X année, 1968, Numéro unique, Page 1
Quelques considérations sur
le concept de sens de l’histoire
FRANCESCO ROSSOLILLO
Les grands esprits qu’on peut considérer comme les pères fondateurs de la pensée contemporaine, Kant, Hegel et Marx, ont en commun une conception philosophico-historique fondamentale : la foi en l’existence d’un sens de l’histoire consistant dans le cheminement difficile mais continu de l’espèce humaine vers des formes de vie en société de plus en plus élevées. Cette foi, après sa banalisation par le positivisme et le tragique démenti que sa confiance naïve dans le progrès a reçu des deux guerres mondiales et du nazisme, est aujourd’hui tombée dans le discrédit le plus total. Existentialisme, historicisme absolu, néo-hégélianisme, concordent par leur attitude agnostique ou pessimiste devant l’histoire. Après la seconde guerre mondiale, peut-être, les seuls penseurs sérieux qui aient senti profondément la nécessité de chercher un sens dans l’histoire sont Merleau-Ponty[1] parmi les philosophes et Carr[2] parmi les historiens.
Nous ne pouvons pas, dans le cadre de ce bref écrit, discuter les causes qui ont produit le discrédit et même l’oubli des conceptions kantienne, hégélienne et marxiste de l’histoire et, plus généralement, de n’importe quelle conception philosophico-historique. Nous nous bornerons à discuter brièvement la conception sur la base de laquelle la plupart du temps est aujourd’hui niée la possibilité de formuler une philosophie de l’histoire. Il s’agit, à notre avis, d’une équivoque, consistant à croire que l’approche philosophico-historique est une approche empirique de la réalité, c’est-à-dire qu’une vision philosophico-historique ne peut s’obtenir qu’en extrapolant des tendances qui sont supposées s’être manifestées dans l’histoire, de l’apparition de l’humanité dans le monde à nos jours. Conçue de cette façon, la prétention de formuler une vision philosophico-historique est évidemment dénuée de tout fondement.
Ceux qui pensent se débarrasser de cette façon du besoin de formuler une philosophie de l’histoire ne tiennent pas compte de ce qu’il existe, outre celle consistant en la généralisation de régularités constatables empiriquement, une autre façon de procéder de la pensée, dont les résultats peuvent être contrôlés sur la base de critères de validité qui ne sont pas moins intersubjectifs que le critère de l’empiriquement vérifiable. Elle consiste en ce que nous pourrions appeler, en adoptant la terminologie de Kant, la déduction transcendantale.
Le domaine spatio-temporel dans les limites duquel se déroule l’expérience humaine est structurellement borné par ce que Jaspers[3] appelle des situations limites, au delà desquelles par définition l’expérience elle-même ne peut pas s’avancer : la naissance, la mort, l’infinité de l’univers. Ces situations ne peuvent être objet d’expérience, elles sont la limite de l’expérience. Mais, par leur seule présence, dans la mesure où elles limitent l’expérience, elles la conditionnent. L’homme ne peut pas avoir l’expérience de ce que sont la mort, la naissance, l’infinité de l’univers. Mais elles ne cessent pas pour autant d’être des réalités : des réalités d’une importance tellement incommensurable en comparaison de celle d’un aspect quelconque de la réalité empirique, que l’homme, consciemment ou inconsciemment, ne peut se dispenser de se poser des questions à leur sujet et d’accomplir des choix par rapport à elles : et cela parce que sa vie prend un sens différent suivant le contenu de ces choix. Par suite, il existe un lien logique indissoluble entre les choix que fait un homme quant à la direction de fond à donner à sa vie et ceux qu’il fait par rapport aux situations limites. Bien plus, on peut dire que tout choix que fait un homme quant à la direction de fond à donner à sa vie est à la fois un choix par rapport aux situations limites si bien que l’un ne peut pas être soutenu avec cohérence sans soutenir l’autre par là même.
Une vision philosophico-historique est précisément un choix par rapport à une situation limite. Elle concerne le sens du cheminement de l’humanité dans les millénaires à venir, donc quelque chose qui va au delà des limites structurelles de l’expérience, mais à la fois quelque chose qui la conditionne profondément et sur laquelle aucun homme ne peut se dispenser de décider une attitude, comme le démontre le fait que chacun, consciemment ou inconsciemment, a en réalité sa propre vision philosophico-historique.
Tout cela pourtant ne sert évidemment qu’à démontrer l’impossibilité d’éluder le choix d’une position philosophico-historique : cela ne donne pas encore un critère de validité qui puisse servir à discriminer entre les choix possibles. Il faut chercher ce critère en examinant les attitudes fondamentales possibles des hommes devant leur vie et les choix qu’elles impliquent logiquement par rapport aux situations limites ou, pour employer la terminologie de Kant, au monde intelligible. Or, s’il est possible de démontrer que, parmi les attitudes fondamentales, c’est-à-dire parmi les motivations du comportement abstraitement concevables, une seule n’est pas en contradiction avec elle-même, c’est-à-dire une seule permet de donner une direction cohérente à la vie, la déduction transcendantale nous permettra, à partir de son analyse, d’arriver à une série de postulats de la raison pratique qui auront un fondement de validité lequel, pour être différent de celui de la connaissance empirique, n’en sera pas moins objectif en ce que ces postulats sont logiquement inséparables du besoin — que tout homme ressent même si personne n’est en mesure de le traduire en pratique — de diriger sa vie suivant des principes non contradictoires. Il s’agit, comme nous l’avons indiqué, d’un critère de validité qui, en dernière analyse, ne peut pas être considéré comme plus subjectif que celui qui intervient dans la connaissance empirique. Même cette dernière, en effet, recourt en dernière instance à la praxis, c’est-à-dire au succès du sujet agissant dans la manipulation du monde extérieur. Et ce critère semble plus objectif que le précédent seulement parce que tous les hommes ont, dans une plus ou moins grande mesure, l’expérience du succès dans la manipulation du monde extérieur tandis que le besoin de conduire sa propre vie suivant une motivation non-contradictoire, tout en étant d’une façon ou d’une autre ressenti par tous, est constamment combattu par l’action des instincts et, par suite, n’est jamais traduit en pratique, au point de ne pas même se manifester, chez la plupart des hommes, comme besoin conscient, mais seulement comme besoin inconscient, c’est-à-dire comme contradiction permanente qui mine toute leur existence.
Par là, nous avons déjà annoncé que la seule motivation non contradictoire du comportement humain est la motivation morale, c’est-à-dire celle de l’impératif catégorique ou de la volonté pure.
La démonstration de ce que la morale est la seule motivation non contradictoire du comportement humain a été conduite d’une façon si magistrale et définitive par Kant qu’il n’y a pas lieu d’y revenir.[4] Kant lui-même, dans la critique de la raison pratique, partant précisément du concept de moralité, parvient à dégager trois postulats de la raison pratique : l’immortalité, la liberté et l’existence de Dieu. Mais en fait Kant, encore que de façon moins explicite, était parvenu clairement aussi à dégager le postulat de l’histoire comme histoire de l’humanisation du genre humain. On le voit nettement dans l’essai Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht.
Du reste, le fait que la nécessité de ce postulat ait été vue mais incomplètement explicitée par Kant est explicable sur la base de la considération suivante : Kant était arrivé à une définition seulement partielle du concept de moralité qui devait attendre, pour être saisi dans la totalité de ses aspects, la distinction wébérienne entre la morale de la conviction et la morale de la responsabilité.[5] Une fois entré dans la culture le concept fondamental de morale de la responsabilité comme loi qui ordonne d’agir en tenant compte, au delà de la valeur de l’action prise en soi, des conséquences de l’action elle-même, et acquise la conviction que la politique est le champ d’application spécifique de cet aspect de la moralité, toutes les prémisses sont automatiquement données pour mettre en évidence le lien d’implication entre le principe de la moralité et une philosophie « progressive » de l’histoire. En effet, celui qui prendrait devant la société une attitude motivée par le principe de la moralité, c’est-à-dire avec le ferme propos de l’améliorer, de créer un monde plus humain, de rendre les hommes plus libres, sans postuler, même s’il le fait inconsciemment, la perfectibilité indéfinie de l’homme considéré comme espèce, c’est-à-dire sans postuler que l’histoire produit dans son développement dialectique des formes de vie sociale de plus en plus justes et humaines, c’est-à-dire encore sans postuler que l’histoire a un sens, tomberait en contradiction. Puisque dans l’histoire tout se tient, quel sens cela aurait-il de contribuer à améliorer les conditions dans lesquelles vivront nos fils si la situation que nous aurons contribué à créer, l’histoire étant par hypothèse casuelle ou irrationnelle, est à son tour à l’origine de nouveaux changements qui rendront la situation où vivront nos petits-fils pire que celle où nous vivons ? Une conclusion de ce genre implique, à notre avis, une conception de la nature humaine, sur laquelle nous reviendrons, qui nie l’existentialisme et nous relie à Hegel. La philosophie existentialiste, née des horreurs de l’histoire récente, du fascisme et des deux guerres mondiales, est diamétralement opposée à n’importe quelle conception « optimiste » de l’histoire. Elle nie, dans ses divers courants, que l’homme a une essence et elle représente l’existence humaine éternellement en équilibre sur le bord d’un gouffre qui s’ouvre à ses pieds, où la plupart tombent sans jamais plus pouvoir en sortir, tandis que les consciences les plus autonomes, marquées par l’angoisse, par l’inquiétude, luttent dans un effort désespéré sans fin et sans but (ou sans but terrestre pour les existentialistes chrétiens) pour ne pas être engloutis par l’« être », par la « vie factice », par l’habitude, par les choses, par tout ce qui a une essence et comme tel n’est pas humain, pour maintenir la seule qualité, qui est une non-qualité, de la conscience humaine, celle de nier, d’être-autre, sans trêve et sans répit (ou celle, pour les existentialistes chrétiens, d’arriver à une forme de communion avec l’Absolu qui coïncide une fois de plus avec la négation du monde). Ce point de vue, s’il est, d’un côté, évidemment incompatible avec tout ce qu’on a dit jusqu’à présent, a constitué, de l’autre, une réaction salutaire à l’optimisme obtus des positivistes du dix-neuvième siècle. Après l’existentialisme et les événements historiques auxquels les existentialistes ont réfléchi, une conception philosophico-historique qui comprenne l’histoire comme une maturation progressive conduisant le genre humain à des formes de plus en plus élevées de vie en société doit en tout cas introduire dans le tableau deux déterminations :
1) Le « progrès » historique ne peut être conçu linéairement, mais bien dialectiquement ; c’est-à-dire qu’il est ponctué de graves régressions et d’effroyables rechutes qu’il faut pourtant interpréter comme des sursauts dialectiques qui, en vertu de ce que Hegel appellerait ruse de la raison ou hétérogénèse des fins, finissent par produire des formes de vie en société plus mûres et plus élevées que celles de la dégénération desquelles elles ont surgi. Ce point de vue permet d’apercevoir, même dans les périodes les plus obscures de l’histoire de l’humanité, le fil évolutif qui s’y cache, c’est-à-dire les contradictions profondes qui, en minant les formes dégénérescentes qui se réalisent en elles, en préparent le dépassement sur un plan plus élevé. Si, par exemple, nous examinons dans cette perspective la période nazie, nous voyons que le régime hitlérien a été, en fait, la condition nécessaire de la naissance d’une société meilleure que la société prénazie. Il a virtuellement détruit l’idée de nation et a créé les conditions du développement, en Allemagne, d’une société plus démocratique que la société weimarienne. D’un côté, en effet, la politique nazie, dans sa tentative paranoïaque de sauver la structure mourante de l’Etat national, a été contrainte à en porter la logique agressive à ses conséquences extrêmes — l’impérialisme européen — avec pour effet de rendre les contradictions intimes de l’idéologie nationale, obligée de se transformer en l’idéologie raciste, encore plus graves et plus profondes et, par là, de détruire, au moins virtuellement, tant la première que la seconde, préparant ainsi le terrain, comme l’entrevit Einaudi,[6] pour l’unification européenne.
