LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VII année, 1965, Numéro 3-4, Page 149

 

 

L’intégration européenne*
 
MARIO ALBERTINI
 
 
L’ignorance de la nature de l’intégration européenne
Le processus de l’unité européenne a commencé à la fin de la seconde guerre mondiale, même si des projets d’unification se sont fait jour dans l’entre-deux-guerres et même si l’on peut retrouver des idéaux précurseurs dans le courant du siècle dernier. Il s’agit donc d’un processus qui a désormais un long passé, d’environ vingt ans. C’est pourquoi il est surprenant de constater que, dans le domaine de la politique, de la culture et du journalisme, on connaît peu son développement, sa signification historique, les étapes franchies, l’apport unitaire que chacune d’elles a fourni au degré d’unité précédemment atteint, ses actuelles possibilités d’action.
L’histoire des diverses initiatives européennes officielles se présente, dans la terminologie politique, comme une succession de « relances », non comme une évolution à l’intérieur de laquelle une étape en prépare une autre ; elle se présente en somme comme une accumulation de tentatives isolées, à la fin de chacune desquelles tout repartirait de zéro. En dehors du Mouvement Fédéraliste, on n’a pas une idée claire de ce qui a été fait jusqu’à maintenant et de ce qui peut être fait pour progresser. La conscience que les cadres nationaux prennent de ce processus est pratiquement nulle.
Un exemple nous est fourni par un récent congrès européiste en Allemagne. Hallstein et quelques personnalités de l’organisation fédéraliste allemande firent observer que, au terme du processus d’intégration, nous aurons un gouvernement fédéral européen et donc que des ministres européens remplaceront les actuels ministres nationaux dans les secteurs où les problèmes ont acquis une dimension continentale, ceux de la politique extérieure, de l’industrie, de l’agriculture, des transports, de la monnaie. Alors, Erhard remarqua avec surprise que cela signifierait aussi son abandon du pouvoir en Allemagne, et le transfert de ce pouvoir au président d’un gouvernement européen.
Erhard, et avec lui les autres hommes d’Etat européens, même de Gaulle, disent qu’un jour l’Europe constituera une fédération. Mais s’ils sont placés devant la réalité de cette transformation, devant le fait que, lorsqu’elle se produira, leur rôle de leaders politiques des Etats indépendants cessera, cela leur paraît bizarre, irréel. Et c’est là le signe évident de l’absence, chez les hommes politiques européens, d’une véritable conscience de la nature du mouvement d’unification de l’Europe. Le fait que son aboutissement leur paraisse aussi étrange semble montrer qu’ils conçoivent ce mouvement comme quelque chose qui serait en dehors de l’histoire, dans une dimension sans rapport avec celle de la réalité quotidienne.
D’où vient cette difficulté de compréhension ? Il s’agit en partie d’une automystification idéologique (les détenteurs des pouvoirs nationaux tendent à concevoir les Etats actuels, qui sont la base de leur pouvoir, comme des aspects permanents de la vie politique) ; mais il est un facteur de connaissance pure qui contribue à obscurcir ce processus à ceux-là mêmes qui le vivent. Le mouvement de l’unification européenne ne correspond pas aux formes traditionnelles selon lesquelles se déroule la vie politique. Dans son développement normal celle-ci ne présente pas de mouvements d’unification, de processus qui conduisent plusieurs Etats à se fondre en une formation plus vaste, mais seulement l’évolution des Etats et de leurs relations. Une conséquence en est l’absence de schémas satisfaisants pour la compréhension de processus de ce genre. C’est pourquoi la réalité politique de l’Europe actuelle qui, à côté de la politique des Etats, présente aussi le mouvement de leur unification, reste obscure et échappe à l’intelligence.
Par conséquent, il faut chercher à brosser un tableau théorique — au besoin provisoire — qui rende compte des données du processus d’intégration européenne.
Pour cela, il faut d’abord déplacer la perspective de l’histoire des Etats à leur formation (unification) et en particulier aux processus d’unification allemande et italienne du siècle dernier.
Naturellement, il s’agit de processus qui présentent entre eux de grandes différences. La principale, en ce qui regarde leur aboutissement, est constituée par le fait que l’unification allemande et l’unification italienne se déroulèrent dans une dimension où il était possible d’unir aux dialectes la langue littéraire, d’imposer l’usage d’une seule langue et par ce moyen d’introduire le mythe de l’homogénéité raciale ; tandis que l’unification européenne se déroule sur une aire où l’on parle des langues différentes et si enracinées dans l’histoire de la culture et de la civilisation des différents pays qu’il est impossible d’imposer l’unité linguistique et le développement d’un vrai mythe national. Au lieu d’un peuple national, on aura donc un peuple de nations, un peuple fédéral (Bundesvolk) et au lieu d’un Etat national, un Etat fédéral.
 
