu, la thèse de la Cour européenne). Ces Traités, dit-on encore, créent une souveraineté au bénéfice des Communautés, partielle certes, mais dans ces domaines définitive et irrévocable. Le Parlement national qui voterait une loi contraire à un règlement communautaire antérieur commettrait ainsi un authentique abus de pouvoir, comme le dit Catalano (mais constaté et annulé par qui, si la Cour européenne n’est pas compétente à ce sujet et si les Cours nationales décident en sens contraire ?).
« Si un traité — a déclaré au colloque de Bruges Nicola Catalano, ancien juge à la Cour des Communautés — si un traité limitant la souveraineté de l’Etat a établi une limitation de compétence des organes législatifs normaux, le Parlement est devenu, de ce fait, incompétent pour adopter d’autres lois ordinaires en utilisant une compétence qui désormais ne lui appartient plus ».
Mais cela prouve-t-il l’illégitimité des normes votées par un Parlement national, comme la nationalisation de l’énergie électrique — ou, plutôt, l’illégitimité, l’inconstitutionnalité des Traités de Rome ?
Ce n’est pas un problème qui se résout in abstracto. C’est une épreuve de force qui se résout en voyant, matériellement, ce qui prévaut et pourquoi : “à l’épreuve”, comme le disaient le Tas se et l’Arioste de leurs guerriers. Et à l’épreuve des faits — dans ce cas irréfutable — il est très facile de trouver la solution juste : à savoir que les Traités de Rome et les lois relatives à leur ratification sont, précisément, des traités comme les autres et des lois ordinaires comme toutes les autres, susceptibles d’être annulés par des lois postérieures avec une conséquence, qui n’a rien d’exceptionnel et qui est conforme à la doctrine dualiste : un acte international illégal, mais en même temps parfaitement légitime pour le droit interne.
Les Européens ingénus, les “Jean-Foutre” qui croient résoudre le problème in abstracto répondent en Italie, comme l’a fait le sénateur Battaglia au Parlement européen, que la Cour constitutionnelle italienne s’est trompée, que l’article 11 de la Constitution doit être interprété comme permettant (dans le cas de limitation de souveraineté dans des conditions de parité au bénéfice d’institutions internationales) des modifications de la constitution actuelle par la loi ordinaire, mais ayant force constitutionnelle — autrement, disent-ils, quel sens aurait l’article 11 ?[6] Ainsi donc, à la limite, non seulement les normes des Traités, mais aussi les normes issues d’organismes institués par les Traités eux-mêmes, ont consistance constitutionnelle par rapport au droit italien, ce qui fait que non seulement elles y trouvent une application immédiate, mais qu’elles sont supérieures, comme la loi constitutionnelle est supérieure aux lois ordinaires antérieures et postérieures. Quant à savoir si la réalité est exactement le contraire, cela n’a pas grande importance : le principe est tel, disent ils, tant pis pour qui le méconnaît.
Dehousse aussi a en substance soutenu la même chose :
« Un abandon de souveraineté tel que celui permis à l’article 11 de la Constitution comporte forcément un changement dans la structure constitutionnelle de l’Etat. On aurait dû avoir recours à la procédure de l’article 138 si l’abandon de souveraineté n’avait pas été expressément admis. Mais puisque la Constitution l’a fait, il est clair qu’implicitement tout ordre juridique était appelé à être automatiquement modifié lorsque l’article 11 serait mis en application.
L’ordre juridique italien, y compris les articles 102 et 113 de la Constitution, doit désormais être considéré à la lumière de cette réalité ».
Rappelons les alinéas essentiels de ces deux articles de la Constitution :
Art. 102 : « La fonction juridictionnelle est exercée par des magistrats ordinaires institués par les lois sur l’organisation juridique et soumis à elles.
Il ne peut être institué des juges extraordinaires ou des juges spéciaux ».
Art. 113 : « Contre les actes de l’administration publique est toujours admise la tutelle juridictionnelle des droits et des intérêts légitimes devant les organes de juridiction ordinaire ou administrative ».
