LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XI année, 1969, Numéro 1, Page 1

 

 

La pensée de Marcuse sur les rapports entre psychanalyse et politique
 
FRANCESCO ROSSOLILLO
 
 
Une discussion des écrits de Marcuse que contient le volume intitulé Psicanalisi e politica[1] en traduction italienne peut présenter un intérêt considérable parce que les idées qui y sont exprimées ont été adoptées par de nombreux mouvements de contestation nés ces dernières années parmi la jeunesse européenne et américaine. L’œuvre de Marcuse sort donc du cadre de l’histoire de la philosophie contemporaine, elle devient un fait social et un fait politique. C’est pourquoi nous avons jugé bon de la discuter dans un écrit plus abondant qu’un simple compte rendu.
Marcuse part d’une analyse rapide de l’œuvre la plus tardive de Freud et, en particulier, d’un de ses écrits à la fois les plus stimulants et les plus discutables, Das Unbehagen in der Kultur.[2] Il s’agit d’une œuvre qui contient quelques intuitions nouvelles d’importance, qui ne sont encore ni expliquées, ni systématisées. L’exposé qu’en fait Marcuse est donc déjà une interprétation personnelle des idées freudiennes et les conséquences que Marcuse en tire peuvent être considérées comme totalement étrangères à l’horizon intellectuel de Freud. Dans le compte rendu qui suit nous ne ferons par conséquent que reprendre la vision de Marcuse, en nous bornant à signaler d’entrée les points où ce dernier se réclame de Freud et qui paraissent particulièrement discutables.
 
L’Eros
Marcuse se réfère à la théorie freudienne suivant laquelle l’histoire de la civilisation est l’histoire de l’incessant conflit entre les deux instincts fondamentaux de l’homme, l’instinct de vie, ou Eros, et l’instinct de mort, qui se transforme en instinct de destruction ; et entre ces instincts et le principe de réalité.
Il est opportun de noter qu’en recevant cette théorie, dont Marcuse fait le pivot de son écrit, il lui fait quelque fois violence et s’abandonne à des ambiguïtés.
La première concerne la définition de l’Eros. Dans Das Unbehagen in der Kultur, Freud attribue à l’Eros tantôt un caractère purement sexuel, instinctif dans l’acception courante du mot, et donc aveugle, égoïste, asocial ; et tantôt au contraire un caractère plus indéfini de poussée vitale, innée chez l’homme, vers « la concentration de la matière organique en unités de plus en plus grandes », vers la « production et la conservation d’unités de plus en plus grandes ». L’Eros a, dans ce deuxième sens, une connotation altruiste, sociale.
Aussi, pour Freud, une contradiction réelle, qui se manifeste dans l’histoire, entre la logique individuelle et la logique sociale de l’Eros, correspond-elle à cette contradiction de sa définition. Au niveau de la psyché individuelle, l’Eros se manifeste comme un instinct égoïste et exclusif ; au niveau de la considération historique générale au contraire, l’humanité semble être mue par une force qui la pousse à s’agréger en communautés de plus en plus vastes, et Freud applique encore à cette poussée le nom d’Eros. Mais il reconnaît que pour l’individu il y a conflit entre les deux tendances, autrement dit que les exigences du bonheur individuel ne coïncident pas avec le mouvement de la société.[3]
Marcuse au contraire unifie les deux acceptions du mot Eros ; et il les unifie en supprimant en fait la première et en attribuant en même temps à la seconde des qualifications qui — au moins tant qu’une synthèse logique des deux concepts n’est pas opérée — ne s’appliquent légitimement qu’à la première. Ainsi, il soutient que l’Eros, entendu dans son sens altruiste, social, pousse l’homme « vers l’instauration de rapports libidinaux avec ses semblables, vers la création d’un milieu libidinal, c’est-à-dire heureux ».[4] Et le lecteur, à cause de cette superposition de définitions, reste privé de toute indication valable sur le sens du mot « libidinal ».
 
L’instinct de destruction
La deuxième ambiguïté dans l’interprétation marcusienne de Freud concerne la définition de l’instinct de mort ou instinct de destruction. Pour Freud, sans discussion possible, il s’agit d’un instinct originel, encore qu’il soit difficile à isoler, qui en tout cas entre en conflit avec l’Eros, soit sous la forme de violence actuelle — quand il est incontrôlé —, soit sous la forme de violence contre soi-même, de moralité — quand il est réprimé. Pour Freud, le conflit entre l’Eros et l’instinct de destruction est donc insurmontable.
Pour Marcuse au contraire, l’instinct de mort ou de destruction aurait une nature dérivée : autrement dit, ce serait le sous-produit de la répression de l’Eros engendrée par le conflit de ce dernier avec le principe de réalité. L’énergie instinctuelle libérée par la répression se transformerait en énergie agressive et, par conséquent, la quantité d’agressivité existant dans la société serait proportionnelle à la répression qu’elle exerce.
Cette violence faite à la théorie de Freud est indispensable à Marcuse pour poursuivre son raisonnement. En effet, puisque Marcuse croit en l’avènement prochain sur la terre de l’humanité heureuse, il ne peut pas admettre l’existence de l’instinct de destruction comme instinct originel parce qu’il est incompatible avec le bonheur de l’humanité, qu’il soit libéré ou qu’il soit réprimé. C’est pourquoi il le supprime et réduit en fait le combat à trois de Freud entre l’Eros, l’instinct de destruction et le principe de réalité à un combat de front entre l’Eros et le principe de réalité.
 
Le principe de réalité et la domination
Une troisième et dernière obscurité que nous tenons à signaler concerne le concept de réalité lui-même. Il s’agit d’une obscurité qui remet en question la suppression de l’instinct d’agression. C’est que, suivant Marcuse, la réalité, qui dès le commencement de l’histoire s’est révélée incompatible avec le principe du plaisir et qui est donc la cause de la répression, ne s’identifie pas tant avec la nature hostile, avare de biens et de forces pour l’homme, qu’avec le fait primaire de la domination de l’homme sur l’homme. « …l’histoire humaine commence, écrit Marcuse, paraphrasant Freud et s’appropriant sa théorie,[5] quand dans la horde primitive le plus fort, le père primordial, s’érige en dominateur unique et consolide sa domination, en monopolisant pour lui les femmes — la mère ou les mères — et en excluant de leur jouissance tous les autres membres de la horde. Cela signifie que ce n’est ni la nature, ni la pauvreté, ni la faiblesse qui contraignent à la première et, pour le développement de la civilisation, décisive répression des instincts, mais bien le despotisme de la domination — le fait qu’un despote répartit injustement et exploite la misère, la pénurie, la faiblesse, se réserve la jouissance et rejette le travail sur les autres membres de la horde ».
La domination n’a donc pas été, ou n’a pas été seulement, un produit inévitable du stade de développement des rapports matériels de la production, de la nécessité de s’organiser sous le commandement d’un chef pour se défendre des autres tribus et de la nature hostile, mais un fait originel et arbitraire, si bien qu’on peut dire que « …la transformation répressive des instincts, qui jusqu’à présent a constitué, sur le plan psychologique, le contenu principal du concept de progrès, n’est pas dictée par une nécessité naturelle, ni historiquement immuable… ».[6]
Donc, la domination est expliquée en recourant à l’instinct d’agression comme instinct originel, ce qui est difficilement compatible avec toute la théorie de Marcuse, ou bien, comme il semblerait qu’on puisse conclure de la phrase citée plus haut, n’est pas expliquée du tout, devient causa sui, un rapport métaphysique qui n’a son origine ni dans la structure de l’instinct des hommes, ni dans les nécessités objectives de leurs formes de vie en société.
 