Le renversement du point de vue
Ces divers processus ont cependant en commun le fait d’avoir comme point de départ plusieurs Etats souverains divisés, et comme point d’aboutissement un seul Etat, qu’il soit unitaire ou fédéral. Il s’ensuit que, pour les comprendre dans leur vraie nature, il faut adopter un point de vue qui est exactement l’opposé de celui que nous avons normalement. Quand nous cherchons à nous rendre compte de la politique de la France, de l’Allemagne, etc., nous nous trouvons devant des données qui changent, mais que nous pouvons rattacher à un cadre permanent : l’Etat. Nous pouvons, en substance, prendre conscience de ces variations continuelles de l’histoire, justement parce que les institutions, elles, ne bougent pas, et que toutes les données qui changent leur sont rattachées. Dans le processus de l’unité européenne c’est le contraire qui se passe : ce qui reste constant c’est le mouvement lui-même, tandis que ce qui est stable habituellement change, à savoir les institutions.
En fait, il est évident que, au cours de ce processus, les Etats nationaux, dans leur forme actuelle, sont destinés à être dépassés. Le seront aussi, à leur tour, toutes les institutions dans lesquelles les divers stades du processus sont partiellement canalisés, comme le Conseil de l’Europe, les Communautés etc. Donc on ne peut s’en référer à elles comme à des cadres stables. D’autre part on ne peut se référer au point d’arrivée — la Fédération européenne — comme à quelque chose de stable, de toujours présent, au moins comme motivation de la conduite et donc comme à quelque chose qui pourrait expliquer les différentes phases du processus, car la Fédération européenne n’est jamais un choix que font les hommes durant son développement. Celui-ci se fait complètement en dehors de cette décision, que l’on ne prend qu’au dernier moment.
Donc non seulement nous n’avons pas de modèles déjà reçus, grâce auxquels prendre conscience de l’intégration européenne, mais nous sommes même déroutés par ceux que nous utilisons habituellement. Notre mentalité même, les idées que nous nous faisons concernant les Etats, les partis, et ainsi de suite, nous amènent toujours à nous en référer à ce qui est institutionnalisé pour encadrer un processus et jamais au processus lui-même pour encadrer les institutions, tandis que, dans notre cas, ce point de vue doit être renversé. Et ce renversement est rendu encore plus difficile du fait que toute notre culture politique entre en jeu quand nous déplaçons le point de vue des Etats à l’unité européenne. Ce déplacement implique en fait qu’on s’évade psychologiquement des cadres nationaux. Ce qui implique, avant tout, une auto-démystification. Il faut comprendre que l’on n’est plus Français à part entière, Allemands à part entière, Italiens à part entière, mais que nous devenons des Européens, et on ne peut le comprendre vraiment sans une critique des aspects mythiques du concept de nation et sans refaire de toute pièce la vision du monde que nous recevons de l’enseignement — de l’école primaire à l’université — selon laquelle la France, l’Allemagne, l’Italie seraient éternelles et les Européens n’auraient été et ne seront toujours, par essence, que des Français, des Allemands, des Italiens.
Enfin, il ne faut pas rester prisonniers du fait que toutes les nouvelles qui nous parviennent par les journaux, la radio, la télévision, sont sélectionnées, élaborées et communiquées, uniquement dans le cadre national. A moins de ne pas en prendre conscience, ce seul fait — sans considérer l’inévitable déformation liée au point de vue national — suffit à faire penser que les nations seraient encore le cadre auquel se rattache l’évolution historique et le processus politique.
 
Le facteur de l’unité
Contraints à nous référer à un processus et non à des institutions, nous devons en quelque sorte le caractériser avant qu’il ait atteint son terme, en identifiant bien le facteur de l’unité, celui, de la division et la loi du développement.
Le facteur unitaire, qui prend racine dans le caractère même de la civilisation européenne et de ses récentes et terribles contradictions nationales, réside dans la modification intervenue dans les Etats du continent à partir de la fin de la seconde guerre mondiale. Depuis lors, ceux-ci ne sont plus en mesure de faire face, seuls, aux deux devoirs fondamentaux qui s’imposent à tout Etat : celui du développement économique et celui de la défense des citoyens. Même les Etats les plus vastes et les plus peuplés comme la France, l’Allemagne et l’Italie, de même que les Etats régionaux italiens et allemands du siècle dernier, ne fournissent plus les cadres appropriés aux exigences de la vie moderne.
C’est pourquoi ils ont perdu le pouvoir de lier fortement les citoyens et d’obtenir, comme au temps du triomphe des nations, leur loyalisme inconditionnel. Pour la première fois dans l’histoire, ils se trouvent placés en permanence devant l’alternative de l’impuissance dans la division et de la force dans l’unité. Jusqu’à la deuxième guerre mondiale, ils étaient en mesure d’assurer seuls leur sécurité et leur économie, d’où la tentative constante d’augmenter leur propre force et de diminuer celle des voisins, d’où les luttes pour l’équilibre et l’hégémonie. Désormais, bon gré mal gré, la raison d’Etat elle-même, l’élémentaire nécessité de subsister, les oblige, sans échappatoire possible, à résoudre ensemble les problèmes qui ne peuvent ni être éludés ni être résolus séparément par aucun Etat. Tel est le piège de l’unification. C’est pourquoi les Etats, contre leur nature, au lieu de suivre chacun sa vie nationale, marchent ensemble.
 
