IX année, 1967, Numéro 2-3, Page 107
Sur l’aliénation occitane
ROBERT LAFONT
I. — DES ORIGINES A NOS JOURS
Voilà un siècle qu’une Renaissance occitane a pris son essor et entamé sa route. Et pourtant, il nous manque une analyse valable, et même élémentaire, des conditions sociologiques de cette Renaissance. Nous commençons à avoir des études d’histoire littéraire, mais aucune encore qui pousse la recherche en dehors du strict domaine de la littérature comme fait de culture élaborée et consciente, aucune qui pose concrètement le problème de « l’écrit » dans ses relations avec une situation linguistique, ou plutôt socio-linguistique.[1] Aucune qui nous explique le pourquoi de ce manque d’audience de notre littérature aux XIXe et XXe siècles, aucune qui rende compte d’une « Renaissance en attente », comme je l’ai dit un jour.[2]
On pourrait même voir cette carence d’explication comme une simple projection, dans la conscience occitaniste, d’un malaise plus général : celui de la conscience occitane dans son ensemble. On comprendrait ainsi que le problème de la Renaissance comporte vraiment deux aspects complémentaires : l’aliénation culturelle du peuple d’Oc est telle qu’il ne peut pas comprendre ceux qui portent sa culture au niveau de conscience le plus élevé, mais ceux-ci portent jusqu’à ce niveau toute une part d’aliénation collective, et n’arrivent pas à trouver la clé de cette situation qui les opprime, pas même à concevoir les études qu’il faudrait effectuer pour comprendre un tant soit peu.[3]
En revanche, nous voyons une Renaissance réussie, la Renaissance catalane, se nourrir de la conscience sociologique de ses progrès ; qu’on songe à toutes les études de la population catalane qui furent faites sur un plan universitaire, ou dans l’action concrète des partis, des ligues, et des diverses entités de la Renaissance elle-même.[4]
C’est pourquoi nous ne pensons possibles, à l’heure actuelle, ni une compréhension de la Renaissance jusqu’à nos jours, ni un nouveau départ pour l’action, en dehors de la connaissance du fait d’aliénation. D’où cette tentative en forme d’esquisse : il faut bien que quelqu’un commence.
L’aliénation ethnique : définition générale.
On pourra comprendre assez clairement ce qu’est l’aliénation, en se référant à l’état d’une ethnie libre dans son développement, comme l’était manifestement l’Occitanie avant la Croisade albigeoise. L’ethnie — qui est le contraire d’une race, car elle naît toujours sur un terrain de brassage racial, au moment où ce brassage se stabilise[5] — se définit d’abord par sa langue originale : le « roman », né du latin, mais qui s’en est différencié, et d’une langue « autre », par rapport aux autres formes du roman, plus germanisées (les dialectes d’oïl), ou moins éloignées de l’usage latin (l’italien). Le sentiment de la langue vit dans et par un ensemble d’oppositions dialectiques que font naître les relations d’une société en genèse. C’est ainsi que l’occitan du XIIe siècle se distingue du latin littéraire comme une langue laïque et localisée, par opposition à une langue ecclésiastique et œcuménique, il s’impose dans les textes administratifs, comme un langage jeune, nécessaire, celui de la vie de tous les jours des « illitterati », c’est-à-dire de ceux qui échappent à la culture traditionnelle des clercs ; il s’oppose au français comme instrument d’une idéologie sociale, la mondanité courtoise, qui n’apparaîtra que plus tard au nord de la Loire.
Cela montre bien que le sentiment d’identité est une chose mouvante, une idée du « soi » qui se forge à mesure que le « soi » prend figure et forme. Les classifications immobiles des linguistes et ethnologues contemporains, selon l’identité scientifiquement établie des diverses langues, sont de peu d’utilité pour saisir ces phénomènes de conscience. Le plus important, pour les Occitans, n’a pas été la définition absolue du langage, qu’ils ne pouvaient vérifier, mais bien l’aventure du langage en train de naître, liée à l’aventure d’une société établie entre la Loire, les Alpes et Tarragone, société dont on sait maintenant qu’elle vivait à l’avance le destin des sociétés européennes.
On peut également ajouter, à propos de l’Occitanie, qu’une ethnie assurée dans sa conscience par ses propres valeurs, ne peut se replier sur elle-même. Ces valeurs sont d’emblée universalisables ou universalisées. Il en est ainsi du peuple de la Grèce antique, qui, en se distinguant des autres, les « Barbares », forgea les valeurs qui fondèrent un humanisme antiraciste et préparèrent une civilisation hellénistique qui absorba les Barbares. Ainsi en est-il du peuple occitan, qui, sur la base d’une prospérité économique remarquable et d’une rapidité d’évolution marquante, élabora en quatre-vingts ans de flamboiement : une conception nouvelle du rôle territorial de la Cité, surtout patente à Toulouse lorsqu’elle devint capitale du comté ;[6] un libéralisme moral et religieux ajouté au libéralisme économique des rapports sociaux basés sur le « Paratge » d’origine aristocratique et sur le droit écrit ; une aventure plastique (l’art roman et les premières tentatives ogivales) ; une aventure poétique et musicale (les chansons des troubadours) ; une révolution du sentiment amoureux… Toutes ces découvertes furent bientôt étendues à une partie de l’Europe avant la Croisade, et portèrent partout leurs fruits, surtout en Italie.[7]
Mais, qu’il s’agisse du procès d’identification à soi ou du procès d’irradiation culturelle, il est clair que l’ethnie ne se laisse concevoir — et tout d’abord, ne se conçoit elle-même — qu’en s’arrachant à ce qui est « autre », que ce soit le passé, que ce soit une autre civilisation qu’elle sacrifie en elle-même (la civilisation théologale et cléricale), que ce soit une autre ethnie. Sur le territoire de l’ancienne Gaule, l’« autre » ethnie, c’est la française, structurellement. Sans remonter jusqu’à la préhistoire (où nous pourrions retrouver cette dualité sociologique sans avoir à trop chercher), nous sommes en mesure d’affirmer que ce qui, par avance, a défini l’Occitanie, c’est la fameuse opposition, au VIe siècle, entre « Gallia barbara » et « Gallia romana ». Plus que toute autre, l’ethnie occitane est dès ses origines en situation dialectique, puisque c’est de cette situation même qu’elle naît.
La destruction de la civilisation sur son propre domaine signifie donc l’extinction d’un foyer d’irradiation culturelle. C’est le fait de l’« autre ». Cela ne signifie pas la destruction de la langue, car les Capétiens ne visaient pas à combattre l’occitan. Et cela ne signifie pas non plus la perte du sentiment d’identité. Ce sont justement les Capétiens, qui, pour des raisons de politique,[8] donnèrent au pays conquis le nom qu’il ne s’était pas encore donné : celui de Languedoc et d’Occitanie. Ils assurèrent cette identité dans l’administration. Mais cependant que l’« autre » reconnaît la spécificité occitane, il lui donne un sens étroit et clair à la fois : un sens purement linguistique et un peu juridique. Ce qui est atteint, c’est la force d’évolution ethnique, la création conquérante de valeurs générales, c’est le mouvement.
Voilà la véritable aliénation ethnique : qu’on vole désormais à une ethnie son destin le plus haut. A partir de cet important moment d’histoire, la postérité de la civilisation occitane se trouve en dehors des frontières naturelles de l’Occitanie : la postérité des troubadours est dans l’évolution de la lyrique d’oïl, chez Dante, Pétrarque, Boccace, chez les Minnesänger, etc… ; la postérité de la pensée citadine est dans les Républiques italiennes, la postérité plastique dans l’art gothique du Nord. Dans le pays même, ce qui est occitan se réduit à des survivances. Survivances, les écoles de troubadours de Rodez, puis de Toulouse, et la poésie des Jeux floraux. Survivance, ce gothique occitan, nourri d’un magnifique effort d’adaptation des modes nordiques au génie méridional, mais qui va durer plus de cent ans comme un provincialisme. Survivance, cette littérature en prose de plus en plus embourbée dans l’hagiographie. La civilisation occitane perd le mouvement. Elle devient une tradition inerte. Elle se massifie.
La massification et l’aliénation sont deux phénomènes liés. Quand l’Occitan veut fuir la masse, quand il veut retrouver le fil du mouvement des idées, il ne peut le faire qu’en s’insérant dans ce qui est « autre », dans la culture conquérante qui a pris en charge le destin de création du Pays d’Oc. La langue d’innovation pour les Occitans, celle qui fait fructifier ce qui peut rester de leur culture propre et qui exprime le mieux le niveau le plus élevé de leur vie, c’est le français. La matière occitane ne peut se démassifier qu’en se traduisant. Logique de l’aliénation. De ce point de vue là, un Eyquem-Montaigne est encore assez occitan par les curiosités, comme par les données morales de son humanisme, mais il doit tout couler dans le moule français, même son expérience intime, pour l’intégrer dans le siècle. De même, un Montesquieu exprime certaines traditions d’Oc qui avaient pu perdurer dans un parlementarisme aquitain, mais c’est le maître d’une pensée française, et comme écrivain, plus encore que comme français, il est parisien.
L’aliénation dans les lettres d’Oc.
Ce rapport d’une littérature-masse à une littérature-mouvement rappelle assez le rapport d’une culture folklorique à une culture écrite et conquérante, celle des classes supérieures de la société. En effet, la littérature d’Oc, qui est anti-folklorique par acte de naissance, se folklorise dans sa décadence. On le voit par exemple dans le mystère religieux. Le mystère français est l’occasion de créations importantes dans des villes capitales encore à la fin du XIe siècle, et s’arrête au XVIe, ayant achevé sa courbe, tandis que le mystère occitan persiste dans des zones montagneuses (Rouergue, Briançonnais), et tombe dans l’anonymat. Ce qui lui permet de durer en plein XVIIe siècle, sous la forme de représentations locales, et de se transformer en pastorale au XVIIIe siècle.