D’autre part, le nazisme, ne pouvant fonder son pouvoir tyrannique que sur le soutien fanatique des masses, dans son effort pour éliminer tous les corps intermédiaires qui pouvaient constituer des centres de résistance organisée à l’expansion de son pouvoir, a fini, comme a bien vu Dahrendorf,[7] par introduire les masses elles-mêmes dans la vie politique, bien qu’avec la simple fonction de caisse de résonance de choix faits autoritairement, et par détruire ces résidus féodaux, formant goulots d’étranglement, qui freinaient le développement de la société allemande et que la démocratie préfasciste et le socialisme n’avaient pas réussi à éliminer, préparant ainsi le terrain pour une vie démocratique plus saine, alimentée par une participation populaire plus large et dans laquelle l’équilibre pluraliste qui la garantit contre toute dégénération totalitaire soit fondé sur des communautés territoriales démocratiques et sur des associations libres plutôt que sur des privilèges injustes d’origine féodale.
2) La perfectibilité humaine ne doit pas être rapportée aux individus, mais à l’espèce. Pour les individus, l’analyse existentialiste continue d’être valable. Le caractère même du cours dialectique de l’histoire, joint à la succession rapide des générations, garantit que, pour chaque individu particulier, la possibilité d’être emporté, comme protagoniste, partisan ou victime, par une phase dégénérescente de l’histoire, subsistera toujours. Mais en tout cas, même dans les phases les plus évolutives de ladite histoire, la conscience individuelle restera pourtant toujours une simple existence en équilibre sur le bord de l’abîme, menacée de façon permanente par le mal et par la réification. Certes, le progrès de l’espèce vers des formes de vie en société toujours meilleures, pour avoir un sens, doit se refléter en quelque sorte dans la conscience de chacun des individus qui, dans la succession des générations, composent l’espèce elle-même. La conscience morale individuelle, libérée par le plus haut niveau objectif de civilisation de la vie sociale, s’affine, devient de plus en plus capable de bien, mais, en même temps, la plus grande liberté produite par le progrès des formes de la vie sociale fait si bien qu’elle devient aussi de plus en plus capable de mal.
Le postulat que nous avons cru dégager précédemment doit donc, à la lumière de tout cela, être formulé de nouveau en ce sens que l’histoire est le processus au cours duquel l’espèce humaine avance dialectiquement vers des formes de plus en plus élevées de vie en société. Pourtant, au point où nous en sommes, un grave écueil reste à surmonter. Autrement dit, il faut encore répondre à la question : comment, sur la base de quels critères, est-il possible d’apprécier que les formes de vie sociale vers lesquelles l’humanité s’achemine seront « plus élevées » que les formes actuelles, ou que les formes actuelles sont à leur tour plus élevées que celles qui existaient il y a cinq siècles ou cinq millénaires ? L’historicisme absolu et la sociologie de la culture (en entendant « culture » au sens anglo-saxon d’ensemble des manifestations de la pensée),[8] en présentant les valeurs (comme toutes les autres activités de l’esprit humain) exclusivement comme un produit de la situation historico-sociale où elles se manifestent et, par suite, en niant que deux valeurs (ou deux situations orientées par rapport à des valeurs) apparaissant dans deux situations historico-sociales différentes puissent, par définition, être comparées, parce qu’il n’existe pas d’unité de mesure métahistorique qui permette de les rendre homogènes, prive implicitement de sens le concept de progrès historique. Aujourd’hui encore, certaines écoles anthropologico-culturelles nient même qu’on puisse parler de « sociétés primitives », comme le fait Lévy-Strauss,[9] parce que toute société produit son système de valeurs, chacun desquels est incommensurable avec les autres ; c’est pourquoi, comme un Européen juge « primitives » les sociétés des Indiens de l’Amazonie selon son système de valeurs, au même titre les Indiens de l’Amazonie peuvent juger « primitives » selon leur système de valeurs les sociétés industrialisées de l’Occident sans qu’il existe un troisième système de valeurs, détaché de tout conditionnement historico-social, qui puisse permettre d’ordonner les deux premiers.
Il est évident que la nécessité de nier cette conception relativiste des valeurs provient logiquement du postulat de la raison pratique que nous avons dégagé plus haut. D’autre part, cette réfutation doit être faite de façon à ne pas être contraints à nier le lien entre les valeurs et la pensée, d’une part, et les situations historico-sociales où elles prennent leurs différentes configurations particulières d’autre part, qui constitue une acquisition fondamentale de la culture et qui, du reste, se fonde sur l’assertion incontestable que le seul objet concevable de la connaissance historico-sociale est l’histoire elle-même et que la pensée en général et les valeurs en particulier se manifestent dans l’histoire et non pas en dehors d’elle et doivent trouver dans l’histoire leurs critères de validité.
Pour surmonter cette contradiction, il faut pousser plus avant le procédé de déduction transcendantale qui nous avait permis d’arriver au postulat de l’histoire comme progrès dialectique de l’espèce et préciser encore ce postulat en mettant en évidence une détermination qu’il contenait implicitement ; et en arrivant ainsi à cette définition que, du reste, Kant et Hegel avaient vue parfaitement : l’histoire est le processus au cours duquel l’essence de l’homme (entendu comme espèce) développe dialectiquement ses déterminations. Evidemment pour que l’histoire soit concevable comme un processus, il faut que le concept d’essence de l’humanité ne soit pas conçu statiquement, mais dynamiquement, c’est-à-dire comme quelque chose qui se réalise asymptotiquement, seulement à la fin infinie de l’histoire, mais qui, d’un autre côté, est présent depuis le début de l’histoire et au cours de son déroulement comme virtualité, comme « concept simple de l’entier » pour employer la terminologie de Hegel ou comme « tout in nuce » pour employer celle de Kant, c’est-à-dire comme germe ou graine, comme préfiguration du stade final de l’histoire, comme projection de chaque forme de vie humaine en société vers l’avenir et, par là, comme principe de contradiction, inné dans chacune de ces formes et constituant le moteur de leur évolution. Les valeurs sont précisément ces préfigurations, projections ou principes de contradiction et, ainsi conçues, elles conservent (a) leur caractère absolu, au moins comme nécessité inéluctable, parce que les formes contingentes qu’elles prennent au cours de l’évolution historique ne sont que pressentiments, prises de conscience imparfaites — pour cela, différentes les unes des autres — de la totalité des déterminations de l’essence de l’homme, comme telles virtuellement comparables les unes aux autres ; (b) leur caractère immanent, parce qu’elles sont des déterminations, pas encore explicitées, de la nature même de l’homme, et non des commandements provenant d’une sphère transcendante dont la raison peut voir la nécessité, mais non la nature positive.