Le facteur de la division
La division est constituée par la souveraineté absolue des Etats, qui cloisonne la conduite politique des Européens. Il en résulte que le facteur de la division s’identifie, en dernière analyse, avec la tendance à maintenir la politique dans un cadre normal (l’affrontement des partis, les élections, la succession des gouvernements). C’est une observation évidente, mais ce qu’elle implique ne l’est pas. C’est pourquoi il vaut la peine de l’analyser. Précisons-la donc. Tant que la politique reste normale, elle se déroule dans le cadre des pouvoirs organisés, et tant qu’elle se déroule dans le cadre des pouvoirs organisés — ayant eux-mêmes la forme de la souveraineté absolue — elle divise institutionnellement l’Europe. Quand la politique va au delà, par définition elle n’est plus normale.
Il ne s’agit pas d’une subtilité juridique. Changer le régime d’un Etat n’est pas normal dans tous les sens du mot. Il l’est encore moins de changer le régime de plusieurs Etats (de la souveraineté exclusive à la souveraineté partielle) en créant en même temps, sur le même espace, un Etat fédéral (niveau minium d’unité institutionnelle). Pour un but de cet ordre la politique normale ne dispose ni de force ni de moyens. Elle ne dispose pas de la force, le consensus populaire, parce qu’elle peut mobiliser une partie de la nation contre l’autre, non pas tous les Européens qui veulent l’Europe contre tous les Européens qui ne la veulent pas. Elle ne dispose pas des moyens parce qu’elle ne peut dépasser, en ce qui concerne les décisions, le niveau de la nation. Au-delà elle n’a ni force ni moyens, elle peut arriver seulement à des compromis entre les décisions nationales et les intérêts nationaux qui laissent naturellement intacte l’assiette du pouvoir, autrement dit la souveraineté absolue des Etats. C’est précisément ce mur contre lequel se heurte la politique normale qui explique un des étranges paradoxes de notre temps. Nos Etats se sont employés à mettre en commun leurs économies ; et jusqu’à ce jour, désormais avec quelque réserve pour la France, ils ont mis en commun leur défense sous le leadership américain. Mais aucun citoyen ne pense, en ce qui concerne sa participation à la politique, à quelque chose qui irait au-delà des élections nationales. Et dans leurs réunions, les partis, tout en se battant âprement, parfois jusqu’à la scission, sur le problème du gouvernement national, n’examinent même pas le problème de la façon ou des façons de poursuivre l’intégration européenne, comme si l’initiative, en politique, n’était pas leur affaire. Il est logique que celui qui se bat pour un pouvoir, en l’espèce le pouvoir national (exclusif), ne peut en même temps étudier la façon de le détruire.
Ceci apparaît clairement si on étudie le moyen par lequel on peut créer l’unité institutionnelle. Il n’en est qu’un : que plusieurs gouvernements décident, le même jour, de créer une fédération. Mais cela ne peut se produire sans qu’un élément étranger aux gouvernements eux-mêmes, l’opinion publique européenne, leur impose cette décision et sans que, à la suite de cette décision, on confère le pouvoir d’élaborer une constitution fédérale à un organisme dans lequel se manifeste la volonté populaire (assemblée constituante). En l’absence de cet élément, il est inconcevable que plusieurs gouvernements, le même jour, prennent cette décision. Nous ne prenons pas en considération le fait que les gouvernements, en l’absence d’une légitimité qui leur est extérieure, n’ont même pas la faculté de prendre cette décision, parce que leur mandat est national, non supranational, et parce que, en ce qui concerne la conduite des autres gouvernements, ils doivent s’en tenir étroitement au principe de la non-ingérence dans les affaires des autres Etats.
Au contraire, considérons le caractère de la formation de la volonté politique qui soutient les gouvernements et le caractère de la formation de la volonté politique qui peut soutenir la tentative de mobilisation de l’opinion publique européenne sur le mot d’ordre de la fondation du gouvernement européen. La première exclue les citoyens des autres Etats. La seconde doit, au contraire, les inclure. La première divise les intérêts matériels et idéaux de chaque Etat en fonction du gouvernement national et de ses objectifs possibles, la seconde doit au contraire diviser, sur l’alternative Europe-nations exclusives, les intérêts matériels et idéaux de toute l’Europe, afin de faire naître et de faire fonctionner un embryon de vie politique européenne, pour donner à l’opinion publique la possibilité de s’exprimer et, au moment décisif, d’intervenir. Point n’est besoin de démontrer que, dans ces entreprises tout est différent, depuis ce qu’on appelle ligne politique à ce qu’on nomme initiative politique, des aspects culturels aux aspects organisateurs et ainsi de suite.
Au contraire, après avoir démontré que la politique normale, ne pouvant surmonter la division, la maintient, il faut chercher à apprécier sa force. Elle a avec elle la force même de l’Etat, son inertie. Il faut garder présent à l’esprit à ce sujet que les exigences mêmes de la vie quotidienne font tenir debout n’importe quel Etat, jusqu’au plus chancelant. C’est un fait physiologique. A dire vrai, on ne peut ni travailler, ni voyager, ni même s’alimenter sans l’infrastructure policière, juridique, administrative, législative et politique de l’Etat. C’est pourquoi, tous les jours, sans même s’en rendre compte tant c’est naturel, tous les hommes, par leur simple façon d’agir, exigent la présence de l’Etat, et souvent même réclament son intervention.
On peut penser à un Etat théoriquement meilleur, mais il faut se tourner vers ce qui existe. C’est la stricte nécessité. Mais de cette façon, en réclamant constamment son intervention dans tous les domaines où il peut intervenir, y compris les relations internationales, tous contribuent à le maintenir en vie au maximum de ses compétences (souveraineté absolue).
Il faut ensuite tenir compte de l’élément de résistance constitué par les leaders politiques, grands et petits, par les chefs d’Etat, de gouvernement, de parti, par les ministres, par les parlementaires. Avec la fédération européenne, tous ces gens-là auraient quelque chose à perdre, peu ou prou. Un seul ministre s’occuperait de la politique extérieure, un seul de la défense, un seul du commerce et ainsi de suite. Au lieu de nombreux partis nationaux — même sans faire entrer en ligne de compte l’inévitable simplification du système des partis — il en resterait un seul, avec un seul groupe dirigeant, pour chaque secteur idéologique.
La décadence des Etats, qui s’accumule dans les partis comme les toxines dans le sang, serait balayée. L’Europe a besoin de ce coup de balai, mais c’est là une autre affaire. Ici, il s’agit de faire remarquer que la fédération européenne, en constituant la ligne de partage entre la conservation et la révolution de l’actuel système des partis, constitue par là-même l’obstacle que, par un réflexe de défense, et sans en avoir vraiment conscience, les conservateurs de tous les partis — et non seulement la masse des corrompus, des sots et des privilégiés — cherchent à éviter, même si, bien entendu, ne pouvant pas faire autrement, ils parlent toujours d’unité européenne.
Cette immense masse d’inertie, qui constitue la force de la politique normale, autrement dit de la division, est tenue ensemble par les Etats et ne peut se défaire qu’à l’occasion de la crise de leurs pouvoirs. C’est alors seulement que la population, ayant perdu tout lien avec les Etats, pourra être regroupée autour du pouvoir qui constituera l’alternative aux pouvoirs nationaux en train de se défaire, le pouvoir européen de fait né de l’intégration, en d’autres termes le pouvoir de fonder la fédération et de mener à bien le processus unitaire. Jusque-là, non seulement la population restera liée aux Etats pour les raisons que nous avons vues, mais quelque initiative politique que ce soit — n’est politique que ce qui peut aboutir à une décision du pouvoir — ne pourra se prendre hors du cadre national. L’avant garde fédéraliste devra se limiter à préparer le terrain, en cherchant à créer un embryon d’encadrement psychologique européen de la population par des actions pré-politiques de propagande.
De ce qui précède, concernant l’identification du facteur de division et de celui d’unité, il se dégage clairement le mécanisme qui déclenche le mouvement de l’unification européenne. D’un côté il y a la poussée vers l’unité, irrésistible du fait que les problèmes qui se présentent ne peuvent être éludés et n’admettent que des solutions unitaires ; de l’autre, dans la politique, où se manifeste la poussée unitaire, il y a le frein, dans la mesure où la politique tend à rester dans les limites de la normalité.
 
