VII année, 1965, Numéro 1, Page 32
La jeunesse et la réunification de l’Allemagne*
ALESSANDRO CAVALLI
Au cours des discussions qui se déroulent en Allemagne à propos de son attitude à l’égard de la réunification, la jeunesse est mise, consciemment ou non, ouvertement ou implicitement, au banc des accusés. En comparaison de l’enthousiasme avec lequel les jeunes générations s’étaient jetées dans la fondation du Reich, l’attitude des jeunes Allemands d’aujourd’hui devant la construction d’une nouvelle Allemagne, autrement dit dans la poursuite des fins nationales allemandes, en bien comme en mal, semble devoir se situer au pôle opposé. Bien des gens pensent en effet que la « restauration de l’intégrité de la patrie allemande »[1] n’est pas considérée par les plus jeunes générations comme un devoir historique leur incombant.
Dans quelle mesure l’attitude de la jeunesse allemande correspond-elle à celle qu’on lui attribue ? Quelles sont les causes, récentes et lointaines, qui ont déterminé et qui déterminent encore l’attitude des jeunes à l’égard de la réunification ? Quels sont les facteurs qui peuvent modifier cette attitude et quels sont les problèmes de politique éducative qui se font jour à ce sujet ?
Telles sont les questions que s’est posées une fondation allemande, la Stiftung der Welt, en ouvrant un concours pour une monographie ayant pour sujet : Die Jugend und die Wiedervereinigung Deutschlands (la jeunesse et la réunification de l’Allemagne). Les sept travaux choisis ont été publiés par l’éditeur Ullstein en un volume qui constitue une intéressante revue des idées, des jugements et des préjugés soulevés en Allemagne par l’examen de ce problème.[2]
Le tableau qui se dégage de la lecture de cette œuvre est loin d’être homogène. Tout d’abord les différents auteurs se placent à des points de vue très divers. Certains de ces travaux peuvent être considérés comme des productions publicitaires ou comme du journalisme qualifié, d’autres peuvent prétendre au titre de scientifiques. Parmi ces derniers prédominent ceux qui assument une orientation pédagogique et éducative en général, mais l’historien, le psychologue social, le sociologue, n’ont pas manqué d’apporter leur contribution.
En second lieu, certains travaux se basent sur les résultats de recherches empiriques (et par conséquent ils se différencient à leur tour selon les méthodes employées), d’autres sont, au contraire, de caractère purement spéculatif. A l’hétérogénéité des points de départ correspond, naturellement, l’hétérogénéité des points d’arrivée.
Dans l’introduction au recueil, le président de la Stiftung der Welt, Otto A. Friederich, faisant la synthèse et le bilan des résultats de cette initiative, croit pouvoir affirmer que celle-ci a « confirmé le manque de fondement de certaines assertions étrangères pessimistes et intéressées, à savoir que l’attention portée à la réunification se serait affaiblie en une résignation générale de tous les Allemands ; bien au contraire les Allemands, hommes et femmes, dans toutes les parties de notre pays et dans toutes les couches de la population, se posent constamment ce problème, même s’ils n’en parlent pas toujours à haute voix, et l’espérance des ennemis de la réunification de voir s’affaiblir la résistance allemande contre la division forcée et injuste de notre patrie, est sans fondement » (p. 1).
On pourrait extraire des travaux publiés d’innombrables passages contredisant clairement cette affirmation contenue dans l’introduction.[3] Mais plus que par sa plus ou moins grande véridicité cette déclaration est importante en tant qu’indice des intentions qu’avait la fondation en prenant cette initiative et, de façon plus générale, des valeurs qui alimentent, en Allemagne, la problématique jeunesse-réunification.