La théorie de Marcuse
Ces réserves faites et les incertitudes de ces définitions mises en lumière, tentons d’exposer brièvement le contenu de l’écrit de Marcuse.
La vie de l’homme est marquée, dit Marcuse, par le conflit permanent entre le principe du plaisir, ou Eros, et le principe de réalité, qui a son siège dans le Moi. La réalité ne permet pas au principe du plaisir de gouverner sans conteste la vie de l’homme parce que la course incontrôlée au plaisir, dans une réalité hostile, qui s’oppose à sa réalisation, signifierait la mort de l’individu. L’individu est donc contraint à réprimer l’Eros, à différer la satisfaction de ses instincts et à employer la quantité d’énergie libérée par la répression de l’Eros dans l’effort pour modifier la réalité de façon à la rendre compatible avec la satisfaction de ses besoins, c’est-à-dire en travail. Cette sublimation des énergies libidinales aurait été jusqu’à présent le ressort du progrès de la civilisation, de la domination de l’homme sur la nature.
Mais en fait, le travail, c’est-à-dire le progrès de la civilisation, n’a pas jusqu’à présent conduit l’humanité à un stade où les énergies libidinales peuvent s’exprimer complètement. Au contraire, la répression de l’Eros s’est accentuée avec le progrès de la civilisation. Et ce, parce que, d’un côté, la répression s’est de plus en plus intériorisée, s’est transformée en autocontrainte, ce que Kant appelle autonomie et qui, suivant Freud (et Marcuse), est le résultat de l’identification avec l’autorité paternelle consécutive à la domination du complexe d’Œdpe ; et parce que, de l’autre, le travail a créé une structure de production de plus en plus rationnelle, concentrée, envahissante, qui embrasse une sphère de plus en plus vaste de la vie des individus — et aujourd’hui le temps libre même —, l’organise, la manipule, l’uniformise, l’aliène, la désexualise, la rend artificielle et mécanique.
Par suite, la domination, le travail, la répression, nés de la nécessité de créer une réalité plus adaptée à la satisfaction des besoins instinctuels de l’humanité, qui ne pouvaient avoir libre cours dans une réalité hostile, sous peine de non-survivance pour l’individu, se perpétuent en fait. La nécessité de différer le plaisir pour pouvoir en jouir par la suite plus complètement se transforme en tabou de la moralité ; c’est pourquoi maîtriser les instincts devient un devoir pour l’homme ; c’est pourquoi la satisfaction du plaisir est différée à l’infini. La nécessité de produire pour créer des biens en abondance aptes à satisfaire les besoins instinctuels des hommes se transforme en mythe de la productivité, qui subordonne la consommation et le plaisir qui en dérive aux exigences de la production. L’humanité, qui par le travail aliéné s’est libérée de l’esclavage de la nature, est tombée sous le joug d’un esclavage encore plus oppressif, celui de son sur-moi et de la structure de production qu’elle à créée.
Jusque-là, Marcuse se réclame de Freud, tout en faisant violence à sa théorie comme nous l’avons précédemment indiqué. A partir de là, au contraire, c’est Marcuse seul qui parle. Freud, qui pourtant lutta courageusement contre l’éducation répressive de son époque, ne parvint jamais explicitement à résoudre la contradiction entre la raison et la moralité — produits du principe de réalité — d’un côté et le principe du plaisir de l’autre, et identifia tendanciellement le progrès de la civilisation et la sublimation réussie des énergies instinctuelles, tout en mettant en lumière les inconvénients qui en dérivent, même si sa définition ambivalente de l’Eros laisse la porte ouverte à différents développements possibles de sa théorie.
Marcuse au contraire s’engage dans une autre voie. En adoptant résolument la conception de l’Eros comme instinct altruiste qui pousse les hommes à s’agréger en communautés libidinales de plus en plus vastes, il ne voit pas en lui un principe incompatible avec la vie sociale des hommes en tant que telle, mais seulement avec ses formes primordiales, toutes celles qui se sont historiquement réalisées jusqu’à présent, caractérisées par la domination et la pénurie, et donc par le travail et la répression.
C’est pourquoi Marcuse estime que le monde contemporain, tout en étant celui qui réalise la plus subtile et la plus envahissante des répressions, offre pour la première fois une immense possibilité, même si la masse aliénée et dépersonnalisée ne s’en rend pas compte. L’incroyable perfectionnement de la structure de production — par l’automatique — la très grande quantité de biens disponibles, l’augmentation générale de la puissance de l’homme font apparaître pour la première fois concrètement la possibilité de l’élimination du travail, donc de la domination, donc de la répression. Il suffit que les hommes sachent se libérer du mythe de la productivité, qu’ils sachent se transformer d’esclaves en maîtres de la structure de production, qu’ils sachent prendre conscience du fait que la production doit être mise au service du bonheur des hommes et qu’elle n’est pas un démon auquel le bonheur des hommes doit être sacrifié.
Ce pas accompli, poursuit Marcuse sans hésitation, l’humanité serait heureuse. Le travail se transformerait en jeu, les tensions disparaîtraient, la souffrance disparaîtrait. Le conflit du principe du plaisir et du principe de réalité cesserait, parce que la réalité serait désormais adaptée aux exigences du plaisir.
L’histoire disparaîtrait aussi. Marcuse est extrêmement explicite sur ce point. Il se réclame encore de Freud qui avait mis en relief la nature nettement conservatrice des instincts. Le principe du plaisir ne tend qu’à se perpétuer. Tant que l’homme est heureux, il n’est pas incité du tout à changer son état. Donc une humanité heureuse est par la force des choses statique. Mais cette conclusion n’a rien de scandaleux, parce que le besoin du mouvement subsiste dans la mesure où subsiste le besoin de progresser vers le bonheur. Une fois le bonheur atteint, le concept même de progrès vient à perdre toute signification. Marcuse critique durement la conception existentialiste-sartrienne de l’homme, qui est homme en tant qu’il nie l’être, en tant qu’il est autre, en tant qu’il est tension et mouvement, et qui cesserait de l’être dans l’instant de son engloutissement par une essence, qui en tant qu’essence n’est pas humaine. Marcuse croit que l’homme a une essence, que cette essence est l’Eros et que sa réalisation historique est possible dans une communauté libidinale dont les conditions ont été déjà créées par le stade actuel d’évolution de la structure de production.
 