Toutefois Dehousse a fait allusion à une voie intermédiaire, surtout dans son intervention orale : le droit communautaire, comme droit sui generis dont il n’y a pas de précédent, serait intégré et inséré directement dans les dispositions juridiques nationales des Etats membres, et aurait ainsi une “résistance” supérieure aux lois ordinaires, même postérieures, mais on ne pousserait cependant pas l’affirmation de cette supériorité au point de le déclarer supérieur aux normes constitutionnelles elles-mêmes, dans les pays membres à constitution rigide.
C’est, là aussi, une conception des plus discutables, puisqu’elle essaie également d’escamoter le vrai problème : qui est hiérarchiquement supérieur, et comment est en fait garantie cette supériorité ? Si supériorité il y a, il doit y avoir possibilité d’annulation de la part d’une autorité juridictionnelle supérieure, et possibilité d’application immédiate des normes communautaires (l’insertion directe dont parle Dehousse, et avec lui la Cour communautaire). Or ni l’une ni l’autre n’existent. Sur le premier point nous avons montré précédemment, avec les mots employés par Hallstein, que la Cour des Communautés n’a absolument pas ce pouvoir (supra, § 5). Quant au second, contre la lettre même des Traités de Rome, le gouvernement italien, et les autres de même, éprouvent le besoin — même pour les dispositions communautaires, comme les règlements, qui, devraient être immédiatement applicables — « de leur donner un habillage juridique national » pour employer une expression de Dehousse. Notons au passage combien est singulier l’argument par lequel on justifie un tel habillage national (nous citons des extraits du compte-rendu sommaire de l’intervention du ministre des Affaires étrangères italien, M. Fanfani, au Sénat du 29 mai 1965) :
« La délégation, a-t-il dit, permet à l’Italie d’appliquer au moment voulu les règlements communautaires, en évitant ainsi les dommages et les difficultés qui ont résulté pour l’Italie même du retard avec lequelles règles communautaires ont été traduites dans le droit interne ».
L’habillage national est donc, selon Fanfani, indispensable pour recevoir les règlements communautaires : par conséquent il n’est pas seulement un habillage, mais il a une valeur substantielle.
10. — Conclusions. Venons-en à la conclusion. Dehousse dit à ce sujet l’essentiel dans son intervention orale, même si, comme d’habitude, il s’est arrêté à mi-chemin et n’a pas su tirer les conséquences de son argumentation. Ecoutons-le :
« On signale dans tous les manuels de droit international public qu’à la fin du XVIIIe siècle deux Allemands, Pütter et Ompteda, qui avaient entrepris une classification des traités, les répartissaient, en trois catégories (c’est toute une philosophie qui transparaît à travers cette classification) : des traités d’alliance pour faire la guerre, des traités de paix pour tirer les conséquences de la guerre et, dans ces intervalles précaires que constituait la paix, des traités de commerce pour faire des affaires.
Nous n’en sommes plus là. Depuis la fin da XIXe siècle l’objet des traités, je ne vous l’apprendrai pas, s’est considérablement élargi. Cet objet des traités s’identifie pratiquement à l’objet des lois. En fait comme en droit, on légifère aussi bien par le moyen des traités que par celui des lois sur les mêmes objets et, à partir de ce moment-là, il était inévitable que des problèmes de conflit dans l’ordre interne des Etats surgissent dans des cas semblables ».
Les auteurs des Traités de Rome ont compris, jusqu’à un certain point, que lorsque la production de lois doit être continue, elle ne peut emprunter la voie diplomatique ; mais ils se sont arrêtés à mi-chemin « avec les plumes à moitié, mais les pieds nus comme un oiseau » : ils n’ont ainsi pas créé un mécanisme politique et démocratique, c’est-à-dire parlementaire, de production des lois analogue et supérieur à la production nationale, de manière à ce qu’il devienne un organisme juridique dérivé et donc indéniablement subordonné au premier. Il y a la velléité, l’exigence de ce nouvel ordre ainsi conçu, sans lequel — la Cour de Justice communautaire et son avocat général ont ici parfaitement raison — les objectifs mêmes des Traités de Rome ne pourront être atteints et l’on tombera, au niveau communautaire, dans le chaos juridique ; mais il n’y a pas la réalité, car l’habillage international et conventionnel que cet ordre traîne après soi, et qui le rend tout-à-fait différent de ce que l’on voudrait qu’il fût, subsiste encore.
