XXVI année, 1984, Numéro 1, Page 9
Culture de la paix et culture de la guerre
MARIO ALBERTINI
1. – Prémisses à propos de la méthode. Science de la politique et réalisme politique. Recherche d’un fil conducteur reliant entre eux les faits de guerre et les faits de paix.
Mon propos n’est pas d’examiner le problème de la paix sur un plan strictement scientifique. Lorsqu’on considère les grands problèmes politiques, et que l’on prétend donner à cet examen une forme rigoureusement scientifique, on se heurte à des difficultés insurmontables. En effet, pour atteindre ce but, vu l’état encore précaire de la science politique et de la sociologie, il nous faudrait préciser le sens de presque tous les termes que l’on utilise ; et il paraît évident que de cette façon, on ne pourrait jamais se concentrer sur un seul sujet (celui de la paix ou n’importe quel autre).[1] Je me limiterai donc, d’une part, à souligner que, selon moi, on doit examiner le problème de la paix selon quatre points de vue – l’absence d’une culture de la paix, la situation de la paix, l’existence ou non d’un processus tendant à cette situation, la façon dont on pense la paix dans l’action politique – et, d’autre part, à aborder ici le premier aspect qui me semble crucial pour étudier la paix comme un aspect du processus culturel, en tâchant seulement, pour ce qui concerne la façon de l’aborder, de ne pas m’éloigner de la tradition du réalisme politique.[2] En ce qui concerne mon orientation, il me faut préciser qu’elle est en tous points identique à la position qu’adoptent ceux qui considèrent que l’on doit faire de la paix l’objectif suprême de la lutte politique parce que la guerre coïncide désormais avec la possibilité de l’autodestruction du genre humain.[3] Par contre, quant au caractère de mon texte, je dois préciser qu’il dépend des difficultés auxquelles je me suis heurté. La première difficulté tient à ce qu’il faut démontrer que ce qui est tout simplement connu dans le sens de présent à l’esprit (noto, bekannt) – la guerre et la paix – n’est pas vraiment connu (conosciuto, erkannt) :on croit savoir ce que sont la guerre et la paix, mais au-delà de l’évidence empirique de certains faits isolés, il n’existe aucune théorie acceptable, donc aucune technique efficace pour éviter les guerres, etc. La seconde difficulté tient à ce que la guerre et la paix constituent des comportements collectifs, c’est-à-dire des événements et des situations qui ne concernent pas seulement les théories, mais aussi les croyances, les habitudes, etc. Il en résulte qu’il faut procéder à un examen des modes de pensée collectifs, c’est-à-dire, en dernier ressort, des faits culturels. Et c’est justement là que se manifeste la difficulté car la culture de la guerre n’existe pas comme vision du monde, mais comme un certain lien entre des institutions, des faits, des croyances, des habitudes, des fragments d’idées, etc. qui, en tant que tels, ne sont pas toujours consciemment mis en relation avec la guerre. Le problème est donc de trouver un fil conducteur pour relier entre eux tous les faits de la sphère de la guerre, indépendamment de leur mode d’apparition ; et dans la mesure du possible pour relier entre eux aussi tous les faits de la sphère de la paix. Tout cela comporte évidemment un certain niveau d’abstraction. Il s’y ajoute une complication ultérieure. Au fur et à mesure que se dessine ce fil conducteur, un grand nombre de problèmes de caractère historique et politique apparaissent sous un jour nouveau ; cependant, on doit les examiner à part pour éviter d’interrompre l’exposition des données qu’il faut relier pour établir le fil conducteur. C’est pour cela que je me suis servi du texte pour exposer la trame du fil conducteur et que j’ai développé les notes pour exposer les problèmes qui se font jour.
2. – L’absence d’une culture de la paix. La philosophie de l’histoire de Kant comme cadre historique du non-développement d’une culture de la paix.