L’essence de l’homme et le bonheur
Nous sommes d’accord avec Marcuse pour croire que l’homme a une essence qui se réalise dans l’histoire. Quiconque est engagé dans une lutte politique ne peut pas penser l’homme comme un pur principe de négation non déterminé. L’histoire nie ce qui est au nom de ce qui sera ; c’est-à-dire au nom de l’essence de l’homme.
Nous sommes aussi d’accord pour croire que, conceptuellement, la réalisation de l’essence de l’homme coïncide avec la réalisation du bonheur de l’homme. C’est encore un postulat de la raison pratique et Kant, que Marcuse flétrit comme philosophe de la répression, l’a mis parfaitement en lumière. Si être moral, dit-il dans la Critique de la raison pratique, signifie être digne du bonheur, il n’y a pas de moralité sans l’idée du bonheur, et les deux concepts doivent, à la limite, s’unifier en une unité dialectique supérieure, que Kant appelle le Suprême Bien.
Nous sommes enfin d’accord pour penser que cette essence de l’homme doit être mise en rapport avec la structure des instincts découverte par Freud (les besoins de Marx), dont on ne peut pas faire abstraction si l’on veut tenter de définir le bonheur, même si l’énorme agrandissement de la sphère de l’Eros qu’opère Marcuse raréfie le concept d’instinct au point de légitimer une discussion sur la licéité, d’après les règles sémantiques du langage commun, de l’usage d’un mot qui est habituellement employé dans une acception beaucoup plus spéciale.
 
La nature dialectique du plaisir
Pourtant, cela dit, quelques points essentiels restent à discuter. Le premier est constitué par le problème de la possibilité d’imaginer le bonheur parfait. L’expérience que les hommes ont du bonheur, en effet, est telle qu’il ne peut pas être pensé sans le terme de comparaison du malheur. L’abolition de la nature dialectique du plaisir en détruit le contenu. Les poètes ont, depuis toujours, mis en lumière cette nature dialectique, qui implique la projection du plaisir dans le temps historique, le contraste avec la douleur et la privation. Du reste, c’est une donnée de l’expérience commune qu’entre les moments les plus intenses de la vie affective d’un homme il y a ceux où on attend, où on espère un plaisir futur et ceux où on se rappelle un plaisir passé. Il s’agit donc de moments caractérisés par la privation du plaisir et par la présence de sa seule image. Le sociologue français Jean Cazeneuve[7] va jusqu’à dire que le bonheur n’est jamais une expérience actuelle et qu’il est exclusivement dans le passé et dans l’avenir, dans le souvenir et dans l’espérance. Du reste, l’expérience actuelle du plaisir ne peut pas être conçue en dehors d’un contexte plus vaste, qui comprend la privation qui l’a précédée et la prévision de sa fin et ces deux moments entrent dans la constitution de l’expérience du plaisir en tant que telle, lui conférant toute son intensité.
Et c’est justement la nature dialectique — c’est-à-dire humaine — du plaisir qui rend le paradis sur terre de Marcuse tout aussi inimaginable que les paradis célestes des religions, où les hommes, quand ils tentent d’y projeter leurs expériences terrestres du plaisir, ne peuvent pas ne pas trouver l’ennui, l’angoisse qu’évoque la grisaille d’une vie de jouissance facile et ininterrompue dans un monde sans clairs-obscurs, sans histoire, sans luttes, sans amours déçus pour inspirer le chant des poètes.
En fait, la seule expérience non dialectique que les hommes réels ont connue jusqu’à ce jour est celle du sommeil sans rêves, c’est-à-dire de la perte de conscience, où s’apaisent toutes les tensions et toutes les contradictions. Mais le sommeil sans rêves est l’image de la mort. Et c’est ici qu’apparaît un lien obscur que, du reste, Marcuse lui-même comprend sans pour autant en tirer les conséquences, entre l’Eros et l’instinct de mort, parce que la mort est le seul événement qui réalise complètement, et par là même nie, le principe du plaisir. C’est pourquoi l’humanité heureuse de Marcuse ne peut être imaginée concrètement que sous la forme d’un immense cimetière.
 
La conscience malheureuse
La constatation de la nature dialectique du plaisir pose un second problème. Elle suggère la conclusion que le malheur qui a marqué jusqu’à ce jour une si grande partie de la vie des hommes n’est pas seulement le produit de la répression des instincts, mais aussi un aspect essentiel de la nature même de l’homme. Autrement dit, il participe du Moi, de la conscience en tant que telle. Certaines intuitions des existentialistes sont indiscutablement valables. Pour les existentialistes, et pas seulement pour eux, la conscience est, du seul fait d’être conscience, conscience malheureuse. La conscience est nécessairement et avant tout conscience de l’inexplicabilité métaphysique de l’existence humaine, du in-die-Welt-Geworfenseins, et donc de l’infinie responsabilité de l’homme, et donc encore de son infinie solitude. Ce malheur participe de la conscience, et la recette marcusienne ne permet pas d’en triompher. A moins que la libération des instincts dont parle Marcuse ne doive s’entendre au sens de l’abolition du Moi ; auquel cas l’humanité heureuse que Marcuse a en tête deviendrait une communauté d’animaux paisibles, pacifiquement adonnés à la satisfaction de leurs besoins instinctuels, objet d’étude pour les seules sciences naturelles.
 
Le stade de l’humanité heureuse comme idée de la raison
En fait, la voie que l’humanité a prise pour sortir de son état de précarité n’est pas celle de l’abolition de la conscience, mais celle de son perfectionnement. L’humanité a elle-même donné un sens à son existence en créant une histoire qui est l’histoire de l’humanisation du genre humain, de l’extension progressive de la sphère de la conscience, de la libération progressive des hommes des liens que la nature et les formes primitives de l’organisation de leur vie en société leur imposent, de l’acquisition de possibilités d’autonomie de plus en plus grandes.
La conduite individuelle qui coïncide avec la direction du chemin de l’espèce dans l’histoire est la conduite morale. Celle-ci, quelle qu’en soit la genèse matérielle dans l’enfance de l’individu, comme résultat de la domination du complexe d’Œdipe, etc., reste toujours, suivant la terminologie de Kant, raison pratique, c’est-à-dire la seule réponse rationnelle que l’individu peut donner au défi constitué par sa situation existentielle.
Or, il est certain que l’idée de progrès historique et la conduite morale n’auraient aucun sens sans terme final de référence. Et ce terme final de référence ne peut être que le bonheur parfait, qui est le dépassement de toutes les contradictions, la réalisation de la conscience non plus comme conscience malheureuse, mais comme conscience heureuse.
Tout cela n’a pas été découvert par Marcuse. Kant,[8] Hegel et Marx l’avaient vu, chacun à sa façon, par des voies différentes et avec des résultats différents. Mais Kant avait vu parfaitement aussi que le Suprême Bien, le bonheur parfait, ne peut pas être situé dans le monde phénoménal, mais seulement dans le monde intelligible, si bien qu’il en déduit l’idée de l’immortalité de l’âme ; et que, dans l’histoire, le bonheur parfait joue seulement le rôle de critère régulateur.
Chez Hegel, le concept correspondant d’idée absolue ou de savoir absolu a la même nature de postulat, c’est-à-dire de formule nécessaire pour clore le système, mais qui n’est pas rationnel ni réel par conséquent, parce qu’étant la fin de la dialectique il est à la fois fin de l’histoire et fin de la philosophie, c’est-à-dire fin du monde et fin de la pensée. Chez Hegel aussi, en fait, le terme final du processus est présent dans le processus lui-même seulement comme principe du mouvement, comme tension, c’est-à-dire comme critère régulateur.
Chez Marx, en fin, le terme final de référence, la Gemeinschaft, ou la société socialiste, est posé exclusivement comme toile de fond de la lutte du prolétariat, mais n’est pas décrit empiriquement sinon en termes négatifs, ni jamais présenté comme objectif historique réel de la révolution prolétarienne, dont le but immédiat est au contraire la prise du pouvoir, la dictature du prolétariat. En fait, la Gemeinschaft de Marx n’a pas un contenu plus déterminé que l’idée absolue de Hegel et, dans la philosophie critico-pratique de Marx, elle remplit la même fonction : permettre la clôture du système.
 