La loi de développement
Il reste encore à voir la loi de développement. Par définition, il y a toujours des problèmes qui demandent des solutions unitaires et, par définition, la division institutionnelle subsiste jusqu’au dernier moment. Les décisions sont toujours prises par les gouvernements nationaux, mais dans un cadre européen. Il faut pour cela identifier d’abord ce cadre européen, autrement dit le cadre du processus, chose peu facile autant dans le fond que dans la forme.
Avec la solution unitaire des problèmes, on arrive, en substance, à une véritable, dislocation du traitement de certaines affaires de gouvernement, des cadres nationaux au cadre européen, ce qui ne signifie pas qu’elles soient traitées par une institution équivalant aux gouvernements nationaux même si elles sont, en soi, de véritables affaires de gouvernement. Un exemple : on transfère, des cadres nationaux au cadre européen, le problème de l’établissement du prix du blé. Dans le cadre européen, il y a la Commission du Marché commun. Mais cette Commission n’est qu’un des éléments du processus de la prise de décision. Elle ne peut faire que des projets, qu’elle doit soumettre au Conseil des Ministres de la Communauté. Le cadre auquel on a transféré la compétence d’établir les prix n’est donc pas un centre institutionnalisé, c’est un ensemble d’éléments qui comprend, d’une part, les gouvernements nationaux, d’autre part, certains appareils administratifs européens de nature spéciale et transitoire.
On peut donc dire que, dans un certain sens, le transfert des problèmes a lieu des Etats au mouvement lui-même, c’est-à-dire à une combinaison d’éléments qui change sans cesse de forme, qui s’exprime à travers des institutions, des procédures et des compromis toujours différents, suivant la situation du pouvoir et les modalités par lesquelles on obtient de temps en temps l’accord entre les Etats. D’habitude, on pense à un transfert des compétences des Etats aux Communautés. Mais c’est là une grossière simplification du processus, et non seulement parce que de cette façon, il est limité aux Six. Si la Commission travaille, mais qu’on n’arrive pas à l’accord entre les Etats, il n’y a pas d’intégration, il n’y a rien. Et l’accord entre les Etats se manifeste au Conseil des Ministres, mais il naît des accidents politiques nationaux. Même en ce qui concerne les Six, c’est à ce cadre mobile que se rattache l’intégration européenne, à ce cadre mobile et sans nom constitué par le rapport qui s’établit entre les Etats et qui se manifeste à travers les Communautés comme à travers toutes les institutions européennes et atlantiques, y compris les institutions monétaires.
En second lieu il faut remarquer, au sujet du dynamisme du processus, que la dislocation du traitement des problèmes des Etats à l’intégration européenne transforme profondément la situation, en ce sens que, de cette façon, le contenu de la vie politique, économique et sociale, échappe aux Etats et est absorbé par l’intégration, passant de la division à l’unité. En voici les conséquences. La première concerne les gouvernements, dans la mesure où la plus grande unité accroît en nombre et en importance les problèmes qui subissent l’alternative de la solution dans l’unité et de l’impossible solution dans la division.
La seconde concerne au contraire un processus concomitant d’une particulière importance, dans la mesure où il alimente et canalise l’initiative politique qui peut faire aboutir l’intégration. En transférant les problèmes des cadres nationaux au cadre européen, elle les transfère aussi d’un cadre où ils sont résolus démocratiquement à un cadre où ils ne peuvent être traités de façon démocratique vu l’absence du mécanisme indispensable : la citoyenneté, les élections, la lutte des partis, le parlement, le gouvernement. C’est là la crise de la démocratie et de la participation des citoyens à la vie politique : là où il y a démocratie, il y a toujours moins de décisions importantes à prendre, tandis que là où il faut les prendre, il n’y a pas encore de démocratie. Mais comme les problèmes passent des Etats au cadre européen, la démocratie ne peut pas ne pas manifester la tendance à s’exprimer à nouveau dans le cadre européen.
En effet, les citoyens qui se détachent moralement des Etats ; les socialistes, les démocrates, les libéraux, les chrétiens qui ne se trouvent plus à l’aise dans leurs partis ; les jeunes et les idéalistes qui ne se résignent pas à la décadence de la vie publique, ou deviennent réceptifs à la propagande pour l’Europe, ou cherchent des voies nouvelles sans pouvoir les trouver en dehors de l’Europe, ou deviennent militants fédéralistes et renforcent ainsi, directement ou indirectement, l’alternative fédéraliste, qui est en même temps l’alternative à la crise de la démocratie.
Enfin, il faut remarquer, en ce qui concerne l’aboutissement du processus, que ni le dynamisme gouvernemental ni l’extra-gouvernemental ne pourront l’arrêter, car rien ne peut écarter le choix entre la faiblesse dans la division et la force dans l’unité. Alors, avec le progrès de l’intégration, on atteindra un point où les gouvernements se trouveront en face de problèmes dont la nature unitaire sera si profonde qu’elle demandera un gouvernement unique. Ce jour-là éclatera la crise des pouvoirs nationaux. Et ce jour-là l’avant-garde fédéraliste en sera arrivée à un stade de maturité suffisante pour provoquer la décision que les gouvernements ne peuvent prendre seuls, celle de fonder le gouvernement européen.
En fait, l’unification italienne s’est déroulée ainsi : il n’a pas suffi de Cavour et de sa politique gouvernementale, qui se situait dans le cadre piémontais et cherchait à unir l’Italie dans une confédération, il a fallu Mazzini et Garibaldi, c’est-à-dire ceux qui étaient déjà des Italiens quand l’Italie n’existait pas encore, ceux qui agissaient sur le plan italien et cherchaient à remuer les Italiens, ceux qui encarnaient l’aspect démocratique du processus.
 
