LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VII année, 1965, Numéro 1, Page 10

 

 

Suisse et France :
histoire de deux grandes entreprises ferroviaires*
 
BRUNO CAIZZI
 
 
C’est une donnée historique bien connue que l’importance acquise presque partout en Europe au cours du XIXe siècle par la question ferroviaire et l’on a correctement souligné la complexité des problèmes qui s’y rattachent. Dans le petit Etat suisse notamment, les chemins de fer se chargèrent de telles implications politiques qu’ils devinrent le point de repère obligatoire de tout jugement sur la maturité des structures juridiques que cet Etat s’était données pendant les cinquante années décisives de son histoire, c’est-à-dire grosso modo de 1848 à 1900. Il nous semble qu’une indication, significative en elle-même, se dégage du fait que la Suisse a inauguré l’ère ferroviaire avec un retard considérable et que les premiers rails posés sur le sol helvétique ont servi à raccorder la ville de Bâle à un réseau étranger au lieu de la relier à d’autres villes nationales. Un examen attentif du problème ne permet d’ailleurs de repérer aucune raison objective au fait que la Suisse n’ait pas pris dans ce domaine les mêmes initiatives qu’on prenait partout ailleurs à cette époque dans l’Europe civilisée. Il est vrai que le caractère accidenté d’une grande partie du territoire suisse suggérait de renoncer pour le moment à tout projet exigeant le passage d’un versant montagneux à l’autre et le creusement de grands tunnels ; mais on entrevoyait bien la possibilité de mettre les chemins de fer au service des contrées les plus peuplées et des centres de l’économie nationale là où aucune difficulté naturelle ne s’y opposait, c’est-à-dire sur le plateau jurassien et le long des vallées déjà sillonnées par des routes excellentes. Vers le milieu du XIXe siècle la Suisse avait atteint un bon niveau d’industrialisation, et entretenait des relations commerciales intenses avec l’étranger, lui permettant l’importation de 4 millions de quintaux de céréales, charbon, coton et autres matières premières. Cela explique aussi pourquoi, même sur ce point, elle n’avait aucun intérêt à se laisser retrancher du réseau ferroviaire qu’on était en train d’installer partout au delà de ses frontières.
Cependant il est aisé de démêler des raisons d’ordre cantonal et particulier, cause première des hésitations prolongées de la Suisse à s’insérer dans le développement du réseau des chemins de fer.
On entendait s’élever partout, mais surtout dans les petits cantons centraux, contraires par tradition à toute innovation et conservateurs par vocation, des voix de citoyens se refusant à juger positivement les expériences pourtant probantes d’autrui, et suppliant leurs concitoyens d’écarter de leur terre le train, maudit, cause certaine de malheurs et de dégâts. Mais finalement les réactions négatives des parlements cantonaux étaient beaucoup plus imputables aux pressions exercées par des particuliers, lésés dans leurs intérêts, qu’à ces sombres prévisions.
En 1822 la Suisse maintenait encore plus de 400 droits de péage à l’intérieur ; beaucoup de cantons touchaient des sommes importantes provenant des marchandises en transit ; la navigation sur les lacs était souvent le monopole de compagnies qui n’étaient nullement résignées à se laisser déposséder par les nouveaux moyens de transport ; et ainsi de suite. Tout un système de relations, anachronique mais encore profitable, risquait de s’écrouler par suite de l’avènement du régime ferroviaire.
En outre les cantons, jouissant des droits souverains en la matière des concessions ferroviaires, visaient par leurs arrêts à protéger des intérêts locaux au-delà des limites du raisonnable. De vieilles querelles périmées entre cantons étaient toutes prêtes à se rallumer et les citoyens à se raidir vis-à-vis des plans les plus modérés de construction, exigeant un minimum de collaboration mutuelle. Le demi-canton de Bâle-campagne se déclarait fier de s’être détaché de Bâle-ville et paraissait bien décidé à ne pas permettre la mise en œuvre d’un seul mètre de rails sur son territoire, atteignant ainsi son but de mettre en quarantaine la ville frontalière qui réussissait à se raccorder aisément au Rhin, avec l’Alsace et le Grand-duché de Bade, mais qui ne pouvait pas se relier à Zürich à travers le territoire suisse.
En 1845 on était en train de dresser le plan d’une ligne de Bâle à Olten et les paysans s’en inquiétèrent. « Citoyens ! — disait un manifeste diffusé parmi eux — veillons à ce que les avantages et les biens que nous avons conquis si chèrement, par la révolution et la séparation avec Bâle-ville ne nous soient pas ravis par un chemin de fer ! ».
Tout naturellement, sous la poussée des milieux économiques locaux, les premières initiatives suisses dans ce domaine s’adressaient à la ligne Bâle-Zürich, car il s’agissait d’une ligne appelée à un succès économique certain. Louis Negrelli, qui était alors l’ingénieur en chef de la chambre des commerçants de Zürich, avait étudié les plans techniques de la ligne et on avait constitué une société pour la réaliser : mais la filière administrative, freinée par tous les moyens, traînait en longueur sans jamais aboutir : notamment par la faute du Canton d’Argovie qui se refusa si longtemps à permettre le passage sur son territoire, qu’on avait même songé sérieusement à passer par le Grand-duché de Bade bien que cela n’allât pas sans d’autres inconvénients.
Après quelques années d’attente le public des souscripteurs — parmi lesquels, fait assez curieux, le groupe le plus fort était italien — perdit toute confiance et se refusa à compléter le capital souscrit par le versement des dixièmes actionnaires encore à découvert ; d’où en 1841 la dissolution de la société. En 1847 la Compagnie Nord-Suisse, fondée l’année précédente, put enfin inaugurer le tronçon Zürich-Bade mais la gestion d’un service si réduit était destinée à décevoir les espoirs des actionnaires.
Partout ailleurs en Suisse les choses n’allaient guère mieux ; et bien qu’entre 1830 et 1850 on ne restât pas dans l’inertie, essayant même au contraire maintes fois de construire au moins quelques tronçons partiels, on n’enregistra toutefois que des insuccès. Il fallait chercher la cause de ces éternels atermoiements dans les structures politiques elles-mêmes : aucun résultat n’était réalisable sans faire tomber au préalable toute l’intransigeance cantonale, jalouse de ses prérogatives et excessivement préoccupée des intérêts constitués, et encore fallait-il créer à l’échelon national des institutions nouvelles permettant l’existence d’un fait technique d’importance et de dimensions nationales.