La réalité comme praxis
Pour Kant, Hegel et Marx, donc, la fin de l’histoire est une idée de la raison, un postulat du développement historique et du principe de la moralité, un concept limite dont l’histoire s’approche asymptotiquement ; ce n’est pas un état empiriquement descriptible dont on peut prévoir l’avènement à une époque historique plus ou moins proche.
Mais, faisons bien attention, si cette conception sévère de l’histoire implique d’un côté que la lutte continuera à en être le moteur tant que durera l’existence de l’humanité, si donc elle postule que la coïncidence complète de la moralité et du bonheur ne se réalisera pas dans l’histoire, de l’autre, elle maintient dans l’histoire son terme final, l’idée d’une humanité heureuse, comme principe de contradiction, c’est-à-dire comme principe de progrès. Autrement dit, l’idée du stade final du développement historique n’est pas une illusion, un mensonge, une idéologie, mais un principe qui agit dans l’histoire et se réalise progressivement en elle, même si le processus de sa réalisation est infini. Quoi qu’en pense Marcuse (et nous reviendrons sur ce point par la suite), l’humanité, encore qu’au prix de terribles convulsions dialectiques, a infiniment augmenté dans l’histoire sa liberté et son pouvoir, c’est-à-dire ses possibilités de bonheur. Et les perspectives que nous ouvre l’avenir sont encore plus grandioses. Certes, la lutte ne disparaîtra pas, le mal ne disparaîtra pas, ni l’antithèse entre moralité et bonheur, ni par conséquent la répression des instincts. Mais la dialectique se reproduira à un niveau de plus en plus élevé, la répression sera de plus en plus rationnelle, elle perdra de plus en plus le caractère de tabou, l’humanité se gagnera un degré de plus en plus élevé de liberté, et donc de possibilité de bonheur. Avoir plus n’est donné qu’aux anges.
Pour Marcuse au contraire, l’histoire passée n’est pas une histoire de progrès, mais de regrès. Le développement continu de la structure de production a sans cesse augmenté la répression, a aliéné et réifié toujours davantage l’humanité. Aujourd’hui seulement, contre la volonté des masses réifiées, comme par enchantement, s’est créée la possibilité de la naissance de l’humanité heureuse, qui est donc posée comme un objectif immédiat, dont existent déjà les conditions matérielles et dont il suffit que les hommes se rendent compte. Au lieu d’un progrès continu, encore que dialectique, une conception nous est donc présentée d’après laquelle l’histoire passée de l’humanité doit être toute entière pensée comme un inconscient reculer pour mieux sauter. Après quoi, si l’humanité se laisse convaincre par Marcuse, on fera le saut, qui sera aussi grandiose qu’avait été terrible la régression précédente : le saut dans le paradis.
Il s’agit de deux conceptions de l’histoire dont l’incompatibilité absolue apparaît clairement quand on met en lumière les conséquences qu’elles impliquent. La conception qui, dans les limites où nous l’avons exposée et indépendamment de la terminologie employée, est commune à Kant, Hegel et Marx, voit dans l’histoire un processus sans fin où l’humanité produit elle-même son essence, devient ce qu’elle est. Pour Marx, le siège du mouvement c’est la masse, et la masse est l’humus où se développe la conscience même du mouvement. « L’écrivain, écrit Marx, peut servir d’organe à un mouvement historique, mais naturellement il ne peut pas le produire lui-même ».[9] Le problème de l’homme moral est donc bien d’avoir toujours en tête le concept limite du stade final de l’histoire, comme critère de valeur en fonction duquel il puisse orienter son action. Mais, cela fait, il doit surtout examiner le mouvement réel, les perspectives qui se dessinent dans la masse des hommes, et confronter ce mouvement réel et ses valeurs pour décider s’il doit s’insérer dans le mouvement pour apporter sa contribution à son accélération et à son approfondissement ou bien, s’il croit se trouver en présence d’une phase historique qui offre en surface une régression dialectique à court terme, rester à l’écart ou dans l’opposition en attendant que le courant le plus profond du mouvement ait le dessus. Quoi qu’il en soit, son problème est toujours de voir la lutte concrète, mise en lumière par le mouvement réel, qui permet d’accomplir un nouveau pas en avant vers l’objectif irréalisable de l’humanité heureuse, qui permet à l’essence de l’homme de développer une autre de ses déterminations. Autrement dit, la conception marxiste de l’histoire (qui est aussi, implicitement, la conception kantienne et hégélienne) fonde ce type d’attitude que Marx lui-même qualifie de critico-pratique ou révolutionnaire.
La conception marcusienne de l’histoire est aux antipodes. La masse n’est pas le protagoniste d’un mouvement vers une forme plus humaine de vie en société, dans lequel l’écrivain n’a qu’un choix : s’y insérer pour en approfondir la conscience ou se tenir à l’écart. Au contraire, la masse est inerte, amorphe et aliénée. L’histoire ne met en évidence que la possibilité abstraite du passage au stade de l’humanité heureuse, non pas une lutte concrète déjà en cours, au moins virtuellement. La réalité est vue, pour employer la terminologie de Marx, comme Objekt der Anschauung (objet d’observation) et non comme sinnlich menschliche Tätigkeit (activité humaine sensible), comme Praxis.
Donc, si la réalité n’est que Objekt der Anschauung, si la masse est réifiée, c’est-à-dire si elle est une chose, non pas une réalité humaine en devenir, qui pourra jamais réaliser l’immense possibilité offerte par l’évolution de la structure de production ? Il ne peut y avoir qu’une réponse : Marcuse lui-même. « La théorie matérialiste du changement des circonstances et de l’éducation, écrit Marx dans la troisième thèse sur Feuerbach, oublie que les circonstances sont changées par les hommes et que l’éducateur doit être éduqué à son tour. C’est pourquoi elle doit diviser la société en deux parties, dont l’une est placée en dehors de la société elle-même. La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine, ou autochangement, ne peut être entendue et rationnellement comprise que comme praxis révolutionnaire ». Marcuse tombe justement dans cette erreur, avec la circonstance aggravante d’être marxiste. La dichotomie sujet-objet, que Marx avait dépassée par le concept de praxis révolutionnaire, est restaurée. A l’objet inerte, à la masse amorphe et réifiée, Marcuse s’oppose comme Sujet, Principe d’activité, Pur Esprit qui s’incarne en publiant des livres chez des éditeurs de masse dans l’intention « de racheter la masse de sa massivité massive » (die Masse von ihrer massenhaften Massenhaftigkeit zu erlösen).[10] De la dialectique, il ne reste que le masque verbal qui dissimule une méthode incapable d’unir théorie et praxis et tombe dans le positivisme et le volontarisme.
La seule attitude pratique que puisse fonder une telle vision de l’histoire, c’est l’opportunisme de gauche. Celui qui la partage ne peut accepter aucune lutte révolutionnaire parce qu’aucun objectif historiquement identifiable ne réalise le bonheur parfait, n’élimine tout à fait l’aliénation, la domination, le travail, la répression et donc elle ne peut qu’être repoussée par celui qui ne voit pas la marche de l’espèce humaine vers le bonheur comme un processus infini, mais comme un saut dont les conditions existent déjà et par rapport auquel n’importe quel but historique actuellement définissable ne peut que constituer une diversion qui en fait éloigne la possibilité du saut. Il ne reste donc que la protestation totale, la prétendue contestation globale qui ne propose pas d’alternatives, qui n’est pas une lutte parce qu’elle n’indique pas d’ennemi, de front, de stratégie : explosion d’irrationalisme sans perspectives qui ne peut avoir d’autres effets que de provoquer une réaction autoritaire. Traduite en termes opérationnels, la vision de Marcuse s’identifie paradoxalement à celle de Sartre, autrement dit se réduit à la négation pour la négation, à la terreur de l’être, au nom de l’affirmation d’un autre être qui, étant totalement privé de déterminations positives se réduit en fait au néant sartrien, à l’exaltation inconsciente de l’instinct de mort.
 