Mais il peut arriver que le dynamisme créateur renaisse quand le traumatisme originel est complètement oublié, quand les circonstances sont favorables, suscitant un débat historique animé où l’occitanité est à nouveau vécue comme mouvement. C’est le cas au XVIe siècle entre la Gascogne de Pey de Garros et la Provence de Bellaud.[9] Mais alors le dynamisme se heurte à des barrières déjà posées par l’aliénation. Il ne s’agit plus d’une création ethnique pure, mais plutôt d’une désaliénation dramatique et douloureuse, embarrassée et combattue. Ainsi, Godolin et son école nous arrivent après une réduction manifeste de l’expression littéraire qui se folklorise par étapes à Toulouse (Nomparelhas Receptas, Ordenanzas del Libre blanc, puis Odde de Triors). Malgré une ambition magnifique et un génie poétique reconnu par les maîtres de la République des Lettres, Godolin ne parvient pas à occitaniser, à « mondiniser »[10] l’institution du Consistoire, devenu Collège de poésie française. La bourgeoisie toulousaine l’accepte comme lauréat s’il écrit en français, et, en occitan, comme ornement comique de la Fête de Mai. Il est condamné à la poésie bachique, condamné à exprimer les aspects anédoctiques et mineurs de l’institution. Ses continuateurs réussiront, mais à un moment où la bourgeoisie intellectuelle la plus avancée sera passée aux Lanternistes, la future Académie des Lettres et Sciences que ne fréquente pas Godolin, car l’on n’y parle que le meilleur français. Bientôt, d’ailleurs, Laloubère achèvera le règne de l’occitan chez Clémence Isaure,[11] en obtenant du Roi la transformation du Collège en « Académie des Jeux Floraux ».
L’ampleur de l’aliénation d’une telle œuvre ne peut pas renverser le phénomène de folklorisation qui s’affirme en traversant les siècles avec la dialectique spécialement française des langues. C’est pourquoi, au cours du XVIIIe siècle et de la première partie du XIXe, la production occitane se maintient et donne des chefs-d’œuvre sur un plan où se projette cette dialectique : le burlesque et la géorgique.
Quand arrive le temps du Félibrige, de la Renaissance volontaire, et non plus seulement velléitaire, telle est la situation. Deux voies sont ouvertes à l’écrivain : ou bien rester fidèle à cette situation, en se cantonnant dans les genres mineurs, mais il ne peut le faire, en homme de culture supérieure qu’il est, sans référence à des niveaux supérieurs conçus en français, et de là vient ce ton faussement populaire, populariste-ornemental de la littérature d’almanach. Ou bien négliger la situation, écrire pour un public « en idée », comme cela s’est fait depuis Mistral, et c’est alors l’échec : cette production, qui mérite un jour le prix Nobel, trouve son cadre sociologique à l’extérieur, en traduction, et non pas chez soi, dans sa langue. Des deux côtés l’aliénation, fait collectif, a condamné l’auteur-individu à une « distorsion de l’écriture ». Le peuple d’Oc, pendant ce temps, continue à savourer sa littérature, c’est-à-dire celle qui correspond à la situation sociologique occitane, avec des œuvres patoisantes (celle de Bigot à Nîmes, de Méry à Bergerac), ou, à l’occasion telle pièce d’Emile Barthe, qui peut être bilingue.
La littérature d’Oc est en fait, depuis Mistral, détachée de la réalité sociale, et souffre ainsi de l’aliénation culturelle d’un peuple. C’est sans nul doute la raison pour laquelle les événements concrets de la vie occitane depuis un siècle (perte de l’élan industriel de la zone pré-cévenole, faillite de la bourgeoisie régionale d’affaires, déplacement géographique et social du vignoble languedocien, naissance du complexe industriel bas-auvergnat, aventure industrielle de Limoges, dépeuplement des montagnes, etc…), n’eurent pas d’échos dans nos lettres. 1907[12] rencontre un occitanisme félibréen sans audience et sans voix.
La Renaissance est antiréaliste encore plus qu’irréaliste. Notre grand réaliste, Gelu, est un anti-renaissant. La volonté même de Renaissance contient en elle la réduction, l’aliénation occitane. Mistral avait raison : toute victoire sur les données de son œuvre et de son temps, est une victoire « en idée », une victoire comme le dit un de ses meilleurs commentateurs, de « l’homme contre l’histoire », ou une victoire en illusion, comme nous avons dit.
L’aliénation comme processus linguistico-politique.
Il y a une chose que les étrangers ne peuvent pas comprendre d’emblée, et qui est pourtant essentielle pour pénétrer la mentalité française : c’est que la dialectique normale langue nationale-langues régionales ait ce caractère irrépressible de dialectique de classes. Les origines en sont anciennes, dans le mouvement de la société française, pratiquement depuis le XVIe siècle. Les historiens ont montré comment une classe qui monte acquiert la culture de la classe supérieure et antérieure, et la fait sienne jusqu’à la défendre. Par culture, nous n’entendons pas seulement la culture littéraire et artistique, ou scientifique, mais surtout l’idéologie nationale. Ainsi le centralisme français, pensée d’une famille royale à l’origine, s’incarne et se répand dans les vagues successives de la bourgeoisie appelées à un rôle de direction nationale. Ainsi la petite bourgeoisie qui arrive au pouvoir avec la Convention le fait sien en le radicalisant. Les opposants sacrifiés sont au contraire anti-centralistes, puis fédéralistes : féodalité ancienne, féodalité de gouvernements (Montmorency),[13] grands propriétaires et parlementaires provinciaux, Girondins. La bourgeoisie radicale de la Troisième République adopte ce centralisme, y joignant l’impérialisme extérieur, également de tradition française. Combes répond à Colbert.
Ce qui est proprement français, c’est que la question de la langue soit inscrite dans ce processus, liée en lui avec l’idéologie nationale et même nationaliste. Le mot de « patois », spécifiquement français dans son sens péjoratif, le marque bien. Le parler régional (acception vivante de « patois » dès le XVIe siècle), est le parler des classes non éveillées à la conscience politique. Dès qu’une classe atteint le stade de la conscience, elle se retourne contre ses origines et la langue de ses origines. La mentalité du parvenu est la mentalité française normale.[14] Du coup, le « patois » est antinational. On le voit dans la pensée de la Convention. Barrère, un Occitan, proclame que le peuple va s’emparer de la langue de Versailles (dialectique sociale), et Grégoire demande qu’on lutte contre le fanatisme qui parle breton (dialectique nationale). Et on le vit bien en 1907 : la lutte contre Paris fut menée avec un grand déploiement de bannières tricolores, et Marcelin Albert[15] parlait et écrivait un français académique. La floraison extraordinaire de pancartes occitanes rendait manifeste le dynamisme occitan, mais ce dynamisme demeurait latéral, ne parvenait pas à une simple conscience d’occitanité.
La Renaissance occitane apparut sur le terrain sociologique défini par la Révolution antérieure et le règne de la bourgeoisie. Elle est exactement contemporaine, dans son élan et sa progression, des progrès électoraux de la haute, puis de la petite bourgeoisie, donc d’un processus de désoccitanisation. Les raisons n’en sont pas à chercher dans une vision mystique et mythique de l’histoire, comme une action qui appelle une réaction, mais dans la logique du XIXe siècle. Un peu partout en Europe, la recherche historique avait amené, sur un plan de culture élaborée, à la connaissance des faits nationaux. A partir de 1848, la moyenne bourgeoisie, consciente de sa jeune force, prend à son compte en s’élevant jusqu’au pouvoir cette découverte de la nation que 1789 avait enflammée par avance. Dans toute l’Europe, le progressisme bourgeois est nationalitaire. Il aurait pu en être de même en Occitanie.
Mais ici, il s’agissait non d’une nation soumise, comme celles de l’Empire autrichien, mais d’une nation aliénée. Le mouvement d’intégration n’était pas un phénomène imposé, mais volontaire, et les Occitans qui, puisqu’ils sont Occitans, se sentent mal intégrés, en prenaient la tête. Il suffit de voir le petit père Combes, défroqué anticlérical, Occitan du peuple farouchement anti-régionaliste, symbole tout clair du déracinement culturel et cas limite de la pathologie culturelle française.
La convergence était donc impossible d’un processus sociolinguistique qui accélérait son mouvement multiséculaire — la francisation comme signe d’élévation sociale — et d’une Renaissance culturelle qui n’était pas nationale française. Là encore, Mistral était logique en posant, dès qu’il eut écrit Mireille, la nation provençale. Il rendait compte d’un conflit entre la nation occitane et la nation française (la Comtesse).[16] Mais ce conflit était également « en idée ». Car la bourgeoisie dont il avait besoin en tant que doctrinaire, ne pouvait l’entendre, rendue sourde par l’idéologie nationale et centraliste. Par le manque d’un conflit, notre Renaissance produit dans la conscience occitane une partition, une schizophrénie (le mot d’aliénation va jusque là) qui fait son chemin dans son contexte d’absurde. Ainsi, vers 1914, le maître d’école provençal pouvait ne rien ignorer des splendeurs de la culture de son peuple, et cependant lutter contre la langue de ce peuple, au nom du peuple. En revanche, pour la bourgeoisie progressiste catalane, mal intégrée à un Etat soutenu par une Castille encore féodale, il était aisé de jouer le rôle que jouent les bourgeoisies nationales de toute l’Europe. Dans cette voie, une fois dépassé le moment de lucidité où l’on gagne une vue sur les siècles dans la clarté d’une position extrême, le nationalisme mistralien ne peut que sombrer à son tour dans l’aliénation. Il devient un réformisme timide, un fédéralisme qui se cherche des garanties dans le girondisme lamartinien ou dans le proudhonisme, avant la période purement réactionnaire (1871-1900). Mistral alors, grand poète de la France traditionnelle et antidreyfusarde, est au centre d’un phénomène réflexe de l’aliénation occitane : les catégories sociales ennemies de la République radicale, les propriétaires terriens de Gascogne et d’Aquitaine, ou de Provence, le clergé catholique, une partie des classes moyennes provinciales effrayées par le grand capitalisme industriel, trouvent dans le Félibrige un refuge idéologique. Le Félibrige est sur le point de devenir un instrument de la politique française, bien plus qu’un outil de Renaissance occitane. Sur ce plan là, encore, la Renaissance est un aspect de l’aliénation occitane.