D’où l’immense signification de la nouvelle constitution fédérale de 1848 : on peut vraiment soutenir sans exagération qu’elle fut le point de départ de la Suisse moderne car elle remplaça par un véritable Etat fédéral doué de pouvoirs réels, différents et supérieurs aux pouvoirs de cantons-membres, cette alliance permanente de cantons, qui avait fonctionné jusque là. En matière économique la Constitution de 1848 unifiait les douanes et, les confiant à la Confédération, abolissait les droits de péage à l’intérieur et les privilèges locaux dans le domaine des transports, interdisait toute discrimination interne, introduisait un système national de monnaie et de mesures et fixait un premier secteur d’intervention fédérale dans le domaine des travaux publics. L’article 21 de la Constitution prévoyait notamment la possibilité de concéder des subventions aux initiatives ferroviaires d’intérêt national et conférait en outre à l’Etat la faculté d’interdire les constructions qu’on jugerait contraires à cet intérêt. Les cantons se voyaient donc privés de quelques prérogatives dont ils avaient souvent mésusé pendant les vingt années précédentes. On pouvait alors envisager une politique ferroviaire nationale à long terme, la seule d’ailleurs à même de résoudre les difficiles problèmes en suspens.
On était naturellement encore bien loin d’une prépondérance fédérale absolue et on laissait beaucoup de marge aux interventions des cantons. Mais déjà en 1849 le Conseil Fédéral, pour atteindre une évolution plus nette de la législation, exigea d’être informé exactement sur tout projet ferroviaire. Encouragé par le désir pressant des Chambres, il voulait surtout des précisions sur le rendement, le trafic intérieur et les intérêts de la défense nationale. On soumit la question à deux experts anglais, H. Swiburne et Robert Stephenson, membre du Parlement londonien et fils du célèbre inventeur de la locomotive. Le Conseil Fédéral leur soumit en outre le problème de la traversée des Alpes, demandant leur avis à propos d’un projet éventuel pour le Luckmanier dont on parlait beaucoup depuis que Negrelli l’avait instamment proposé. Dans leur réponse Stephenson et son collègue suggéraient un réseau fondamental de 650 Km., pivotant sur Olten et empruntant des parcours naturels faciles, à-peu-près les mêmes que ceux qui formèrent plus tard le système suisse. D’après eux on devait considérer l’opportunité de se servir de la navigation sur les lacs pour opérer le raccord avec les rails là où cela était possible. Pour se rendre en Italie, ils envisageaient une ligne allant du lac de Constance à la plaine du Pô à travers les cols des Grisons, estimant qu’il valait mieux arrêter prudemment au Gothard la ligne de la Suisse centrale. Ils prévoyaient pour tout ce réseau une dépense de 118 à 132 millions de francs, selon les variantes acceptées.
Le problème s’acheminait vers une solution : si cependant l’Etat fédéral affirmait pour la première fois son bon droit à se mêler de cette épineuse question ferroviaire, cela ne signifiait nullement que ce même Etat eût l’intention de s’attribuer la tâche de construire le réseau et de le gérer. La faiblesse des finances fédérales était telle qu’elle rendait inimaginable une intervention immédiate aussi étendue : et d’ailleurs l’opinion publique s’orientait encore en majeure partie vers le principe de l’initiative privée. En 1851 l’Assemblée fédérale ne réserva pas un bon accueil à un message du Conseil fédéral proposant l’adoption du principe que la construction et la gestion des chemins de fer de l’Etat avaient la priorité sur les lignes privées. Et même la loi de 1852, codifiant les nouvelles orientations, dut réaffirmer les prérogatives cantonales dans le domaine des concessions, réussissant toutefois à sanctionner le droit de la Confédération de racheter par la suite les entreprises de transport, confiées à des compagnies privées, au fur et à mesure que la nécessité s’en présentait.
C’est ainsi, moyennant un compromis, que commencèrent ces vingt ans de constructions ferroviaires, passées à l’histoire sous l’étiquette de la période de la souveraineté cantonale. Mais laisser aux mains des cantons les droits de concession signifiait à la fin qu’on conférait des pouvoirs de monopole presque absolu à chaque compagnie et que les cantons devaient discuter avec celles-ci partant de positions assez faibles.
Entre-temps les initiatives foisonnaient et presque partout elles étaient dues à des groupes privés jouissant de l’appui de l’Etat. Ce fut encore en 1852 qu’on fonda à Bâle la compagnie Central-Suisse, qui recueillit l’héritage de plusieurs petites sociétés privées incapables de continuer. Elle aborda sans délai la construction du tronçon Bâle-Olten et dressa en même temps le plan d’un réseau organique dont cette dernière devait être le centre. Trois banques parisiennes avaient souscrit un capital de 36 millions de francs, et les titres placés en France firent immédiatement l’objet d’une spéculation effrénée. L’intervention des frères Pereire et d’autres banquiers sauva la compagnie du désastre et lui permit de travailler assez rapidement et de réussir à réaliser presque en entier son programme de construction, et même de le dépasser en arrivant jusqu’à Fribourg en 1860.
L’intérêt des capitalistes étrangers pour les Chemins de fer fédéraux devenait de plus en plus intense. En 1853 les Rotschild opéraient la fusion du chemin de fer des chutes du Rhin (Winterhur-Schaffhouse) avec la jeune Compagnie du Nord-Est, née à son tour de la fusion de la Compagnie Zürich-lac de Constance et du Chemin de fer du Nord-Est. C’est encore sous la pression des financiers étrangers qu’en 1856 on avança vers l’unité par la fondation de l’Union-Suisse qui héritait de trois petites sociétés, la St. Gallen-Appenzeller, celle du Sud-Est et celle de la Glatt, visant tout simplement à greffer la vallée de la Glatt sur la ligne allant de Zürich au lac de Constance. Rotschild envisageait une seule grande compagnie qui devait, à son idée, absorber toutes les petites sociétés, vouées à l’insuccès, semblait-il, d’après les premières expériences, et douer la Suisse orientale d’un réseau organique s’étendant des Grisons jusqu’à Bâle et au lac de Constance.
Mais ces projets si hardis se heurtaient encore à de remarquables résistances locales. Inévitablement le régime cantonal des concessions ouvrait la porte aux initiatives fragmentaires. Il devenait extrêmement difficile d’appeler deux ou trois cantons à y participer, de les mettre d’accord sur le choix du parcours, de les persuader qu’un chemin de fer bien géré arrivait au maximum de ses possibilités s’il était raccordé à un réseau plus vaste et non si l’on se contentait d’un petit trafic local presque toujours déficitaire et n’ayant aucune possibilité d’amortir les frais d’implantation et de gestion. Tout cela ressortissait clairement des résultats négatifs de tant de compagnies minuscules, créées sous la poussée d’une ville, d’un canton ou d’une vallée, juste au moment où on commençait à viser plus haut et quand le problème des communications avec la France centrale et avec l’Italie était mis en vedette. En 1858 une société française prolongeait jusqu’à Genève la ligne de Lyon à la Savoie et en 1859 se formait la Compagnie de la ligne d’Italie qui opérait dans le Valais et songeait au Simplon. Elle n’eut pas de chance et bientôt ses pertes atteignirent le chiffre de 26 millions : en 1864 elle dut par conséquent céder toutes ses installations à d’autres sans avoir réussi à poser ses rails jusqu’à Brigue.