Le fait que certaines personnes, en Allemagne, croient devoir soutenir avec acharnement la solidité et l’intégrité des valeurs nationales chez les jeunes, dénote, pour le moins, l’incertitude qui règne à cet égard. L’idée de jeunesse est une idée très vague qui n’acquiert de contours que si on rapplique à un contexte et à une analyse précis. Dans le cas qui nous intéresse, le contexte et l’analyse consistent dans l’étude de la stabilité ou du changement des attitudes. Quand on veut savoir si l’attitude des Allemands envers l’Allemagne a changé depuis l’avant-guerre, ou depuis l’après-guerre, jusqu’à aujourd’hui, rapporter le changement aux individus pris isolément n’a pas grand sens. Il n’est pas arbitraire, en effet, d’admettre qu’un individu né vers la fin du siècle dernier et dont la formation culturelle s’est opérée au cours des années qui précédèrent et qui suivirent immédiatement la 1ère guerre mondiale, c’est-à-dire qui a vécu les années les plus intenses de sa maturité intellectuelle pendant la période nazie, n’a pas beaucoup modifié aujourd’hui non plus son attitude envers la « patrie allemande » quelque forme que cette attitude ait pu assumer.
Les différences émergent quand on pose le problème du changement d’attitude selon les générations. Placée dans ce contexte l’idée de jeunesse assume un sens précis en tant que terme auquel se rapporte le changement ou la permanence des attitudes. Dans ce sens même les études concernant le conflit entre générations (conflit pères-fils) rentrent dans le domaine des études sur le changement des attitudes et, de façon plus générale, sur le changement social.
Donc si l’on veut mettre en évidence soit la permanence soit le changement de l’attitude des Allemands à l’égard de la réunification, on observera particulièrement la jeunesse. Toutefois ce problème s’insère, à son tour, dans une constellation plus vaste. L’attitude envers la réunification n’est en effet qu’un aspect de l’attitude envers la nation et, de façon plus générale, envers la politique au sens large du mot.
L’aspect fondamental est justement constitué par la participation politique des jeunes. Dans tous les pays de l’Europe occidentale[4] on assiste à une crise des valeurs civiques (en particulier des valeurs de la communauté et des valeurs de l’Etat). Cependant ce phénomène assume, en Allemagne, une physionomie particulière en raison de l’existence du problème de la réunification.
Dans les pages qui constituent sa contribution au volume, Brigitta Mennemeier cherche justement à préciser les termes du rapport existant entre crise de la participation politique et réunification et essaie de remonter aux causes de ce phénomène.[5] Réduite à l’essentiel son argumentation peut être exposée de la façon suivante : d’une part, le développement de la société industrielle a mis en crise l’institution de la famille, du moins dans sa forme traditionnelle. La famille (mais aussi l’école, l’église, etc…) fait partie de ces institutions dont la fonction consiste à transmettre les valeurs traditionnelles ; quand ces institutions sont en crise les valeurs traditionnelles tombent en décadence et donnent lieu à des changements dans l’orientation de la jeunesse vers les valeurs ; cette jeunesse tend alors à s’orienter vers de nouvelles valeurs indépendantes des valeurs traditionnelles de la société (et parmi celles-ci se place justement la valeur de l’unité nationale) et parfois en opposition avec elles. D’autre part, en Allemagne, il existe une autre raison encore de la crise de la famille quant à la transmission des valeurs politiques ; il s’agit du rapport entre pères et fils à la lumière du passé politique des pères pendant le nazisme.
L’examen historique du nazisme demeure très problématique en Allemagne. Beaucoup le considèrent encore comme une sombre parenthèse dans l’histoire allemande, ce qui l’empêche d’entrer dans la conscience de la continuité historique (et dans ce sens on peut parler de unbewältigte Vergangenheit). Toutefois on sait ce qui se passait dans les camps de concentration, dans les territoires occupés, on sait ce que fut l’extermination des juifs, les atrocités de guerre, etc… Les enfants veulent savoir si leurs parents étaient au courant, pourquoi ils n’ont pas réagi, pourquoi ils n’ont pas parlé ; ils veulent savoir s’ils n’ont pas, par hasard, pris part aux massacres, ils se demandent si l’affectueux regard de leur père ne cache pas celui d’un criminel. Tous n’osent probablement pas aller au fond des choses, on peut être certain que le plus souvent ces doutes ne se traduisent pas par un conflit ouvert, et l’indifférence envers le passé (et par conséquent envers l’avenir puisqu’il n’y a pas d’avenir sans passé) devient le compromis nécessaire pour sauver l’affection dont on ne peut pas se passer, la paix familiale, l’autorité paternelle.