Quelle idéologie solide et féconde bâtir pour ne pas tomber dans cette chausse-trape ? Faut-il maintenir la position nationaliste pure, en cherchant le conflit éveilleur de conscience ? Au temps de Calendal, Mistral, sans aucun doute, aurait voulu aller jusque là, comme le prouve son fameux : « Ah ! si l’on savait m’entendre ! ».[17] Mais, justement, personne alors ne l’entendait, sauf les Catalans Quintana et Balaguer.[18] S’il eût continué dans cette voix, il aurait seulement façonné, en idéologie politique, l’équivalent de la littérature détachée de la réalité, et l’insuccès aurait dangereusement démontré l’absurde aliénation politique des Occitans. D’une façon contradictoire, dans le Félibrige, le jacobinisme petit-bourgeois d’un Felix Gras[19] jouait la carte politique de l’adhésion à l’aliénation :
« J’aime mon village plus que ton village,
J’aime ma province plus que ta province,
J’aime la France plus que tout ! ».
En fait, il n’y avait qu’un moyen de sortir de l’aliénation. C’était de ne pas l’ignorer, sans pour autant s’y soumettre : c’était précisément de démonter son mécanisme. Mais d’après quelle vision historique était-ce possible ? Jaurès donne une réponse dans sa prise de position de 1909 et 1911.[20] Bien que ses articles dans La Dépêche ne fussent pas écrits dans un vocabulaire politique, on ne peut pas ne pas y voir la pensée entière du grand leader prolétarien. Ainsi se vérifie cette proposition du marxisme que le prolétariat victorieux ne prend pas la place d’une autre classe vaincue, mais change jusqu’aux données du processus historique, bouleverse les cultures jusqu’en leur fondement. A travers la voix de Jean Jaurès apparaît possible un ébranlement idéologique capable de détacher le progrès de la nation française de la condamnation des langues ethniques.[21]
Mais cette voix généreuse ne doit pas être confondue avec une analyse marxiste, que, sur ce point, Jaurès n’eut ni le temps ni le désir de faire, non plus que Clovis Hugues,[22] et l’on voit bien pourquoi. Le manque d’un prolétariat occitan nombreux et réparti sur le territoire d’Oc rendait utopique la prise en charge de l’occitanité par cette classe montante. De sa réélection à Carmaux (1902) jusqu’à sa mort, Jaurès est le penseur du Parti Socialiste français, et non d’un prolétariat occitan. Là encore se projette l’aliénation : il est impossible aux alentours de 1910, de saisir les phénomènes économiques et sociaux qui définissent la situation occitane. On ne peut voir que la lutte des classes dans la France en général. En conséquence, Jaurès ne fonde pas l’avenir de l’occitan sur les réalités concrètes. Il en reste à des vœux d’enseignement facultatif, platoniques et mitigés d’idéalisme.
Pourtant, avec lui s’ouvre un temps nouveau qui va jusqu’à la loi Deixonne[23] où un progrès négatif est amorcé, si l’on peut dire. Les Occitans, en commençant par ceux des régions les plus évoluées de l’Occitanie, abandonnent peu à peu le complexe de patois. A l’école, la guerre faite à l’occitan s’apaise. C’est un processus où l’on pourrait dessiner (mais les choses ne sont pas si simples) un parallélisme avec l’évolution politique. Le socialisme, dans une région sans prolétariat comme le Bas Languedoc, gagne les classes moyennes et paysannes, prend figure de républicanisme modernisé. La sympathie un peu timide pour l’occitan est également une modernisation de la conscience collective d’Oc. Modernisation ou réformisme qui ne bouleversent pas les données de l’aliénation. Car nous n’avons pas encore vu les Occitans prendre positivement le parti de leur culture, et le peuple d’Oc devenir occitaniste militant.
Peut-on maintenant savoir où nous en sommes, et si le passage est possible à une attitude positive ? Pour ce faire, il faut encore deux analyses. D’un côté, celle des forces théoriques, du degré d’éveil des intellectuels occitans, de l’autre, celle des formes les plus modernes de l’aliénation.
L’occitanisme défensif, forme d’aliénation.
Nous comprenons bien maintenant comment le « vivre » occitan collectif n’est pas seulement un processus d’évolution compliqué, mais une mutation générale, inscrite dans le temps de l’histoire, une force anti-traditionnelle. Lier la destinée de la langue et de la culture autochtone à ce processus, comme cela se fit en Catalogne de 1878 à 1939, c’était rendre la victoire possible. Mais c’est justement ce que l’aliénation nous interdisait.
Que l’aliénation soit vécue au plus profond de l’engagement occitaniste, nous en avons la démonstration dans le mécanisme de la « défense » (phénomène psychologique un peu plus large que la « maintenance » félibréenne, mais d’une même nature). Depuis un siècle, la cause d’Oc a vécu d’une conception polémique simple : à la force anti-traditionnelle, on opposait une « tradition ». C’est-à-dire quoi ? Justement, ce qui n’est pas mouvement, une masse. D’un point de vue primitif, sans analyse historique, la tradition se définit à son point d’arrivée, comme le « vivre » occitan total au moment de la prise de conscience du combattant. Ainsi, au début du Félibrige, l’occitanité se laissait aisément définir comme l’ensemble des comportements sociaux qui favorisaient l’emploi de la langue : continuation du monde agraire préindustriel, résistance à l’acculturation moderniste (par le livre et l’école) d’un système culturel folklorisé, morale sociale de repliement sur soi avec louange obligatoire des vertus ancestrales, etc… Un ensemble dont on ne voyait pas la complexité de sédimentation historique, et, à cause de cela, une masse. Par exemple, on pouvait prendre, et l’on prit pour une réalité archaïque, presque éternelle, la structure de l’exploitation agricole, mise en question depuis les grandes crises du XVIIIe siècle. On confondit la folklorisation de la culture d’Oc avec un folklore aux racines préhistoriques. Il est donc logique que la « défense » occitane rencontre les partis de l’« ordre » et de la « tradition ». Logique également que la défense fourvoie un écrivain pourtant ennemi de ces partis. Il projette dans son œuvre, sans s’en apercevoir, une idéologie réactionnaire. Il y a plus que l’impossibilité pratique, dont nous avons parlé, pour expliquer l’évolution mistralienne. Dès Mireille, on voit clairement le réalisme explicatif et progressiste (la façon de poser le combat du monde de Ramon et du monde d’Ambroise), contrebalancé par une déviation idéaliste : l’amour est une force antisociale plutôt que révolutionnaire, et l’élan de la vie irrépressible est sacrifié à la victoire de la mort sur l’amour, à une finalité religieuse qui fait que le poème s’achève en apothéose splendide, mais n’apporte pas de solution aux vivants, tout en étant, d’autre part, théologiquement difficile… En conséquence, Mistral, à l’issue du désespoir idéologique qui l’a suivi tout le temps de sa vie, ne pouvait qu’aller au Poème du Rhône, et dire en termes d’épopées et mythes, l’engagement réactionnaire de sa Cause.
La vérité de cet adjectif « réactionnaire », avec son sens étymologique le plus complet, nous la trouvons en posant le problème du temps vécu par notre création littéraire. Il y a peu d’écrivains d’Oc qui n’aient tiré la matière thématique comme la matière linguistique de leur œuvre, d’une expérience d’enfance et de conversation avec les « vieux ». C’est pourquoi ils situent le poème, le drame, ou le récit dans un temps spécifique qui n’est pas exactement le « temps jadis », mais une antériorité rendue mythique, l’image d’une civilisation attardée et parée de quelque chose d’éternel, une immobilisation subtile du déroulement des années à un point d’histoire a-historique. Ainsi le moment des œuvres de Mistral, que l’analyse réaliste identifie aux années 1830-1850 (le moment de l’insertion du poète à son milieu sociologique occitan), est bien cette période là, mais sans cesse placée dans l’antérieur par la réaction antihistorique. On pourrait continuer cette analyse de Mistral à Perbosc,[24] et de Perbosc aux œuvres plus récentes. La science-fiction d’un Jean Boudou est un moyen de récupération nouvelle, et intensément dramatique, du temps a-historique contre l’histoire dévoreuse d’occitanité. La profondeur remarquable de l’œuvre de Max Rouquette[25] ne vient-elle pas du fait que celle-ci est empreinte de la mélancolie d’un temps absolu et immobile, un temps muet, comme disait Pons ?[26]
L’œuvre la plus occitane de ces dernières années ne serait-elle pas le roman d’Yves Berger, avec son titre transparent : Le Sud, où nous voyons bâti un refuge contre l’histoire (la Virginie de 1842) ? Le moyen, détourné, mais utile, de saisir tout-à-fait le « message » de la poésie occitane entre 1930 et 1950, ne serait-il pas d’étudier la mythification du temps chez Faulkner, un autre écrivain d’un univers menacé par l’histoire ?