Une incertitude extrême pesait sur beaucoup de décisions importantes, les retardant énormément. Un des raccords fondamentaux par exemple, celui de la Suisse romande avec la Suisse alémanique, déchaîna des luttes acharnées qui traînèrent pendant des années surtout à cause des prétentions du Canton de Fribourg exigeant que la ligne traverse son chef-lieu. On arriva plus tard à trancher la question par la construction de deux tracés : la ligne dorsale septentrionale à travers Lausanne, Neuchâtel, Bienne, Olten, et une ligne plus méridionale par Fribourg et Berne.
Malgré cela, pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, les travaux de construction se poursuivirent moins lentement que tant de contestations internes n’aurait pu le laisser craindre. En 1855 le pays était parcouru par 208 km. de lignes construites, mais déjà en 1865 il y en avait 938 et 1215 en 1869, année où toute la politique ferroviaire aborda un tournant décisif. Mais cette expansion du réseau cachait des résultats économiques presque totalement négatifs. Les chemins de fer ne réussissaient pas à compenser les efforts financiers qu’ils requéraient des promoteurs : en 1865 les onze sociétés principales avaient souscrit un capital social de 204 millions de francs et placé des obligations pour un montant de 234 millions de francs, mais toutes elles étaient en proie aux pires difficultés et plusieurs n’étaient pas en mesure de payer des dividendes, tandis que d’autres peinaient même à solder les coupons des obligations. Seules deux compagnies étaient actives : la Central-Suisse et la Nord-Est, et on le comprend aisément si l’on considère qu’elles jouissaient de l’avantage de desservir les zones les plus riches du pays. La première présentait un excédent de recettes sur les frais de 18.784 francs, la deuxième atteignait 20.683 francs. Mais le surplus de la Zürich-Berne ne dépassait guère 3.320 francs et il y avait pis encore : la ligne d’Italie n’allait pas au-delà de 1.021 francs.
Il était donc impossible que les compagnies privées fussent en mesure d’établir des plans ambitieux, et encore moins d’affronter de gros travaux sur les cols des Alpes avec leurs seuls moyens. Les deux experts anglais avaient bien dit que la percée méridionale des Alpes posait un problème international, au-delà des moyens et des buts d’une politique ferroviaire suisse. Par la suite on avait souvent discuté l’opportunité de choisir un col plutôt qu’un autre et naturellement chaque canton s’était empressé de défendre le choix du col — Luckmanier, Splügen, St. Bernardin, St. Gothard — qui favorisait le plus ses intérêts. De l’autre côté des Alpes le Piémont avait d’abord songé au Luckmanier. Dès 1847 il avait négocié, comme compensation partielle pour quelques facilités douanières, un traité avec trois cantons qui l’avaient signé, bien que l’Autriche en fût quelque peu mécontente. Toutefois en 1851 le Piémont, la Prusse et la Suisse tous ensemble requirent une expertise technique sur l’ensemble du problème de la traversée ferroviaire, des Alpes. Les trois experts choisis (parmi eux il y avait Negretti, inspecteur du génie piémontais) étudièrent en effet toutes les variantes du Mont-Cenis au St. Bernardin ; finalement ils fixèrent leur attention sur le Mont-Cenis, le Grimsel et le Luckmanier et même sans arriver à une conclusion unique, parce que peut-être ils n’étaient pas complètement d’accord entre eux, ils soulignèrent pourtant le fait que le Grimsel offrait la communication la plus rapide de Bâle à Gênes. Les actions du St. Gothard remontèrent tout d’un coup en 1853 quand huit cantons, de Bâle à Göschenen, déclarèrent ouvertement que, c’était le col qu’ils préféraient. Ils recueillirent les adhésions des autres cantons et le consentement de deux compagnies très importantes : la Central-Suisse et la Nord-Est. Les chances du Luckmanier s’affaiblirent — bien qu’à ce moment-là une société anglaise en eût demandé la concession, se proposant de le raccorder aux voies du Sud-Est —, le Grimsel même perdit du terrain, bien qu’il fût soutenu par Berne, qui préconisait un parcours devant aboutir à Bedretto, aux sources du Tessin. Les experts calculaient que le chemin de fer du Gothard transporterait chaque année 180.000 voyageurs et 270.000 tonnes de marchandises et qu’il présentait ainsi les conditions les plus favorables entre toutes les solutions possibles. En 1866 Berne renonça au Grimsel et l’Italie communiqua qu’elle soutiendrait la seule ligne du Gothard et lui garantirait un appui financier. Würtemberg et Bade acceptèrent à leur tour ce projet et l’on put ainsi dresser le protocole de 1869 et le soumettre à la ratification des adhérents entre 1870 et 1871. La nouvelle Société des chemins de fer du Gothard s’assura 85 millions de subventions, dont 45 étaient italiens, 20 suisses, 20 allemands. La quote-part suisse fut partagée entre les cantons que la voie parcourait et le plus intéressé, le Tessin, y contribua pour trois millions, somme qui ne lui était certes pas indifférente, étant donné la pauvreté de ses finances.
La ligne suisse la plus importante naissait par l’initiative et avec l’appui des administrations publiques. L’intervention de la Confédération devenait d’autant plus aisée que la loi de 1872 devait lui transférer le droit d’attribuer les concessions ferroviaires, droit dont les cantons seraient dorénavant dépossédés. Le comportement des compagnies privées, gérant encore presque toutes les autres lignes, mécontentait tout le monde : on leur reprochait de s’occuper de leurs seuls intérêts, de ne pas tenir compte des besoins du public : et le fait que leur capital était en majeure partie aux mains d’étrangers et qu’une forte spéculation boursière s’établissait sur leurs actions, accentuait les critiques, derrière lesquelles se cachait la revendication d’une intervention plus énergique de la part de l’Etat dans tout ce secteur. « Les sociétés privées profitent sans honte de ce qu’il leur faut, ne respectent aucun contrat et ignorent la loyauté. C’est un danger pour l’Etat que de les laisser libres d’agir avec leur argent » : ce sont les affirmations de Ziegler, un radical qui fonda en fonds 1875 la National Suisse, une nouvelle compagnie dont les fonds provenaient uniquement des cantons et des administrations publiques. Les premières constructions qu’elle avait entreprises se heurtèrent aux travaux de la Nord-Est et de la Central Suisse dans la partie orientale et septentrionale du pays. Mais la grave crise économique, sévissant pendant les années ’76-’77, rendait extrêmement hasardeuse toute nouvelle entreprise ferroviaire et la Compagnie de Ziegler, après quelques essais de résistance, dut se laisser absorber par sa rivale Nord-Est. L’assainissement même des deux grandes sociétés ferroviaires put s’accomplir péniblement et grâce à l’intervention de groupes de banquiers suisses.