Je ne crois pas que l’on commette une erreur en affirmant qu’il n’existe pas encore de culture de la paix.[4] Certes, la conception dominante de l’État considéré comme une société nationale close, exclusive et armée, n’appartient pas au monde de la paix. Par ailleurs, il ne faudrait pas oublier que le libéralisme, la démocratie et le socialisme (y compris le marxisme), qui constituent une bonne partie de la pensée politique moderne, se sont montrés, surtout au cours de leurs périodes de créativité, ouvertement polémiques envers la paix conçue comme objectif prioritaire. Cette priorité est elle-même souvent niée par les utopistes (certains aspects le sont chez Thomas More, d’autres chez Proudhon, etc.). On peut, en effet, raisonnablement soutenir que bien peu de choses subsistent au-delà de cette négation et même il ne reste, tout bien considéré, que le pacifisme traditionnel, avec son caractère d’utopie sans armature métaphysique ni sens historique, sa trop simple conversion en négation purement individuelle de la guerre (l’objection de conscience) ou en résolution manichéenne de faire la guerre à la guerre, avec pour éternel alibi que la guerre que l’on entreprend est la dernière.[5]
Kant, que l’on range souvent, à tort, parmi les pacifistes ingénus, a analysé avec une grande clarté la réalité qui est à la base de cet état de la pensée politique. Certes, la paix est un des thèmes fondamentaux de sa philosophie politique. Cependant, il ne faut pas négliger qu’il pensait que la condition préalable de la paix résidait dans une transformation radicale de la forme du processus historique et qu’il concevait cette transformation comme le passage de l’état (toujours en vigueur) de processus guidé exclusivement par les caractéristiques naturelles de l’espèce à celui de processus soumis au contrôle de la volonté du genre humain tout entier (sur la base de « l’égalité de tous les êtres raisonnables »).[6]
Les affirmations et les conjectures de Kant sur la paix et la guerre sont très nettes. Il situait la paix dans un contexte futur, au sein duquel « notre civilisation (Dieu sait quand) aura atteint son point de perfection, l’unique dont cette paix [la paix perpétuelle] pourrait être la conséquence ». Il considérait d’autre part que, « vu le niveau de civilisation auquel le genre humain est parvenu, la guerre est un moyen indispensable pour s’élever ». Sans la guerre, on n’aurait ni le passage « de la barbarie à la culture, qui consiste justement en la valeur sociale de l’homme », ni le développement constant de la société humaine. (« Le danger de la guerre est la seule chose qui puisse tempérer le despotisme. ») Enfin, il affirmait que c’est la guerre – en raison de son inévitable tendance à devenir de plus en plus destructrice – qui s’anéantira d’elle-même, en provoquant, « après quelques tentatives tout d’abord imparfaites » le dépassement de la « liberté sauvage » des États par une « fédération de peuples ».[7]
3. – La culture dont nous sommes les héritiers est une culture de la guerre. Clausewitz et l’incapacité de concevoir l’unité de la politique et de la guerre. Logique et formes de la culture de la guerre.
J’ai rappelé cet aspect peu étudié de la pensée de Kant pour la clarté avec laquelle il trace le cadre historique du développement manqué d’une culture de la paix.[8] Toutefois, ce qui nous intéresse ici, c’est le fait. S’il est vrai qu’il n’existe pas de culture de la paix, il est vrai aussi que la culture dont nous sommes les héritiers et à l’intérieur de laquelle les forces politiques et sociales agissent et pensent, est une culture de la guerre et du camouflage de la guerre, c’est-à-dire une culture non seulement incapable de concevoir la paix, mais aussi de faire entrer dans le domaine de la connaissance, avec leurs caractéristiques véritables, tous les faits qui, tout en n’ayant pas encore l’apparence des faits de guerre, se trouvent toutefois avec ces derniers dans une relation ne relevant pas seulement du hasard.
Parmi tous ces faits, il nous faut d’abord retenir que la guerre, par certains aspects, est toujours présente. Bien sûr, elle ne l’est pas toujours en tant que guerre en cours. Toute guerre en cours constitue un événement unique, localisé dans l’espace et dans le temps, un épisode. Mais en tant que monde de la guerre sa présence est constante, c’est-à-dire en tant que situation rendant cette série d’événements – les guerres en cours – possible et inévitable. Rien n’est jamais venu interrompre cet état de fait. Voilà qui est très net et parfaitement évident. La guerre est constamment présente par la préparation militaire, le budget pour la défense, l’obligation constitutionnelle, etc. Bref, elle demeure un des aspects permanents et importants de la vie de tous les hommes.[9] Il faut ajouter que cette constatation banale acquiert toute sa signification et pose des problèmes qui sont loin d’être résolus si on la formule plus précisément, c’est-à-dire si l’on observe que la guerre est toujours présente potentiellement, et souvent même effectivement, parce que le monde des États – et par conséquent aussi celui de la politique, d’une façon qui reste à préciser – se fonde sur la guerre : il est le monde de la guerre. La guerre est vraiment, et elle l’a d’ailleurs toujours été, le moyen d’appliquer les décisions suprêmes qui concernent le sort des nations et de l’humanité elle-même.