De toute manière, ce déplacement du temps n’est rien de plus chez nous que la forme intériorisée de la défense de la masse contre une force, une projection douloureuse (la poésie d’Oc est aussi une poésie de la douleur d’être), de l’aliénation spirituelle d’un peuple. Réalisée sur le rivage de l’histoire, et y suivant son chemin latéral, la Renaissance porte en elle comme un cancer, le cancer du personnage de Boudou.[27]
La littérature d’Oc, massifiée comme toute la culture de notre peuple par l’aliénation occitane, contribue dans ses efforts de Renaissance à fortifier le phénomène de massification. Si elle ne veut pas s’exprimer à travers ce qui est autre, elle se replie sur soi, et défriche et approfondit son domaine par rapport à cet autre, au mouvement du siècle, et au déroulement véritable.
Mais en littérature, tout se justifie par l’alliance de la vérité intime et de la beauté. Sur le terrain des idéologies, nos exigences ne sont pas les mêmes. Nous ne demandons pas la vérité pathétique du témoignage, mais la vérité explicative qui décille.
A vrai-dire, nous avons été pris ces dernières années entre deux idéologies contradictoires et simples. Celle des minimalistes qui posent l’occitanité comme une tradition culturelle pure. Cette façon de dégager de la réalité sociale en mouvement la création artistique, et l’ethnique du destin de l’ethnos, est déjà l’aveu manifeste de l’aliénation subie et devenue principe. L’idéalisme anti-scientifique est le masque habituel de l’aliénation. Mais comme on ne peut se parer complètement de cet idéalisme, on reconnaîtra comme bonne l’analyse sociologique de la culture occitane du passé. Il y a donc une frontière d’histoire, où notre culture se détache de l’histoire, se fige et se massifie sans espoir. Où est la frontière, si non au moment où l’on se trouve ? A tous les moments de la Renaissance, les culturalistes pures jouèrent le rôle des douaniers du temps et des serviteurs zélés de l’aliénation historique. Il ne s’agit pas avec eux d’une aliénation génératrice de distorsions et de latéralisme, comme nous l’avons dit, mais d’un aplomb du « droit d’aliénation » au centre de la création occitane. Le phénomène ne peut être inhibé tant que l’aliénation collective n’est pas dépassée, et le dynamisme occitan rencontrera des minimalistes après chacune de ses avancées, avec leur manie de se cantonner toujours derrière l’étape franchie, et leur marginalisme par rapport à la littérature française provinciale. Le post-mistralisme en a fourni de bons exemples.
Les maximalistes se raccrochent non à une étape, mais à la raison d’une nation occitane qui émerveilla Mistral au temps de Calendal. Ce qui les distingue de Mistral, c’est qu’ils se maintiennent à un niveau d’en-dessus de l’histoire. Car si l’on tient le phénomène sociologique de l’aliénation comme uniquement négatif, si l’on pose la nation d’Oc soumise à la nation d’Oil dans l’Etat français (en anéantissant du coup la nation composée française), on se met hors de l’histoire, de cette histoire que les Occitans se sont faite depuis huit siècles d’intégration. La nation occitane statique définie par sa langue seule, n’est rien qu’une masse a-historique, un être où le temps se fige en attributs qualificatifs, et nullement en existant social. L’aliénation se projette en termes d’antinomie, de renversement. Les maximalistes prennent l’histoire à rebours.
Cependant, cette dualité nous éclaire sur un moment de radicalisation de l’occitanisme qui doit nous retenir. La preuve est présentement apportée que l’heure des distorsions, des malaises, des revendications gentilles est bien passée. Quand on pense qu’un minimaliste de fait comme Prosper Estieu[28] faisait, en poésie, des orgies de nationalisme politique, qui pourrait s’empêcher de penser que le culturalisme moderne est un progrès, dans la mesure où il définit le fait occitan véritable comme un fait de culture supérieure ?
Quand on pense à la prudence pratique du maximaliste Mistral, on respire en voyant qu’il est possible enfin de dire qu’une culture renait vraiment avec la Renaissance d’un peuple. En se poussant vers l’extrémisme des deux côtés, la position de défense causée par l’aliénation étire cette aliénation jusqu’à un point d’éclatement.
On ne doit pas dédaigner ce phénomène intérieur à l’occitanisme, pas plus que le phénomène extérieur de la disparition du complexe de patois. Nous sommes peut-être maintenant au seuil d’un temps nouveau. Au seuil du temps d’histoire vécue.
II. — AUJOURD’HUI
Aujourd’hui qu’éclate des deux côtés une situation occitane d’inconscience, il n’y a plus de maintenance possible. On voit bien aujourd’hui que maintenir, c’est comme toujours : s’aveugler, se fourvoyer dans la broussaille de l’aliénation collective, où sont encore possibles de belles œuvres, mais pas de mouvement qui tire le peuple d’Oc de son chemin où son être se perd. Il s’agit maintenant d’inventer une problématique du mouvement, non pas pour le plaisir, ni pour répondre théoriquement à ce que nous savons ne pas devoir faire, mais en accord avec une analyse nouvelle. Analyse que nous devons mener droite et précise. Il serait dommage que, par timidité, les occitanistes demeurassent loin en deçà de l’évolution, dont ils peuvent pourtant embrasser l’étendue d’un regard élargi.
L’autre.
Au premier coup d’œil, on voit que l’unité dialectique Occitanie-France change de contenu, si l’autre est mis en question. L’autre, c’est-à-dire la France. Pendant des siècles la vocation assimilatrice de la France a accompagné le cours historique de son développement. Ainsi se forgeait une unité de plus en plus complexe, enrichie des apports des ethnies soumises, et, de ce fait, conquérante à l’extérieur. Ecrasement intérieur des cultures allogènes et universalisation des résultats sont les deux mécanismes complémentaires dont s’est nourri le mouvement de la civilisation française. En même temps, toute création occitane était combattue et enfermée dans le latéralisme que nous avons évoqué. Ce mouvement, pour autant qu’il réussisse, a une logique de développement contre laquelle nous ne pouvons rien. Il est vrai qu’un Occitan, en se reniant, trouve dans la culture nationale française une occasion d’universalité, qui, sans cela, lui est interdite. Il est vrai qu’en oubliant ses origines, et le drame de la déculturation ethnique, il entre dans un monde intellectuel, social, politique, où il goûte le temps vécu, où se dévoile un avenir.
Mais maintenant cette logique commence à se défaire, car le destin français vient de rencontrer le fond d’une impasse en Algérie. La France y avait porté à son paroxysme le mécanisme de l’assimilation. Non pas tant en établissant l’empire du français sur l’arabe et le berbère (on a bien joué quelquefois la carte du berbère contre l’arabe, avec prudence), mais en forgeant une population nouvelle. Les Français de France, les Alsaciens-Lorrains, les Méditerranéens, les Juifs, qui furent appelés à constituer cette population, prirent en charge le processus d’assimilation. Les langages et les données ethniques s’effacèrent et s’oublièrent. En un siècle, un laboratoire de déculturation et de reculturation fonctionna, résumant sept siècles de vie française métropolitaine.
Et ceci, au contact du Musulman. C’est-à-dire que les étapes historiques étaient bouleversées. A la succession conquête-assimilation qui avait donné de si bons résultats en Occitanie répondait une simultanéité stable : l’atmosphère de conquête, d’impérialisme, enveloppait l’assimilation.
Ce ne sont pas les mêmes qui en bénéficiaient et en souffraient. Ainsi devait devenir évident le mal qui était dans le système. La logique débouchait sur l’absurde. La logique aurait été qu’après quelques dizaines d’années, une fois la conquête bien assise, la nationalité française s’ouvrît aux Algériens de souche. Il n’est pas impossible de croire qu’alors l’assimilation aurait joué au Sud comme au Nord de la mer. Une culture musulmane arrêtée dans son élan, massifiée, provincialisée, aurait été de peu de poids dans la balance, avec, sur l’autre plateau, le destin français. La preuve en est dans la littérature algérienne en français d’avant la Révolution, et qui sent le régionalisme. Une autre preuve également dans la mentalité si française des premiers protagonistes de cette Révolution.[29]
La logique était l’intégration, proclamée par la population européenne au moment où le désespoir lui montra comme l’absurde avait rongé le processus historique français.
Mais l’intégration venait trop tard. Contredite par les derniers moments de l’Algérie française, où se déchaînèrent les purs réflexes du nationalisme, elle reste comme une auto-dénonciation. Elle marque le moment où une aventure historique se sait terminée et essaie de se rénover par un retour impossible à la pureté.
L’aventure de huit siècles, nous la voyons bien finie. Pour la première fois depuis les temps lointains de la Croisade albigeoise, la France n’est plus en train de se faire par agrandissement territorial et assimilation de peuples. Enfermée dans l’hexagone, elle est réduite à elle-même, et la massification opère. La France perd le mouvement qui lui donna son être. Où que l’on se tourne, on la voit entourée d’Etats nationaux enfermés eux-aussi dans leur territoire. Il lui arrive ce qui arriva à l’Espagne avec la perte de Cuba.
L’autre se défend.
Que cette menace de massification est perçue, nous le voyons bien dans l’appel à la grandeur nationale que fait le gaullisme. D’une façon très intelligente, il a compris qu’il est nécessaire de proposer à la France une autre aventure historique, un mouvement générateur d’avenir : de là la surestimation culturelle claironnée, la recherche, au-delà de l’indépendance politico-militaire, d’un grand jeu diplomatique, la mobilisation des jeunes énergies pour un rajeunissement économique et social. Il faut colmater au plus tôt la brèche faite dans le destin national. Mais naturellement, cela ne peut pas se faire seulement selon les données inchangées et statiques de la vie nationale, selon l’archaïsme idéologique. Ainsi, le gaullisme substitue à la construction européenne — qui vaut ce qu’elle vaut, mais est une innovation — une pensée d’alliances nationales. Il défait l’évolution démocratique, au point que sa république est plus proche d’une monarchie autoritaire que d’une monarchie parlementaire.