L’axiome de l’historicisme absolu, suivant lequel l’homme est ce qu’il devient, doit donc être renversé en revenant à Hegel : l’homme devient ce qu’il est. De cette façon seulement il est possible d’échapper à la contradiction fondamentale où reste engluée l’approche historiciste ou sociologique de la culture qui a comme résultat son auto-négation. En effet, historicisme absolu et sociologie de la culture finissent nécessairement par se poser en véritable théorie de la connaissance et des valeurs et, ce faisant, dans la mesure où ils refusent à la connaissance, comme aux valeurs, un quelconque critère de vérification de son rapport à la réalité et ne rendent accessibles à ladite vérification que son rapport au sujet connaissant et, plus particulièrement, à la situation historico-sociale qui détermine ses structures cognitives, ils se privent de tout instrument conceptuel sur la base duquel un critère pourrait être élaboré pour la vérification de la validité de leurs propres assertions. Si l’on postule au contraire que l’histoire a un sens, une ligne d’évolution, un dessein, dont les développements futurs sont une virtualité inscrite dans toutes les manifestations incomplètes de l’essence de l’homme que sont les différentes phases de l’histoire, les différentes formes concrètes prises par la vie sociale, il redevient possible de récupérer, avec les valeurs, la vérité (au moins comme exigence) aussi, sans devoir abandonner pour cela le concept de la détermination historique et sociologique de la connaissance et des valeurs. L’activité cognitive de la conscience sera vraie — et les valeurs, objectivement valables —, qui se trouve historiquement et sociologiquement placée — et, par suite, conditionnée — dans une constellation politico-sociale qui coïncide avec le fil du courant le plus profond de l’histoire, à savoir celui qui, au delà de toutes les régressions dialectiques de courte période, est suivi par l’essence de l’espèce dans le processus de manifestation de ses déterminations.[10]
Il est évident que cette conclusion n’est pas en mesure de fournir un critère certain qui permette à un individu en gage dans une lutte de savoir d’avance si ses objectifs et ses valeurs se situent dans le cours de l’histoire ou ne sont pas, au contraire, plutôt de faux objectifs et des valeurs fausses. Ce dilemme ne peut être complètement résolu que par l’histoire elle-même. En quoi, l’homme qui lutte pour améliorer la société ne se trouve pas dans une position différente de celle du savant. Une proposition scientifique ne peut jamais être considérée comme définitivement vérifiée et l’histoire de la pensée scientifique nous montre qu’il n’est pas de loi scientifique qui n’ait été jugée par la suite inadéquate. Toute vérification est par définition partielle et provisoire ; toute loi scientifique est par définition une hypothèse : mais cela n’empêche pas que quelques-unes de ces hypothèses ont transformé la face du monde. De la même façon, l’homme d’action ne pourra trouver dans le monde, dans l’histoire et dans sa conscience que des vérifications partielles. Et là encore, l’histoire nous montre que quelques hommes qui, sur la base de ces vérifications partielles, ont su lutter jusqu’au bout, ont été les interprètes des transformations les plus glorieuses de l’histoire de l’humanité.
***
La perspective historico-philosophique que nous avons sommairement décrite en nous réclamant de Kant et de Hegel devra de toute façon, pour être acceptable, avoir un contact avec la réalité empirique, autrement dit elle devra pénétrer les choses. Certes, on ne pourra pas s’attendre à ce que l’histoire et la vie sociale en fournissent une confirmation définitive : mais il sera nécessaire en tout état de cause qu’elles ne la démentent pas, qu’elles procurent un principe de vérification.
Ce principe de vérification est constitué, à notre avis, par une caractéristique fondamentale du langage dont les hommes se servent pour se référer aux faits de l’histoire et de la société. Ce langage, comme nous verrons, est caractérisé par une ambiguïté structurelle, dont la signification ne peut être comprise qu’en se plaçant dans la perspective historico-philosophique qui vient d’être tracée. Cette ambiguïté, qui paraît dans le langage par lequel se manifestent les phénomènes de la vie sociale, se répercute nécessairement sur celui par lequel ils sont étudiés et, si elle n’est pas résolue dans une perspective convenable, introduit nécessairement un élément d’indétermination dans toutes les disciplines historico-sociales. Ces dernières étudient en effet les formes de la vie en société des hommes et leurs transformations, c’est-à-dire des phénomènes dont l’aspect matériel ne peut être séparé de la représentation que les hommes s’en font et de la forme linguistique de ces représentations, puisqu’il n’existe aucun type de rapport entre les hommes, en dehors de situations tout à fait pathologiques, qui se réalise sans la médiation de signes et, en particulier, de signes linguistiques. Il est donc inévitable que le savant qui envisage un phénomène historico-social avec l’intention de le comprendre et de l’expliquer doit partir de sa forme linguistique, parce qu’elle est un élément constitutif dudit phénomène. Et quand cette forme linguistique et caractérisée par une ambiguïté de fond, cela signifie que la réalité qu’on veut expliquer est elle-même ambiguë et qu’elle ne peut en fait être expliquée si l’on n’en explique pas l’ambiguïté.
En disant tout cela, on n’oublie pas que toute science empirique, bien que hautement formalisée, doit de toute façon se fonder sur un certain nombre de « termes primitifs » non définis appartenant au langage commun ; que chaque mot du langage commun a un champ sémantique partiellement indéterminé ; et que la tâche de la science est précisément de réduire au minimum l’indétermination sémantique du langage commun en limitant le plus possible le nombre de ses termes primitifs, en les choisissant de sorte qu’ils soient le moins indéterminés possible, en définissant une autre série de termes par les procédés de la définition stipulative ou de l’explication et en procédant ensuite à la construction théorique proprement dite au moyen de généralisations empiriques et de déductions logiques.[11]
Dans l’abstrait, une reconstruction rationnelle des sciences sociales devrait être entreprise de la même façon. Mais, même sans compter que la difficulté de quantifier les données de l’expérience, l’imprécision de la vérification empirique et l’impossibilité de faire des expériences in vitro imposent à celui qui étudie la société, pour être compréhensible, un contact avec le langage commun beaucoup plus étroit que celui que peut se permettre celui qui étudie la nature, et par là l’adoption acritique d’un nombre bien supérieur de termes non définis, il reste que, même quand celui qui étudie la société définit ses termes, il ne peut pas négliger de considérer que la plupart de ses definienda sont aussi des systèmes de représentations humaines qui prennent naissance déjà doués d’une forme linguistique ; c’est pourquoi, par rapport à ces definienda, le rapport entre signifiant et signifié est prédéterminé dans l’usage que les hommes font du signe qu’on veut définir. Pour employer la terminologie de Hempel,[12] nous pourrons dire que, dans les sciences sociales, le savant doit recourir, dans une mesure beaucoup plus large que dans les sciences de la nature, au procédé de la définition réelle, c’est-à-dire à ce type de définition qui se propose exclusivement de déterminer le noyau sémantique qu’un mot possède dans le langage commun, en se limitant à retrancher les nuances sémantiques exceptionnelles ou aberrantes. Evidemment, l’explication, c’est-à-dire le type de définition qui modifie la signification qu’un mot a dans le langage commun en y introduisant un élément arbitraire à des fins systématiques, joue un rôle de grande importance, même dans les sciences historico-sociales. Mais il n’empêche qu’à chaque pas, pour qu’une théorie puisse être comprise et vérifiée, un retour à la réalité, au langage commun et, par suite, là où une définition est nécessaire, à la définition réelle, est rendu nécessaire.
Or, il est certain que si l’ambiguïté intéresse le noyau sémantique fondamental de quelques termes du langage où se manifestent les réalités de la vie sociale et, par ricochet, du langage des sciences sociales, il sera nécessaire de la mettre en évidence et de l’expliquer plutôt que de l’éliminer arbitrairement, si l’on ne veut pas tomber dans l’abstraction vide et perdre le contact avec la réalité.
Et c’est précisément ce qui se produit. Les graves difficultés auxquelles se heurtent tous ceux qui tentent de définir des mots comme « droit » ou « démocratie » sont connues. Leur ambiguïté est constituée par le fait qu’il ne s’agit pas de concepts statiques, mais dynamiques, qui désignent à la fois une certaine forme d’organisation de la société et une valeur de la vie sociale,[13] laquelle constitue à son tour une partie intégrante de la forme d’organisation et en fait, par définition, une forme ouverte, incomplète, déséquilibrée vers l’avenir. Le mot « droit », par exemple, véhicule à la fois l’idée d’un ensemble de règles maintenues, par un appareil coercitif, et c’est pourquoi il est permis de parler de « droit d’un Etat totalitaire », et celle de « justice », qui est présente dans des expressions comme « Etat de droit ». De la même façon, dans le mot « démocratie » sont inextricablement liés le sens d’une certaine technique de lutte pour le pouvoir et celui de souveraineté populaire. Cette bipolarité de quelques-uns des termes fondamentaux de l’expérience sociale fait si bien qu’il est impossible d’en donner une définition satisfaisante si l’on fait abstraction de la valeur qui leur attribue un sens et si l’on tente de les voir sous leur aspect purement institutionnel. Quand pourrons-nous dire, par exemple, à la vue d’une certaine forme d’organisation de la société, que nous nous trouvons en présence de quelque chose qu’il est permis d’appeler « droit » ? L’existence d’un chef qui distribue à une horde de sauvages des ordres arbitraires accompagnés de sanctions casuelles sera-t-elle suffisante ? Ou bien devrons-nous exiger la présence de quelques conditions minimales, comme l’existence de règles qui aient les caractéristiques de généralité et d’abstraction ? Ou bien devrons-nous encore exiger l’existence d’un ordre judiciaire réellement indépendant et prétendre qu’un système de règles, pour être qualifié de juridique, doit protéger quelques biens fondamentaux des citoyens, comme la vie, la liberté, etc. ? Et quand pourrons-nous dire que nous nous trouvons en présence d’une société démocratique ? Faudra-t-il le suffrage universel ? La pluralité des partis sera-t-elle nécessaire, en plus ? Ou bien, un système démocratique ne se fonde-t-il pas plutôt sur un système électoral particulier, à savoir le système majoritaire ? Autrement dit, le seul système vraiment démocratique n’est-il pas le système bipartisan ? A quelque point que nous nous arrêtions le long de cette échelle de déterminations, la définition qui en résultera ne sera jamais satisfaisante. Celui qui a donné la définition aura toujours conscience de l’existence présente ou passée de formes d’organisation sociale, privées de quelques-unes des conditions jugées indispensables pour définir le « droit » ou la « démocratie », auxquelles néanmoins ces mots peuvent légitimement s’appliquer, et, en revanche, de l’existence d’autres formes d’organisation sociale auxquelles ces mots peuvent s’appliquer bien plus légitimement qu’à celles qui ne présentent que les conditions minimales jugées indispensables pour la définition.