Toutefois, tous les parents ne sont pas sans péché. Des millions d’Allemands ont appartenu au N.S.D.A.P. (parti national-socialiste allemand des travailleurs), beaucoup d’entre eux ont dû subir la dénazification. La politique est entrée de force dans les familles.
« Au cours des vingt-cinq dernières années, écrit Monika Plessner dans son très clair essai historique,[6] la politique est entrée si profondément dans chaque famille qu’il n’y a pas, en Allemagne, de jeune qui n’ait subi de près, dès son enfance, des impressions politiques ». Y a-t-il lieu dans ces conditions de s’étonner du fait que les parents aient enseigné aux enfants à « ne pas se brûler eux aussi les doigts à la politique » (« nicht auch die Finger an der Politik zu verbrennen ») ?
Parmi les auteurs de l’œuvre que nous sommes en train d’examiner, beaucoup sont d’accord pour affirmer que « la résistance passive en face de tout engagement social ou politique provient en premier lieu de la famille »,[7] à tel point que cette constatation se transforme facilement en accusation : « il y a une chose que l’on peut affirmer sans crainte de se tromper : c’est que la plus ancienne génération a manqué, en Allemagne, à son devoir d’éveiller chez les jeunes la volonté passionnée de réunification ».[8]
Du reste le simple bon sens permet de constater que dans un pays et pour une société qui sortent d’une catastrophe comme celle qu’a subie l’Allemagne en 1945, les institutions dont la fonction est de défendre les valeurs traditionnelles doivent inévitablement subir une crise.
Il semble toutefois que certains aspects de cette crise, dont l’Etat est responsable, soient imputés à la famille (et en partie à l’école).
Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point quand nous ferons, à la fin, la critique de l’ouvrage, pour expliquer comment et pourquoi ce facteur n’est pas considéré à sa juste valeur par les auteurs examinés.
La chute des valeurs traditionnelles, en particulier des valeurs politiques, a laissé le champ libre à de nouvelles valeurs et de nouveaux modèles de comportement. La sphère des valeurs civiles étant en crise il y a eu comme un repliement vers la sphère des valeurs privées, vers les idéaux bourgeois de bien-être, et de carrière, de sécurité et de distinction sociale.[9] Telle est, sans aucun doute, la transformation la plus significative qui caractérise le visage de l’Allemagne d’aujourd’hui et en particulier celui de la jeunesse. On peut dire que cette transformation trouve son symbole physique dans la personne du « chancelier du bien-être », Ludwig Erhard, et son symbole idéal dans la politique de ce dernier.
Les tensions idéologiques et politiques qui avaient caractérisé la période de la République de Weimar se sont dissipées, les partis politiques eux-mêmes ont en fait rompu les liens idéologiques qui les unissaient aux mouvements qui avaient alimenté la vie politique avant l’avènement du nazisme ; les orientations vers la communauté en tant qu’organisme biologique et en tant que race, qui avaient constitué l’ossature de l’idéologie nationale-socialiste, ont été remplacées par des orientations vers la vie privée et vers l’activité professionnelle.[10] Ulrich Lohmar écrit de façon très subtile à ce propos : « Les buts sociaux, visant surtout à la réussite professionnelle ou à la conquête d’un standard de vie plus élevé, ne sont plus pour les jeunes le reflet d’une Weltanschauung, ils ne sentent plus la nécessité de leur donner une base idéologique, mais les adoptent de la façon la plus naturelle et sans se créer de problèmes. Par conséquent, le jeune homme considère même sa propre organisation professionnelle en fonction de son utilité dans la résolution de ses problèmes particuliers et il ne permet pas qu’elle prétende envahir sa propre sphère privée ».[11]
Toutefois cela n’est pas seulement vrai pour l’Allemagne, même si en Allemagne ce fait prend des caractères particuliers. Il s’agit là d’un aspect du phénomène de la crise des idéologies, dénotant une orientation vers les valeurs pragmatiques, privées et « matérialistes » de la société du bien-être. En Allemagne ce phénomène semble d’autant plus avancé que la rupture avec l’ensemble des valeurs du passé immédiat a été plus grande. Aucun pays et aucun groupe ne se sont montrés plus perméables que l’Allemagne et que les jeunes Allemands à ce que l’on a l’habitude d’appeler l’american way of life. Dans aucun pays l’occupation et la présence des Américains après la guerre n’a laissé une empreinte plus profonde qu’en Allemagne sur les modèles culturels (et en particulier sur la sous-culture des jeunes).