Il y aurait danger à ce que ce mouvement réussisse. Danger pour l’évolution générale des sociétés, dans ce coin d’Europe où nous sommes. Danger surtout pour nous. Dans un cadre idéologique où « la France redevient la France », c’est-à-dire où l’idée de France se replie sur elle-même et souffre de la massification, l’Occitanie est enfermée, emprisonnée idéologiquement elle aussi. De plus il est très possible que l’illusion gaulliste d’un destin nouveau, rejaillisse de la France sur l’Occitanie. Un Etat nationaliste a toujours intérêt à désamorcer le potentiel de vie des existants ethniques. C’est pourquoi il favorise les aspects mineurs des cultures régionales : folklore, tourisme, esprit de maintenance ; en bref, en maintenant, il favorise la massification culturelle. C’est que fit, il y a vingt-cinq ans, le régime de l’Etat français, et les occitanistes en furent un moment aveuglés. Cela pourrait se faire encore…
Par conséquent, aujourd’hui la tâche des occitanistes doit être d’élever leur pensée à un niveau qui dépasse la massification de la réalité idéologique française. Ils doivent être des hommes du dépassement de la nation. Ce faisant ils culbutent la vieille dialectique. Ils ne s’enferment plus dans une opposition à la France — déclarée, ou revêtue de toute sorte de prétextes idéologiques timides —, mais ils posent autrement le problème : le problème de la France est maintenant d’engager sa réalité dans quelque chose de plus grand qu’elle, que ce soit la construction d’une société nouvelle, ou la conquête du mouvement rénové. Ici, les cultures dites régionales lui viennent en aide. Elles sont les richesses de l’avenir. Si, aujourd’hui, le mouvement saisissait les cultures régionales, leur vocation de liaisons géographiques se dévoilerait, et l’ensemble français en profiterait.[30]
En fait, sous la façade d’un nationalisme pointilleux, la France est en passe de se provincialiser. A l’échelle d’une société internationale en genèse, la nation refermée sur soi est une province. Mais la culture occitane, si elle reprend la fonction d’ouverture, qui était la sienne dans les grands moments, devient le contraire d’un provincialisme.[31]
Nous étions du côté du destin français où sont les origines oubliées et sacrifiées. Nous passons maintenant de l’autre côté. Nous étions le passé ; maintenant, nous devenons l’avenir. La critique que nous faisions de la France, si juste dans ses motifs, était, de toutes façons, réactionnaire. Maintenant, nous la faisons au nom du progrès. Quelle chance que notre langue ne soit pas morte en sept siècles d’étouffement ! Elle est vivante encore, pour une aventure nouvelle.
La menace.
Nous parlions du danger. Il en est un autre. Rien n’est jamais gagné d’emblée. Une analyse du régime français actuel serait incomplète si l’on négligeait les données économiques, c’est-à-dire politiques, véritables. Pour simplifier, nous noterons l’alliance dans les équipes gouvernementales, de la jeune technocratie et du grand capital. Cela représente une sorte de néocapitalisme européen, assez semblable à l’américain, auquel il s’oppose polémiquement, mais non par nature. C’est une forme de développement de la société où le dirigisme utilise des « plans », mais des plans qui sont soumis à l’investissement capitaliste et qui le favorisent. On cherche ainsi le point d’équilibre entre l’augmentation globale de la productivité (qui profite un peu au monde du travail, et on s’en sert pour tenter de désamorcer la revendication sociale), et le profit.[32] En cela, c’est l’existence physique de l’Occitanie qui est menacée. Ce pays statistiquement compris dans la zone économique retardataire, dite de sous-développement, ne peut être sauvé qu’en se transformant.
Cette transformation est difficile. Elle ne peut pas se faire avec les ressources régionales ; la nécessité d’investir en passant par le plan d’Etat ne peut être évitée. Mais, du même coup, l’Etat impose des limites. Quand un Premier Ministre dit, à propos de Nantes et de la Bretagne, que l’ouvrier peut ne pas être nécessairement employé dans son pays d’origine, il est logique. Là où il est placé, au service de l’intérêt national, c’est-à-dire celui de l’Etat, et au service de la rentabilité capitaliste, il ne peut pas parler autrement.[33] Ainsi les déplacements de population, qui vidèrent entre 1860 et 1930 tant de régions d’Occitanie, ne sont pas arrêtés. Le dépeuplement de nos montagnes ne peut que s’accélérer et il ne faut pas oublier qu’il s’agit là des bastions de l’Occitanie linguistique.
D’un autre côté, le développement, dans ses limites, demande l’importation d’une grande quantité de spécialistes que le pays ne peut fournir. La désoccitanisation de nos villes, après s’être faite par aliénation des autochtones, se fait maintenant par l’arrivée d’une majorité de non-Occitans. Le phénomène s’accélère depuis cinq ans, et la venue des Pieds-noirs ne suffit pas à l’expliquer.
Ainsi, ce que cache le nationalisme officiel, c’est une colonisation du territoire français, de nous essentiellement. La position occitane est aujourd’hui de dénoncer le phénomène subi, et de lutter contre lui. Lutte qui ne peut pas être réactionnaire. Réactionnaire, l’était par exemple le poujadisme, qui exprimait la réalité occitane (c’était un mouvement largement occitan) d’une société de classes moyennes improductives en pays sous-développé ; mais aliénée, coulée au moule du nationalisme français. En quelques années, tout cela a changé. A l’heure où nous sommes, le développement ne se peut concevoir, d’une façon démocratique, qu’en opposition à l’action officielle. C’est-à-dire dans une invention politique accordée au concret des conflits déchaînés.
Par là passe le mouvement. Nous l’avons senti passer quand les grèves de Decazeville ont manifesté une réalité occitane qui bougeait pour la première fois depuis 1907. Nous le sentons dans le mouvement des paysans. Nous le trouvons dans les recherches d’économistes modernes. Qu’on fasse le compte : depuis trois ans, il y a eu plus de déclarations réfléchies en faveur d’une régionalisation de la vie économique française, que dans tout le siècle antérieur.
Mais point de timidité ! Ce mouvement est simplement la force d’une révolution, qui aliénée et massifiée dans l’appareil politique de l’Etat, enfermée dans la diplomatie des partis centralisés, apparaît dans son surgissement naturel. Cela demande aux occitanistes de la présence et de l’invention. Dans cette menace, il y a les conditions mêmes d’une délivrance.
La massification totale.
Nous touchons là aussi au problème principal des sociétés modernes. Dans l’alliance d’une technocratie jeune et efficace avec le capitalisme (ailleurs ce sera celle de la technocratie avec le pouvoir socialiste, cf. le stalinisme) réside l’aspect régional d’une massification de la société humaine dans son ensemble. En effet, les nationalismes n’empêchent pas l’homogénéisation de la civilisation moderne : l’uniformité des procédés de production, l’augmentation des relations, l’élargissement des marchés et la planification, tout relègue à l’archéologie ethnographique la variété des vieilles sociétés. Le village est mort, comme René Nelli[34] en a plus d’une fois fait la remarque. Mort comme cadre de vie culturelle. Il n’est rien d’autre qu’un « habitat ». Mais les régions meurent culturellement. Et aussi les régions-nations. Il serait peut-être heureux, en tout cas nouveau, qu’à la place des existants antérieurs apparaisse une culture cosmopolite vive, comme celle des intellectuels (des « mandarins ») des périodes anciennes. Mais c’est le contraire qui arrive. L’intercompréhension des peuples se fait, ou risque de se faire, sur la base la moins large : pseudo-civilisation de « digests », de radio, de télé. Car à mesure que s’accroissait le nombre des utilisateurs de la culture, le nombre des créateurs diminuait. Maintenant, quelques centaines de producteurs, s’ils tiennent les réseaux de diffusion, peuvent fournir à l’humanité sa nourriture culturelle.
La faculté de création s’étrique et se fossilise dans les impératifs du commerce de la culture. La France est dans cette situation curieuse qu’elle se sent menacée par la massification universelle, et qu’elle songe à se défendre à l’heure d’une prorogation de son nationalisme, mais, comme nous le savons bien, nous, en elle les mouvements de massification ont commencé depuis longtemps. De deux côtés elle est menacée.
Nous sommes là pour jouer notre rôle. La culture occitane est une potentialité de culture humaine. La massification interne française l’a conservée en réduction. La croissance, la démassification, peuvent délivrer en elle les forces de créations endormies. On voit bien que tout dans notre situation est lié. En luttant pour notre langue et notre culture, nous luttons pour des relations culturelles européennes libres, et contre toutes les provincialisations. En luttant contre la colonisation du territoire, nous luttons pour le mouvement et le progrès des sociétés. En agissant au nom d’une culture maintenue au niveau de l’humain, nous proclamons un humanisme.
Ainsi s’achève ce que nous pourrions appeler le temps du « ghetto ». Quand, en effet, vous conversez avec des occitanistes, avec ces personnes contentes de parler dans la langue d’un peuple de la culture d’un peuple, ne sentez-vous pas sur vous l’air épais du ghetto ? Mais le ghetto où le temps se gèle, est également l’attente et l’espoir d’un jour où la masse culturelle se défera pour devenir à son tour force d’évolution. Le ghetto est la forme culturelle du phénomène qu’on nomme enkystement en biologie.
Il me semble que, depuis cinq ans, cet air se fait plus léger, sauf lorsque nos amis s’enferment à nouveau dans l’aliénation de maintenance, dans un culturalisme abstrait, ou dans un nationalisme. Remettons-nous à parler une langue que l’on puisse entendre. Une langue, c’est-à-dire un langage. Nous ne dédaignerons pas le problème de la vie spécifique de l’occitan. Mais il ne doit pas nous aveugler. Le problème véritable est celui du potentiel de création de la culture liée à cette langue, ce qui fera d’elle un dialogue avec l’histoire. Potentiel de création philosophique, politique, autant que poétique. Cela est devenu possible, mais ne nous est pas donné sans lutte. Dans un moment de péril radical, l’occitanisme doit se radicaliser en nous. Il faut le vouloir ; par l’esprit. Il faut faire des occitanistes les grands désaliénés non seulement de l’Occitan, mais du monde moderne.