La présence simultanée de la politique et de la guerre est assurément une des causes (peut-être la plus importante) des difficultés que nous éprouvons pour comprendre pleinement l’une et l’autre. Il me semble que cette difficulté se manifeste de façon plus précise, même sur un plan verbal, dans la tentative la plus élaborée de penser la guerre : celle de Clausewitz. Que signifie : la guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens ? Que la politique n’a plus recours à ses propres moyens, et donc, en substance, qu’il ne s’agit plus de politique mais seulement de guerre ? Pour Clausewitz, la réponse est non, car il ne cesse de répéter que la guerre est le moyen et la politique la fin, et il n’omet pas de rappeler que l’on ne peut penser le moyen sans penser la fin. Mais pourquoi alors est-il question d’« autres moyens » et pas tout simplement d’un moyen (ou à la rigueur d’un ensemble de moyens) ?
En substance, les formulations de Clausewitz nous contraignent à affronter le moment où la culture de la guerre entre en crise : la prise de conscience de l’unité existant entre guerre et politique dans les faits, et l’incapacité pour la pensée de la reproduire avec clarté.[10] La première donnée (l’unité de la politique et de la guerre) montre que c’est le comportement politique normal de tous les hommes qui donne vie au monde de la guerre et le maintient en activité. La seconde donnée (la théorisation imprécise de cette unité entre politique et guerre) montre que les limites de la culture de la guerre se trouvent dans l’incapacité de désigner clairement l’aspect du comportement politique qui lie la politique à la. guerre, et même de poser le problème en ces termes. L’obscurité qui s’ensuit empêche non seulement d’agir efficacement pour la paix mais aussi de décider si la paix est possible ou pas. Il n’existe en effet aucune réelle possibilité de décider si le monde de la guerre pèse sur les hommes et sur leurs comportements comme une fatalité inexorable – ou s’il dépend, tout au moins dans certaines conditions, de leur propre volonté – tant que l’on ignorera quel est l’aspect politique qui est’ à la base du monde de la guerre.
La logique et les formes de la culture de la guerre dérivent de cette obscurité qui fait perdre en partie à la pensée le contact avec les faits. Si la pensée aborde le fait de la guerre, elle peut le concevoir seulement comme une nécessité – naturelle ou métaphysique – parce que comme on l’a vu, elle ne sait pas, dans ce cas, l’attribuer à une forme définie d’action (à la limite : si dans la pensée, il y a la guerre, il n’y a pas l’action) ; si, au contraire, elle aborde le fait de l’action, elle doit masquer le monde de la guerre car elle ne peut l’attribuer exclusivement aux principes de l’action sans les dénaturer (à la limite : si dans la pensée, il y a l’action, il n’y a pas la guerre). Dans leurs manifestations concrètes, ces formes de la pensée comportent donc un certain degré de dédoublement de la conscience, d’oscillation entre ces deux pôles (que ce soit par nature, ou par la faute d’autrui, les guerres sont toujours sous le signe de la nécessité) et d’automystification ; mais tout cela ne doit pas nous faire oublier, à condition d’en faire un usage critique et réaliste, qu’elles permettent néanmoins de déterminer et d’analyser certains aspects réels du processus historique et de la vie politique qui sont très importants y compris pour le problème de la paix.