Il nous semble que les études que nous sommes en train d’examiner tendent surtout à imputer à cette transformation dans l’orientation vers certaines valeurs et au rôle joué par l’institution familiale dans ce processus l’attitude d’indifférence que les jeunes adoptent à l’égard de la réunification de l’Allemagne.
Pour estimer la valeur de cette conclusion il faut observer de plus près l’attitude qui semble prédominer parmi les jeunes à propos de la réunification, parce que, quand on parle d’attitude d’indifférence, on ne dit encore rien au sujet de la véritable nature de ce phénomène.
Le trait le plus significatif à cet égard c’est que la réunification est naturellement et spontanément considérée comme une fin souhaitable. Cela se produit naturellement parce que le mot réunification se rattache non pas à des couches rationnelles de la personnalité mais à des couches sensitives qui se sont consolidées à l’époque de l’enfance et de l’adolescence, puisque c’est justement à cet âge que l’individu entre pour la première fois en contact avec le problème de la réunification. De prime abord ce problème se présentera plutôt sous ses aspects humains que sous ses aspects politiques. Les Allemands seront représentés comme les membres d’une grande famille dont une partie a été détachée de façon non naturelle ; les sentiments éprouvés seront des sentiments de compassion d’une part (que l’on pense aux envois massifs de colis-cadeaux organisés à Noël par les élèves des différentes écoles) et d’injustice d’autre part. L’histoire des événements qui ont abouti à la division se présentera sous les traits d’un mythe, ou mieux encore d’une fable, où il y a un bon et un méchant, une victime, et forcément la victoire finale du bon sur le méchant.
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si la plupart des jeunes, quand on leur demande s’ils sont favorables à la réunification, répondent en masse de façon positive mais ne réussissent pas, la plupart du temps, à donner les raisons de cette attitude. En effet l’adoption de la réunification en tant que fin se situe dans les couches de la personnalité qui n’ont pas besoin de justification rationnelle. Quand on demande une précision ultérieure, la réponse que l’on obtient le plus fréquemment indique que la division est considérée comme non naturelle. Ce fait d’invoquer ce qui est naturel ne peut s’expliquer que par un recours (typique de l’enfance) à la similitude entre communauté nationale et famille. Ce substrat émotif constitue la base de l’attitude des jeunes à l’égard de la réunification. A un âge où l’esprit critique est plus développé, le naturel avec lequel est assumée l’idée de la réunification en tant que fin se heurte à la conscience du fait que la situation n’offre presque aucune possibilité d’aboutir à cette fin. L’individu ne tire pas de conséquences pour sa propre existence et pour sa propre action du fait que la réunification soit postulée comme fin. L’aboutissement à cette fin se présente comme dépendant (et cela l’est en fait) des combinaisons de la politique internationale, de la volonté de ceux qui dirigent les blocs qui divisent le monde et l’Allemagne ; la fin est donc considérée comme indépendante de la volonté des Allemands et le fait de la postuler n’implique donc aucun sens de responsabilité à son égard.