Une proposition terminologique
Afin de rendre plus clair et plus maniable le schéma du processus de l’unification européenne que nous venons de tracer, nous avons élaboré aussi, toujours de façon provisoire, une terminologie afin de montrer les différents aspects et les différents protagonistes du processus lui-même. Nous appelons européisme organisé tous ces cadres de la vie politique, morale, culturelle qui, s’étant rendu compte des limites de la vie politique nationale et de la nécessité de se battre pour faire naître une vie politique européenne, tentent d’agir dans cette direction. L’européisme organisé est constitué, en substance, par tous ceux qui ont déjà adhéré aux divers mouvements fédéralistes et européistes.
Ensuite, nous appelons européisme organisable : a) tous ceux qui, tout en restant dans la vie politique nationale, ne sont pas disposés à subir son processus dégénérescent, et cherchent par conséquent une alternative ; b) tous ceux qui, même désormais détachés de la vie politique, sentent la contradiction entre les faits et les valeurs comme un problème personnel, et sont donc disposés à s’engager s’ils entrevoient une solution. L’européisme organisable constitue la réserve de force de l’européisme organisé, en d’autres termes les énergies que les fédéralistes peuvent faire entrer en action au fur et à mesure qu’ils réussissent à rendre efficace leur combat. Enfin, nous appelons européisme diffus le sentiment européen qui se fait jour dans la population européenne elle-même. L’âme de tous les citoyens, dans nos Etats, est aujourd’hui partagée : à côté du loyalisme envers l’Etat, engendré par le passé et par la tradition, commence à prendre forme un attachement à l’Europe, engendré par le présent et par la perspective du futur. Comme l’Europe n’a pas encore une physionomie définitive, cet attachement reste encore confus. Toutefois, il est l’embryon d’un nouveau loyalisme supranational qui, se juxtaposant aux vieux loyalismes nationaux et éliminant leur exclusivité, donnera lieu à un dédoublement de la citoyenneté, autrement dit à la base sociale du fédéralisme. Ceci n’est en fait rien d’autre que le premier stade de formation du peuple fédéral européen. L’européisme diffus constitue la force populaire à engager dans la lutte pour l’Europe. L’européisme organisé et l’organisable constituent la classe politique de cette lutte, le guide de l’européisme diffus.
D’autre part nous appelons unité de fait la situation qui caractérise actuellement l’Europe occidentale. C’est une unité de fait, car elle se maintient sans pouvoir politique, sans institutions vraiment autonomes.
Il est utile de s’en référer à cette expression, et non à celles qui sont basées sur les « communautés », car elles laissent notre pensée à mi-chemin et ne la mettent pas en contact avec le fondement de la forme actuelle d’unité et de sa cause : ce que nous avons déjà défini comme le déclin de la souveraineté nationale.
 
La première phase, ou phase psychologique
Examinons maintenant de façon schématique les phases qu’a traversées le mouvement d’unification européenne. Il en a déjà traversé deux, et nous sommes maintenant dans la troisième. On peut appeler la première phase « psychologique », la seconde « économique » et la troisième « politique ». Pour chacune d’elles il s’agit de voir le ou les problèmes cruciaux qui l’ont déterminée, le caractère de l’alternative qui a obligé les Etats à prendre des positions-unitaires, l’aspect politique général et le degré d’unité européenne obtenu.
Nous pouvons caractériser la première phase de la façon suivante. Problème dominant : l’agressivité de l’U.R.S.S. immédiatement après la guerre. Caractère de l’alternative : possibilité de contenir l’U.R.S.S. en Europe occidentale seulement par l’unité, impossibilité de la contenir dans la division. Aspect général : subordination du mouvement européen aux Etats-Unis. Les gouvernements de l’Europe occidentale continentale n’étaient pas en mesure d’élaborer de façon indépendante leur propre politique extérieure et économique, et ils suivirent les politiques d’unité atlantique et d’unité économique européenne imposées par les Etats-Unis, avec le Royaume-Uni dans un rôle auxiliaire (doctrine de Truman, plan Marshall, O.T.A.N., O.E.C.E., U.E.P.). L’européisme se confond, politiquement, avec l’atlantisme. On a eu le renforcement du bloc atlantique et, dans son cadre, la libération européenne des échanges et la reprise de l’économie européenne. Aspect unitaire européen : diffusion de l’idée de l’unité européenne (qui constitua la base psychologique réelle de la politique occidentale et européenne) dans la classe politique et dans l’opinion publique, et son expression symbolique dans le Conseil de l’Europe, privé de pouvoirs comme le mouvement européen l’était d’autonomie, auquel adhérèrent tous les Etats européens d’observance atlantique.