Conscience, instinct et structure de production
De tout ce qui précède résulte une profonde diversité des conceptions de l’homme dans l’histoire.
Pour Marcuse, l’instinct est en face de la structure de production et de la conscience comme une réalité complètement indépendante, donnée dès l’origine et immuable. Autrement dit, l’humanité prend naissance douée d’un certain patrimoine d’instincts déterminé une fois pour toutes, et se sert de la conscience, posée en entité indépendante, dans l’effort (d’ailleurs vain) de modifier la réalité dans un sens plus favorable à la satisfaction de ses besoins, en créant à cet effet une structure de production, qui est posée comme une chose étrangère aux instincts de l’homme et qui, au lieu de libérer l’homme, en fait son esclave.
Nous voulons ici mettre en lumière que cette façon de concevoir la nature humaine et le rapport de l’homme au monde est antimarxiste. Marx a centré sa polémique avec Hegel sur la nécessité de considérer l’homme non pas sous l’espèce abstraite de la conscience, mais comme être naturel dont la vie est essentiellement déterminée par ses besoins (c’est-à-dire, dirait Freud, par ses instincts). Mais pour Marx, les besoins ou instincts de l’homme ne constituent pas un patrimoine défini une fois pour toutes, opposé à la conscience et à la structure de production. Besoins, conscience et structure de production ne sont que trois moments dialectiques d’une réalité unique qui évoluent ensemble dans l’histoire. L’histoire de l’homme est à la fois l’histoire de ses besoins, de sa conscience et de la structure de production, c’est-à-dire de son activité.
Freud aussi avait bien vu le rapport dialectique entre l’instinct et la conscience. Pour Freud, le rapport entre le moi (ou le sur-moi) et l’instinct ne se manifeste pas seulement dans la répression, mais aussi dans la sublimation, qui consiste dans la déviation des énergies instinctuelles vers des objectifs différents des objectifs immédiats. La littérature, l’art, etc. sont des produits de la sublimation. Mais notons bien que la sublimation n’implique pas la répression, mais la transfiguration, le raffinement des instincts. L’instinct originel n’est pas simplement inhibé et donc toujours prompt à revenir au jour sous sa forme primitive, mais modifié, rendu plus humain. La répression empêche la satisfaction du besoin, la sublimation permet la satisfaction du besoin, mais elle en change les modalités.
Pas seulement. On doit tout simplement affirmer, à notre avis, que la satisfaction des besoins sublimés, dans certains cas, produit une quantité de plaisir supérieure à celle que produit la satisfaction des mêmes besoins, non sublimés. Quelques psychologues modernes ont par exemple affirmé que la capacité d’avoir des rapports sexuels satisfaisants est statistiquement plus forte dans les classes cultivées, où le rapport entre les sexes a perdu la plupart de son immédiateté animale et a acquis une dimension symbolique plus grande, autrement dit est plus sublimé, que dans les classes incultes.
On pourrait multiplier les exemples. Tout cela signifie que la conscience, la raison, la culture, la civilisation — de quelque façon qu’on veuille l’appeler — n’est pas une instance séparée, mais qu’elle se trouve dans un rapport d’unité dialectique avec l’instinct, en forme un élément constitutif, en constitue le principe de raffinement qui multiplie ses besoins, ses objets et donc ses capacités de jouissance.
Le rapport entre l’instinct et la structure de production n’est qu’une autre façon de considérer le rapport précédent. La structure de production, c’est la division du travail social, c’est-à-dire l’activité de l’Autre qui reflète et détermine à la fois ses besoins, c’est-à-dire sa structure instinctuelle. Ce n’est pas une chose, mais une activité humaine, que l’individu ressent comme étrangère dans la mesure où il ne sait pas se reconnaître complètement en l’Autre, c’est-à-dire dans la mesure où l’homme dans son intégrité, et donc dans la structure même de ses instincts, n’est pas encore humain. C’est pourquoi Marx disait que jusqu’à présent la structure de production est du travail aliéné, qu’elle est réifiée. Mais, et c’est le point le plus important, pour Marx la réification est un moment dialectique du mouvement historique, qui est le devenir de l’homme ; et donc, le travail aliéné est une chose seulement pour soi et non pour nous, autrement dit il ne cesse pas d’être une activité humaine.
« …Hegel…, écrit Marx faisant sienne cette conception,[11] comprend les actes par lesquels l’homme ne s’appartient plus, aliène son être et manque à son objectivation et à sa réalisation, comme un acte par lequel il se conquiert, change son être, se fait objectif et réel. En bref, il comprend… le travail comme l’acte par lequel l’homme se produit, et il comprend le rapport de l’homme à lui-même comme rapport à un être étranger et la réalisation de soi comme réalisation d’un être étranger, comme la conscience de l’espèce et la vie de l’espèce, en devenir ».[12]
Donc, pour Marx, l’aliénation a une connotation positive en tant que moment du processus d’auto-génération de l’homme, comme objectivation des forces essentielles de l’homme. Autrement dit, l’essence de l’homme révèle ses déterminations, qu’auparavant il ne contenait que virtuellement, d’abord uniquement sous la forme de l’aliénation. L’homme produit sa nature dans un premier temps comme une chose, comme une réalité qui lui est étrangère. Or, il est certain que les forces essentielles de l’homme ne se comprennent comme forces essentielles et non plus comme réalité étrangère qu’avec la suppression de l’aliénation, avec l’appropriation de l’être objectif. Et Marx consacra sa vie à la lutte pour la suppression de l’aliénation de son temps. Mais cela n’empêche pas qu’en perspective historique l’aliénation doit précéder sa suppression, en est la condition nécessaire et que, par conséquent, sans l’aliénation, il n’y aurait pas de dialectique du développement historique, il n’y aurait pas de progrès.
Structure instinctuelle, conscience et structure de production sont donc des aspects dialectiques de l’homme qui évoluent ensemble dans l’histoire. On le voit clairement dans un long passage de Marx,[13] compliqué mais éclairant, que nous citons textuellement :
« Nous avons vu que l’homme ne se perd dans son objet que lorsque celui-ci devient pour lui ou un objet humain, ou un homme objectif. Ce qui est possible seulement si l’objet devient pour lui un objet social et si lui-même devient pour soi un être social, de même que la société devient pour lui un être dans cet objet.