De fait, avec l’idée de l’action, c’est-à-dire avec le patrimoine culturel des grandes idéologies traditionnelles, le libéralisme, la démocratie et le socialisme, on voit l’histoire comme une incessante transformation du comportement politique et de sa base sociale, et l’on peut constater que la capacité collective d’orienter les actions individuelles s’accroît grâce aux valeurs de liberté, de justice et d’égalité. Mais ce qu’il faut ici souligner plus particulièrement, c’est le rapport existant entre ces valeurs et la guerre et la paix. D’un côté, ces valeurs appartiennent à la sphère de la guerre sans laquelle elles ne peuvent s’imposer historiquement au despotisme et à la subordination du pouvoir politique aux privilèges de classe ; mais, d’autre part, elles appartiennent à la sphère de la paix soit parce qu’elles en constituent la condition préalable (la paix ne peut être construite ni, de fait, recherchée, tant qu’existent des pouvoirs despotiques et des privilèges de classe que seule la guerre peut éliminer), soit parce que, sans la certitude de la paix universelle, elles subissent inévitablement un processus de dégénération de type nationaliste qui peut aller jusqu’aux excès du fascisme et du stalinisme.[11]
D’autre part, avec l’idée de la raison d’État, qui constitue le plus haut niveau de théorisation du réalisme politique, on voit vraiment le monde du pouvoir tel qu’il est. On constate que rien n’existe au-dessus des Etats, et que, par conséquent, la raison du monde est la raison d’État, et que l’on gouverne le monde par la guerre et la force. On constate aussi que même la négociation fait partie de la sphère dont le point culminant est la guerre parce qu’elle se fonde exclusivement sur des rapports de force armée entre les États, qu’elle ne permet de prendre que des décisions compatibles avec l’échelle des rapports de force et qu’elle réduit par conséquent ainsi l’indépendance des États petits et moyens, si ce n’est à quelque chose de purement fictif, pour le moins à quelque chose de totalement dérisoire. Et finalement, on est en mesure de reconnaître dans le processus politique mondial la vraie force, aveugle encore, dont dépendent tous les événements politiques et jusqu’à la constitution interne des États.[12]
4. – Le fondement pratique de la culture de la guerre. La coïncidence du comportement politique normal et du comportement national en tant que liaison entre politique et guerre.
L’identification des limites théoriques de la culture de la guerre nous permet d’établir quel est le fondement pratique de cette culture et de tracer ainsi une nette ligne de partage entre culture de la guerre et culture de la paix. Pour mettre en évidence ce fondement, il nous faut revenir au point où la capacité de connaissance de cette culture s’arrête, et tenter de poursuivre. Comme je l’ai déjà observé, la culture de la guerre ne se demande jamais quel est l’aspect du comportement politique qui relie la politique à la guerre. Il suffit toutefois de poser le problème pour répondre que l’aspect en question est l’aspect national (c’est en effet à ce niveau qu’on ne rencontre aucune solution de continuité entre politique et guerre). Et arrivés à ce point, il suffit de prouver que la composante nationale est toujours présente dans le comportement politique de tous les hommes, pour résoudre le problème posé par Clausewitz, c’est-à-dire pour établir qu’il y a continuité entre politique et guerre (en tant qu’événement isolé) parce qu’il y a coïncidence entre les comportements politiques habituels et le monde de la guerre (monde des États considérés comme sociétés nationales fermées, exclusives et armées).
Mais avant que de fournir cette preuve, il faut écarter une complication verbale qui obscurcit le discours. Il était justifié, au début de cet examen, de se demander quel était l’aspect du comportement politique normal qui relie la politique avec la guerre, parce qu’on ne peut raisonnablement penser que la politique soit par nature, dans tous ses aspects, en relation avec la guerre. Toutefois, s’il est vrai que l’aspect national est présent dans tous les comportements politiques, alors il est vrai aussi que l’expression « aspect national du comportement politique » (totalement légitime dans une vision théorique qui ferait l’hypothèse de l’existence possible de comportements politiques sans aspect national) peut induire en erreur, en ce sens qu’elle peut mener à penser que cet aspect pourrait être déjà aussi bien présent qu’absent. C’est pourquoi il devient nécessaire d’avoir recours à l’idée de comportement politique national comme schéma général de référence pour la description de l’action politique réellement observée. En effet, grâce à ce schéma, on reste toujours en contact avec la réalité, on est toujours en mesure de préciser qui agit et comment, alors que cela est impossible avec des schémas du type « comportement politique libéral, démocratique ou socialiste, etc. » parce que, dans la réalité, il n’existe jamais de comportements de ce type, mais toujours et seulement des aspects libéraux, démocratiques ou socialistes, etc., des comportements nationaux.
