XIII année, 1971, Numéro 1, Page 1
L’union monétaire
et l’alternative politique européenne
Nous avons consacré ce numéro aux rapports présentés par Robert Triffin, professeur à l’Université de Yale, Rinaldo Ossola, président du Comité des experts du Groupe des Dix et sous-directeur général de la Banque d’Italie, et Mario Albertini à la Journée d’études sur le thème « Pour un système européen de réserve », organisé à Turin le 20 juin 1970 par le Centre européen d’études et d’informations, sur la base d’un document de travail élaboré par deux militants turinois du M.F.E., Alfonso Jozzo et Antonio Mosconi, et connu de nos lecteurs puisqu’il a été publié dans la livraison n° 2 de 1969.
Notre but est d’inviter à discuter, après l’avoir isolé, un élément de la situation politique qui pourra présenter, une fois sa nature véritablement éclaircie et convenablement utilisée, un intérêt exceptionnel pour l’Europe et pour le fédéralisme. L’élément en question est l’engagement pris par les gouvernements de réaliser, au cours des dix années à venir, l’union monétaire et économique. Les aspects par lesquels il se distingue des autres données de la situation politique et qui font son importance sont : a) sa consistance, b) sa solution (s’il doit y en avoir une).
Les engagements des gouvernements pour une Europe qui aille au delà de la somme des intérêts nationaux des Etats ne sont pas, par définition, quelque chose de sérieux. Mais, heureusement, derrière l’engagement pour l’union monétaire il y a la poussée des faits. L’union monétaire et économique n’est encore, plus d’un an après la conférence de La Haye, ni la manifestation d’une véritable volonté politique, ni un programme réaliste et réalisable. Mais c’est un nœud à défaire. Et un nœud qui a été créé par le degré de développement du Marché commun. Les gouvernements et les partis ne pourront pas ne pas s’en occuper aussi longtemps que les problèmes que pose le degré de développement atteint par le Marché commun n’auront pas été soit résolus, soit éliminés avec l’élimination même du Marché commun. Et il n’y a qu’une solution : un gouvernement européen.
Les gouvernements, les partis, les centres d’information, en un mot la classe dirigeante, ne se rendent pas compte, à part de louables exceptions individuelles, du carrefour auquel est parvenue l’intégration européenne. Aux éclats des gouvernements, à leur prétention infantile de faire la monnaie européenne sans construire, d’abord, un gouvernement européen, fait écho, sur la même ligne, et sans l’excuse de la réticence parfois nécessaire à qui agit, le chœur des grands journaux qui en arrivent même, avec un « pragmatisme » à faire pâlir celui de Pompidou, à prendre pour un stérile exercice doctrinaire des mystiques de l’Europe le réalisme rationnel de ceux qui lient monnaie et gouvernement.
Il faudrait donc répéter que le refus du rationnel est le refus du réel, que ce refus n’est que la fuite hors du terrain de l’action responsable, qui comporte la rationalité des projets ; que le refuge dans cette veulerie qu’est le beneficio del tempo (la suprême maxime politique des Italiens à la fin du Quattrocento), qui laisse aux faits, c’est-à-dire aux autres, concrètement aux Russes et aux Américains, la tâche de faire des projets et de construire l’avenir.
Mais il est préférable d’observer que l’Europe moribonde s’exprime précisément lorsque l’Europe neuve peut naître. Cela s’est déjà produit avec la C.E.D. Dans la conscience de la classe dirigeante, mais non dans le dur germe des faits, la C.E.D. était quelque chose d’extravagant, l’idée d’une armée européenne sans Etat européen, comme si on avait été encore à l’époque féodale des armées de rencontre.
La monnaie européenne elle aussi, sans Etat européen, n’est qu’extravagance. Mais tant que les gouvernements et les partis devront s’en occuper, il y aura un champ pour l’action d’une minorité lucide et courageuse, capable de jouer le jeu de la réalité, et non le jeu illusoire du narcissisme des belles âmes qui infeste la politique européenne autant que le pragmatisme de la classe dirigeante. Il s’agit d’accepter le jeu, imposé à tous par la situation, de l’union monétaire, et de s’appuyer sur le fait électoral européen pour déplacer du plan national au plan européen le mécanisme de la motivation et de la formation de la volonté politique.
Cela ne signifie pas que les militants fédéralistes doivent renoncer à quoi que ce soit. La grande leçon du fédéralisme européen né dans la Résistance demeure ce qu’elle a toujours été : ou l’Europe entre dans une phase constituante globale, pour adapter toutes les institutions politiques et économiques aux exigences de la société, ou elle est destinée à la mort historique.
Les militants fédéralistes savent que ce dessein ne sera jamais réalisé par un ramassis d’illuminés. Ils savent qu’il ne peut être que l’expression historique de la naissance, de l’affirmation et de la vie du peuple européen. S’appuyer sur le fait électoral européen, c’est reconnaître cette vérité simple et en même temps grandiose, c’est reconnaître le rôle du seul protagoniste possible de ce processus, et par conséquent le libérer, par le moyen électoral européen, des prisons politiques nationales dans lesquelles il ne peut ni prendre conscience de lui-même, ni s’unir, ni pourvoir à son avenir.