Pour se soustraire à cette impasse, il faut conclure qu’au delà d’une certaine limite inférieure, un système de règles n’est jamais « du droit » tout court, et une technique de lutte pour le pouvoir n’est jamais « de la démocratie » tout court, mais que le premier sera plus ou moins « du droit » et la seconde, plus ou moins « de la démocratie » suivant leur conformité respective aux valeurs qui sont partie intégrante des définitions de « droit » et de « démocratie ».
D’autre part, à notre avis, cette conclusion postule, pour être comprise, le cadre philosophico-historique que nous avons tracé plus haut. En effet, la valeur par rapport à quoi nous devons mesurer le degré de conformité d’un certain phénomène social n’est pas transcendante, étrangère au phénomène lui-même. Elle est constitutive du phénomène et qualifiante par rapport à lui. Et, puisque la réalité institutionnelle du phénomène n’est jamais conforme à la valeur qui le qualifie, sinon partiellement, la valeur elle-même constitue le principe de contradiction interne au phénomène, une cause permanente de déséquilibre vers l’avenir, et, par suite, définit la logique de son évolution, de l’explicitation progressive de ses déterminations, et en constitue le moteur.
En d’autres termes, les ambiguïtés du langage politico-social véhiculent l’idée que les aspects de la réalité auxquels ses termes se rapportent sont à la fois ce qu’ils sont et plus que ce qu’ils sont, autrement dit qu’ils sont des réalités en devenir, ou, plus exactement, des réalités qui sont en train de devenir ce qu’elles sont, c’est-à-dire des réalités qui se trouvent dans le cours du processus de manifestation de leurs déterminations, que ces réalités contenaient déjà, en tout état de cause, dès le commencement, comme concept simple de l’entier.
C’est ainsi que de la valeur de la souveraineté populaire, constitutive du concept de démocratie, ont été se déployant, comme une plante de la graine qui la contenait virtuellement, toutes les déterminations qui ont aujourd’hui porté la conscience démocratique en Occident à un niveau beaucoup plus avancé que celui de Rousseau : c’est pourquoi un bon démocrate aujourd’hui ne peut pas faire abstraction, en définissant la technique de la lutte pour le pouvoir qui, dans la situation historique actuelle, se conforme le plus possible à la valeur, du système électoral, du nombre des partis, de la force de l’exécutif, de l’indépendance du judiciaire, etc., toutes caractéristiques qui étaient virtuellement contenues dans l’idée de la souveraineté populaire, mais dont les premiers théoriciens de la démocratie n’avaient aucune conscience, y compris les Anglo-Saxons.
C’est pourquoi la conception de l’histoire comme histoire de l’essence de l’humanité qui se réalise en manifestant progressivement ses déterminations par la création de formes de plus en plus élevées de vie sociale est de grande importance pour les sciences sociales parce qu’elle permet au théoricien de résoudre certaines contradictions et certaines ambiguïtés qui rendent difficile la manipulation des concepts avec lesquels il doit travailler, mais elle ne fournit pas de méthodologie pour l’enquête scientifique sur la société. La science progresse en découvrant les rapports de cause à effet et de variable à fonction entre les faits qu’elle étudie et, pour cette raison, présuppose que ces faits soient déterminés. Cela vaut aussi pour les sciences humaines pour lesquelles, par définition, ce qui est libre n’est pas connaissable. Or, il est évident que notre approche philosophico-historique, représentant toutes les formes de vie sociale des hommes non pas en tant qu’elles sont mues par des causes, mais comme orientées par rapport à des valeurs, les postule libres et doit nécessairement en arriver à concevoir l’histoire de l’humanité comme l’histoire de la réalisation de la liberté.
Il est évident que si cette approche était la seule possible, cela signifierait le rejet du matérialisme historique, de la sociologie de la connaissance et des sciences sociales en général, pour qui les comportements des hommes doivent, par définition, être réductibles à des types, c’est-à-dire être mus par une logique précise déterminée par la tendance à la satisfaction de certains besoins et de certains intérêts et doivent être liés l’un à l’autre par des rapports de cause à effet et de variable à fonction. Pour sauver les deux approches, il est donc nécessaire de faire un nouveau pas en avant et de postuler que d’un côté la chaîne des liens de cause à effet et de variable à fonction entre comportements non libres, en laquelle le matérialisme historique et les sciences sociales tentent de résoudre l’histoire toute entière de l’humanité et, de l’autre, les valeurs comme levain et moteur du progrès de l’histoire ne sont que deux faces de la même réalité, autrement dit que le choc aveugle des intérêts est le véhicule par lequel la valeur se manifeste dans le monde et lui confère un sens : c’est dire encore qu’à travers le matérialisme historique se manifeste cet insondable dessein de la nature dont parlait Kant, et à quoi les hommes peuvent arriver à croire mais qu’ils ne pourront jamais prétendre comprendre.
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Au delà de ces difficultés, qui concernent toutes les disciplines, tant généralisantes qu’individualisantes, qui ont la réalité humaine pour objet, d’autres problèmes spécifiques, étroitement liés à notre sujet, se posent dans le domaine de la méthode de l’histoire.
Un problème, en particulier, peut être posé sous un jour nouveau dans la perspective que nous avons décrite : celui du critère que l’historien doit suivre dans le choix de ses sujets et surtout dans la sélection des faits et des aspects d’une période déterminée ou d’un phénomène déterminé qui sont importants par rapport au sujet traité. Il est clair, en effet, que l’historien se trouve en présence d’un ensemble d’événements, de comportements et d’institutions d’une infinie complexité, qui ne peut être décrit et « compris » qu’au prix d’une abstraction, c’est-à-dire de la sélection d’un nombre fini d’événements, de comportements, d’institutions et de l’exclusion de la série résiduaire infinie. Il est donc évident qu’un problème posé par Morton White[14] d’une manière particulièrement claire, est logiquement lié à cette condition préalable de toute recherche historique : celui du critère intrinsèque qui permet de décider, de deux œuvres historiographiques, qui, par hypothèse, rapportent l’une et l’autre exclusivement des faits vrais et découvrent des rapports de cause à effet effectifs, quelle est la meilleure.
La façon la plus classique de traiter ce problème est celle de Max Weber.[15] Il se préoccupe surtout, à la suite de Riekert,[16] de mettre l’accent sur la nécessité de distinguer clairement l’historien de son objet et, en particulier, les instruments conceptuels que l’historien met en œuvre pour comprendre et expliquer une période ou une chaîne d’événements des idées dominantes à l’époque et dans les événements étudiés. Il est certain, suivant Weber, que dans quelques cas il peut y avoir un certain degré de coïncidence entre les premiers et les secondes ; mais il est tout aussi certain que dans d’autres cas il y a au contraire divergence complète. Et, quoi qu’il en soit, les catégories de l’historien et les idées qui font partie de l’objet de son étude doivent toujours être distinguées avec soin, parce qu’en tout cas le tableau que donne l’historien ne peut pas être une photographie d’une époque, son calque exact (justement parce que la réalité en présence de laquelle l’historien se trouve placé est d’une infinie complexité), mais c’est le résultat d’une sélection, d’un processus d’abstraction, par rapport à quoi les catégories avec lesquelles l’historien opère sont déterminantes.
Weber en particulier met en relief deux concepts qui intéressent de près notre sujet. Le premier est celui de l’« intérêt » de l’historien, qui est à la base de la sélection qu’il opère dans le matériel. Autrement dit, l’historien abstrait de l’enchaînement infiniment complexe où ils sont inscrits, les faits et les aspects qu’il juge importants par rapport à ses valeurs ou, quoi qu’il en soit, par rapport aux valeurs qu’il a posées. C’est dire que l’opération fondamentale qui conditionne toute recherche historiographique est celle que Weber appelle Wertbeziehung, action de relier des faits à certaines valeurs qui, de toute façon, comme on a dit, sont les valeurs de l’historien ou celles qu’il s’est données.
Le deuxième concept, mis au jour par Weber et étroitement lié au premier, est celui de Idealtypus. Le Idealtypus, suivant Weber, est l’instrument conceptuel spécifique employé par l’historien pour définir les « individualités » historiques (qui peuvent être des périodes entières, des institutions, des événements) en présence desquelles il se trouve placé. La caractéristique du Idealtypus est d’être obtenu moyennant « l’accentuation unilatérale d’un ou de quelques points de vue et la réunion d’un certain nombre d’éléments particuliers épars, plus ou moins présents, tout à fait absents parfois, qui s’inscrivent dans les points de vue mis en relief unilatéralement, dans un cadre conceptuel cohérent ».[17] Par conséquent, « ce cadre, dans sa pureté conceptuelle, ne peut jamais se rencontrer empiriquement dans la réalité, c’est une utopie, et la tâche incombe à tout travail historiographique de vérifier, dans chaque cas particulier, combien la réalité est proche ou éloignée de ce cadre idéal ».[18] Le Idealtypus n’abstrait donc pas une ou plusieurs caractéristiques communes à toutes les parties composantes ou à toutes les manifestations particulières du phénomène historique étudié ; ce n’est pas non plus un concept statistique, parce qu’il ne se propose pas de dégager la moyenne des caractéristiques d’un certain groupe de phénomènes. Mais c’est un instrument conceptuel qui reflète délibérément d’une façon déformée la réalité empirique, en isolant certains éléments de cette réalité qui peuvent faire tout à fait défaut dans quelques-unes des manifestations concrètes du phénomène étudié, et en unifiant ces éléments dans un cadre logiquement cohérent, qui est un concept limite (Grenzbegriff). Evidemment, là encore, le critère par lequel est opérée cette abstraction-déformation est dicté par les valeurs de (posées comme valeurs possibles par) l’historien, c’est-à-dire par l’appréciation que fait l’historien de la signification culturelle (Kulturbedeutung) du phénomène étudié, autrement dit de l’importance qu’il présente par rapport à ces valeurs. Autrement dit encore, de son sens.