Brigitta Mennemeier, à qui l’on doit la meilleure description de cette situation du point de vue psychologique,[12] analyse certaines phrases qui reviennent souvent et sont un indice de ce que nous venons de dire. « Es darf einfach keine Oder-Neisse Grenze mehr geben » (il ne peut plus y avoir de frontière Oder-Neisse), ou bien « Die Wiedervereinigung muss (oder wird) kommen » (la réunification doit venir, ou viendra). En face du manque d’issues que présente la réalité, le recours aux paroles assume un sens magique, comme si celles-ci avaient le pouvoir de changer la réalité. De toute façon, manque le sujet qui devrait se fixer la réunification comme but. La réunification même perd ainsi sa-nature de fin (puisqu’elle ne peut pas devenir une orientation d’action, puisqu’elle ne suscite aucun sens de responsabilité, puisqu’elle n’évoque aucun engagement concret) et se transforme donc en un mythe dont la réalisation est confiée à des forces inconnues (donc magiques) qui excluent l’usage de la propre volonté.
Encore une fois le mécanisme psychologique qui entre en jeu dans cette situation est un mécanisme de défense. L’éloignement de l’objet considéré comme désirable, l’indifférence qui se tourne facilement en scepticisme, sont les réponses normales à l’impression de culpabilité ressentie par suite du heurt entre le fait de désirer la fin et la nullité de l’engagement considéré comme possible pour atteindre cette fin. La résignation et l’indifférence sont les inévitables produits de cette situation.
Alors que certains auteurs (en particulier Brigitta Mennemeier) considèrent les effets psychologiques du fait d’assumer la réunification comme fin, certains autres concentrent leur attention sur le contenu que les jeunes attribuent à la réunification comme fin. C’est Lohmar qui fait les considérations les plus intéressantes à ce sujet. Si d’un côté la réunification assume la physionomie d’un mythe (puisque, comme nous l’avons déjà vu, elle ne provoque aucun engagement actif), d’autre part elle n’est pas, aux yeux des jeunes, une valeur idéologique en soi. Derrière la réunification, soutient Lohmar, il n’y a pas tant une aspiration des jeunes à l’unité nationale qu’une aspiration à une existence meilleure et plus libre, pour soi et pour les autres.[13] Les buts et le comportement des jeunes, dans les deux Allemagnes, ne peuvent pas être compris à la lumière des idées forces du passé : patrie, peuple, nation. On peut encore trouver trace de ces idées dans la conscience de la jeune génération, mais elles n’offrent aucune base solide pour la vie de tous les jours. Les modèles de comportement que suivent les jeunes sont surtout déterminés par les caractéristiques de la société industrielle et, à un niveau différent, par le cadre des institutions et des idéologies dans lequel s’inscrit l’Etat. Etant donné cette situation, la jeunesse n’insère pas la réunification dans un programme idéologique historiquement formé dans lequel se placent les aspirations vers une Allemagne, réunifiée bien sûr, mais aussi renouvelée culturellement, économiquement et socialement. Si nous voulions paraphraser ce qu’écrit Lohmar, nous dirions que les jeunes ne voient pas la réunification en fonction d’une Allemagne meilleure, mais attendent de l’Allemagne réunifiée ce qu’ils attendent pour l’instant de l’Allemagne fédérale et de la D.D.R. La réunification est considérée de façon plus ou moins positive selon la mesure dans laquelle la nouvelle Allemagne promet de mieux satisfaire les espérances en matière de vie privée (et de consommation) de chacun.