Si l’on en veut maintenant les preuves, on observe ce qui suit. Si l’on décompose en ses divers éléments le comportement politique normal, on remarque : a) que la formation de la volonté politique se manifeste toujours, concrètement, seulement en tant que formation de la volonté nationale (c’est-à-dire comme volonté de résoudre de telle ou telle façon les problèmes nationaux de gouvernement, de régime ou de structures sociales), b) que l’élaboration de la ligne politique générale se développe toujours, concrètement, seulement en tant qu’analyse de la balance nationale du pouvoir et comme projet d’actions nationales, c) que la mobilisation effective, et pas seulement apparente, des forces, ne concerne toujours concrètement que les forces nationales et s’arrête toujours aux frontières des États, sans jamais les franchir. Il est évident, d’autre part, que la politique étrangère n’égratigne nullement cette limite nationale. Dans ce contexte d’action, il n’y a pas de vraies instances internationales de décision ni de moyens internationaux pour la formation d’une volonté commune. La politique étrangère se décide au sein des instances nationales, elle a comme finalité la sauvegarde des pouvoirs nationaux (indépendance) et ne provoque de changements de situation internationale qu’au prix de changements des politiques nationales des États.
Cette démonstration étant faite, il en résulte, sauf erreur de ma part, que le comportement politique normal coïncide avec le comportement politique national, et par conséquent avec le monde de la guerre. L’utilité de cette mise au point réside dans le fait qu’elle permet de mettre en évidence le point précis où l’on doit provoquer un renversement de tendances du processus politique, si l’on veut vraiment tenter d’éliminer la guerre et construire la paix. Citons un exemple pour clarifier les choses : de nombreux écrivains et en particulier en Italie Luigi Einaudi (qui le fit avec beaucoup de clarté) ont répété souvent que la distinction effective entre les amis et les ennemis de la paix correspond à celle existant entre ceux qui sont disposés, et ceux qui ne le sont pas, à sacrifier une partie de la souveraineté de leur État (y compris la souveraineté militaire). Et cela est vrai, en dernier recours. Mais cela ne suffit pas. Cette vérité n’est pas devenue populaire. Les pacifistes, et, de la même façon, même si ce n’est pas dans le même esprit, tous ceux qui croient agir de « façon réaliste » pour la paix – n’en tiennent pas compte et continuent à cultiver le rêve d’éliminer la guerre sans détruire le monde de la guerre, ou bien ils croient le changer seulement en proposant de glisser un peu plus de libéralisme, de démocratie ou de socialisme dans leur propre Etat national. Le fait est que si le comportement politique normal (national) coïncide avec le monde de la guerre, la vraie distinction entre les amis et les ennemis de la paix passe par ceux qui tentent de changer le comportement politique normal, dans le but de le priver de l’aspect qui le lie à la guerre, et ceux qui ne veulent pas le changer pour des raisons nationalistes, ou seulement parce qu’ils ne se rendent pas compte de la nécessité de ce changement et soutiennent donc, de ce fait, par leur façon d’agir, le monde de la guerre, même s’ils désirent sincèrement la paix.
5. – La pensée nationale comme cause de l’absolutisation ou du camouflage de la guerre. Le passage de la politique de la guerre à la politique de la paix comme stratégie pour affronter le défi de notre temps.
Par ces considérations ne s’est achevé pourtant que le premier pas pour délimiter le cadre du passage de la politique de guerre à la politique de paix. Nous savons ce qu’est le monde de la guerre et ce que nous devons ne pas faire pour ne pas le perpétuer, mais nous ignorons encore ce qu’est le monde de la paix et s’il existe un signe qui permette de dire si nous sommes en présence d’un processus qui puisse être guidé vers le monde de la paix. Sans affronter pour le moment ces problèmes, je voudrais seulement observer que le fait d’être arrivé – en ce qui concerne la guerre – sur le terrain des principes d’action qui en constituent la base permet néanmoins d’élargir la sphère de nos connaissances. Nous pouvons maintenant affirmer, en particulier, que la culture de la guerre est la culture du comportement national, et cela pour souligner le fait que la limite théorique de cette culture (l’incapacité de penser l’unité de la politique et de la guerre et l’absolutisation qui en découle ou le camouflage de cette dimension de la réalité) dépend de la limite pratique de ce comportement (réduction de la politique mondiale à la somme des politiques nationales, c’est-à-dire à quelque chose que tout le monde subit et que personne ne détermine). Pourtant ce qui compte le plus est qu’en abandonnant le point de vue du comportement politique national et en cherchant à assumer celui de la lutte pour la paix, on peut entrevoir les aspects politiques essentiels de la situation de notre temps que la culture de la guerre laisse dans l’ombre.