Charge de passé et surcharge d’avenir.
Il faut dire et redire que l’aliénation occitane, telle que nous en avons parlé jusqu’ici, est un processus historique. Pour identifier le phénomène et le cerner, une vue sur l’histoire est suffisante. Mais, pour la bonne raison qu’on ne peut le faire sans les notions du soi et de l’autre qui fondent le concept d’aliénation, et que ce sont des notions philosophiques placées au centre de toute philosophie, il est indispensable d’abandonner le domaine de « l’histoire préconçue » pour celui de « l’histoire pensée ». Nous aurions donc, nous occitanistes, à nous situer par rapport à une littérature philosophique abondante, et, en effet, il y a une philosophie de l’histoire, peut-être maladroite, ou un peu trop rigide, chez tous ceux qui, avec nous, dénoncent une aliénation ethnique, et veulent la supprimer.[35]
Au fond, nous le savons, le choix décisif est entre l’essentialisme et l’existentialisme, au sens le plus large de ces mots. En analysant les phénomènes du « temps qui court » et du « temps gelé », nous avons dénoncé l’aliénation dans l’immobilisation a-historique, dans la mythification des existants successifs d’histoire. De cette manière, si l’on veut bien admettre que libérer l’existant de sa contingence, c’est en faire une essence,[36] on comprendra que pour nous l’essentialisation est un vrai pourrissement de l’histoire. Essentialisation, aliénation, mythification, se rencontrent à la croisée des chemins de la défaite historique.
Mais les choses ne sont pas si simples, et si nous faisons appel aux faits, à la réalité contrôlée, nous devrons rendre compte d’un mélange général, qui semblerait obligatoire. Il y a dans le temps d’histoire en chemin, une présence de temps gelé qui joue un grand rôle, selon toutes les coupes que nous pouvons faire. Lorsque est vécue une situation collective, à la conscience historique se mêle une réfraction a-historique, sous la forme d’une intervention double : du passé sur le présent et du présent sur le passé, chacun justifiant l’autre. Chaque chef d’Etat se fait une idée de sa « mission » à partir de ce qu’ont fait ses grands prédécesseurs, ou de ce qu’il croit qu’ils ont fait. Chaque famille d’esprit est ligotée par ses souvenirs, et le jugement qu’elle porte sur ses souvenirs. Chaque classe a ses références d’antériorité. Même le prolétariat commence à avoir sa « légende ». D’un point de vue superficiel, ce sont les fameuses traditions que chacun possède. Mais au fond, c’est une essence élaborée, un mythe ou un « surmoi » antihistorique que les hommes, les classes, les communautés ethniques et culturelles s’imposent, et qui leur impose des actes. Ainsi, l’histoire se fait avec le temps qui court ; c’est sa matière ; mais également avec l’immobilité des archétypes ethniques, culturels, politiques. Le repliement sur lui même du temps et son induration dans les consciences, sont toujours là. L’histoire semble porter nécessairement en elle une anti-histoire, et se faire avec elle. L’anti-histoire ne serait-elle pas un moteur d’histoire ?
C’est cette question que nous nous posons maintenant et nous ne pouvons pas ne pas la poser. Il semble que là soit la clé d’une meilleure compréhension de l’aliénation elle-même.
France et anti-France.
Si l’essentialisation est un moteur d’histoire, nous la trouverons chez les vainqueurs comme chez les vaincus. Nous la découvrirons dans les processus libres d’histoire comme dans les processus entravés. La France en fournit une image sous nos yeux.
Prenons quelques moments-clés, quelques situations de grande envergure. Par exemple, le moment où les Capétiens, au XIIe siècle, alors qu’ils viennent de concevoir la territorialité française (la Francia Occidentalis), veulent la réaliser. C’est un grand moment d’histoire où l’on forge dans la fièvre une anti-histoire. L’Abbaye de Saint-Denis élabore la pensée des chansons de geste et les mythes royaux (le sacre de Clovis, l’apparition de la colombe céleste à Saint Rémy, la parenté avec les Carolingiens). Le rôle donné aux Capétiens par l’assemblée de Noyon — pourtant source d’une légitimité — ne semble pas suffisant. Il faut dépasser l’événement pour rejoindre une motivation mythique. Il faut un royaume qui ne soit plus contingent, et il faut pour cela raccorder l’existant-royaume à l’essence de la France,[37] le pouvoir concret du roi à la Couronne sacralisée.
Puis vient le règne de François I. C’est le moment du passage du royaume à plus de modernité : rénovation de la société par l’abandon de l’assise féodale (il faudra plus d’un siècle pour en venir à bout), rénovation et centralisation de l’administration, modification culturelle dont la question religieuse est l’aspect le plus actif. Et aussi, agrandissement territorial. Nouvelle réaction a-historique : les droits mythiques de la dynastie sont fondés par le travail des juristes et des écrivains (Ronsard le premier), les vues sur la langue française sont greffées sur une achronie radicale, qu’exprime du Bellay. Au francisme capétien s’ajoute un gallicisme. L’essence de la France se détache un peu plus de l’historicité lorsque le Rex Francorum prend le titre de Rex Gallorum.
Arrivons au moment de la Révolution. Il fut périlleux entre tous. La France est alors mise en danger par l’histoire qu’elle fait. D’un côté, le contrat national de la Fête de la Fédération pose la nationalité dans l’adhésion, et donc dans la contingence. De l’autre, le caractère politique de la nouvelle nation l’ouvre par principe à des gens qui ne furent jamais français, et qui peuvent entrer dans la France avec leur langue et leur culture propres. La France se dégèle, elle se défait comme essence à mesure qu’elle se fait en tant qu’existant. Mais, en même temps, la réaction essentialiste est mise en route. Le vieux principe de la territorialité justifie l’adhésion à la France des Avignonnais et des Béarnais tout comme, sur un plan fondamental et non tactique, la lutte contre les Chouans. L’essentialisme culturel pousse à l’uniformisation linguistique. La France essence continue.
Il est facile de se rendre compte que ces achronies si puissantes sont en fait des marchepieds de l’histoire. Les Capétiens, pourvus d’un mythe qui les sanctifie, et derrière eux les Français justifiés par avance, se lancent aussitôt, et partout, dans la conquête. Gens de Paris ou d’Anjou se jetteront sur Toulouse, Aix-en-Provence, Rome, Palerme. Même chose au XVIe siècle, et au XVIIe, et au XVIIIe. Ainsi se perpétue cet impérialisme assimilateur, égocentrique et œcuménique qui prend justement fin avec Frédéric II, homme et mythe.[38] De même, dans la tourmente révolutionnaire, la France reprend la politique expansionniste de l’Ancien Régime, et la République s’achève en Empire.
Il faudrait se demander s’il n’y a pas là aussi une sorte d’aliénation. Un existant est dévoyé de sa destinée naturelle au profit d’une’ idéalité, comme un autre perd le mouvement du temps au profit de son vainqueur.[39] Le gel du temps et l’essentialisation apparentent les deux déviations. La différence est que l’existant vaincu dans l’histoire s’aliène à l’autre, tandis que l’existant libre s’aliène à l’idée qu’il se fait de lui-même. Et le pourrissement n’est pas le même : l’aliénation au surmoi ne tire pas hors de l’histoire la collectivité, fortifiée par des mythes actifs. Elle la pousse au contraire à « dévorer » l’histoire. Cancérisation — pour continuer d’employer des images biologiques — et enkystement sont les deux visages de l’aliénation.
Dialectique des aliénations.
Mais il ne se peut pas qu’elles ne soient pas liées, puisqu’elles se développent sous un rapport dialectique vainqueur-vaincu. Les faits le montrent bien.
A l’époque capétienne, la mythification du destin français prépare la soumission des Occitans à la Couronne. Et une fois la soumission réalisée, quand commence l’aliénation occitane, d’abord par la perte du mouvement créateur, ce sont les Occitans qui vont fournir au centralisme ses meilleures armes. La révolution juridique fait son profit du droit romain cultivé en Occitanie ; Guillaume de Nogaret sert la cause de l’unification qui détruira sa culture ethnique.
Nous voyons ainsi que le déplacement de l’usager d’une culture vaincue vers la culture du vainqueur, n’est pas seulement, comme nous l’avons dit, cette recherche du temps qui court, mais également un phénomène corrupteur. L’aliénation n’est évitée qu’en surface ; au fond, elle se déplace et vient nourrir l’essentialisation dans l’existant qu’elle accueille. Ainsi Rivarol, doublement aliéné, puisqu’il est d’origines à la fois génoises et occitanes, sert l’impérialisme linguistique français. A la Convention, la surestimation de l’unité linguistique est le fait d’un gascon, Barère.
Sur le plan politique, le symbole le plus accompli de ce phénomène est Buonaparte. Il fallait, pour amener à son paroxysme le nationalisme français, un homme qui portât en lui comme une blessure le déracinement ethnique, le fils d’un combattant de Paoli passé à l’ennemi, un aventurier atteint du mal de la nation.[40]
En revanche, il semble que les deux désaliénations s’aident réciproquement. La chose ne se présente guère dans l’histoire de France ; seulement quelques indices : la période de 1830, chez les intellectuels, la remontée de l’ethnie occitane et de l’ethnie bretonne, la révision de l’histoire de France,[41] la protestation morale contre l’impérialisme et les conquêtes lointaines. Indices emportés par la marée du nationalisme français qui projette dans le latéralisme les renaissances ethniques, les aliène encore plus, et aliène les consciences françaises au centre.