Malgré toutes ces difficultés, et sans un véritable plan préalable, le réseau suisse s’étendait pourtant continuellement : en 1875 le tracé à écartement normal dépassait largement 2.000 km. et deux années plus tard 2.400. Mais si des plans et des capitaux affluaient à l’industrie ferroviaire pendant les périodes de prospérité, toute crainte de l’éventualité d’une crise remettait tout en question. Les recettes de tous les chemins de fer suisses, ayant atteint en 1873 le chiffre de 34.091 francs par km., tombèrent quatre ans plus tard à 24.133 ; et le surplus monétaire s’effondrait en même temps de 15.693 à 9.773 francs. Seule la Central Suisse réussissait à présenter un bilan créditeur et à payer un dividende de 3,2% après deux ans sans répartition. Cette année-là la Nord-Est Suisse et l’Union-Suisse attribuaient un dividende minimum aux seules actions privilégiées et les compagnies qui se groupèrent plus tard dans la Jura-Simplon distribuaient un bénéfice de 0,79 %.
Considérée de près, la situation complexe des entreprises ferroviaires était au bord de la faillite. En 1877 on devait enregistrer une perte de 275 millions sur les 803 placés. Une politique d’économie s’imposait et on pouvait la réaliser par le biais de la concentration des sociétés contiguës sous une seule direction, la liquidation des organismes les plus faibles et l’uniformisation des matériels et des services. La fin dernière de cette politique ne pouvait être que l’étatisation des lignes principales ; elle était désormais possible grâce à la formule de rachat qu’on avait en son temps opportunément introduite dans les différentes concessions entre la Confédération d’un côté et les compagnies concessionnaires de l’autre. Et pourtant d’autres conflits violents accompagnèrent ces rachats au fur et à mesure qu’ils se faisaient, malgré une nouvelle loi qui en 1883 s’était préoccupée de préciser les modalités des rachats, soit par la fixation des préavis nécessaires, soit en prévoyant les modalités de calcul des indemnités, d’après les résultats économiques des gestions. Ce fut une telle disposition, peut-être assez malencontreuse, qui entraîna les compagnies à se défendre par l’altération des comptes pendant quelques années et leur comportement provoqua la réaction de la Confédération qui s’empressa de promulguer une autre loi sur la comptabilité des chemins de fer, énumérant minutieusement toutes les règles auxquelles devaient se tenir les entreprises de transport en matière de comptabilité. Contre cette loi les intéressés soulevèrent maintes exceptions juridiques, mais en vain. D’ailleurs la Confédération montra bientôt qu’elle désirait avancer précautionneusement, ne se raidissant jamais mais atteignant son but par diverses voies et arrivant à acquérir tout le réseau par des moyens divers suivant le cas, tels que l’achat des actions ou l’offre de les remplacer par des obligations.
En 1891 le Conseil Fédéral avait signé une convention avec un groupe de banques allemandes et suisses d’après laquelle l’Etat obtenait 50.000 actions de la Central-Suisse pour une valeur nominale de 50 millions de francs, correspondant à la moitié du capital de la Compagnie, en échange de 50.000 obligations fédérales à 3%. Mais le pays regimba vivement contre cette transaction qu’on estimait, probablement à raison, trop favorable aux banquiers et une avalanche de 289.000 voix négatives contre 130.000 affirmatives d’un référendum populaire déclara nul ce contrat. La Central-Suisse gérait plusieurs tronçons raccordés à la ligne du Gothard et l’on comprend aisément que la Confédération tenait à s’en assurer le contrôle, prévoyant de devoir sous peu gérer directement le grand chemin de fer de Bâle à Chiasso.
Pendant que, sans arrêt, on ouvrait au trafic de nouveaux tronçons ferroviaires et que le réseau s’enrichissait de constructions très hardies sur les montagnes (en 1871 on avait inauguré la crémaillère du Righi, la première du monde dans son genre) et qu’on réalisait plusieurs projets de fusions, la Confédération ne renonçait nullement, malgré l’insuccès de 1891, à ses projets et bien au contraire élaborait les instruments juridiques nécessaires.
On estimait d’abord que l’excessive ingérence de la grande spéculation financière internationale représentait un danger auquel il fallait pourvoir avec urgence. C’est la raison qui poussa la Confédération en 1895 à établir une loi imposant des restrictions remarquables à la participation étrangère aux Conseil d’administration des sociétés ferroviaires suisses : l’année suivante on réexamina la vieille loi sur la comptabilité des entreprises de transport et on en détailla encore les termes, en obligeant les entreprises à préciser à tel point le « Compte d’exercice » que toute possibilité de manœuvre en était exclue et que toute tentative de s’en servir pour altérer les résultats véritables de la gestion était vouée à l’échec.
En 1897 les temps étaient mûrs et le Conseil Fédéral adressa aux Chambres un long message où il proposait une action à moyen terme pour rappeler à l’Etat les principaux services ferroviaires d’intérêt national, partant de l’échec constaté de l’initiative privée en matière ferroviaire et soulignant une fois encore les dangers de l’ingérence étrangère. Dans son message l’exécutif bernois précisait entre autres choses que, au cours de la première période de construction, les compagnies avaient perdu 50 millions de francs et que 149 millions encore représentaient le coût des liquidations, effectuées jusqu’en 1894, sans toutefois oublier les 110 millions perdus sur les cours d’émission des actions et des obligations. Mais encore une fois il s’en fallut de beaucoup qu’un consentement unanime accompagnât l’intervention de l’Etat dans des questions que beaucoup de citoyens considéraient encore comme relevant de la compétence des cantons. Un groupe de citoyens mécontents remit en branle la machine du référendum populaire, mais heureusement le pays, appelé à voter sur le projet général pour le rachat des 5 lignes principales, l’approuva en février 1898 par 200.000 voix constituant une bonne majorité et malgré le vote contraire du parti populaire catholique et de maints conservateurs d’une confession ou de l’autre.