Il ne suffit pas de dire : « nous sommes devant un traité différent des autres », pour qu’il cesse d’être un traité et devienne une constitution fédérale. Il ne suffit pas de dire : « sans une application uniforme du droit communautaire, les buts mêmes pour lesquels on l’a créé seront caducs », pour que s’applique automatiquement le principe Staatsrecht bricht Landesrecht.
Un siècle de positivisme juridique a appris à distinguer nettement — contre trop de néo-improvisateurs d’aujourd’hui — le droit positif actuellement en vigueur de ce qui n’est pas au contraire qu’une instance, une exigence idéale — très noble, mais non encore réalisée — de jus condendum. Si l’on sépare nettement ces deux plans, est si l’on donne au second le nom de “droit naturel”, la conception juridico-naturaliste, ainsi entendue comme l’éternel devoir être qui stimule le devenir, dans un effort continuel de progressive adéquation à l’idée, conserve toute sa valeur. Mais il existe une erreur désormais tout-à-fait anachronique et aujourd’hui inadmissible chez des non-dilettantes : celle qui consiste à ne pas savoir saisir la différence entre ces deux plans (c’est le transitus ab intellectu ad rem que nous reprochions à Dante et à Kelsen) ; ou, qui pis est, à croire qu’il est plus facile d’atteindre cette adéquation du réel à l’idéal, de l’être au devoir être, en feignant d’ignorer qu’il n’est pas encore réalisé et en raisonnant comme s’il l’était déjà et opérant. L’exigence de la priorité du droit communautaire est une exigence idéale très valable. Mais le fait qu’elle soit valable ne signifie pas du tout qu’elle soit réalisée. L’expérience nous dit même qu’elle ne l’est pas du tout, et que le droit national prévaut toujours, en toutes les circonstances décisives, sur le droit communautaire, non seulement à la barbe des subtilités des juristes, mais souvent aussi à la barbe de la lettre des Traités européens. Le devoir du juriste — du juriste sérieux, et non du charlatan — s’arrête là. Ensuite commence le devoir du politique, celui précisément de l’adéquation, qui consiste, dans le cas particulier à attribuer au droit communautaire la force matérielle suffisante pour que sa supériorité, sa prédominance, postulée par la raison, trouve une confirmation, — et non, comme aujourd’hui, un démenti — dans les faits. Le moyen pour faire en sorte que cela se vérifie est archiconnu de tous, et n’a pas besoin d’être étudié dans ses lignes essentielles : c’est la transformation du droit communautaire en droit fédéral — c’est-à-dire des Communautés en authentique Etat européen.
 
 
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
 
J’ai développé la conception des Communautés que j’esquisse au début dans : I Trattati del Mercato Comune e dell’Euratom visti da un federalista, I et II (polycopiés, Roma, M.F.E., 1957 et 1958) ; « La fine di un feticcio : il sovrannazionale » (Il Federalista, septembre 1959) ; « L’Assemblée Parlementaire Européenne en 1961 » (XIIIe partie de Pour un renouvellement de l’action fédéraliste, polycopié, Strasbourg, 1962) ; « Le Comunità a Sei nel 1962 giudicate dal Parlamento Europeo » (extrait de Comuni d’Europa, juillet-août, novembre et décembre 1962) ; Verso la Federazione europea ? – I – Breve Storia d’Europa nel dopoguerra (Roma, Giovane Europa, 1964). Le titre du livre de F. Rosenstiel cité dans le texte est : Le principe de “supranationalité”, Paris, Pédone, 1962. Pour les aspects juridiques du problème, les auteurs plus près de mes thèses sont : G. Jaenicke, « Die E.G.K.S. (Montanunion) : Struktur und Funktion ihrer Organe » ; H. Mosler, « Der Vertrag über die E.G.K.S. : Entstehung und Qualifizierung » (les deux dans la Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, Band 14, 1951-1952) ; F.W: Jerusalem, Das Recht der Montanunion, Berlin und Frankfurt, F. Wahlen, 1954 ; G. Heraud, « Observations sur la nature juridique de la C.E.E. », Revue générale de droit international public, mars 1958. Enfin, le rapport de F. Dehousse au Parlement européen (La primauté du droit communautaire sur le droit des Etats membres) est contenu dans le doc. 43/1965 de cette Assemblée.