A ce propos, il faut encore une fois souligner le soin que Weber prend à distinguer les types idéaux — élaborés par l’historien — des idées dominantes à l’époque et dans le milieu que l’historien étudie, qui font partie de son objet et qui, à leur tour, ne peuvent être comprises et représentées que par l’intermédiaire de types idéaux et du procédé d’abstraction-déformation qu’ils réalisent. « …on oublie facilement, écrit Weber, que, pour grande qu’ait été l’importance, dans l’histoire, de l’action purement logique de la pensée — et le marxisme en constitue un exemple manifeste —, les processus qui se déroulent empiriquement, dans l’histoire, dans la tête des hommes, n’en doivent pas moins être interprétés comme conditionnés psychologiquement et non logiquement ».[19] Si donc, quelquefois, le type idéal élaboré par l’historien peut coïncider dans une certaine mesure avec son objet, quand certains mouvements d’idées, surtout à leurs débuts, sont caractérisés par un fort degré de conscience et d’adhésion raisonnée à certains principes ou à certains postulats, dans la plupart des cas cette coïncidence vient à manquer. Par exemple, « le caractère idéal-typique de ces synthèses d’idées qui ont eu une efficacité historique » apparaît clairement « quand ces principes et ces postulats de fond ne vivent pas, ou ne vivent plus, dans les têtes de ceux qui sont dominés par des représentations qui en résultent logiquement ou qui leur sont reliées par association parce que l’‘idée’, originairement fondamentale, s’est éteinte ou, de toute façon, ne s’était répandue qu’à travers ses conséquences. Et plus clairement encore se manifeste le caractère d’‘idée’, que nous créons, de la synthèse, quand ces principes fondamentaux dès le début ne sont devenus conscients qu’imparfaitement ou ne le sont pas devenus du tout ou à tout le moins n’ont pas été reçus dans la forme d’une claire construction de pensée ».[20]
Par suite, pour Weber, comme déjà avant lui, implicitement, pour Rickert, le sens de l’histoire est celui que l’historien lui donne. Ce qui ne signifie évidemment pas que l’historien puisse travailler avec des types idéaux complètement arbitraires — dans la mesure où ils doivent toujours servir à interpréter le matériel que l’historien a sélectionné lui-même ; mais cela signifie de toute façon que l’histoire — composée d’un enchaînement infiniment complexe d’actions, d’événements et d’institutions, résultant de motivations en nombre infini et, en général, par-dessus le marché, de motivations confuses, inconscientes et contradictoires —, ne révèle pas d’elle-même un sens, qui peut y être introduit seulement par celui qui, sur la base d’un système de valeurs qu’il se donne pour termes de référence, sait sélectionner certains faits et en mettre en relief, au moyen de l’instrument conceptuel du Idealtypus, certains aspects, de sorte que le tableau tout entier qu’il brosse ainsi se trouve orienté d’une façon logiquement cohérente par rapport aux valeurs choisies pour termes de référence, c’est-à-dire doué de sens.
De la théorie de Weber, on doit avant tout accepter une conclusion indiscutable : à savoir que le sens d’une chose, et même d’une action humaine consciente quelconque, est toujours tel pour quelqu’un et que, par conséquent, l’histoire peut avoir un sens dans la mesure seulement où il existe quelqu’un qui réfléchit à l’histoire (ou qui la reçoit inconsciemment comme base de sa vie). Autrement dit, il est certain que l’histoire a un sens pour nous, c’est-à-dire pour l’historien.
Mais cette conception du sens est partielle. Pour qu’il se manifeste en un point du monde, il faut non seulement un destinataire, un décodeur (l’historien), mais aussi un émetteur, un encodeur (les acteurs de l’événement historique étudié) et, comme intermédiaire, un message (les sources, les documents, etc.).[21] Il n’est point de sens sinon en présence de ce type de rapport. Et, du reste, cela peut se comprendre facilement si l’on se représente « l’historien » non pas abstraitement, comme terme subjectif d’un acte cognitif, mais dans sa situation existentielle. L’historien n’est pas un pur sujet pensant, en dehors de l’histoire et en dehors de la société. Sa pensée, à peine formulée, se détache de lui, devient aussitôt de l’histoire elle aussi, s’adresse à d’autres, donne à d’autres des indications. Et elle peut le faire en tant qu’elle a une matérialité et en tant qu’un sens est inhérent à cette matérialité, désormais indépendante du sujet qui l’a produite : et ce sens, ce ne sont assurément pas les destinataires du message, les lecteurs de l’œuvre de l’historien, qui l’y introduisent pour la première fois.
Naturellement, tout cela n’ébranle pas, mais intègre seulement, les points fondamentaux de la théorie de Weber. Les concepts d’intérêt de l’historien et de Idealtypus sont toujours valables. Mais les points de vue qui les déterminent cessent d’être arbitraires : autrement dit, c’est l’histoire elle-même, et non l’historien, qui préconstitue, avec les restrictions importantes que nous verrons par la suite, les critères de la sélection de ses épisodes essentiels et de leur définition. Naturellement, un historien médiocre peut ne pas saisir ces critères et construire ses interprétations en partant de points de vue différents. Mais ce qui compte, c’est qu’en tout état de cause, l’histoire, en tant qu’elle renferme un sens, permet, à celui qui en est capable, de distinguer, sur cette base, un bon historien d’un mauvais.
Le bon historien, par suite, ne donne pas un sens à l’histoire, mais lit le sens de l’histoire. Mais il faut entendre cette affirmation avec une restriction. Le sens d’un discours et de chacune de ses parties est un phénomène éminemment dialectique. D’un côté, le sens de chaque partie du discours, monème, syntagme ou proposition, est donné par le contexte ; autrement dit, il est déterminé par les parties précédentes et suivantes dudit discours. Cela signifie que chaque développement d’un discours précise sans cesse le sens des mots et des phrases déjà prononcées ou écrites. Et donc, que le sens de chacune des parties d’un discours n’est pas parfaitement défini tant que le discours en question n’est pas conclu.
D’autre part, il est indubitable que chaque signe est réalisé par le locuteur en vue du sens de l’ensemble du discours et, par suite, porte en lui-même une trace, une préfiguration de ce sens global. Le sens du discours n’est compris qu’après coup, le discours terminé ; mais, dès le début, la partie qui en est déjà accomplie fait allusion à son achèvement, évoque sa continuation, indique une direction (et cette caractéristique est saisie par le langage commun, où le mot « sens » a la double acception de signification et de direction). Autrement dit, chaque partie d’un discours a un sens incomplet, mais incomplet dans une certaine direction et, par suite, elle suggère le contexte global qui le complètera. Sans quoi, la communication elle-même, qui se déroule dans le temps, et même au cours de laps de temps prolongés, en général dans des conditions telles qu’au fur et à mesure de l’émission d’un message l’émetteur comme le destinataire oublient la teneur littérale de ses parties précédentes, deviendrait impossible. A notre avis, c’est même la condition essentielle pour qu’on puisse parler correctement de sens et éviter l’acception bâtarde du mot qui est employé quelquefois pour donner des interprétations anthropomorphiques de processus naturels. Selon cette acception bâtarde, « sens » est défini comme le rapport qu’a un phénomène quelconque au tout ou au processus dont il fait partie,[22] même quand ce rapport ne peut être compris qu’à partir du tout ou du processus, sans pouvoir l’être aussi à partir des parties. Cette acception de fait est tautologique et ne sert pas à expliquer les phénomènes auxquels elle est appliquée. Dire, par exemple, que le sens de l’histoire de la nature a été de préparer l’avènement de l’homme, n’est possible qu’une fois le processus conclu, et c’est un moyen fallacieux d’exprimer que l’homme est le dernier produit de l’évolution. Autrement dit, l’avènement de l’homme n’est pas préfiguré, contenu in nuce dans les phases intermédiaires du processus, qui ne reçoivent leur « sens » que du stade ultime du processus en question. En un mot, elles ne sont pas des signes, elles ne sont pas les parties d’un message émis par un ou plusieurs locuteurs qui avaient déjà à l’esprit la totalité du contexte et qui, par suite, imprimaient à chacune de ses parties une tension vers ladite totalité. Car la caractéristique distinctive du sens est que la totalité du contexte est contenue in nuce dans chacune de ses parties.
L’histoire est justement un discours qui n’est pas conclu. Et c’est pour cela que le sens des événements passés peut bien être lu en partie, mais que, paradoxalement, il doit en partie être prévu et pressenti. Autrement dit, le véritable historien, comme Carr[23] l’a bien vu, doit aussi regarder l’avenir parce que seul l’avenir peut donner au passé son sens accompli, comme, d’autre part, l’avenir ne peut être compris sans l’aide du passé. Autrement dit, il doit tenter de se rapprocher le plus possible de cet objectif inaccessible que Luckács appelle « le point de vue de la totalité », totalité de passé et d’avenir.