Les compagnies, menacées d’expropriation, s’étaient entretemps décidées à déposer une plainte contre le Conseil Fédéral à cause de quelques clauses des lois sur la comptabilité ferroviaire, qu’elles estimaient léser leurs intérêts et contrevenir à certaines garanties sanctionnées dans les protocoles de concession : mais le tribunal repoussa leurs requêtes. On put finalement signer les premières conventions d’expropriation et entre 1901 et 1903 les lignes de 4 compagnies passèrent sous administration fédérale. La dernière de ces lignes, la Jura-Simplon, était née en 1890, faisant suite à la Compagnie des Chemins de fer de la Suisse occidentale, qui avait à son tour hérité de la vieille et malencontreuse ligne d’Italie. Au début même les affaires de cette nouvelle compagnie n’avaient pas été excellentes ; en 1895 son projet pour la traversée du Simplon lui avait valu une subvention de 19 millions, suisses la plupart ; 4 millions avaient été octroyés par le Gouvernement de Rome, les provinces de Novare, Alexandrie, Pavie, Bologne, Milan et Gênes, et les deux villes de Milan et Gênes. La nouvelle convention établissait que la Confédération se substituait aux 4 Compagnies pour l’actif et le passif et qu’elle leur versait à chacune un paquet d’obligations d’Etat pour solder le surplus actif. On pouvait estimer qu’il s’agissait là d’un progrès remarquable, bien que le contrôle de plusieurs lignes importantes ne fût pas encore aux mains de la Confédération : par exemple le rachat de la ligne du Gothard, ouverte en 1882, semblait extrêmement difficile, étant donné son caractère international et le fait que l’Italie et l’Allemagne avaient versé des contributions financières importantes et répétées en échange de garanties de toute sorte. La Confédération dut entamer de longs pourparlers avec ses voisins, pour leur faire accepter l’administration directe de l’Etat leur offrant des concessions que l’opinion publique estimait excessives : par exemple un tarif préférentiel et l’engagement d’adjuger publiquement les fournitures de matériel pour la future électrification de la ligne, clause destinée surtout à sauvegarder les espoirs de l’industrie allemande. Ce fut aussi à cause de ce mécontentement diffus que l’Assemblée Fédérale attendit jusqu’en 1915 à ratifier la convention de rachat, bien qu’on l’eût élaborée plus de trois ans auparavant.
Il restait encore plusieurs lignes secondaires que la Confédération ne se hâtait nullement d’absorber sachant très bien quelles étaient en proie à des difficultés de tout ordre. D’autre part, il faut ajouter que les Cantons ne renonçaient point à leurs tentatives de résoudre tout seuls leurs problèmes à court terme et que l’initiative privée était toujours prête à soutenir des entreprises nouvelles. Il suffit de songer aux nombreuses lignes créées pendant les dernières décennies du XIXe siècle, et même plus tard, pour satisfaire à des nécessités locales, notamment à la ligne du Lotschberg, unissant Berne au Valais et à celle qui, par les cols de l’Oberalp et de la Furka, mettait en communication les Grisons avec Brigue. Les habitants des Grisons avaient fourni un effort énorme pour doter leur canton d’un réseau ferroviaire et ils le défendirent toujours avec acharnement même quand la diffusion de l’automobile rendit évident le fait qu’il s’agissait d’un réseau coûteux : il est vrai que malgré cela il est indispensable à la vie du canton et à ses aspirations touristiques.
Sur le plan technique un premier bilan dressé à la fin du siècle, après une période d’activité contrastée et fiévreuse durant plusieurs décennies, n’était certes pas un bilan négatif. Grâce au concours du capital privé et des interventions publiques, grâce aussi à l’esprit d’initiative des Cantons et à la faveur de leur rivalité acharnée, le chemin de fer avait gagné sa bataille : et si l’on avait perdu en cours de route pas mal d’argent et quelques efforts méritoires, on avait tout de même mené à bien l’indispensable œuvre de coordination et de sélection de tant d’entreprises, souvent disparates et rarement solidaires les unes des autres : un système harmonieux de communications était en train de raccorder les divers tracés par un nombre croissant d’articulations internes et extérieures.
En 1903 un réseau presque entièrement à écartement normal parcourait le pays d’un bout à l’autre, réalisant une unité géographique et économique à laquelle on n’aurait jamais osé songer un demi siècle auparavant. A ce moment les investissements dans les constructions ferroviaires s’élevaient à 1 milliard et un tiers de francs dont 440 millions correspondaient au nominal des actions souscrites et le reste couvrait la valeur des obligations mises en circulation ou des subventions reçues par les compagnies.
Entre-temps la Confédération avait pris la tête de la politique ferroviaire et gérait déjà directement bon nombre de lignes d’intérêt prééminent. Toute intervention postérieure viserait à libérer les sociétés locales de leurs engagements trop onéreux et à compléter le réseau, tenant compte avant tout de critères techniques et d’exigences sociales qui devraient l’emporter sur toute considération de pur profit ; en outre on se préoccuperait d’uniformiser l’administration et les services, pour les amener à un maximum d’efficience ; on le fit si bien que les Chemins de fer fédéraux sont aujourd’hui une administration exemplaire, dont le peuple suisse est à bon droit orgueilleux et qui suscite l’admiration des voyageurs et des experts étrangers.
Pourtant si l’on considère d’un point de vue historique cette aventure compliquée et contradictoire des chemins de fer suisses, elle semble se ranger et presque obéir à un dessin savant et préordonné. Au début, pendant toute la période où les Cantons détenaient le pouvoir d’initiative, grâce aux nombreuses revendications locales sans aucun contrôle de l’Etat, obéissant à des intérêts partiels, beaucoup de contrées réussirent à obtenir au moins un tronçon de ligne : et un plan général de l’Etat pour les constructions ferroviaires ne leur aurait probablement pas donné satisfaction. Quand survint la crise inévitable de des entreprises particulières, la législation transféra la plupart des pouvoirs de décision à la Confédération qui s’attela à la tâche nécessaire d’intégrer tant d’initiatives disparates. Une Suisse unitaire aurait gagné quelques décennies et aurait sûrement évité tant de mésaventures financières, mais elle aurait très difficilement réussi à doter le pays d’un réseau vaste et capillaire comme celui qui existe à présent. C’est d’ailleurs justement le chemin de fer qui, par ses pénétrations capillaires, a favorisé le développement des institutions économiques suisses et a rendu possible l’ascension industrielle du pays. Si la population de la Confédération passe des 2,4 millions d’habitants de 1850 aux 3,8 millions de 1910 et si, en même temps, son niveau de vie s’améliore continuellement, le mérite majeur doit en être attribué aux chemins de fer, condition préalable de l’industrie. Certes dès 1850 la Suisse pouvait s’attribuer à bon droit la définition de pays industriel, mais les difficultés des transports conditionnaient les zones où les établissements devraient surgir et les types d’entreprise. Un coût de 40 à 60 centimes par tonne-kilomètre, normal à l’époque, des transports sur route, pouvait être supporté par les seules industries que la géographie favorisait. Par le chemin de fer toute la Suisse, ou presque, s’est ouverte à l’industrialisation. L’ère du chemin de fer a heureusement coïncidé avec l’ère du tourisme, stimulant une activité économique qui a apporté à la Suisse des bénéfices considérables en plus des avantages sociaux à cause des investissements importants en œuvres durables, bâties au début pour favoriser le tourisme étranger et demeurées par la suite, valorisant définitivement les sites : chemins de fer de montagne, funiculaires, hôtels etc. Mais le chemin de fer peut se targuer d’un autre bienfait : c’est que, pénétrant partout et desservant aussi quelques centres de moindre importance, il permet l’industrialisation tout en sauvegardant le caractère rural du pays. On trouve aujourd’hui de grosses fabriques dans de toutes petites villes ou même dans quelques villages et les ouvriers qui y travaillent, habitant ailleurs, à la campagne ou dans les hameaux de montagne, se servent normalement du train pour aller à leur travail. En 1850 seul 6% de la population suisse vivait dans les villes, et 94% vivait dans des localités qualifiées de rurales. Un demi-siècle plus tard la proportion a évidemment changé, mais, tandis que les citadins représentaient en 1920 26% de la population, les campagnards étaient encore largement majoritaires car la population des paysans avait augmenté de 546 mille unités par rapport à 1850. Aujourd’hui encore, les trois villes principales de la Confédération, Zürich, Genève et Bâle, n’ont pas du tout atteint un développement urbain proportionnel à leur importance économique et financière : partout en Suisse on remarque d’importants phénomènes de décentralisation industrielle que les structures du système de communications intérieures permettent et stimulent et qui épargnent au pays bien des désavantages habituels à cette époque d’expansion économique violente et souvent désordonnée.