Quant à la décision de la Cour européenne de Justice citée dans le texte, elle est minutieusement commentée par P. Gori (« La preminenza del diritto della Comunità Europea sul diritto interno degli Stati membri », Giurisprudenza Italiana, 1964, Parte I, Sezione I, p. 1073 spp.), dans une note qui contient aussi — comme d’ailleurs l’article de M. La Valle sur le même argument, que nous citons tout de suite après — une très riche bibliographie.
M. Gori — qui nous renvoie aussi à une observation fondamentale de M. Hallstein — constate que « l’ordre communautaire ne trouve pas en soi même tous les éléments de son efficacité » car « les Communautés ne disposent pas d’un pouvoir de coaction (coercizione materiale) qui soit en mesure de garantir l’exécution de leurs actes par rapport à leurs sujets ». Malgré cela M. Gori est favorable à la thèse de la Cour européenne (contre la Cour constitutionnelle italienne), car autrement le droit communautaire ne pourrait pas fonctionner ; et il pense que ce droit devrait avoir une position moyenne : supérieure aux lois ordinaires, même postérieures, mais non à la Constitution.
Les arguments que M. Gori avance pour une priorité du droit communautaire sont à très juste raison appelés par leur auteur des « exigences logiques ». Si on les développe, comme le fait M. La Valle, jusqu’à leurs conséquences extrêmes, sans se soucier des faits, on arrive à la conclusion que « l’ordre constitutionnel italien a été profondément changé » par les Traités européens « dans ses instituts fondamentaux » (F. La Valle, « La continuità tra l’ordinamento comunitario europeo e l’ordinamento italiano », Rivista trimestrale di diritto e di procedura civile, juin 1965, pp. 637-679). Mais est-ce que les faits sont toujours d’accord avec la logique ? Voilà ce que les juristes, d’habitude, ne savent pas dire.
Soulignons encore une thèse originale de M. La Valle : les Traités européens — dit-il — sont inconstitutionnels, mais désormais acceptés de facto, de sorte qu’en leur faveur s’est formée une « habitude constitutionnelle » praeter, ou contra constitutionem. M. La Valle en déduit que finalement les Traités européens doivent être considérés supérieurs à la Constitution italienne, et les règlements aux lois ordinaires italiennes.
Dans la mesure — beaucoup plus modeste que M. La Valle ne le pense — dans laquelle le droit communautaire réussit réellement à prévaloir sur le droit interne, sa thèse est aussi la nôtre. Les Communautés — institutions à caractère sectorial et non global, intergouvernemental et non supranational, technocratique et non démocratique — si et où elles sont quelque chose de plus que de simples organisations internationales classiques, sont des institutions illégitimes et purement de facto : et ce bien qu’indiscutablement en vigueur au point de vue de leur efficacité objective et matérielle — justement de facto — et tolérées comme telles par ces mêmes autorités nationales dont la tâche précise, c’est encore M. La Valle qui parle, serait d’en proclamer l’inconstitutionnalité. Et cette thèse n’est, dans notre optique, ni étrange ni sans fondement, car elle ne doit être considérée que comme un cas, particulier — extrêmement frappant, certes, mais pas exceptionnel — de la dégénérescence progressive de l’Etat national.
Tout cela prouve, donc, ou plutôt confirme, que l’Etat national est en train de se désintégrer ; mais ne prouve nullement que, sur ses débris, serait en train de se former un droit fédéral, que seul le suffrage populaire européen pourrait, aujourd’hui, exprimer et légitimer.