Cet aspect est également ressenti comme un contraste et provoque une impression de culpabilité. Une intéressante observation empirique contenue dans la dernière étude qui compose le volume le prouve.[14] Au cours de la tentative de rechercher dans quelle mesure la division a développé à l’Est et à l’Ouest le sens d’appartenir à l’Allemagne fédérale ou à la D.D.R., les auteurs ont interrogé les jeunes dans l’intention de découvrir l’existence d’opinions diffusées à propos de leur propre attitude et de celle d’autrui, quant à la réunification. En d’autres termes on a demandé aux jeunes de l’Allemagne fédérale comment ils jugeaient leur propre attitude et l’attitude des jeunes de la D.D.R. Les résultats obtenus indiquent que les jeunes de l’Allemagne fédérale ont tendance à qualifier leur propre attitude de paresseuse, indifférente, sceptique, commode, matérialiste, privée d’imagination et d’initiative, tandis qu’ils attribuent à la jeunesse de la D.D.R. héroïsme, sens de la responsabilité, esprit de sacrifice, engagement. Les jeunes Allemands occidentaux attribuent donc aux jeunes orientaux toutes les qualités dont ils se sentent privés. La jeunesse de la D.D.R. représente donc « un Moi meilleur », l’idéalisation de ce que l’on voudrait être et que l’on n’est pas. L’existence de ce stéréotype révèle justement l’impression d’insatisfaction et de culpabilité dont nous parlions précédemment.
La réaction de défense, en face de cette impression inavouée (et probablement en grande part inconsciente) de culpabilité est le détachement de l’objet qui en est la cause, à savoir de la réunification, et au-delà encore, l’éloignement de la politique, de la vie publique et communautaire, des valeurs civiles, et l’orientation vers le particulier, la sphère privée, la sphère de la consommation.
En examinant ces études il m’a semblé découvrir, à travers la très grande variété des approches et des conclusions, un élément commun à presque tous (il manque peut-être seulement dans l’essai de Monika Plessner), à savoir une théorie de fond qui n’arrive jamais à être explicitement formulée, mais qui, (ici aussi peut-être en grande partie inconsciemment) alimente incessamment le processus de formation des hypothèses et influence les conclusions. En des termes très synthétiques et explicites, cette théorie affirme que dans la société industrialisée occidentale existe une tendance de la part des jeunes à considérer de façon détachée l’Etat et la vie politique en général. Cette tendance se manifeste en Allemagne à travers le peu d’engagement et l’indifférence avec laquelle les jeunes considèrent le problème de la réunification.
De notre propre interprétation des études contenues dans le volume Die Jugend und die Wiedervereinigung Deutschlands, semble toutefois émerger une autre théorie qui sous certains aspects contredit la première.
En des termes, tout aussi synthétiques et tout aussi explicites cette théorie affirme que la réunification est, du moins en partie, responsable de l’indifférence des jeunes Allemands et du fait qu’ils se détachent de l’Etat et de la politique. Cette théorie (qui dérive du refus de considérer l’unité nationale et l’Etat national comme fin désirable) n’a encore été vérifiée par aucune recherche empirique (laquelle serait du reste difficile à financer) et d’ailleurs peut-être ne se prête-t-elle pas à une vérification facile si l’on emploie les instruments de la recherche psychologique et sociologique. Toutefois l’observation, même superficielle, ne semble pas la contredire. Essayons de la préciser.
L’idée de réunification a à-peu-près monopolisé la conscience politique des jeunes Allemands. Nous avons vu que l’acceptation de la réunification comme fin politique fondamentale est générale et en grande partie non critique ; nous avons également vu que la conscience qu’ont les Allemands de la vanité de leurs efforts en vue de la réunification est générale ; d’une part la combinaison de ces deux éléments suffit à expliquer la paralysie de la conscience politique des jeunes Allemands ; d’autre part la revendication de la réunification empêche que naisse une conscience historique. Tant que la fin politique fondamentale des Allemands sera posée en termes nationaux, il sera impossible de porter un jugement historique sur la période qui va de la fondation du IIe Reich à la chute du IIIe et dans la conscience historique des Allemands restera la rupture de la continuité, car porter un jugement historique sur le passé récent implique la nécessité de juger la nation, et cela ne sera pas possible tant que la nation ne deviendra pas un concept mais restera une fin. La conscience politique des Allemands, et des jeunes en particulier, pourra sortir de sa paralysie de deux façons. La première consiste à indiquer une fin qui remplace la fin nationale. Il a semblé, pendant une brève période de l’après-guerre, que l’unité européenne pouvait constituer cette fin[15] et il faut imputer aux politiciens nationaux la responsabilité de l’avoir subordonnée à des finalités nationales. La seconde consiste à indiquer aux Allemands une voie pouvant être parcourue pour arriver à la restauration de l’unité de leur Etat national dans les frontières du Reich. L’une et l’autre voie permettent de sortir de l’inertie mais Dieu veuille qu’il n’y ait personne pour indiquer la seconde.