Donc, d’un côté, dans la mesure où la réalité objective devient partout pour l’homme dans la société comme la réalité des forces essentielles de l’homme, comme la réalité humaine et, pour cette raison, comme la réalité de ses propres forces essentielles, tous les objets deviennent pour lui l’objectivation de soi, ils deviennent les objets qui réalisent et confirment son individualité, ses objets, en d’autres termes il devient objet lui-même. Comment les objets deviennent pour lui ses objets dépend de la nature de l’objet et de la nature de la force essentielle correspondant à la nature de l’objet ; en effet, c’est la particularité de ce rapport qui constitue le mode particulier, réel de l’affirmation. Un objet se présente à la vue d’une façon différente de celle dont il se présente à l’ouïe et l’objet de l’œil est différent de celui de l’oreille. La particularité de chaque force essentielle est précisément son essence particulière, et donc aussi le mode particulier de son objectivation, de son être vivant, objectif et réel. C’est donc non seulement dans la pensée, mais aussi par tous ses sens que l’homme s’affirme dans le monde objectif.
De l’autre côté, du point de vue subjectif : de même que seule la musique excite le sens musical de l’homme, de même que la plus belle musique n’a aucun sens pour une oreille non musicale, [ne] représente [pas] un objet, du moment que mon objet ne peut être que la confirmation d’une de mes forces essentielles, et donc ne peut être pour moi que dans la mesure où ma force essentielle en tant que faculté subjective est pour soi, le sens d’un objet pour moi s’étendant aussi loin que mon sens (et un objet n’a un sens que pour le sens correspondant), de même les sens de l’homme social sont différents de ceux de l’homme non social. C’est seulement par le déploiement objectif complet de la richesse de l’être humain qu’est en partie éduquée, en partie produite, la richesse de la sensibilité subjective de l’homme, et également une oreille pour la musique, un œil pour la beauté de la forme, en bref, les seuls sens capables d’une jouissance humaine, ces sens qui se confirment comme forces essentielles de l’homme. En effet, non seulement les cinq sens, mais aussi ce qu’on appelle les sens spirituels, les sens pratiques (la volonté, l’amour, etc.), en un mot le sens humain, l’humanité des sens, ne se forment que par l’existence de l’objet qui leur est propre, par la nature humanisée. L’éducation des cinq sens est l’œuvre de toute l’histoire du monde jusqu’à ce jour. En outre, le sens prisonnier des besoins pratiques primordiaux n’a qu’un sens limité. Pour l’homme affamé, la forme humaine des aliments n’existe pas, mais seulement leur existence abstraite comme aliments ; ils pourraient aussi bien être présents sous leur forme la plus grossière, et on ne peut pas dire en quoi cette façon de se nourrir diffère de celles des bêtes. L’homme en proie aux préoccupations et au besoin n’a point de sens pour le plus beau des spectacles ; le négociant en minéraux ne voit que la valeur commerciale, mais non la beauté et la nature caractéristique du minéral ; il n’a aucun sens minéralogique ; et il fallait donc l’objectivation de l’être humain, tant du point de vue théorique que du point de vue pratique, soit pour rendre humain le sens de l’homme, soit pour créer un sens humain qui correspondît à toute la richesse de l’être humain et naturel ».
A notre avis, la divergence qui ressort de ce passage entre les conceptions de l’histoire de Marx et de Marcuse est très profonde. Pour ce dernier, l’humanité a été dotée dès l’origine d’une structure instinctuelle parfaitement définie que le moi, déterminé par le principe de réalité, réprime dans l’effort même qu’il fait pour la libérer. Le problème de Marcuse, que l’humanité n’a pas du tout su résoudre jusqu’à présent, est donc d’adapter le principe de réalité au principe du plaisir, en créant une réalité compatible avec le principe même du plaisir.
Pour Marx au contraire, le processus d’adaptation du principe de réalité au principe du plaisir, c’est le processus d’adaptation du principe du plaisir au principe de réalité. Si l’homme n’est pas considéré comme un individu abstrait, mais comme un individu social, qui est en tant qu’il est en société, alors la modification de la réalité est en même temps modification des instincts, parce que la réalité, c’est l’Autre, c’est-à-dire les instincts de l’Autre.
Et il est donc impensable — c’est la conclusion à laquelle nous voulions aboutir — de concevoir l’histoire comme un progrès continu de la structure de production auquel répond une régression continue de l’homme, qui est toujours moins homme. Parce que la structure de production est l’homme, même si elle ne l’est que dialectiquement, parce qu’elle est l’homme en devenir. Dans cette perspective, où l’histoire est conçue comme l’auto-génération de l’homme, l’affirmation suivant laquelle la civilisation, en réprimant les instincts, rend l’humanité de plus en plus malheureuse est inadmissible, justement parce que le devenir de la civilisation est le devenir de l’homme et que le concept même de bonheur, pour avoir un sens humain, ne doit pas être posé en équivalent du concept d’équilibre organique de la vie animale, mais doit être conçu comme un concept qui prend naissance et se détermine avec le développement de la civilisation.
Autrement dit, se poser le problème de savoir si le développement de la civilisation favorise ou compromet la possibilité pour l’homme d’être heureux signifie se poser un faux problème, parce que le développement de la civilisation, comme processus d’auto-génération de l’homme est, par là même, le processus où se déploient les déterminations du concept de bonheur. Confronter la quantité de bonheur dont pouvait jouir subjectivement un homme du Moyen Age et celle dont peut jouir subjectivement un contemporain est impossible, parce que toute possibilité de mesure fait défaut. Mais ce qui reste incontestable, c’est qu’un homme moderne, avec ses besoins, déterminés par l’évolution de la civilisation, autrement dit avec son concept du bonheur, ne peut pas se penser plus heureux au Moyen Age que dans le monde d’aujourd’hui (à moins, naturellement, d’appeler Moyen Age un monde purement fantastique).
Tout cela ne signifie pas qu’on doive nier la réalité de la répression et de l’aliénation de notre époque. L’avancement de la civilisation est le produit d’innombrables tensions, il n’est ni paisible, ni rectiligne. Aujourd’hui encore, les hommes ont devant eux la tâche de lutter pour résoudre les contradictions dont la société est prisonnière. Mais cela n’empêche pas que c’est seulement en prenant conscience du caractère progressif de l’histoire qu’il est possible de voir quelles sont réellement ces contradictions et quelle est la lutte à entreprendre pour les surmonter.
 