[1] Que le Conseil des Ministres, même dans l’esprit de nos founding fathers, devra pratiquement toujours respecter le droit dé véto a été reconnu, et de la façon la plus explicite, par G. Martino lui-même (« De Gaulle e l’Europa », dans le quotidien La Nazione de Florence, 6 nov. 1965) : « L’hypothèse que l’on puisse faire usage de cette règle (votation à majorité dans le Conseil des Ministres des Communautés) doit être considérée comme pratiquement impossible (in concreto non realizzabile). Le principe du compromis devra garder toute sa valeur ; et en fin de compte les délibérations du Conseil seront toujours adoptées à l’unanimité ». Voilà quel est l’« esprit communautaire » qui s’oppose au « nationalisme gaulliste ». Il est vrai que M. Martino, d’accord avec le professeur Brugmans, pense que malgré cela le principe de la majorité, inscrit dans les Traités, pourrait garder quand même une certaine efficacité réelle, celle d’un deterrent juridique, d’une menace en dernier ressort contre un Etat décidé à ne pas respecter tel ou tel accord communautaire. Mais c’est un argument trop faible et trop, tautologique pour être pris au sérieux. La valeur du deterrent — nucléaire ou juridique — réside uniquement dans la « crédibilité » de son emploi : on ne peut pas à la fois renoncer officiellement à son usage et faire croire qu’on pourrait, le cas échéant, y avoir recours.
[2] G. Goriely, Crise européenne et responsabilités nationales, thème général du Colloque organisé à Namur (20-21 nov. 1965) par le « Centre européen d’études et d’information » d’Anvers.
[3] Il n’est pas sans intérêt que la première œuvre de Kelsen, sa thèse, ait été consacrée à la conception que Dante se faisait de la monarchie universelle (Dantes Staatslehre). Dante affirmait lui aussi une profonde exigence universaliste et qui est encore extrêmement valable : celle de l’Etat mondial, même si par la suite il identifiait ce devoir être avec un être existant absolument inadéquat, c’est-à-dire avec cette « triste ruine » qu’était alors le Saint-Empire Romain. Le droit international commençait lui aussi à n’être qu’une « triste ruine », rongé qu’il était par l’affirmation contradictoire de la souveraineté lorsque Grotius s’en fit le théoricien : figurons-nous aujourd’hui ! Qu’on affirme donc, d’un point de vue théorique, l’exigence d’un nouveau et plus satisfaisant ordre mondial (qui ne peut être que celui de la fédération) ; mais qu’on évite ce nouveau transitus ab intellectu ad rem, ce passage immédiat de l’idéal au réel qui, s’il peut encore s’expliquer au XIVe siècle, et chez un poète, n’est cependant absolument pas justifiable à notre époque qui dispose d’instruments scientifiques beaucoup plus raffinés. Dire qu’on veut un Etat universel est de nos jours plus juste que jamais. Affirmer que cet Etat existe déjà, et que c’est l’O.N.U. (comme l’a affirmé Kelsen, non plus dans son premier ouvrage, mais bien dans le dernier), ne constitue qu’une plaisanterie, et encore d’un goût assez douteux.
[4] Cela vaut, notons-le pour plus de précision, surtout pour l’Italie et l’Allemagne, pays à constitution rigide, et, en partie, pour la France ; beaucoup moins pour le Luxembourg et pour la Belgique, où, bien qu’il existe des règles constitutionnelles aussi rigides qu’en Hollande, prévaut une direction jurisprudentielle qui mène en substance aux mêmes conclusions que celles qui sont imposées par les articles en question de la Constitution hollandaise.
[5] C’est par ces mots que l’avis de la Commission est abrégé dans la sentence en question de la Cour de Justice communautaire.
[6] En réalité l’article 11 conserve un sens, même sans accepter cette interprétation « outrancière », comme l’a bien vu la Cour constitutionnelle : autrement dit que la Constitution consent l’adhésion à des traités internationaux lesquels limitent la souveraineté de l’Etat, sans qu’on en puisse évoquer l’inconstitutionnalité ; ce qui d’autre part ne signifie pas que la loi de ratification, et encore moins les règles approuvées par les organes internationaux institués de la sorte, doivent prévaloir sur les règles nationales postérieures.

 

 

 

 

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