L’humanité n’a jamais connu de situation semblable à la nôtre. Le développement technologique a déjà conduit l’espèce humaine au seuil de son autodestruction physique potentielle par la guerre ou par une catastrophe écologique ; pourtant tout cela n’a pas encore provoqué le moindre changement dans sa conduite, dans sa façon de penser ou d’étudier la politique. Des chercheurs découvrent des armes toujours plus destructrices et d’autres s’ingénient à expliquer à tous les hommes les dangers horribles qu’ils courent. Mais au-delà de ces travaux et de ces informations sur les caractéristiques techniques des armes – et non sur le fait politique de la décision de les construire et de s’en servir – rien n’y fait. Le fait est que la culture de la guerre, en fixant la pensée sur des idées désormais dépourvues de sens, de caractère évolutif ou même de réalité (l’État national et sa défense armée) la nourrit de fantasmes et lui interdit de constater que le changement radical intervenu dans la technologie militaire est, ipso facto, un changement tout autant radical de la situation morale, politique et institutionnelle de l’humanité tout entière. Mais, malgré cela, on pense encore l’État avec les conceptions du temps (tout le temps écoulé jusque-là) où il était impensable et imprévisible que l’humanité devînt – même si ce n’est que de façon négative et tournée vers le mal – tout à fait maîtresse d’elle-même, c’est-à-dire capable de s’autodétruire. Ainsi, on ne reconnaît pas l’épouvantable dégénérescence des États, qui sont en train de se transformer d’organisations pour la défense de la vie en des organisations qui créent délibérément (États hégémonistes) ou subissent passivement (États satellites et neutres) le risque de l’extinction du genre humain. Si l’on acceptait comme une donnée permanente du monde politique cette forme dégénérée d’État (aucun parti ne l’a jusqu’ici refusée) la chute dans la barbarie serait en tout cas inévitable. L’éducation, le sentiment de la solidarité et toute valeur morale et culturelle, n’auraient en effet plus de sens ni de crédibilité.[13]
Les mêmes considérations valent pour l’autre aspect global du développement technologique, l’aspect positif. Il devient de plus en plus évident que le développement de la production, avec l’incessante innovation technologique, conduit l’espèce humaine vers les prémices de l’élimination du travail purement physique et répétitif, et vers la possibilité de sa substitution par des types d’emplois et d’activités intelligents et créatifs. Mais la classe politique, encore limitée à l’horizon national de la culture de la guerre, ne sait projeter que des politiques nationales (ou des politiques « internationales » avec les pouvoirs nationaux, ce qui revient au même) face à l’exigence de la construction progressive d’un pouvoir mondial et de politiques mondiales de développement du tiers monde allant de pair avec une transformation économique et, surtout, une transformation politique et sociale des pays déjà industrialisés. Ainsi une chance – la possibilité d’obtenir de plus en plus de choses avec de moins en moins de travail, et celle de créer graduellement une situation dans laquelle tous les hommes auraient les possibilités matérielles de la liberté spirituelle – se transforme en une malchance, celle du corporatisme, du protectionnisme, du chômage et d’un destin incertain pour le tiers monde.
Mais ce qui n’est pas possible avec la culture de la guerre peut le devenir dans un contexte politique et moral de construction d’une culture de la paix. Par ce point de vue, on peut tout de suite constater que nous ne nous trouvons pas face à deux tâches différentes, mais face à une seule. On ne peut pas supprimer la guerre, ni éliminer le risque de la catastrophe écologique sans un contrôle mondial des aspects militaire et écologique du processus de production (le seul désarmement valable est celui que l’on contrôle). Et si l’on arrive à cette forme de contrôle politique – c’est-à-dire de pouvoir – on acquiert aussi, évidemment, la capacité de gouverner le marché mondial et d’organiser la société, non seulement en fonction du marché et de la production, c’est-à-dire du simple fait économique, mais aussi en fonction des besoins de qualité de vie, de solidarité et de liberté d’une humanité émancipée, ce qui est nécessaire aussi bien pour créer sur la seule base possible le plein emploi que pour orienter le travail humain vers la défense et le développement des biens écologiques et culturels.