Le tiers monde et le problème politique
Reste un dernier problème à discuter, qui se pose si l’on oublie pour un instant les obscurités dont nous avons fait état précédemment. Autrement dit, supposons que l’objectif que Marcuse met en évidence soit concevable et possible. Il s’agit alors de voir quel sera le destin des deux tiers de l’humanité qui vivent encore au niveau minimal de subsistance. Il s’agit évidemment d’un problème d’importance cruciale qui implique de nombreux et dramatiques points d’interrogation.
Puisque le saut dans le Paradis est possible seulement quand l’avancement extrême de l’évolution de la structure de production en crée les conditions, il est inévitable que, si l’on veut mettre le paradis à la portée de tous et ne pas en faire le privilège d’un tiers seulement de l’humanité, il faudra donner une forte impulsion au développement économique des régions arriérées, pour les amener au niveau des pays les plus industrialisés en inversant la tendance actuelle à l’approfondissement de l’écart entre les deux régions.
Il s’agit d’une question fort douloureuse à aborder pour qui partage la vision de l’histoire de Marcuse. En effet, avant la descente du Saint-Esprit, le développement de la structure de production est la cause, selon cette vision, d’une réification et d’une aliénation de plus en plus complètes des individus qui en sont à la fois les protagonistes et les victimes. Donc, contribuer au développement des régions arriérées signifierait être coresponsables d’une espèce de génocide spirituel, racheté, certes, par le bonheur parfait qui serait réservé aux générations futures, mais qu’un esprit marcusien et sensible ne pourrait se résoudre à accomplir sans graves conflits intérieurs.
Ces scrupules d’ordre moral vaincus, un choix, disons, technique resterait à faire. Autrement dit, il s’agirait de décider quel chemin suivre pour donner l’impulsion la plus vigoureuse possible à l’industrialisation des pays arriérés afin d’aboutir à une distribution mondiale équitable de la richesse. Une première possibilité théorique serait de donner la priorité au problème du passage au stade de l’humanité heureuse dans la partie industrialisée du monde, en partant de l’idée qu’elle serait en même temps la voie la plus directe pour aboutir à l’industrialisation des pays sous-développés. En effet, l’homme libidinal, c’est-à-dire heureux, est par là même altruiste et serait prêt, par suite, à partager ses richesses avec ses semblables les plus défavorisés. Mais une difficulté se présenterait alors. Le tiers libidinal, heureux, altruiste de l’humanité, sans structures oppressives, et en particulier sans armée et sans armements, se trouverait en face de deux tiers de l’humanité, encore aliénés, réifiés, égoïstes, agressifs et, qui plus est, armés. Leur comportement serait évidemment encore descriptible suivant les schèmes machiavéliques de la politique de puissance. Et le monde libidinal, désormais inoffensif, voué exclusivement aux chants, aux danses et aux amours, et par-dessus le marché débordant de richesses, constituerait une proie trop appétissante et trop facile pour eux. Il s’ensuivrait ou la destruction du monde libidinal ou la nécessité pour lui de se donner une structure politique ordinaire, avec une armée dotée d’armes modernes et avec l’appareil répressif normal qui est indispensable à tout Etat souverain dans un monde d’Etats souverains : c’est-à-dire un saut en arrière précipité dans le règne de l’aliénation et de la répression.
Du reste, ce problème ne se poserait pas seulement dans les rapports entre pays industrialisés et pays sous-développés, mais aussi dans les rapports entre les différents pays industrialisés. Puisqu’une contemporanéité absolue des sauts dans le bonheur des différents Etats est difficilement concevable, le premier pays qui l’exécuterait se trouverait dans une situation d’encerclement répressif et, pour survivre, devrait sacrifier les principes mêmes sur lesquels s’était fondée sa révolution libidinale.
Une seconde possibilité est de mettre entre parenthèses le problème du passage immédiat au paradis et de lutter pour créer les conditions qui permettent avant tout l’industrialisation la plus rapide possible des pays sous-développés, puis le passage contemporain de l’humanité toute entière au stade du bonheur parfait.
Mais alors le problème rentre dans la sphère traditionnelle de la politique. L’idée de l’humanité heureuse devient une idée de la raison, qui sert seulement de critère directeur à la lumière duquel il devient possible de découvrir le mouvement historique en acte et de décider l’attitude à adopter à son égard. Alors, il devient possible de deviner sur la base du progrès continu et vertigineux des forces de production, les étapes principales du développement historique futur et les problèmes cruciaux qui s’y poseront. Ce sont évidemment ceux de l’abolition de la misère dans le monde et de l’instauration du droit à la place de la violence dans les rapports internationaux. L’étape la plus avancée du développement historique futur qu’il est possible d’imaginer dès maintenant est celle d’une fédération mondiale de peuples tous également parvenus à un niveau élevé d’industrialisation. Les étapes intermédiaires de ce processus ne peuvent être que la substitution, à l’équilibre mondial actuel, oppressif et réactionnaire, d’un nouvel équilibre, ouvert et progressif, surtout à l’égard des pays sous-développés, grâce à la création de la fédération européenne, puis la création, dans le sillage du premier exemple de dépassement des souverainetés nationales, donné par l’Europe, d’autres grandes fédérations régionales, qui couvriront tous les peuples du monde. Sans cette indication de marche, il ne reste que l’utopie stupide et réactionnaire des voies nationales au Paradis.
Il est certain qu’une perspective historique de ce genre reste difficile à accepter pour qui ne conçoit pas l’histoire comme progrès mais comme regrès continu, qui se transforme seulement à la fin, et d’un jour à l’autre, en bonheur quand l’Esprit descend sur la terre. Si développement de la production et du bien-être, progrès de la paix sociale, diminution du travail, diffusion de la culture ne signifient qu’aggravation de l’aliénation, de la dépersonnalisation, du malheur ; si le col blanc d’aujourd’hui, avec les loisirs dont il dispose, quoique conditionnés par la publicité ; avec la masse d’informations qu’il reçoit, quoique faussées par la propagande ; avec la liberté de mouvement et le temps libre dont il peut profiter, même si les moyens de communication de masse lui suggèrent quel usage il doit en faire, est plus réprimé et plus aliéné que le prolétaire du dix-neuvième siècle enchaîné à la machine douze heures par jour et payé d’un salaire misérable, pour qui le problème de la répression des instincts ne se posait même pas parce que ces derniers étaient détruits par la fatigue ; ou que le serf analphabète de la glèbe du Moyen Age, pour qui le monde finissait aux confins du domaine de son Seigneur ; ou que l’esclave de l’antiquité, à qui n’était pas même reconnue la qualité d’homme et sur qui le maître exerçait le jus vitæ ac necis ; si tout cela est vrai, les siècles qui nous attendent seront de sombres siècles.
Mais si tout cela n’est pas vrai, comme nous le croyons, si l’histoire doit être conçue comme progrès de l’espèce vers des formes toujours plus élevées de vie en société, encore que ce soit au prix de convulsions dialectiques parfois effroyables ; si l’homme-masse d’aujourd’hui, assurément aliéné et malheureux, est toutefois moins aliéné et moins malheureux que le prolétaire du dix-neuvième siècle, que le serf de la glèbe du Moyen Age et que l’esclave de l’Antiquité ; si l’on n’oublie pas, enfin, que l’aliénation présuppose une tension entre la conscience et son image pétrifiée, et que cette tension est la contradiction qui restaure l’unité de la conscience sur un plan plus élevé ; si cette interprétation de l’histoire est, comme nous le croyons, la seule rationnelle, alors l’avenir nous ouvre des perspectives grandioses. Alors devient empiriquement concevable un temps où la journée de travail de tous les hommes sera de trois heures ; où la paix perpétuelle sera garantie par la réunion de tous les hommes dans une fédération mondiale, où toutes les énergies des hommes libérées par la diminution du travail aliéné et par l’élimination de la violence dans les rapports internationaux pourront être consacrées au gouvernement démocratique des communautés libres où se déroulera leur vie et, en particulier, à l’administration à des fins sociales de l’activité productive qui s’y déploiera ; où la propriété privée des moyens matériels de la production pourra être abolie sans tomber de ce fait dans le capitalisme d’Etat ou le centralisme bureaucratique, inévitables tant que l’anarchie subsiste dans les rapports internationaux.
Mais le problème essentiel est de mettre cet objectif (qui, notons-le bien, ne sera pas le stade de l’humanité heureuse, mais seulement un stade où l’humanité sera moins malheureuse) en perspective historique. Ce n’est qu’en accomplissant cette opération mentale essentielle qu’il sera possible d’affronter la réalité en cherchant à lire les transformations concrètes qui y sont en cours et, conséquemment, les luttes concrètes à entreprendre. Et donc, de substituer la praxis révolutionnaire à la protestation stérile et opportuniste.