Nous croyons que l’idéal de l’unité européenne, malgré le discrédit qu’a été jeté sur lui par quinze ans de « politique européiste », est le seul capable de redonner aux jeunes Européens le sens de la communauté, de l’Etat, des valeurs civiles, l’intérêt pour la politique et pour la vie publique.
La crise de la participation politique des jeunes est un phénomène qui se manifeste partout où a mûri la crise de l’Etat national. En Allemagne ce phénomène atteint le plus haut niveau de l’évidence parce que l’Etat national allemand est tombé des cimes les plus hautes aux abîmes les plus profonds.
C’est là une vérité peu confortable. Imputer l’indifférence politique des jeunes Allemands à la présence du mythe de la réunification et à la crise de l’Etat national, cela veut dire mettre en état d’accusation toute la politique de la B.R.D. et de l’Occident de 1947 à nos jours et cela veut surtout dire mettre en discussion l’un des principes fondamentaux de l’organisation politique du monde moderne, même si c’est un principe qui appartient plus au passé qu’au présent et qui n’appartiendra certes pas à l’avenir. Mais cela veut également dire remonter à l’une des plus pures et des plus profondes traditions de la culture allemande, à cette tradition cosmopolite qui faisait dire à un Leibnitz : « Ich bin nicht von denen, die auff das Vaterland oder sonst auff eine gewisse Nation erpicht seyen, sondern ich gehe auff den Nutzendes gantzen menschlichen Geschlechts. Denn ich halte den Himmel für das Vaterland und alle wohlgesinnten Menschen für dessen Mitbürger ».[16]
* Cet article sera suivi, dans un des prochains numéros de la revue, par un autre qui étudiera la sociologie de la jeunesse allemande, particulièrement en ce qui concerne son attitude envers les valeurs et la politique.
[1] Cette expression, si fréquente sur les lèvres de ceux qui ont la nostalgie du passé, et des démagogues de profession, est impropre puisque la « nation allemande » n’a jamais été unie politiquement parlant.
[2] Die Jugend und die Wiedervereinigung Deutschlands, Verlag Ullstein, Frankfurt/M - Berlin, 1962, p. 396. Ce volume contient les sept essais choisis dont les auteurs respectifs sont : Brigitta Mennemeier (pp. 31 à 94), Rudolf Lassahn (pp. 95-146), Hans Prescher (pp. 141-186), Monika Plessner (pp. 187-246), Ulrich Lohlnar (pp. 247-280), Ernst Hessenauer (pp. 281-336), Petra Munkelt et Ekkehard Othmer (pp. 337-396).
[3] La psychologue Brigitta Mennemeier écrit par exemple : « Indifférence, ingénuité et optimisme non critique caractérisent l’attitude des jeunes au cours des années qui suivent la puberté, tandis que le scepticisme et la résignation sont les traits saillants de l’attitude envers la réunification de l’Allemagne au cours des années successives » (p. 55).
[4] Mais c’est un phénomène auquel n’échappent probablement pas les pays de l’Europe orientale, et en général les pays dont le développement économique et social est élevé. Le phénomène de la « dépolitisation » tout en étant, en Europe surtout, le produit de la crise de l’Etat national et de l’idéologie qui le soutient, semble se présenter plus fréquemment, compte tenu de la variété de ses manifestations, dans les sociétés fortement industrialisées, dans les sociétés dites de consommation ou du bien-être.
[5] Pp. 61-63 et 70-72.
[6] Pp. 197-198.