Mais nous sommes maintenant arrivés à un moment où les indices reparaissent, plus solides. Tout bouge dans le destin français. Chargé de faire quelque chose de cet existant historique après la faillite d’un destin impérial, de Gaulle joue un grand jeu de conscience nationale (ce dont ses prédécesseurs, il faut bien le dire, étaient incapables). Il le joue totalement dans l’aliénation. Il pense la France essence comme personne peut-être ne l’a pensée avant lui. Il institue un rite collectif, injection majestueuse d’anti-histoire dans l’histoire : il raisonne avec la France-entité, et non pas avec les Français concrets. Et de fait, il arrive à faire bouger les choses, à transformer un peu les défaites en récupération de destin. Sous la gigantesque chape de la grandeur essentielle, il ouvre un peu le chemin à l’évolution, il favorise le mouvement de l’existant.
Mais ce n’est guère qu’une échappatoire. Le gaullisme n’est qu’une forme transitoire, pressée d’urgences politiques, d’un phénomène plus lent et plus profond — qu’on trouve aussi à gauche avec la grande peur de perdre culturellement la France par l’américanisation, et politiquement dans l’Europe. L’enkystement est commencé, la défense prend la place de la conquête. L’identification à l’essence, qui ne peut plus faire que la France dévore l’histoire, la tire hors de l’histoire. L’aliénation se replie. Et voilà que se dessine un grand Félibrige français.
Si bien que le dégel du temps est mieux assuré dans les révolutions ethniques que non pas dans la maintenance du centre. L’évolution créatrice d’histoire repasse par ce qui fut longtemps latéral. Ou mieux, il se pourrait qu’elle y repassât, si nous savons tenir le rôle difficile qui est maintenant le nôtre.
Savoir être « réactionnaires ».
Re-montée, re-naissance : le préfixe a son importance. Il signifie que les ré-surgences ethniques parcourent le temps à l’envers. Nous sommes en réaction contre l’histoire qui est faite, nous protestons contre ce qui aurait pu ne pas se faire. Nous déplorons l’écrasement de l’occitanité, au nom de la voie idéale d’une occitanité en liberté. Nous sommes les hommes des virtualités historiques.
De ce fait, la position de nos adversaires est plus facile que la nôtre. Les uns, les plus farouches, nous demandent de franchir le pas ultime, et de tout abandonner de notre occitanité pour nous intégrer sans détours à une culture française univoque. Ils reconnaissent le fait d’aliénation, mais arguent que l’histoire se fait toujours avec des aliénations acceptées et dépassées. En fait, on peut dire que nous cultivons la difficulté : une aliénation parvenue à son terme, lorsque le souvenir d’une culture originale est évanoui, se détruit d’elle-même.
D’autres, les amis à demi, admettent notre existence à condition que nous intégrions nos richesses à un destin français équivoque. Ils voudraient faire de l’aliénation (en général ils évitent le mot), une intégration nuancée où l’on perdrait le moins pour gagner le plus. C’est la recherche d’un point d’équilibre toujours menacé, dans l’éternel déséquilibre du bilinguisme.
De toute façon, tous nous reconnaissent maintenant comme des victimes de l’histoire, et d’après leur philosophie, l’histoire ne peut pas se faire sans victimes. Ils ne disent plus comme Mistral quand il jouait au Bossuet laïque, que dans l’ordre divin tout se fait pour un bien. Mais ils pensent que l’histoire n’est pas réversible.
C’est là le centre du débat. Car nous non plus, nous ne pensons pas que l’histoire soit réversible. Le temps qui court dans les affaires des hommes va toujours vers l’avenir. Mais il traverse le présent. Et nous y trouvons notre compte. Une re-naissance (outre le préfixe, avisons-nous du radical ; et dans réaction il y a aussi action) se place à la sortie du présent. C’est une interrogation passionnée sur ce qui est sur le point d’appaître. Cela nous permet d’avoir, sur ce point, prise sur nos contradicteurs, car, pour eux, le point d’arrivée de l’histoire est toujours un présent vu comme absolu, replié sur lui-même et fermé à l’avenir. Ils nous invitent à nous intégrer dans une réalité stationnaire, dans une France qui ne se dépasse pas. Ils imaginent un futur semblable au présent.
La réaction d’histoire est d’aller jusqu’à un point d’antériorité pour saisir une réalité sacrifiée, qui est nous-mêmes en tant que peuple et que culture, et de là nous retrouvons, en fait, la suite de cette destinée intériorisée, réduite, aliénée. Pourvu que cette réalité, même si elle change, perdure, elle demeure comme une virtualité d’histoire, jusqu’au présent. Et si cette virtualité se transforme encore dans le présent, elle est, quoi qu’il arrive, une étincelle d’avenir. La charge du passé que nous remontons du puits de l’oubli, est, si elle est riche et vive, une surcharge d’avenir que nous sentons dans nos actes.
Il n’y a pas là du verbalisme ou une mystique facile, mais une loi vérifiée de l’évolution. Les renaissances nationales du siècle passé, tout imprégnées qu’elles fussent de nostalgie historique, ont été en Europe des moteurs positifs d’histoire. Et si nous en croyons Monsieur Thant, il pourrait en être de même en Asie et en Afrique. Le mal véritable n’est pas le renforcement d’une virtualité jugée moribonde, c’est l’absolutisation du présent. Notre analyse montre clairement que cette absolutisation ne recouvre rien d’autre que le gel du temps, l’essentialisation d’un existant.
Cela peut nous mettre à l’aise. Le renouveau des réalités ethniques en France n’est pas un culte artificiel de dieux morts. C’est une lutte largement désaliénatrice à tous les niveaux, y compris au niveau national français. Ce qui serait aliénateur, ce serait de favoriser, en nous pargeant la mémoire de notre culture et notre horizon de notre espoir de vie, une immobilisation de la société où nous vivons.
Les points de désaliénation.
Il s’avère difficile de fixer le point d’histoire où une aliénation est réussie et une désaliénation rendue à la fois illégitime et impossible. Superficiellement, ce serait pour nous la date de la mort de la langue d’Oc abandonnée à sa régression régulière. Mais la langue meurt toujours pour une famille, un homme ou un village. Elle ne meurt pas « en soi ». Et, étant donné que l’on ne trouve, de ce point de vue, que des situations corpusculaires, rien n’excuse un abandon collectif, un jugement généralisé quel qu’il soit. La clé de la compréhension est ailleurs, dans la dialectique des aliénations. Puisqu’en termes français sont vécus des phénomènes d’aliénation, et que de plus, nous sentons la collectivité française en péril de se geler, il est légitime et possible de se servir des virtualités sacrifiées comme armes contre l’enkystement. La récupération totale d’une langue comme la nôtre fournit au présent des instruments de mouvement. Notre réaction est révolutionnaire.
L.X. de Ricard[42] l’avait bien compris lorsqu’il disait, à propos de la prescription historique : « Nous ne pensons pas qu’il y ait prescription dans les jugements historiques et que parce qu’un crime s’est accompli dans des circonstances abominables il y a six cents ans, les siècles, en s’accumulant, aient rien enlevé de son abomination.
Je dirais plutôt qu’ils y ont ajouté, parce qu’ils nous ont permis d’apprécier, dans toute leur succession logique, les conséquences pernicieuses dans lesquelles il s’est perpétué, pour ainsi dire, jusqu’à nous ; et parmi ces conséquences, les plus déplorables ne sont-elles pas l’exemple et l’encouragement légués aux malfaiteurs qu’il sollicite à imiter ».
Si l’on dépouille cette pensée de son moralisme, on y découvrira la vision, dans une « succession logique », d’une destinée déviée. Ainsi l’Occitanie, vaincue au XIIIe siècle, représente une virtualité enclose dans le destin français, et qui proteste sans cesse contre le déchaînement du nationalisme. La désaliénation occitane consiste à faire de notre protestation bien plus qu’un regret : une morale politique active qui s’incarne non pas dans la France close et intemporelle, où l’essentialisation nous rend, une fois pour toutes, l’entrée impossible en tant qu’Occitans, mais dans le progrès de la réalité qui a pris la forme existentielle de la France. Transformation de cette réalité à la fois du dedans et du dehors, depuis le passé réactivé jusqu’à l’avenir préactivé : voilà le sens de notre intervention.
La date ultime d’une récupération ne nous est pas donnée par un fait statistique, mais par les conditions de la dialectique d’histoire où nous sommes impliqués. Et nous voyons que les faits suivent ce chemin. C’est la nécessité d’un rôle d’histoire, et non pas la santé pratique de la langue, qui fabrique depuis quelques années les vocations occitanistes.
Mais il faut encore se méfier. Une récupération de destin se fait à partir d’un présent changeant. Elle ne se fait pas abstraitement. C’est maintenant qui détermine notre attitude par rapport à autrefois. Croce a écrit là-dessus des pages très importantes pour nous. J’en connais qui se sentent émus au souvenir de Gergovie (qui était en Occitanie !). Mais je ne crois pas que Gergovie nous apporte aujourd’hui un enseignement. Et ce qui nous relie aujourd’hui à Gergovie ne peut-être que le chemin du souvenir sentimental. Tandis que d’aujourd’hui nous pouvons aller à Montségur. Simplement parce que les protagonistes de Gergovie sont les uns et les autres bien enterrés dans l’histoire. Ceux de la Croisade Albigeoise sont toujours dialectiquement liés à un’ processus d’histoire.
Les mêmes mots reviennent et reviennent encore. Si, en fin de compte, nous devons être nos propres désaliénateurs, comme créateurs, ainsi que nous le disions, comme créateurs d’histoire, comprenons-nous mieux maintenant, il faut que nous nous méfions de l’anti-histoire. Notre erreur capitale serait de croire à l’être de l’Occitanie comme à l’être de la France. Il faut sortir des mythes[43] pour inventer ce style de l’historicité qui nous incombe. Jadis intégrés à la France, la « nation des nations », et comptables d’un existant qui ne s’est jamais essentialisé que par aliénation rédactrice,[44] nous avons la tâche difficile, mais très moderne, de purger l’histoire des essences Malochs.