[1] Herbert Marcuse, Psicanalisi e politica, Bari, Laterza, 1968, 89 p. Il s’agit du recueil de deux courts écrits : « Trieblehre und Freiheit » (conférences prononcées les 9 et 10 juillet 1956 à l’Université de Heidelberg et 1e 13 juillet à l’Université de Francfort) et « Die Idee des Fortschritts im Lichte der Psychoanalyse » (conférence prononcée le 10 juillet 1956 à l’Université de Francfort et le 12 juillet à celle de Heidelberg). Les textes furent publiés l’année suivante, dans le volume VI des Frankfurter Beiträge zur Soziologie, Frankfurt a. M., 1957. Ce sont deux essais d’une clarté exemplaire, particulièrement importants pour la compréhension de la pensée de Marcuse, parce que leur brièveté même contraint justement l’auteur à mettre pleinement en évidence les implications empiriques de ses théories.
[2] Marcuse se réfère aussi à d’autres œuvres de la même période comme Abriss der Psychoanalyse et Jenseits des Lustprinzips.
[3] Cf. Das Unbehagen in der Kultur, pp. 183-184 de l’édition Fischer Bücherei, Frankfurt a. M. und Hamburg, 1962, dans laquelle est également publié Abriss der Psychoanalyse : « ...l’évolution de l’individu nous apparaît comme un produit de l’interférence de deux impulsions : celle qui tend au bonheur et que nous qualifions habituellement d’‘égoïste’ et celle qui pousse à l’union avec les autres dans la communauté et que nous qualifions d’‘altruiste’... Dans l’évolution individuelle... l’accent principal est mis surtout sur l’impulsion égoïste, à savoir : celle qui tend au bonheur, tandis que l’autre que nous qualifierons de ‘culturelle’ est d’ordinaire confinée dans le rôle d’un principe de limitation. Le cas de l’évolution de la civilisation est différent ; ici, l’élément de beaucoup le plus important, c’est l’objectif de la création d’une unité entre les individus de l’espèce humaine. En vérité, le but de la réalisation du bonheur est encore présent. Mais il est relégué à l’arrière-plan. Tout se passe comme si la création d’une grande communauté humaine réussirait mieux si l’on ne devait se préoccuper du bonheur de chacun ».
[4] p. 45.
[5] pp. 77-78.
[6] pp. 80-81.
[7] Jean Cazeneuve, Bonheur et civilisation, Paris, Gallimard, 1966.
[8] La philosophie de l’histoire de Kant est exposée dans un essai écrit en 1784, bref mais magistral, qui est assez peu connu : Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht, in Werke, vol. VI, Frankfurt a.M., Insel Verlag, 1964. Kant y apparaît comme un précurseur de la dialectique, en ce qu’il voit le moteur de l’histoire dans ce qu’il appelle l’« insociable sociabilité » (ungesellige Geselligkeit) des hommes.
[9] Dans Die moralisierende Kritik und die kritische Moral (1847), pp. 356-7 du volume IV de Marx–Engels, Werke, publié sous le patronage de l’Institut für Marxismus-Leninismus beim ZK der SED, Berlin, Dietz Verlag.
[10] Phrase que Marx adressait à Bruno Bauer dans Die Heilige Familie (1845), dans Marx-Engels, Werke, cit. vol. II.
[11] Cf. Ökonomisch-philosophische Manuskripte aus dem Jahre 1844, in Marx-Engels, Werke, cit., Ergänzungsband, 1er Teil, pp. 583-4.
[12] Il ne faut pas confondre l’aliénation avec l’objectivation, qui subsiste même après qu’ait eu lieu l’appropriation de l’objet par l’homme, la compréhension de l’objet comme force essentielle de l’homme. Cfr. à ce propos Tito Perlini, Utopia e prospettiva in György Lukács, Bari, Dedalo libri, 1968, pp. 374 sgg. Mais ce que nous tenons à faire remarquer dans notre but, c’est que pour Marx l’objectivation des forces essentielles de l’homme se manifeste d’abord sous la forme de l’aliénation et qu’en conséquence la compréhension de l’objet comme force essentielle de l’homme ne peut s’accomplir que par le dépassement d’une aliénation antérieure.
[13] Cf. Ökonomisch-philosophische Manuskripte, cit., ibid., pp. 541-2.

 

 

 

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