[7] Voir par exemple la contribution du sociologue Ulrich Lohmar, pp. 257-258.
[8] Voir Rudolf Lassahn, p. 143.
[9] Nombreux sont les auteurs qui insistent sur ce point. Cette situation est décrite d’une façon particulièrement efficace dans la monographie de Brigitta Mennemeier (pp. 63-64) et dans celle de Hans Prescher (pp. 153-155). Ce dernier écrit, non sans une certaine amertume : « On ne peut pas fonder un Etat, dans le vrai sens du mot, sur la jeunesse actuelle. Celle-ci ne dédie que peu d’attention et d’engagement intellectuel aux problèmes de la communauté, à la situation de notre pays et à l’avenir du monde. Le trait caractéristique prédominant est le repliement vers la sphère privée ; faute d’autres idéaux, le Moi est haussé au rang d’idéal ».
[10] A ce propos voir Hans Prescher, pp. 159-161.
[11] P. 263.
[12] Pp. 35-38.
[13] Nous nous rapportons aux pages 277-279 de l’essai de Lohmar, mais voir aussi l’essai de Monika Plessner (pp. 243-245).
[14] Cette étude (pp. 337-382), fruit de la collaboration entre Petra Munkelt et Ekkehard Othlner, expose les résultats d’une recherche empirique effectuée sur 400 jeunes Allemands environ, et sur 100 jeunes Anglais et Américains. Les méthodes employées et les résultats obtenus au cours de cette enquête présentent des aspects très intéressants, même si (surtout en ce qui concerne les méthodes) on peut rester perplexes à leur sujet. En réalité, même les techniques les plus modernes utilisées pour mesurer ce genre d’attitude, pour découvrir les stéréotypes, etc… ne permettent d’obtenir que des résultats très grossiers. Le caractère de cet écrit (joint à la limitation des connaissances de son auteur) ne permet de faire une critique approfondie ni des méthodes ni des résultats. Toutefois, en plus des aperçus qui se trouvent dans le texte, il convient de rappeler l’analyse de l’attitude différente des jeunes Anglais et des jeunes Américains à l’égard de la réunification allemande. 32% des jeunes Américains interviewés considèrent leur propre attitude envers la réunification de l’Allemagne comme très positive alors que 9% seulement des jeunes Anglais pensent de même. D’autre part, alors que 9% seulement des jeunes Américains considèrent la réunification de façon négative, ce pourcentage monte à 19% chez les jeunes Anglais. En outre, tandis que l’attitude des jeunes Américains semble en premier lieu déterminée par la peur de l’expansion communiste et par le rôle des Etats-Unis en tant que pays-guide de l’Occident, et tend par conséquent à considérer favorablement la réunification dans la mesure où celle-ci se présente comme un renforcement de l’Occident et parallèlement comme une contribution à la détente internationale, l’attitude de la majeure partie de la jeunesse anglaise semble plutôt inspirée par la peur d’une hégémonie allemande sur le continent européen, donc par des préoccupations d’équilibre continental. Enfin 70% des jeunes Anglais interviewés pensent que le gouvernement de l’Allemagne fédérale doit reconnaître la D.D.R., tandis que ce pourcentage n’est que de 17% parmi les jeunes Américains. 50% des jeunes Anglais pensent que pour aboutir à la réunification tant l’Allemagne fédérale que la D.D.R. devraient sortir de leurs alliances actuelles. 8% seulement des jeunes Américains est de cette opinion.
[15] C’est un point sur lequel nos auteurs reviennent eux aussi, mais toujours de façon marginale. Pour tous, voir, par exemple, Prescher, p. 164.
[16] « Je ne suis pas de ceux qui pensent exclusivement à la patrie ou à quelque autre nation que ce soit, je m’oriente plutôt vers le bien de tout le genre humain. Car je tiens le Ciel pour la patrie, et tous les hommes de bonne volonté pour ses citoyens ». Cité dans l’essai de Monika Plessner, pp. 219-220.