Ces conclusions nous permettent de préciser une affirmation faite auparavant. L’historien, comme on a dit, ne met pas un sens dans l’événement qu’il étudie, mais l’y trouve. Mais cela n’empêche pas qu’il peut y trouver, sans pour autant procéder arbitrairement, un sens plus défini que celui dudit événement aux yeux de ses protagonistes et même du plus clairvoyant de ses contemporains, parce que le poste d’observation de l’historien est situé dans une position plus avancée de cette chaîne signifiante qu’est l’histoire, dont l’événement étudié constitue un segment. Autrement dit, l’historien dispose d’un contexte plus complet où situer l’événement, parce que ce qui pour lui est passé était avenir pour les contemporains, et ce qui pour lui est avenir proche était avenir lointain pour les contemporains. Dans cette perspective, on peut très bien aller jusqu’à dire que l’historien peut aussi contribuer à donner lui-même un sens plus précis à l’événement étudié, dans la mesure où son œuvre historiographique, étant valable, devient histoire elle-même, c’est-à-dire ajoute un maillon à la chaîne signifiante dont l’événement étudié fait partie et dont il reçoit une partie de son sens, ou mieux l’explicitation de quelques déterminations de son sens.
Mais, quoi qu’il en soit, ce qu’il importe de noter, c’est que l’historien ne revêt pas d’un langage doué de sens une réalité qui par elle-même en est dépourvue ; il continue un discours qui a par lui-même un sens, auquel il ne pourra qu’éventuellement ajouter une petite détermination nouvelle.
Une détermination d’ailleurs, prenons bien garde, qui n’est pas arbitraire, qui n’est pas volontariste, parce que l’historien peut faire l’histoire de son temps dans la mesure seulement où il sait prévoir dans quelle direction elle est en train de se porter indépendamment de lui. Et cette prévision, il ne peut la faire qu’en comprenant le sens du passé. La compréhension du sens de l’histoire est donc éminemment dialectique : le sens du passé ne peut être saisi pleinement qu’en voyant la direction dans laquelle l’histoire se portera à l’avenir ; et cette dernière ne peut être vue qu’à partir du sens du passé.
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Par suite, que l’historien ne mette pas, mais lise le sens dans l’événement n’implique pas qu’il y ait identité entre le sens que l’événement avait à son époque et celui qu’y lit l’historien : cela implique seulement qu’il y a continuité. Mais cette conclusion fait surgir une nouvelle difficulté. Comment peut-on postuler cette continuité quand, comme il arrive souvent en fait, le sens que l’historien lit dans l’événement est totalement différent de celui que les contemporains donnaient audit événement ? Autrement dit, comment peut-on postuler que le vrai sens qu’avait l’événement quand il s’est produit est différent de celui que ses protagonistes et, en général, ses contemporains lui assignaient, sans par là revenir à la conclusion de Weber déjà rejetée que le sens est donné à l’histoire par l’historien ? Comment peut-on affirmer que certains événements, ou certains de leurs aspects, ont été objectivement les plus importants, quand les contemporains ont consciemment orienté leurs comportements en vue d’autres événements et d’autres aspects ? Que peut être le sens que personne n’a compris ? Peut-être faut-il recourir à Dieu comme encodeur d’un message qui n’avait pas été compris par les hommes qui l’ont matériellement émis ?
En fait, pour sortir de cette impasse, il n’est pas nécessaire de recourir à un sens métaphysique. Mais il faut approfondir à nouveau la notion de « sens ». Mannheim[24] a apporté une contribution essentielle à l’approfondissement de cette notion en distinguant, dans toute expression douée de sens, trois niveaux : le sens objectif, qui se manifeste dans la dimension purement référentielle — « sémantique » dans la terminologie de Morris[25] — du message ; le sens expressif (Ausdruckssinn) qui consiste dans ce que l’émetteur, par le message, veut exprimer de soi ; et le sens interprétatif (Interpretationssinn) qui consiste dans ce que l’émetteur, par le message, fait comprendre de soi, de sa Weltanschauung et de sa vie, sans en être conscient. Ces deux derniers niveaux de sens se manifestent dans la dimension du message que Morris qualifierait de pragmatique, avec la différence que le premier est intentionnel tandis que le second ne l’est pas.
Il est évident que la continuité de sens qui fait de l’histoire un seul discours ne peut pas être expliquée sans avoir recours à la notion de Interpretationssinn. L’historien — en entendant par historien tout homme qui réfléchit à l’histoire — prend souvent conscience d’une dimension du sens d’une époque précédente dont les contemporains, c’est-à-dire les hommes qui avaient donné son sens à leur époque, n’étaient pas conscients.
Mais la notion de Interpretationssinn, au point où nous en sommes, doit, selon notre façon de voir, être corrigée et approfondie, pour ne pas courir le risque de retomber dans le subjectivisme wébérien. En effet, est-il permis de dire que le Interpretationssinn est donné par les émetteurs du message ? Ou plutôt, n’est-il pas justement le fruit d’une interprétation ? Si, comme le fait Mannheim, qui est le plus cohérent des historicistes absolus, on élimine la vérité de l’histoire en niant que la connaissance puisse être confrontée à une réalité objective à laquelle elle peut être plus ou moins adaptée, il est impossible de considérer un événement historique comme doué de sens dans l’acception du Interpretationssinn. Le « sens » non voulu d’un événement, ne serait pas différent de celui d’un nuage en tant que signe de pluie, ou bien le serait pour nous seulement et non en soi. Au contraire, il en va tout autrement si l’on rétablît, comme on doit le faire, croyons-nous, le concept de vérité dans l’histoire.
Le problème, à notre avis, a été posé sous son vrai jour, implicitement, par Freud[26] et, après lui, en termes explicites, par Jacques Lacan.[27]
La psychanalyse est la branche de la science qui est peut-être la plus profondément intéressée par le Interpretationssinn des messages émis par les hommes. L’interprétation de la symptomatologie de la névrose, de la psychose, de l’hystérie, mais aussi l’interprétation des rêves, des lapsus, des mots d’esprit sont justement la recherche du Interpretationssinn. Pourtant, ce que les psychanalystes tendent parfois à oublier, c’est que donner un sens à des symptômes dans la cure psychanalytique et donner un sens à des symptômes dans le diagnostic d’une maladie du corps sont deux choses bien différentes : et la différence est mesurée par la grandiose découverte de Freud et de Breuer que, dans le domaine de la névrose, diagnostic et cure coïncident, autrement dit que le malade guérit quand il arrive à prendre conscience du sens de ses symptômes.
Tous les psychanalystes ne se sont pas rendu compte de la portée de cette découverte ; nombre d’entre eux continuent de rester attachés à des conceptions organicistes de la maladie et à concevoir la guérison comme l’obtention d’une situation d’équilibre entre les trois composantes de l’id, de l’ego et du superego de l’individu, conçu comme une monade indivisible et autosuffisante. L’individu psychiquement sain serait celui qui vivrait dans un état que Whitehead appellerait anesthésie, dans la condition conformiste de plus grande harmonie possible avec le monde qui l’entoure.
Tout autres sont les conséquences implicites de la théorie de Freud et c’est le mérite de Lacan de les avoir mises au jour. Ce dernier conçoit la vie psychique de l’individu comme un dialogue permanent du sujet avec sa vérité. La maladie est l’insuccès de ce dialogue et la guérison est la récupération d’un langage commun aux deux pôles dialoguants, c’est la récupération par le sujet de sa vérité : c’est donc un succès intellectuel, le dénouement d’une contradiction, non pas une planification équilibrée des diverses fonctions de la vie psychique de l’individu.
Il s’agit d’une expérience qui est commune à tous les individus normaux. Quand, comme dans l’un des exemples rapportés par Freud,[28] un jeune homme, voulant dire à une jeune fille : « Wenn Sie gestatten, meine Fraülein, möchte ich Sie begleiten » (Si vous permettez, Mademoiselle, je voudrais vous accompagner) trahit les tentations illicites de son inconscient en disant « begleit-digen » au lieu de « begleiten », c’est-à-dire en contaminant le verbe begleiten (accompagner) par le verbe beleidigen (offenser), le signe qu’il formule a un référent, c’est-à-dire une dimension sémantique, que constitue le rapport entre la contamination linguistique et les intentions contradictoires du locuteur, et permet de saisir la vérité du moment psychologique dudit locuteur, qui se fait jour dans le signe au delà de ses intentions conscientes.
Evidemment, cette conclusion nous oblige à modifier la signification du mot Interpretationssinn, tel que l’entendait Mannheim. Le Interpretationssinn ne reflète pas seulement la dimension pragmatique du langage, mais aussi sa dimension sémantique. Autrement dit, il n’indique pas seulement le rapport entre le message et le locuteur, mais aussi le rapport entre le message et une réalité vers laquelle le message est orienté : même si cette réalité n’était que la vérité du sujet lui-même, que le message peut saisir ou peut saisir et manquer dans le même temps. Et pour revenir à la phrase de Weber citée plus haut, il est certain que la pensée des hommes est conditionnée psychologiquement par la réalité où elle est situé ; mais la réalité est aussi devant le sujet ; il la comprend, en un certain sens. Le sujet n’est pas une marionnette, dont les fils sont tirés par une réalité sociale impersonnelle, mais un homme qui voit et qui comprend et dont les pensées, par suite, ne peuvent être comprises qu’en partant d’une double approche : de la réalité en tant qu’objet et de la réalité en tant que facteur conditionnant son mode de compréhension de cette réalité.
Dans cette perspective, le Interpretationssinn devient, en partie, une espèce de second sens objectif, avec une syntactique et une sémantique propres, c’est-à-dire avec un code propre, qui est différent de celui du niveau intentionnel du langage, mais qui est traduisible dans ce dernier. Et c’est justement cette possibilité du code-switching entre les deux types de message qui permet de comprendre que les deux langages sont l’expression d’une seule tension, dialectique et contradictoire en tant que tension, de l’individu vers la conquête de sa vérité.