Il n’est pas besoin d’observer comment ceci a représenté le renversement total de l’histoire européenne. On peut rappeler toutefois un fait qui l’éclaire crûment : l’échec de. la tentative de de Gaulle pour reprendre la politique traditionnelle de la France, basée sur la rivalité franco-allemande et sur l’alliance entre la France et la Russie comme garantie contre l’Allemagne. Peu après la libération de la France, de Gaulle et Bidault se rendirent à Moscou et négocièrent un accord avec l’Union Soviétique. Mais cet accord, qui ne correspondait en rien à la nouvelle situation de l’Europe, resta oublié.
Au contraire, il faut observer que c’est justement cette situation qui explique la différence radicale entre le premier et le second après-guerre en ce qui concerne l’Europe occidentale. Comparativement au premier, le second constitue une période de grande harmonie entre les Etats et de grande tranquillité dans la politique intérieure. Evidemment on a connu de grandes grèves et de forts malaises politiques ; mais tout cela est bien pâle si on le compare à ce qui se passa après la première guerre mondiale. Le fait est que les forces politiques et sociales se trouvèrent dans une situation de pouvoir caractérisée par l’impossibilité des conflits et des oppositions entre les Etats, par la nécessité d’accepter une unité imposée de l’extérieur, et par l’absence absolue de véritables alternatives, l’alternative communiste étant bloquée.
Cette passivité ne doit, en aucune manière, faire oublier l’élément européen autonome de cette phase, celle de la politique américaine d’unité européenne. Sans cet élément, la politique américaine n’aurait pas eu de succès, elle n’aurait pas permis à la société européenne de progresser, à la vie économique et politique de se réorganiser, à certaines énergies de s’exprimer. Cet élément fut annoncé, par Churchill, qui, par la suite, se dressa contre l’unification européenne. Ce fut lui qui, à cette époque, parla au nom de l’Europe, qui lança même l’idée d’une armée européenne, qui, en un mot, donna un certain esprit européen à une politique décidée hors de l’Europe, en Amérique du Nord. Sans cette mobilisation de l’esprit européen il y aurait eu seulement une subordination passive à une pression extérieure, pour ainsi dire à des ordres venus de l’extérieur. Une politique au vrai sens du mot ne se serait pas développée, les énergies indispensables pour la réaliser n’auraient pas pris corps.
On constate facilement que la politique américaine d’unité européenne et occidentale fut acceptée par de nombreux Européens, non seulement par nécessité, mais aussi parce qu’elle permit d’espérer la renaissance de l’Europe ainsi que la récupération de son indépendance et de son autonomie, c’est-à-dire le rétablissement des conditions qui auraient permis aux Européens de retrouver leur liberté et la possibilité de décider de leur destin, plutôt que de le voir décidé de l’extérieur. L’Europe permettait de penser à l’avenir ; la France, l’Italie, l’Allemagne, même si elles représentaient le passé, la tradition, même si elles avaient des attaches sentimentales solides dans le cœur des hommes, ne permettaient plus de considérer le futur avec confiance. S’il s’était agi seulement de subir une politique américaine avec la seule perspective française, allemande, italienne, on se serait trouvé dans la position psychologique des satellites, d’hommes qui ont perdu la liberté et ne peuvent la reconquérir. En se plaçant dans la perspective européenne, on pouvait au contraire accepter cette politique comme un sacrifice nécessaire pour retrouver sa propre dignité de citoyen.
Ceci montre que dans la première phase de l’intégration, bien qu’il n’y eût ni une politique extérieure ni une politique économique décidée par les Européens, on assista toutefois à la mobilisation d’un sentiment européen, d’une espérance européenne. Chez les hommes, commença à naître la conscience que, pour sauver tout ce qui était valable dans le passé de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, il fallait construire l’unité de l’Europe.
On ne peut expliquer la naissance du Conseil de l’Europe autrement que par la nécessité de donner une forme visible à l’espérance et à l’avenir de l’Europe, fût-ce par une institution uniquement symbolique. L’Europe n’était qu’un fait psychologique, mais sous cet aspect elle était autonome, et elle se manifesta symboliquement de façon autonome.
A la lumière de cette interprétation on comprend le sens du Conseil de l’Europe. Aujourd’hui on ne s’en occupe plus, du point de vue de la stratégie politique. C’est désormais une institution cristallisée, privée d’une fonction spécifique : rien qu’un rassemblement de parlementaires de divers Etats, privé de compétences, qui se réunit une ou deux fois par an, et qui ne peut rien décider, mais seulement discuter.
Son vide institutionnel explique pleinement sa décadence ; mais il faut rappeler que tout de suite après la guerre il a symbolisé et canalisé les éléments psychologiques qui constituent le contenu de la première phase de l’unification européenne. Le Conseil de l’Europe est très instructif même sous un autre angle. Par son extension, il montre quelles sont les dimensions de l’Europe, là où pouvaient et peuvent naître les espérances et les sentiments européens, mais pas encore de profondes convergences sur le terrain économique et politique, autrement dit de concrètes perspectives d’intégration.
 