[1] C’était en partie le sens du programme publié sous le titre : « Les tâches et les méthodes de l’histoire de la littérature d’Oc », in Annales de l’Institut d’Etudes Occitanes, mai 1951. Nous espérons donner un fragment d’analyse de ce style le jour où nous pourrons publier notre thèse sur La Conscience linguistique des écrivains occitans, la Renaissance du XVIe siècle, (Montpellier 1964).
[2] « Cènt ans puèi… », in Oc, 1959.
[3] Un moyen d’en sortir fut l’analyse politique, dont nous avons eu le meilleur exemple avec Per lo camp occitan, de Charles Camproux (1935). Mais la pensée de Camproux est une politique spéculative, et ne donne pas les moyens de la « réalisation de la doctrine ».
[4] On trouvera la plus récente et peut-être la meilleure de ces analyses dans le livre de Joaquin Molas et Josep M. Castellet, Poesia catalana del segle XX, collecció A l’abast, Edicions 62, Barcelone, 1963.
[5] Nous disons ‘ethnie’. On pourrait aussi bien dire ‘nation’ à condition de ne pas fausser ce concept par des références politico-étatiques. Nous essayons d’éclaircir ces notions dans un ouvrage sur la nature de l’Etat français, Sur la France, collection les Essais, Gallimard, 1968.
[6] Cf. Ph. Wolff, Histoire de Toulouse, Privat, 1958, p. 84.
[7] Cf. P. Riché, Education et culture dans l’Occident barbare, Le Seuil, 1962, p. 220.
[8] Essentiellement pour pouvoir revendiquer, au nom de la langue, les terres occitanes des Plantagénêts.
[9] Dans la thèse ci-dessus mentionnée, nous essaierons de montrer comment cette Renaissance est liée aux poussées d’une conscience nationalitaire, aidée par le protestantisme à l’Ouest, et par le catholicisme ligueur à l’Est.
[10] L’adjectif mondin, formé d’après Ramondin (propre aux Raymonds, comtes de Toulouse) est celui qu’utilise Godolin pour désigner sa langue.
[11] Nom de la fondatrice légendaire du Consistoire de la Gaie Science, première forme des Jeux Floraux de Toulouse.
[12] On se rappelle qu’en 1907, par suite d’une crise de mévente du vin, les viticulteurs, puis les municipalités languedociennes se soulevèrent contre le pouvoir central. La révolte fut d’ailleurs sans lendemain.
[13] En 1632, Montmorency, gouverneur du Languedoc, prit la tête d’une révolte armée contre Richelieu. Il fut pris au combat et décapité.
[14] Ce que nous disons de la langue, nous pourrions le dire également de l’orthographe française, qui maintient les vestiges de la mentalité de classe des clercs latins du XVe siècle.
[15] Orateur populaire qui prit la tête du mouvement et se révéla incapable de tenir tête à Clémenceau.
[16] La Comtesse, poème de Mistral (1866) qui parle d’une comtesse de sang impérial (la Provence terre d’Empire) emprisonnée par sa sœur dans un couvent (la France).
[17] Refrain de la Comtesse.
[18] Ecrivains et hommes politiques catalans, les confidents de Mistral autour de 1865.
[19] Ecrivain provençal anticlérical et républicain qui fut à la tête du Félibrige (1891) après Mistral et Roumanille.
[20] Ces années-là, Jaurès écrit des articles pour proposer l’enseignement du basque, du breton et de l’occitan.
[21] Il est remarquable de voir comment Jaurès lie historiquement la Renaissance d’Oc et l’événement politique : « En fait, c’est l’événement le plus central, le plus largement français de tous, je veux dire la Révolution française, qui a suscité la Renaissance littéraire du Midi ».
[22] Poète provençal qui fut le premier député du Parti Ouvrier français.
[23] Loi de 1951, ainsi nommée du nom de son rapporteur, député socialiste du Tarn, qui inaugure en France l’enseignement des langues dites régionales.
[24] Grand écrivain occitan, qui était instituteur public (1861-1944).
[25] Un des meilleurs prosateurs et poètes occitans actuels.
[26] Josep-Sebastià Pons, poète catalan du Roussillon, qui a été considéré comme un maître par les Occitans entre 1936 et 1950. Voir par exemple le témoignage d’Yves Rouquette : J.S. Pons, collection Poètes d’aujourd’hui, Pierre Seghers, 1963.
[27] Dans Lo libre dels grands jorns du romancier Joan Boudou, le héros vit ses derniers jours se sachant condamné par un cancer.
[28] Félibre occitan, contemporain et ami d’A. Perbosc.
[29] Ferhrat Abbas, La nuit coloniale, Juillard, 1962 p. 115 : « Nous nous étions donné pour but d’abattre le mur d’argent et l’écran des préjugés qui nous séparaient du peuple français ». Cela représentait naturellement un premier temps, celui d’avant 1923 et l’exil de l’émir Khaled. Mais se prolonge dans l’idéologie de La voix des humbles qui répond à l’effort de si courte durée de Maurice Violette. La question se posa ensuite autrement, avec la guerre de 1939-1945.
[30] Un article très remarqué de Louis Armand dans Le Monde parlait des capitales régionales et y voyait une vocation européenne. Voilà la clé de tout : une Toulouse déprovincialisée déprovincialise toute une région de France.
[31] On me permettra de citer Aragon, à propos de notre poésie : « Le fleuve français qui n’est ni Seine ni Garonne, ni Rhône ni Loire, mais la convergence du chant à ce promontoire d’Europe où Dante et Holderlin, Pouchkine et Keats marient leurs échos lointains aux voix proches, faisant un seul concert avec Nerval et Racine des ‘patois’ de Florence et de Tubingen, de la Tamise et de la Neva » (préface à l’Anthologie de la poésie occitane, d’A. Paule Lafont, Editeurs français réunis, 1962). La phrase, semble-t-il, définit une problématique toute nouvelle de la culture française.
[32] Nous renvoyons à une analyse de la nature économique du pouvoir gaulliste, Bulletin du C.O.E.A., n. 6-7, 1964.
[33] L’analyse du comportement de M. Pompidou est à prendre de cette façon. En effet, cet homme est le premier Occitan que nous ayons eu au gouvernement depuis les débuts du gaullisme (qui s’est fait avec les hommes du Nord, de Paris). Fils de la petite bourgeoisie passé à l’administration des grandes banques, Occitan passé par les étapes universalistes de la culture nationale française (l’Ecole Normale Supérieure), il incarne l’aliénation occitane, autant qu’un homme de la Troisième ou de la Quatrième République. A noter chez lui une sorte de sympathie pour l’occitanité populaire (la presse a parlé d’une lettre de lui en « patois auvergnat »). Nous avons traité cette aide apportée à la massification.
[34] Ecrivain occitan contemporain, qui est aussi un ethnologue réputé.
[35] La critique du concept d’aliénation par J.M. Domenach, dans le numéro d’Esprit de décembre 1965, est juste pour une bonne part : la part de critique ; mais comme le disait Philippe Gardy dans le n. 9 de Viure, elle s’appuie sur ce même essentialisme a-historique dont elle fait un crime aux autres. Notre article est écrit pour éclaircir un peu cette pétition de principe, générale dans la pensée nationale française d’aujourd’hui.
[36] Le vocabulaire mistralien est clair (c’est toujours à lui qu’il faut aller pour rendre compte de l’aventure idéologique occitane) : Mistral finit par ne plus parler que d’une Provence « en idée », l’essence de la Provence, au-dessus de l’histoire.
[37] Ici prend ses racines le concept de « France incréée », analysé avec profondeur par Efflam Dreger dans le n. 1-2, 1965, d’Ar Falz.
[38] Parce que l’impérialisme romain avait ses mythes, et qu’il s’acheva finalement dans la floraison mythique du millénarisme, la différence entre lui et l’impérialisme français, sur ce plan, est que celui-là consiste en des mythes médiats (qui traversent le destin sacré de la Rome antique) dont l’architecture est, de ce fait, cyclique ; tandis que le mythe français est immédiat (il sacralise et essentialise la France au moment où cela est nécessaire, à partir du simple contenu socio-politique de la nation) et violent (il est tout de suite utilisé pour des actes de conquêtes et d’annexions brutales).
[39] En fait, nous avons déjà employé le mot d’aliénation pour ce phénomène, à propos du jacobinisme : « la France nation révolutionnaire aliénée par le centralisme autoritoire » (Ar Falz et Bulletin du C.O.E.A., octobre 1965).
[40] Il s’en faut de peu que Buonaparte ne soit qu’un mercenaire : après Thermidor, il voulut offrir ses armes au Sultan ; en Egypte, il rêvait de devenir un roi musulman. Celui qui est maintenant aux Invalides l’objet d’un culte national, se plaignait parfois, à Sainte-Hélène, de ne s’être pas fait roi des Corses.
[41] « Je sens en moi la conviction profonde que nous n’avons pas d’histoire de France », écrivait Augustin Thierry (Lettres sur l’histoire de France) à propos de la résistance des Aquitains aux Francs, et de la résistance occitane à la Croisade albigeoise.
[42] Poète parnassien qui se fit écrivain d’Oc et créa le fameux « Félibrige rouge » languedocien.
[43] Les tentatives de Renaissance d’autrefois ne pouvaient s’en préserver. Ainsi Pey de Garros forge une intemporalité gasconne, et invente des mythes qui répondent en écho aux mythes gaulois.
[44] Au moment où la France conçoit son premier nationalisme, les Occitans luttent contre elle au nom des valeurs progressistes. C’est ce que dit au long La Chanson de la Croisade.