Un phénomène social d’une telle ampleur méritait une étude détaillée de toutes ses implications et il fallait bien commencer par cette histoire intérieure des chemins de fer qui est une mine inépuisable, pour qui sait y fouiller, de notices et de données de toute sorte aussi bien techniques et économiques qu’administratives. Les quatre gros livres qui viennent de paraître par les soins des Chemins de Fer Fédéraux (et l’on attend la parution d’un cinquième et dernier volume sur les chemins de fer de montagne et les lignes urbaines et suburbaines) sont extrêmement attrayants, non seulement parce qu’ils permettent au lecteur attentif de suivre pas à pas la formation du réseau suisse, mais aussi parce qu’ils offrent la possibilité de saisir les progrès techniques graduels de l’entreprise et parce que n’importe quel lecteur peut s’intéresser aux aspects curieux de toutes ces vicissitudes d’une très importante entreprise publique.
Les chemins de fer suisses désiraient en même temps dresser le bilan d’une longue administration et convier le lecteur à jeter un coup d’œil sur leur mécanisme intérieur. On a donc fait appel à un groupe important de collaborateurs très qualifiés, on a recueilli plusieurs textes, on les a garnis de tables et de graphiques, de quelques agréables estampes et de modernes photos pour rendre plus aisée et plus divertissante une lecture qui doit bien de temps en temps pénétrer dans des méandres compliqués, dignes d’un ouvrage spécialisé.
Après la chronique mouvementée des constructions ferroviaires des vieilles compagnies et l’histoire de la Société nationale qui s’y est substituée et de son travail pour les continuer, les compléter et les étendre, dont nous venons de tracer brièvement l’analyse, l’ouvrage ne néglige aucun aspect technique de la vie de cette grande entreprise. Ce sont tantôt les problèmes du matériel roulant ou ceux de la sécurité de la traction, tantôt les vicissitudes de l’électrification, de la structuration des tarifs, tantôt la statistique des accidents ou quelques indications sur le comportement de la Société vis-à-vis de sa clientèle et sur les moyens publicitaires dont elle s’est tour à tour servie.
L’ouvrage, résultant de toutes ces contributions, est imposant : on regrette seulement que la documentation strictement économique soit assez pauvre et qu’elle paraisse sacrifiée au reste de l’ouvrage. Il est certainement très important de pouvoir connaître, même en gros, les vicissitudes financières de chaque compagnie, mais ce qu’on voudrait connaître et, qu’on ne trouve pas dans ces livres c’est une analyse détaillée du volume des trafics, soit des marchandises soit des personnes, si possible ligne par ligne et poussant la recherche jusqu’aux temps les plus éloignés de nous quand le chemin de fer jouait le rôle d’une grande force de pénétration. Si lès chemins de fer suisses pouvaient faire cet effort rétrospectif et mettre à la disposition des économistes un livre de statistiques historiques, fondées sur les données de leurs archives, ils rendraient un service précieux aux recherches d’histoire économique locale ; car en partant de là on pourrait probablement reconstruire le profil de maintes gestions territoriales, et on pourrait même aller plus loin si ces données étaient heureusement complétées par une documentation parallèle sur le coût des installations et sur les frais d’exploitation. Enfin, et ce n’est pas le moindre des avantages, ils éclairciraient mieux les mérites qu’ils se sont acquis dans la formation de la Suisse moderne.
 
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Si l’histoire des chemins de fer suisses est un enchevêtrement singulier de tentatives et d’échecs, qui atteignit une très heureuse conclusion, celle des chemins de fer français est le développement d’une généreuse initiative publique. Dès le début le gouvernement français avait tout mis en œuvre pour doter le pays d’un grand réseau ferroviaire, secondant et dirigeant les efforts des compagnies privées jusqu’à ce que celles-ci eurent donné la preuve de pouvoir marcher par elles-mêmes, se substituant à elles au moment opportun suivant un plan d’intervention qui avait été préétabli depuis longtemps, même s’il se réalisait graduellement. Cette histoire grandiose d’efforts financiers et techniques est célébrée maintenant dans un volume dont la rédaction a été confiée par la direction des chemins de fer français à de hauts fonctionnaires de l’administration ; une brillante introduction et une conclusion à ce volume ont été écrites par Louis Armand, directeur général et président honoraire de la S.N.C.F., et depuis quelque temps membre de l’Académie française.
En France comme en Suisse les chemins de fer durent leur naissance aux Compagnies privées et passèrent à l’Etat quand celui-ci se fut donné les structures juridiques que ce transfert comportait, mais le processus d’adéquation de la législation trouva bien moins d’obstacles dans un pays de tradition centraliste comme la France, et d’autre part les programmes de construction ferroviaire progressèrent avec moins de contrastes et plus rapidement. La première autorisation française pour l’implantation d’une ligne fut concédée dès 1823 pour un parcours dans le bassin houillier de St. Etienne qui ne dépassait pas 22 km. Le train devait transporter uniquement des marchandises et utiliser les chevaux pour la traction. Mais dix ans après il existait déjà dans le pays des petits tronçons de rails sur lesquels marchaient des locomotives à vapeur, et au même moment, en 1833, le Parlement de Paris en votant la loi sur l’expropriation pour cause d’utilité publique écartait bien des obstacles qui avaient entravé le travail des pionniers du chemin de fer.