La seconde phase, ou phase économique
Le problème crucial qui a engendré la seconde phase, la phase économique, est celui de l’Allemagne de l’Ouest. En 1949-50, la vie sociale était revenue à la normale dans tout l’Occident, compris l’Europe occidentale, mais la situation politique présentait encore un aspect paradoxal : d’un côté, les ressources en force de l’Allemagne, qui n’avait pas encore retrouvé sa souveraineté, restaient complètement inutilisées ; de l’autre on éprouvait profondément la nécessité — à cause de la poussée stalinienne et de la menace russe — d’employer toutes les énergies disponibles, et par conséquent même celles de l’Allemagne, pour y faire face. D’où le problème de l’encadrement de l’Allemagne dans le système de l’unité atlantique et de l’unité économique européenne et, corrélativement, celui du status de l’Allemagne, de sa place en Occident et en Europe et de ses rapports avec la France.
Une fois encore se présentait l’impossibilité de résoudre le problème dans la division et la possibilité de le résoudre grâce à un certain degré d’unité. Quand le problème de l’Allemagne de l’Ouest se posa, les Américains et les Anglais voulurent simplement lui rendre son armée et sa souveraineté ; mais les Français, qui étaient ceux qui avaient le plus souffert de la puissance allemande et qui avaient mené contre elle de terribles guerres, s’y opposèrent. L’unique possibilité de sortir de cette contradiction était de trouver une solution unitaire. La France ne pouvait contrôler l’Allemagne. Mais acceptant elle-même un contrôle européen, elle aurait pu obtenir que l’Allemagne elle aussi s’y soumît.
Le problème de l’Allemagne occidentale se transforma ainsi en celui de créer un lien qui unît la France et l’Allemagne de telle sorte qu’une lutte entre elles ne fût plus possible : cela signifiait neutraliser — dans un certain sens — les deux principales sources de la puissance allemande, l’industrie lourde de la Rhénanie et l’armée. Ce n’est pas un hasard si la Communauté européenne du charbon et de l’acier (C.E.C.A.) et la Communauté européenne de défense (C.E.D.), c’est-à-dire les deux institutions européennes proposées à l’époque — les deux liens européens pour résoudre le problème du retour de l’Allemagne dans les relations internationales — avaient pour but un contrôle supranational sur l’armée et sur l’industrie lourde allemande.
Le dilemme qui amena le projet de la C.E.D. était typique : il est nécessaire d’employer les Allemands dans la défense du « monde libre », il est dangereux d’avoir une armée allemande face à une armée française ; donc, pour avoir des soldats allemands sans armée allemande il n’y a qu’un moyen, créer une armée européenne. Schuman et Adenauer (pour De Gasperi le raisonnement serait plus complexe) eurent l’illusion de pouvoir faire une armée européenne sans faire l’Etat européen, et de pouvoir maintenir les Etats nationaux sans armée. C’était une illusion. Si la C.E.D. avait réussi, les Etats privés de leur armée auraient bien vite cessé d’exister comme Etats souverains exclusifs. D’autre part, l’armée européenne aurait imposé la fondation de l’Etat fédéral européen.
La C.E.D. échoua, entraînant pour ce moment-là dans le néant cette possibilité ; mais de toute façon, elle représenta une étape fondamentale dans l’histoire de l’unification de l’Europe parce qu’elle engendra la plate-forme des Six en montrant quels étaient les Etats qui avaient la possibilité et la nécessité d’arriver rapidement à un degré très étroit d’unification. La C.E.C.A. et la C.E.D. avaient été proposées à la Grande-Bretagne, qui était dans le jeu pendant la phase psychologique ; qui l’avait même conduit pendant cette phase. Mais, comme il s’agissait désormais de se soumettre à des contrôles supranationaux ou internationaux très étroits, la Grande-Bretagne refusa ; et on dut fonder la C.E.C.A., et négocier pour l’armée européenne, sans la Grande-Bretagne.
On délimita ainsi un cadre politique dans lequel les intérêts des Etats et des marchés convergeaient si étroitement que cela donna lieu à une unité de fait même sans gouvernement commun ; le cadre dans lequel le processus d’unification, sur cette solide base de pouvoir, pouvait se poursuivre et acquérir un plus grand approfondissement. Et avec la C.E.C.A. on trouva un moyen institutionnel pour prendre des décisions au niveau international, sans disposer de pouvoir politique, dans des domaines qui, normalement, demandent un vrai gouvernement ainsi qu’une administration étatique. Grâce à l’unité de fait, qui en constituait le « moteur » caché, la C.E.C.A. fonctionna en se révélant, à l’intérieur de ces limites, vitale.
A travers cette formule, inventée par Monnet qui ne croyait pas au Marché commun, passèrent précisément les projets d’unification économique, qui, jusqu’alors, n’avaient eu aucun succès, et l’unité de fait se révéla solide au point de pouvoir soutenir le début d’un véritable processus d’intégration économique. Ce fut un fait capital pour la vie de l’Europe. Après la première guerre mondiale, obligée par les rivalités entre Etats à maintenir le cours de l’économie dans les dimensions nationales qui ne correspondaient plus à celles de la production moderne, l’Europe avait marqué le pas et était nettement distancée par l’Amérique du Nord. Au contraire, avec le Marché commun, elle se trouva disposer du cadre de base d’une production moderne de masse et se remit à progresser.
Mais cette ébauche suffit. Nous devons simplement mettre en évidence les grandes lignes du développement de l’intégration européenne. Reprenons donc de façon schématique nos observations, en les faisant aboutir.
Les données principales de la seconde phase du mouvement sont les suivantes. Plate-forme : l’unité psychologique crée par la phase précédente. Problème crucial : la nécessité de mettre fin à l’occupation de l’Allemagne occidentale et les difficultés de son insertion dans l’alliance atlantique et au sein de l’Europe occidentale. Caractère de l’alternative : impossibilité de résoudre le problème en restituant la souveraineté à l’Allemagne occidentale et en l’accueillant dans une pure et simple alliance d’Etats souverains et divisés, et nécessité de l’intégration de l’Allemagne dans l’Europe moyennant un contrôle européen des bases traditionnelles de la politique allemande (C.E.C.,A., en ce qui concerne l’industrie lourde rhénane, C.E.D. en ce qui regarde l’armée allemande).
Aspect général : malgré l’échec de la C.E.D., qui détruisit la possibilité de former depuis lors un Etat fédéral, cette alternative divisa les Etats du Conseil de l’Europe en deux groupes : celui des Six, disposé, et celui, se rattachant au Royaume-Uni, non disposé à accepter d’étroits contrôles en matière d’importance vitale. Les conséquences indirectes furent extrêmement importantes. L’unité de fait entre les Six était si étroite qu’elle constituait la base politique d’un marché Commun, et avec la C.E.C.A. avait été crée une structure adaptée pour élaborer une politique commune sans éliminer les pouvoirs des Etats. Cette procédure fut étendue à l’ensemble de l’économie avec la C.E.E.A. (Communauté européenne de l’énergie atomique) et surtout avec la C.E.E. (Communauté économique européenne). Ainsi naquit un marché aux dimensions suffisantes pour soutenir la production moderne de masse, qui consolida le développement précédent et fit de l’Europe des Six une puissance économique. Bien canalisé, le mouvement européen entraîna l’économie en expansion des Six et passa ainsi de la subordination à l’indépendance dans le domaine économique, favorisée d’abord par les U.S.A. et combattue par le Royaume-Uni (A.E.L.E.).
Aspect unitaire européen : le progrès de l’intégration économique transfert le processus économique des Etats, c’est-à-dire de la division et de la subordination au leadership américain, au mouvement européen dans le cadre des Six, c’est-à-dire à l’unification et à l’autonomie. L’énergie, l’industrie, l’agriculture, en puissance les transports, la monnaie, et la programmation elle-même, ont acquis, sont sur le point d’acquérir, ou ne pourront faire autrement que d’acquérir un caractère unitaire européen, avec les conséquences suivantes sur l’assiette politique des Six et sur l’équilibre des forces politiques : primo, la situation des Six est désormais celle d’une véritable Confédération politique, même si ses compétences sont limitées au seul secteur économique ; secundo, une tendance autoritaire se développe dans la politique des gouvernements, par suite du passage du traitement des problèmes économiques de l’aire nationale, où les citoyens possèdent le pouvoir-électoral de décider, à l’aire confédérale, où ils ne le possèdent pas ; il se développe également un embryon de tendance fédéraliste dans l’opposition démocratique qui ne peut rétablir les droits des citoyens qu’en se battant pour la Fédération. Ceci fait de l’Europe des Six le cadre où on peut créer le premier noyau fédéral européen.
 