C’est pourquoi Lacan insiste, à juste titre selon nous, en soutenant le caractère de dialogue entre deux sujets de l’analyse. Dans une analyse qui part — consciemment ou inconsciemment — d’hypothèses organicistes, le patient est réduit à un pur objet d’étude, comme un cadavre sur la table de l’anatomo–pathologiste. Tandis que le vraie cure est un dialogue entre le médecin et le patient, qui doit servir de stimulant au patient pour engager un dialogue plus sincère avec sa vérité. Et le patient guérit quand il comprend, parce que pour un homme comprendre sa vérité signifie être sa vérité, à la limite — limite inaccessible — surmonter la Ichentzweiung, la division du moi, dans laquelle Freud[29] voyait une des caractéristiques essentielles de la personnalité. Le grand enseignement de Freud est synthétisé dans la formule mise en relief par Lacan : Wo es war, soll ich werden (à l’id, le moi doit se substituer). Ce qui signifie que l’id n’est pas le lieu obscur où siègent les instincts bestiaux de l’homme, mais le siège plus profond du sens de sa vie. L’individu doit comprendre ce sens, et en le comprenant, il le précise ; mais il préexiste à sa compréhension par le sujet et se manifeste, comme principe de contradiction, dans ses actes et dans ses paroles. La folie même est erreur, méconnaissance, écrit Lacan ;[30] comme telle, elle fait partie de la nature humaine ; mais comme telle, elle présuppose une vérité, dont la conquête est la plus noble tâche de l’homme. Et la vérité, avant même d’être conquise, est une partie de l’homme, même du fou, et s’exprime, distordue, masquée, réprimée, dans ses discours. Même dans la vie psychique de l’individu se manifeste donc cette dialectique du sens à laquelle on a fait allusion auparavant. Même dans l’analyse, la compréhension de la vocation future de la vie du patient fournit un instrument pour en expliquer le passé (et pour l’aider à se l’expliquer). Et le passé à son tour fonde la vocation future de sa vie. Le passé renvoie à l’avenir, l’avenir renvoie au passé. Une fois encore, nous nous trouvons au cœur du nœud dialectique de la nature humaine qui rendrait impossible la compréhension et la vie même si la totalité du sens de la vie de chacun et de l’histoire de l’espèce n’était pas mystérieusement indiquée, comme concept simple de l’entier, dans chacune des paroles que prononcent les hommes et dans chacun des gestes qu’ils accomplissent.
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Wo es war, soll ich werden. Freud a refait dans le domaine de la vie individuelle la découverte de Hegel au sujet de l’histoire.[31] Dans l’histoire, l’homme, considéré en tant qu’espèce, devient ce qu’il est. L’histoire est un processus où l’espèce s’aliène et se retrouve pour s’aliéner à nouveau à un niveau plus élevé. Ce qu’elle était en soi, elle le devient en soi et pour soi pour être encore en soi au stade suivant. L’histoire est un dialogue incessant de l’espèce avec sa vérité, une vérité qui n’est jamais atteinte dans sa plénitude mais qui est toujours présente et parle un langage doué de sens, avec une sémantique et une syntaxe propres : la vérité que le sociologue de la connaissance a la tâche de rechercher, non pas de supprimer, comme le fait Mannheim. Une vérité qui parle aussi dans le délire de la folie. Aucune interprétation du nazisme, en termes de sociologie de la connaissance, ne peut fournir des instruments de compréhension valables du phénomène si elle ne part, avant tout, du profond noyau de vérité contenu dans la doctrine nazie : la nécessité absolue pour l’Allemagne, dont dépendait sa possibilité même de survie, de se procurer un « espace vital », conséquence des dimensions de l’Etat national, devenues insuffisantes ; l’inaptitude des faibles gouvernements de la démocratie weimarienne à dominer les crises qui agitaient l’Allemagne ; l’étouffement progressif par l’Etat bureaucratique et centralisé de tout lien communautaire entre les citoyens (et, de là la tentative paranoïaque de restaurer ces liens dans le cadre de la « communauté » nationale par une idéologie fanatique).
Et c’est justement cette émergence de la vérité dans l’histoire qui rend effective cette continuité de sens à laquelle on a fait allusion auparavant et qui ne se réalise pas par l’intermédiaire du Interpretationssinn au sens de Mannheim — qui ne peut pas être légitimement défini comme un « sens » — mais par un dialogue effectif des hommes avec leur passé. C’est ainsi que, pour revenir à Weber, l’histoire fait émerger d’elle-même ses problèmes objectivement fondamentaux et les aspects objectivement les plus importants des formes de vie sociale qu’elle produit dans son déroulement, dictant de la sorte (avec les restrictions faites plus haut) la direction de l’intérêt de l’historien sensible et lui fournissant les critères pour élaborer ses types idéaux. Les événements et les aspects les plus importants d’une époque sont ceux où s’est manifesté le plus grand rapprochement de l’espèce et de sa vérité, même si le niveau intentionnel des discours et des actions des contemporains était orienté dans un autre sens. Et cette vérité se fait jour dans chaque aspect de la vie sociale de l’époque par un langage doué de sens, comme celui des rêves, des lapsus, des métaphores, des métonymies,[32] des souvenirs et des oublis des névrotiques, par l’intermédiaire duquel se fait jour leur vérité.
Prenons comme exemple l’Europe de notre époque. La « vérité » de cette phase de son histoire, c’est son unification. Or ce n’est pas l’Europe, mais bien les nations qui sont le point de repère intentionnel de la plupart des comportements politiques des Européens, qui n’ont pas conscience du front où se joue vraiment leur destin et continuent à croire fondamentaux, pour un ensemble de raisons qu’il ne nous appartient pas d’analyser ici, une série de choix de gouvernement purement nationaux. Ce déphasage entre l’époque actuelle et sa vérité ne se manifeste pas seulement dans les comportements du commun des citoyens, mais aussi dans ceux des hommes politiques, c’est-à-dire au point où la conscience de la situation devrait atteindre le maximum de lucidité. Pourtant, quand un historien de l’avenir reconnaîtra dans l’unification européenne le sens de notre époque, il lira ce sens dans les documents, parce qu’en fait il n’est pas absent de la conscience des Européens, mais seulement, pour employer par analogie un terme de la psychanalyse, réprimé, et que, par suite, il se fait jour même dans les discours des hommes politiques par des mécanismes qui peuvent être comparés à ces caractéristiques de la structure du discours qui, pour les psychanalystes, trahissent la Ichentzweiung que l’individu ne réussit jamais à surmonter complètement. La conscience que notre époque a d’elle-même en Europe est éminemment ambiguë ; pour user d’une autre analogie avec la psychanalyse, elle est névrotique. Mais en elle, comme dans la névrose, la vérité transparaît par l’intermédiaire des Ersatznamen, des Deckerinnerungen, etc. qui à la fois réalisent et trahissent la répression. Les discours des hommes politiques européens offriraient, dans cette perspective, à un spécialiste de psychanalyse, une matière inépuisable avec leurs métaphores, leurs contradictions, leurs pauses. Le nom de Parlement européen lui-même constitue un cas intéressant de métonymie, figure qui, suivant Lacan, par l’expression d’un tout par une de ses parties, évoque et cache à la fois le tout en question et indique, dans le code des symptômes de la névrose, le sens d’un manque, le désir réprimé. Aussi le nom de Parlement européen, appliqué à une institution qui, dans une vision synchronique, est sans importance aucune dans la situation politique actuelle de l’Europe, ce n’est pas le symbole de quelque chose qui existe, mais de quelque chose qui manque : de l’Etat européen, un Parlement européen étant inconcevable s’il n’est une partie de cet Etat.
Les mouvements actuels d’étudiants aussi, dans leurs slogans et leurs motivations, disent ce qu’ils ne veulent pas dire, en mettant l’accent sur l’autonomie de l’université, sur la crise de la participation politique, sur la décadence des sentiments communautaires, sur la fausseté de la rhétorique nationale, sur l’emprise suffocante de la machine bureaucratique sur la vie des citoyens, sur l’impuissance mesquine et irresponsable des classes politiques européennes par rapport aux problèmes de la paix et du tiers monde, autrement dit en faisant ressortir sous un jour faussé par l’erreur de perspective, tous les problèmes et toutes les exigences qui poussent, aujourd’hui, vers la Fédération européenne.
[1] Parmi les œuvres de Maurice Merleau-Ponty, celles où le philosophe s’est occupé du problème du sens de l’histoire sont : Humanisme et terreur, Paris, Gallimard, 1947 ; Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948 et Les aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955.
[5] Max Weber, « Politik als Beruf », conférence faite en 1919, actuellement publiée dans le recueil d’écrits politiques édité par Johannes Winckelmann et intitulé Gesammelte politische Schriften, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1958.
[7] Ralf dahrendorf, Gesellschaft und Demokratie in Deutschland, Munich, Piper Verlag, 1967, pp. 431 et suiv.
[8] Nous considérons Karl Mannheim comme le représentant le plus profond de ces orientations. Cf. surtout, en ce qui concerne l’historicisme, son essai « Historismus », dans Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 52 (1924), pp. 1-60, aujourd’hui dans le recueil édité par Heinz Maus et Friedrich Fürstenberg, intitulé Wissenssoziologie, Berlin et Neuwied, Luchterhand Verlag, 1964, pp. 246 et suiv. En ce qui concerne la sociologie de la culture et de la connaissance en particulier, voir entre autres Ideologie und Utopie, Bonn, F. Cohen, 1929, augmenté par la suite dans l’édition anglaise intitulée Ideology and Utopia, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1936, et l’essai « Das Problem einer Soziologie des Wissens », dans Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 53 (1925), 3, pp. 577-672, aujourd’hui dans Wissenssoziologie, cit., pp. 308 et suiv.