Les demandes de concessions s’étaient entre-temps multipliées et, en 1837, des trains circulaient sur 149 km. Tandis que les adjudications avaient été émises pour 256 km. et que beaucoup de travaux avançaient déjà. Le problème du régime de gestion des chemins n’avait pas encore été résolu. C’est seulement l’année suivante que les Chambres sanctionnèrent le principe de l’initiative privée contre l’opinion du gouvernement qui demandait plus d’espace pour l’intervention de l’Etat. Ainsi d’importants tronçons furent assignés à une société privée à la fin de 1838, mais la crise économique de 1839 sema la méfiance chez les actionnaires et força l’Etat à intervenir pour garantir les capitaux investis, offrant une aide qui marqua la première étape d’une interdépendance des chemins de fer et de l’administration publique à laquelle depuis lors la France ne renonça plus. La loi suivante de 1842, qui donna une forte et immédiate poussée aux constructions, introduisit le principe du rachat ; elle établissait en fait qu’il revenait à l’Etat de pourvoir à l’acquisition des terrains nécessaires aux chemins de fer et de subvenir aux coûts des terrassements et des travaux d’art, y compris toutes les infrastructures et les gares, et qu’au contraire aux compagnies privées soumissionnaires revenaient les travaux de superstructure plus les frais du matériel roulant et naturellement ceux de l’entretien. La même loi mettant en branle les plans de développement créa un réseau d’ensemble ; c’est-à-dire qu’elle prévoyait une série de lignes dont le centre préconisé était Paris et qui faisaient de la capitale le grand nœud ferroviaire national. De ces lignes rayonnant de Paris, en 1843 fonctionnaient déjà la Paris-Orléans et la Paris-Rouen, deux lignes qui s’ajoutaient aux plus vieilles lignes de Versailles, l’une sur la rive droite de la Seine, l’autre sur la rive gauche, et adjugées respectivement à James Rotschild et au financier Fould.
La France pullulait de capitalistes et d’hommes d’affaires impatients de se risquer aux spéculations ferroviaires. Dans le cadre de la loi de 1842 les concessions abondèrent : à Laurent, Luzarde et Mackensie la ligne d’Orléans à Bordeaux ; à Bartholony celle du Centre ; à Mackensie la Tours-Nantes ; à Despans de Cubières la Paris-Strasbourg. D’autres chemins de fer furent adjugés à ce moment-là sur la base d’un décret conçu différemment qui engageait la société à rembourser les dépenses auxquelles l’Etat était subvenu : ainsi la ligne de Paris à la frontière de la Belgique, et la Creil-Saint Quentin, qui furent assignées à Rotschild ; la Lyon-Avignon et l’Avignon-Montpellier, adjugées au Talabot ; et la Bordeaux-Sète, réservée à Espeleta, Seguin et Cie.
Quoiqu’ils aient été favorisés par une législation très complaisante et quoiqu’ils aient fonctionné dans une ambiance bien prédisposée, les premiers chemins de fer français eux-aussi révélèrent la précariété de certains projets et l’étroite corrélation existant entre leur gestion et la conjoncture économique générale. La terrible disette de 1846, qui eut des répercussions immédiates sur le marché du crédit, mit en crise de nombreuses sociétés, faisant suspendre les financements et provoquant la dévaluation en bourse des actions et des obligations. Ainsi le travail d’édification des chemins de fer fut mis en péril justement dans une circonstance où on s’apercevait de l’importance de la vapeur et de l’aide qu’elle pouvait donner pour réduire la violence de la disette. Quelques temps après en fait Isaac Pereire écrivait : « …En 1847, une année où le pain fut si cher dans toute la France, et où le chemin de fer de Paris-Lyon-Méditerranée n’était pas encore entrepris, une tonne de blé par la navigation du Rhône coûtait, de Marseille à Lyon, 145 F. de transport ; aujourd’hui cette même tonne de blé est amenée par chemin de fer, non plus seulement de Marseille à Lyon, mais de Marseille à Paris, pour 30 F. ! ».
Cette crise passée, 1848 en apporta une autre. La crainte que le nouveau gouvernement voulût exproprier les chemins de fer sema la panique en bourse ; beaucoup de grandes banques, y compris celle de Laffitte, suspendirent les paiements et les chemins de fer retombèrent dans de graves embarras financiers. Alors le gouvernement intervint proposant aux compagnies de lui céder les entreprises en offrant, comme prix de rachat, une somme correspondante à peu près aux deux tiers de l’argent effectivement déboursé par les actionnaires. Mais les compagnies éludèrent, et l’assemblée législative même ne se montra pas du tout enthousiaste pour ce projet qui finit par tomber. Les quatre années de 1848 à 1852 marquèrent la reprise des sociétés et une forte amélioration de leur gestion ; les revenus augmentèrent, beaucoup de sociétés se rétablirent, pas mal d’entre elles réussirent à distribuer des dividendes. Et si quelques concessions jugées trop onéreuses furent abandonnées, dans l’intervalle la longueur totale du réseau s’enrichit de 1.489 km.
Mais en France, bien que ce fût moins grave qu’en Suisse, l’initiative privée s’était dispersée en trop de constructions locales qu’il fallait décider au moins à se raccorder, à s’intégrer et à s’administrer dans des formes modernes. Ce fut ce programme qui présida à la naissance de cinq grandes compagnies qui se constituèrent entre 1846 et 1858, s’ajoutant à la Paris-Orléans, la seule des vieilles sociétés qui avait réussi par elle-même à assumer des dimensions de quelque importance. Ce fut, par ordre de création, la Compagnie du Nord, celle du Midi, celle de l’Est, celle de l’Ouest, le Paris-Lyon-Méditerranée. L’Etat entrait lui aussi dans la compétition ayant dû racheter les chemins de fer de la Vendée, des Charentes, de Nantes et d’autres lignes tombées en difficulté, ce qui l’incita plus tard à créer une septième société ferroviaire (qui devait absorber par la suite en 1909 la Compagnie de l’Ouest) en 1875. Depuis lors toutes les compagnies privées purent s’étendre dans leur secteur réservé, tandis que la S.N.C.F. pénétrait un peu partout dans le pays sans interférer dans les intérêts des autres concessionnaires.
La politique de grand encouragement envers les chemins de fer fut reprise et menée encore plus loin par Louis Napoléon, comme prince-président d’abord, et plus intensément encore comme empereur et autocrate. Il prolongea la durée des concessions, les portant uniformément à 89 ans et abonda dans la concession des garanties pour les emprunts des chemins de fer, ce qui servit à donner confiance aux obligataires et encouragea les constructeurs à prendre des initiatives ultérieures ; en une seule année, en 1852, on vit en fait assigné de nouvelles concessions pour le remarquable chiffre de 2.000 km. de lignes. Ce fut sous le Second Empire que cette action de fusion et de concentration administratives se poursuivit concernant une trentaine de petites et moyennes compagnies en en éliminant plusieurs pour l’évident avantage général des gestions.