La troisième phase, ou phase politique
La crise et la fin de la seconde phase du mouvement européen dépendent de son succès. Avec l’indépendance relative des Six sur le plan économique, naît le problème des rapports entre eux comme unité d’une part, les U.S.A., la Grande-Bretagne et tous les autres pays avec lesquels les Six ont des relations économiques importantes d’autre part. Il ne s’agit pas seulement du fait qu’il est différent d’avoir des rapports avec chacun des Six pris séparément ou avec eux en tant qu’unité. Il s’agit aussi du fait que, avec l’expansion économique et le remplissage partiel — partiel parce que limité à l’économie — du vide de puissance qui s’était manifesté en Europe aussitôt après la seconde guerre mondiale, les rapports entre l’Europe occidentale, les U.S.A., le Royaume-Uni, l’Union Soviétique, ses satellites et ainsi de suite, avaient changé radicalement.
Il va de soi que, bien que né sur le plan économique, un problème de ce genre ne peut être résolu en termes économiques, mais seulement en termes politiques. Seule la politique, et seulement dans l’épanouissement de son expression, peut résoudre les problèmes des relations internationales. Et en effet, depuis que l’intégration européenne, l’économie une fois unifiée, a posé ce problème, elle manifeste aussi la tendance à entraîner dans son sillage, en le soustrayant aux Etats et en l’unifiant, le traitement des plus grands problèmes politiques. Ceci explique, d’autre part, la lenteur avec laquelle cette phase se développe. Jusqu’à présent nous en avons vu la gestation, qui a abouti à l’échec de la tentative de la Grande-Bretagne d’entrer dans le Marché commun. C’est l’histoire d’hier, qui se retrouve encore dans les polémiques d’aujourd’hui sur l’« Europe européenne », sur l’« Europe ouverte » et ainsi de suite. Il faut en rappeler les principaux points.
La présence, à la tête de la France, de de Gaulle, fit mûrir très rapidement, malgré la résistance du personnel politique du vieil atlantisme, la tendance des Six à transférer les plus graves problèmes de la politique extérieure et militaire, des Etats, c’est-à-dire du leadership américain, à l’intégration européenne. En d’autres termes, la tendance à l’élargissement des compétences de la confédération — selon notre terminologie — aux  domaines de la politique extérieure et militaire et à l’indépendance européenne dans ces secteurs mêmes.
Cette tendance menaça à brève échéance les positions des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne sur le problème de la défense de l’Europe, de l’Allemagne, de Berlin, de la détente, des armes nucléaires, etc…, et à long terme leur position elle-même dans le monde. Avec l’avènement de la confédération politique et militaire des Six, et sa probable transformation au sein du premier noyau fédéral européen, les Etats-Unis perdraient immédiatement le leadership de l’Occident, et la Grande-Bretagne finirait même par perdre complètement sa souveraineté parce que, une fois l’Europe politique constituée, naîtrait un équilibre mondial qui l’obligerait à y entrer.
C’est pourquoi se développa la tentative du gouvernement britannique, soutenu par l’Amérique, d’entrer dans le Marché commun et de transformer, avec les Etats de l’A.E.L.E., l’Europe des Six en celle du Plus grand nombre, afin d’éliminer le facteur qui avait altéré les rapports de force dans la sphère atlantique. Avec le Plus grand nombre, dont l’unité de fait n’est pas assez profonde pour soutenir le mécanisme communautaire qui a fait ses preuves avec les Six (il suffit de penser aux aventures du Conseil de l’Europe), l’intégration économique ne pourrait pas ne pas revenir en grande partie au contrôle des nations (pensons, par exemple, à l’agriculture), en perdant tant en unité qu’en profondeur. Par conséquent, le mouvement européen ne pourrait pas ne pas perdre à nouveau, après l’avoir reconquise, l’indépendance économique, et avec elle la base de son développement ultérieur. Et ce n’est pas tout. Compte tenu du plan américain  contenu dans le Trade Expansion Act, rien n’aurait pu arrêter le glissement de l’Europe du Plus grand nombre vers la grande aire atlantique de libre échange, et la nouvelle confusion de l’européisme avec l’atlantisme, au sein duquel les rapports entre Etats sont ce qu’ils sont, et le leadership américain inévitable.
Ce projet a échoué et ses propos ne sont désormais que des ombres du passé. Que dire au contraire de l’avenir, ou du développement de la troisième phase de l’intégration européenne ? Comme nous l’avons constaté en étudiant la nature du processus, on ne peut faire marche arrière sur cette voie. Que celui qui en douterait considère qu’un retour de l’industrie et de l’agriculture des Six dans la sphère des marchés nationaux est désormais inconcevable, tandis que c’est un fait que, au delà des Six, cette économie n’aurait pas une base politique. On peut dire par conséquent que la loi de développement de l’intégration devra fatalement s’imposer, au besoin avec les variantes imprévisibles dues aux accidents humains. Pour mettre en évidence le caractère qu’elle assumera pendant cette phase, au cours de laquelle elle revêt un aspect définitivement politique, il ne reste qu’à en présenter, comme pour les phases précédentes, les aspects schématiques, les données fondamentales.
Les voici, en ce qui regarde l’épicentre, les Six. Plateforme : l’unité économique atteinte, au besoin partiellement, dans la seconde phase. Problème crucial : le règlement des rapports entre les Six comme unité avec les U.S.A. et le Royaume-Uni d’une part, l’Union Soviétique, la Chine et le Tiers-Monde d’autre part. Caractère de l’alternative : l’impossibilité de résoudre ce problème avec six gouvernements séparés, nécessité de fonder un gouvernement européen pour le résoudre. Il n’est pas nécessaire de démontrer que le Six ne pourront pas résoudre le problème de leurs rapports politiques avec les autres Etats du monde sans un gouvernement qui les représente.
D’autre part, en ce qui concerne leurs rapports intérieurs, il est inutile de démontrer que, sans un gouvernement européen, ils ne pourront pas résoudre les problèmes qu’ils affrontent désormais et qu’ils ne peuvent à la longue éluder : prix agricoles (et par conséquent politique de l’agriculture européenne), transports, monnaie, programmation économique.
Du reste on entrevoit déjà quelles sont les embûches. Entre 1967 et 1969, la période transitoire du Marché commun arrivera à son terme. En 1969, arrivera à échéance le Pacte Atlantique. Ce sont des difficultés qu’on surmontera difficilement sans la fondation d’un gouvernement européen. Et si par hasard, on ne sait comment, elles devraient être surmontées, il se présentera un problème qui mettra en état de crise tous les gouvernements européens et autres, celui de l’armement nucléaire allemand. Et celui-ci ne pourra pas être surmonté, mais il provoquera certainement, dans le cadre des dynamismes de l’intégration européenne, tant gouvernementaux qu’extra-gouvernementaux, la naissance de la Fédération européenne.


* Il s’agit de la version remaniée d’un rapport intitulé « Développement de l’intégration européenne et relatives influences internationales » présenté au Congrès des Facultés italiennes de Sciences politiques sur le sujet « Le moment actuel de l’intégration européenne » qui s’est tenu à Florence les 11 et 12 mai 1963. Le plan de ce rapport figure dans les actes du Congrès publiés par les soins de la S.I.O.I. (Padoue, Cedam, 1963).
 

 

 

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