[9] Cf. Claude Levy-Strauss, « Race et histoire », dans l’ouvrage collectif Le racisme devant la science, Paris, Unesco-Gallimard, 1960.
[10] György Lucàcs (Geschichte und Klassenbewusstsein, Berlin, Malik-Verlag, 1923, consulté dans l’édition française sous la direction de Kostas Axelos, Histoire et conscience de classe, Paris, Editions de Minuit, 1960, en se rapportant particulièrement à l’essai « La réification et la conscience du prolétariat ») se place clairement sur ce terrain, en indiquant, dans la perspective marxiste, le prolétariat comme véhicule objectif du progrès et de la vérité dans l’histoire.
[11] Cf. Carl G. Hempel, Fundamentals of Concept Formation in Empirical Science, Chicago, The University of Chicago Press, 1re éd., 1952.
Dans cet ouvrage, Albertini, qui se propose de définir le fédéralisme dans le contexte de la science politique, soutient qu’une définition exhaustive du phénomène doit embrasser trois aspects distincts : 1) un aspect de valeur, 2) un aspect de structure et 3) un aspect historico-social.
En ce qui concerne le fédéralisme en particulier, l’aspect de valeur serait constitué par la paix, l’aspect de structure (ou institutionnel) par l’Etat fédéral et l’aspect historico-social par une situation où la division de la société en classes antagonistes et la division du monde en nations opposées ont été dépassées. Il s’agit d’un schéma que nous partageons pleinement et auquel nous attachons beaucoup d’importance parce qu’il va bien au delà du cas particulier du fédéralisme qu’examine Albertini ; à tel point que nous avons pu, laissant de côté l’aspect historico-social qui, dans le cadre de cet écrit, ne nous intéresse que marginalement, l’appliquer à d’autres phénomènes, comme le droit et la démocratie.
En restant quoi qu’il en soit dans les limites du sujet traité par Albertini, il est facile de voir que le phénomène du fédéralisme s’encadre dans la conception philosophico-historique générale que nous avons tracée. La forme institutionnelle du fédéralisme, l’Etat fédéral, après s’être réalisée et s’être déjà pratiquement tarie aux Etats-Unis, est sur le point d’avoir, en perspective historique, une deuxième réalisation dans la fédération européenne. Or, il est indéniable que le futur Etat européen sera un authentique Etat fédéral, avec ses principales caractéristiques institutionnelles. Mais il est aussi indéniable qu’il ne réalisera pas la valeur qui le déterminera sinon pour une très faible part. Il naîtra à l’enseigne de la paix et de l’ouverture à tout le genre humain ; et il devra nécessairement le faire, en tant qu’il sera l’antithèse de l’Etat national qu’il devra dépasser, c’est-à-dire d’une forme institutionnelle constitutionnellement close et belliqueuse. Mais ce sera pourtant un Etat souverain parmi des Etats souverains, donc soumis à la logique de puissance des rapports internationaux, dont la guerre est l’extrême manifestation, et, d’autre part, la constellation internationale qui sera son champ d’action, le contraindra bien vite à se fermer.
Il sera donc inadapté à la valeur qui le qualifiera ; et cette inadéquation se répercutera au niveau des structures par l’inadéquation de sa forme institutionnelle au modèle idéal de l’Etat fédéral. Autrement dit, ce sera certainement un Etat fédéral authentique, mais imparfait, où se réalisera un équilibre de pouvoirs qui sera troublé par sa situation dans le cadre de l’équilibre international sans loi, et où, par conséquent, l’autonomie des communautés territoriales et culturelles qui se développeront en son sein sera imparfaite parce que comprimée par la raison d’Etat.
Mais justement, cette inadéquation de l’Etat fédéral européen à la valeur et au modèle institutionnel qui le définiront sera le ressort de son évolution. Il proclamera la paix et fera la guerre ; il proclamera son ouverture et sera clos. Il n’aura pas d’instruments idéologiques capables de justifier sa politique, comme ceux dont dispose l’Etat national — qui se présente clos et belliqueux — parce qu’il sera né de la lutte contre la guerre et le nationalisme. Autrement dit, il sera miné par une profonde contradiction qui le rendra encore plus fragile — au sens de plus évolutif — que la formation historique qui l’a précédé : l’Etat national.
C’est dire qu’il portera déjà en lui, sous forme de contradiction, la préfiguration de la seule incarnation parfaite possible du fédéralisme dans son aspect de valeur et dans son aspect de structure : la fédération mondiale ; fédération mondiale vers laquelle il sera contraint par ses contradictions d’évoluer au fur et à mesure que l’évolution de la situation historico-sociale le permettra.
Le fédéralisme aussi est donc un phénomène essentiellement dynamique, qui échappe à toute tentative de définition tant qu’on ne parvient pas à en découvrir la forme finale et la logique de développement.
[14] Cf. Morton White, « The Logic of Historical Narration », dans Sidney Hook Ed., Philosophy and History, New York, N.Y. University Press, 1963, pp. 3 et suiv.
[15] Le problème est présent dans bien des essais méthodologiques de Max Weber. Pourtant, celui où il est traité le plus longuement est « Die Objektivität sozialwissenschaftlicher und sozialpolitischer Erkenntnis », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 19. Band, 1904, publié aujourd’hui dans le recueil, édité par Johannes Winckelmann, Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 3. Auflage, 1968, d’où sont tirées les citations qui suivent.
[16] De Heinrich Rickert, voir surtout Die Grenzen der naturwissenschaftlicher Begriffsbildung, dritte und vierte verbesserte Auflage, 1921, et, pour une esquisse synthétique du problème, Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, vierte und fünfte verbesserte Auflage, 1921, édités l’un et l’autre à Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck).
[17] Max Weber, « Die Objektivität sozialwissenschaftlicher und sozialpolitischer Erkenntnis », cit., dans Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, p. 191.
[21] Cf. Roman Jakobson, « Le langage commun des linguistes et des anthropologues », dans le recueil en langue française, sous la direction de Nicolas Ruwet, intitulé Essais de linguistique générale, Paris, Editions de Minuit, 1963. Il s’agit du texte final de la Conférence des anthropologues et des linguistes réunie à l’Université d’Indiana en 1952, publié à l’origine en langue anglaise dans le Supplement to International Journal of American Linguistics, vol. 19, n. 2, avril 1953.
[22] Cette définition est soutenue avec cohérence par C.K. Ogden et I.A. Richards, The Meaning of Meaning, Londres, Routledge & Kegan Paul, Ltd, publié pour la première fois en 1923, revu plusieurs fois par la suite et consulté dans l’édition de 1966.
[23] Op. cit.
[24] Nous nous rapportons surtout à l’essai « Beiträge zur Theorie der Weltanschauungs-Interpretation », Jahrbuch für Kunstgeschichte, I (XV) (1921-22), 4, pp. 236-274, dans le recueil cité plus haut, p. 91.
[25] Voir Charles W. Morris, Foundations of the Theory of Signs, Chicago, The University of Chicago Press, 1re éd., 1938.
[26] Nous nous rapportons à ce propos, surtout à Die Traumdeutung, publiée pour la première fois en 1900, revue et augmentée plusieurs fois par la suite, à Zur Psychopathologie des Alltagslebens (publiée pour la première fois en 1904) et à Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten (publié pour la première fois en 1905).
[28] Il s’agit d’un exemple contenu dans Zur Psychopathologie des Alltagslebens, page 64 de l’édition Fischer Bücherei de 1961.
[30] Cf. Jacques Lacan, « Propos sur la causalité psychique » dans Ecrits, cit.
[31] Un parallèle très intéressant dans cette perspective entre psychanalyse et histoire se trouve dans Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Ecrits, cit.
[32] Les figures de la métaphore et de la métonymie ont attiré et attirent encore l’attention aussi bien de la psychanalyse que de la linguistique parce qu’elles mettraient en évidence deux procédés inconscients fondamentaux de la pensée qui jettent à leur tour une lumière nouvelle sur le concept même de signification, surtout dans le champ du langage commun et de la poétique. Ces spéculations remontent à Freud qui, tout en ne se rapportant pas explicitement aux figures de la métaphore et de la métonymie, découvre (cf. Die Traumdeutung) dans la Verdichtung (condensation) et dans la Verschiebung (déplacement, décalage) les deux procédés fondamentaux qui, à partir des latenten Traumgedanken, c’est-à-dire à partir de la matière première du rêve, produisent le contenu manifeste dudit rêve (Trauminhalt) et qui, à partir du choc, produisent les symptômes de la névrose par l’action de la censure. Jacques Lacan (« L’instance de la lettre dans l’inconscient », La Psychanalyse, vol. 3, Paris, P.U.F., 1957, aujourd’hui dans Ecrits, Paris, Ed. du Seuil, 1966), reprenant ces thèmes, arrive à tirer les conséquences linguistiques des intuitions freudiennes. Sous l’aspect linguistique, le sujet a été aussi traité par Roman Jakobson qui voit dans les concepts de métaphore et de métonymie l’une des manifestations des deux dimensions fondamentales du langage : la sélection et la combinaison, dont l’importance apparaît aussi dans l’étude des diverses formes d’aphasie. (Roman Jakobson, Fundamentals of Language (avec M. Halle), La Haye, 1956, consulté dans les limites du chapitre reproduit dans le recueil d’écrits en traduction française publié sous la direction de Nicolas Ruwet, Essais de linguistique générale, cit. Le chapitre en question est intitulé « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie ». Voir aussi dans le même recueil « Linguistique et poétique » tiré d’un essai en langue anglaise intitulé « Closing statements : linguistics and poetics » dans T.A. Sebeck ed., Style in Language, New York, 1960). Voir aussi sur ce sujet Henry Lefebvre, Langage et société, Paris, Gallimard, 1966.