Si en Suisse beaucoup de courts tronçons antiéconomiques naissaient, dans ces années-là, par suite de l’obstination des villes et des Cantons, on assistait en France à un phénomène analogue à cause de la pression du gouvernement qui, cédant aux préoccupations électorales, obligeait les compagnies à se charger de lignes qu’elles-mêmes auraient préféré ignorer. Mais la situation devenue insoutenable trouva une issue dans la convention de 1859 qui partait de la présupposition que les concessions ferroviaires faites aux compagnies étaient de deux espèces : les unes économiques et avantageuses (c’étaient les plus anciennes), les autres de revenu peu fructueux (il fallait considérer comme telles presque toutes les plus récentes). Ayant établi cela, l’Etat — fermement décidé à étendre encore le réseau national — s’engagea à garantir les emprunts que les compagnies devaient émettre pour faire front à un vaste programme de nouveaux travaux (environ 8.600 km. de lignes) et à contribuer de son côté au paiement des intérêts si les bilans de gestion ne le permettaient pas, mais par contre il intervint dans l’administration interne des compagnies. Celles-ci furent tenues de distinguer rigoureusement la comptabilité des lignes « anciennes » de celle des lignes « nouvelles », et de passer d’une gestion à l’autre les bénéfices fixés au-dessus d’un certain chiffre fixé. Par la convention de 1859 l’Etat s’assurait aussi un contrôle très étroit des chemins de fer quant à la sécurité, la gestion technique et le calcul des tarifs, obtenant aussi de participer à leurs éventuels superbénéfices de gestion. Le second Empire eut aussi le mérite d’avoir promu la construction des chemins de fer locaux après l’émission d’une loi spéciale qui prévoyait le concours de l’Etat sous la forme de subventions initiales au capital investi dans ces spéculations aléatoires : loi qui donna lieu à de nombreux cas d’abus de la part de concessionnaires peu scrupuleux, mais qui fut ensuite opportunément amendée en 1880.
A la chute de Napoléon III les adversaires des compagnies privées et les défenseurs de l’étatisation qui avaient été contraints à une vingtaine d’années de silence reprirent leur campagne, soulignant les multiples inconvénients auxquels le système en vigueur donnait lieu. Mais la proposition de Gambetta qui aurait voulu racheter toutes les lignes et les offrir en garantie aux souscripteurs d’un grand emprunt national de libération tomba dans le vide ; et ce qu’on obtint dans ces années-là fut d’étendre le réseau des grandes compagnies ainsi que celui des moyennes, absorbant les sociétés mineures, et de fonder la compagnie nationale. A la fin de 1876, malgré les lignes abandonnées aux Allemands, il y avait 20.300 km. de lignes en service d’intérêt général et 2.000 d’intérêt local : d’autre part 11.727 d’un type ou de l’autre étaient en construction ou à l’état de projet.
La jeune Troisième République contrainte de projeter de grands plans de travaux publics mit en première ligne les travaux ferroviaires : ainsi la loi de juillet 1879 prévit quelque chose comme 19.000 km. en plus de nouvelles lignes destinées à introduire le train dans les régions jusqu’à alors négligées ; les Alpes, le Massif Central, la France de l’Ouest. Le projet prévoyait un investissement du chiffre remarquable de 3 milliards de francs de rendement incertain économiquement ; c’est pourquoi dans les conventions qui furent établies entre l’Etat et les compagnies concessionnaires l’Etat s’attribua généreusement la charge des sept huitièmes des frais de construction et offrit la fidéjussion sur les emprunts émis, garantissant d’autre part aux actionnaires un minimum de dividende (loi de 1883). Une grande polémique, continua à accompagner l’existence des chemins de fer après 1883, et les jugements sur la portée de ces lois restèrent toujours en désaccord. Des données précises et irrécusables soulignaient pourtant les résultats concrets obtenus : la longueur du réseau français, qui passa de 26.500 km. en 1883 à 39.500 en 1913 ; les bénéfices nets de gestion qui dans le même intervalle montèrent de 510 à 740 millions, pendant que les anticipations demandées à l’Etat comme garant des coupons tendaient à diminuer d’une date à l’autre. A la veille de la guerre la Compagnie du Nord n’avait pas eu recours à la fidéjussion de l’Etat, la P.L.M. et l’Est avaient rendu les sommes précédemment reçues ; la Compagnie de l’Ouest était au contraire très mal gérée et se trouvait dans une condition précaire, ce qui poussa le Parlement à en demander le rachat pour la placer sous la main de l’Etat.
Le chemin de fer franchissait le seuil du nouveau siècle en se préparant à vivre l’époque de sa pleine maturité économique et technique, celle qui vit la supériorité absolue du train sur tous les autres moyens de transport : l’automobile et l’avion, ses deux concurrents dangereux d’aujourd’hui, qu’on pouvait considérer à peine adolescents quand certains locomoteurs des chemins de fer avaient déjà dépassé la vitesse horaire de 200 km. Mis au service de la mobilisation, puis de la guerre, en 1914 les chemins de fer se révélèrent capables de rendre au pays de précieux services. Mais après la première guerre mondiale de nouveaux et graves problèmes s’imposèrent aux chemins de fer qui, dans une ambiance évoluant rapidement mais non pas en leur faveur, réclamaient aussi des nouvelles orientations législatives. Le régime imposé en 1921 consacra avant tout l’unité de la gestion ferroviaire, établissant une unique convention pour la totalité du réseau national, créant un Conseil supérieur des chemins de fer, instituant un fond de compensation entre les bilans des diverses compagnies. C’étaient les premiers pas vers une fusion formelle des compagnies, décision imposée désormais par la nécessité de coordonner les efforts pour mieux affronter la crise provoquée par le développement du trafic routier. Celui-ci constituait désormais une sérieuse menace : et il suffit de rappeler que, en 1932, en France il circulait déjà 1.800.000 véhicules, dont 450.000 étaient des camions. D’après une évaluation faite par Camille Chautemps dans un rapport parlementaire de 1935, de 1921 à cette date les chemins de fer avaient accumulé un déficit de 31 milliards de francs, dont un tiers était imputable au réseau national (mais, par contre, dans ce même intervalle l’Etat avait perçu 33 milliards à titre d’impôts ou de prestations gratuites).
On arriva à la fusion et à l’étatisation des divers services en 1937 seulement, moyennant la restructuration de la S.N.C.F., dont le capital fut attribué pour 51% à l’Etat et pour 49 % aux compagnies, comme contrevaleur de leurs apports. La S.N.C.F. assuma l’entretien de la totalité du réseau français tandis que les Compagnies restèrent en vigueur pour administrer leur patrimoine qui, pour quelques unes d’entre elles, est encore considérable même si d’autres étatisations l’ont ensuite entamé, comme celle du charbon et de l’électricité.
Le volume qui évoque cette fascinante histoire ferroviaire tend lui aussi à mettre l’accent sur les progrès obtenus en un siècle et plus d’évolution technique, et une série d’illustrations très bien choisies mène pas a pas de l’époque des wagons tirés à cheval à celle des ultramodernes Diesel. Œuvre commémorative, qui s’arrête avec une compréhensible complaisance sur une aventure grandiose digne en tout et pour tout de la France postrévolutionnaire : cette surprenante nation qui se débat dans des crises périodiques et qui cependant, riche de capitaux et d’énergies, est capable d’affronter des travaux civils de longue haleine, les menant à bonne fin avec une lucide fermeté.


* Cet article a été publié en italien dans le n. I-II de la XLVIII année de la Nuova rivista storica, que nous remercions pour la permission de le publier en langue française.

 

 

 

 

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