La culture de la paix est une culture nouvelle, et une culture nouvelle est un monde nouveau, que les hommes apprendront à connaître au fur et à mesure qu’ils le feront (s’ils le font un jour). A ce sujet, je voudrais toutefois observer que la philosophie de l’histoire de Kant permet déjà d’établir que ce changement d’époques peut être envisagé. Comme je l’ai déjà rappelé, Kant considérait que ce serait la guerre elle-même, en devenant toujours plus destructrice, qui poserait le problème de sa propre élimination. Et nous pouvons effectivement constater que les hommes en sont arrivés à ce point. Kant pensait, d’autre part, que seule une civilisation parvenue à la perfection aurait pu abolir la guerre. Nous rappelant qu’en ces domaines kantiens la civilisation est la culture en tant que valeur sociale de l’homme, nous pouvons effectivement constater que l’humanité entre dans une époque historique, dans laquelle la politique peut se proposer la tâche de développer totalement la valeur sociale de tous les hommes et de réaliser une paix durable. Nous ignorons si cela se réalisera, car ce qu’on peut penser n’est pas pour autant ce qui est réel. Mais, ce que nous savons par contre, c’est que la volonté peut et doit faire ce choix, car l’alternative est la catastrophe.
NOTES ET ECLARCISSEMENTS
[1]
Le problème de la science politique
Le tout premier problème de la science de la politique est de savoir si cette science existe ou pas (sinon comment expliquer l’importance que la littérature de cette discipline consacre à l’épistémologie plutôt qu’à elle-même). On peut raisonnablement penser que notre époque en soit encore à tenter de la fonder plutôt qu’à la normaliser (processus cumulatif, applications pratiques, etc.). Il n’est pas aisé de soutenir le contraire avec de bonnes raisons. Par exemple Sartori, chercheur qui se pose la question avec clarté et y apporte une réponse affirmative, reconnaît toutefois qu’« aucun savoir scientifique n’est jamais né sans avoir d’abord organisé et précisé son propre langage: c’est-à-dire que la terminologie fournit les jambes avec lesquelles une science peut ensuite marcher » ;. et il constate que « la babel des langues fait rage au sein des sciences sociales, à tel point que l’on se comprend à grand peine ».
Cette babel des langues qui devrait, à mon avis, entraîner une réponse négative à la question de l’existence de la science de la politique nous oblige de toute façon à redéfinir le sens de chaque terme important que l’on utilise si on veut tenter de le faire vraiment passer du langage commun au langage scientifique. C’est là, de fait, la proposition de Giulio Preti, qui suggérait d’utiliser pour cela la méthode de la définition explicative de Carnap et Hempel (une sorte de définition réelle des termes déjà en usage, obtenue en restreignant leurs sens vagues ou ambigus, de manière à les rendre « adaptés à un discours scientifique univoque et rigoureux »). Cependant Preti précise aussi que la définition explicative devrait permettre de « formuler un système théorique solide », et, par là-même, il repose entièrement le problème des fondements de la science de la politique, car le système théorique ne peut pas être construit comme une somme fortuite de définitions explicatives (qui n’en demeurent pas moins très utiles, et même indispensables pour explorer le terrain quand les sujets sont bien circonscrits). Cf. Giovanni Sartori, La Politica, Sugarco, Milan, 1979, p. 1 et 45, et Giulio Preti, préface à F.E. Oppenheim, Dimensioni della libertà, trad. it., Feltrinelli, Milan, 1969, p. XII-XIII.
Le réalisme politique
Le réalisme politique est une donnée culturelle qui n’a de physionomie nette que dans le domaine de l’histoire des idées (son identité est déjà plus incertaine dans celui de l’histoire des doctrines politiques). Dans cette perspective, il est hors de doute que c’est avec Machiavel que commence une manière nouvelle et autonome de considérer la spécificité de la politique et que ce mode de pensée a connu un certain développement historique, malgré ses nombreux atermoiements, grâce à l’idée de la raison d’Etat (et aux critères de la Realpolitik et de la balance of power). Mais cependant dans tout autre contexte culturel la question du réalisme politique demeure totalement ouverte. Un de ses éléments essentiels réside dans le fait que le réalisme politique (qui a coïncidé avec la science politique encore pour une partie du siècle dernier, et qui constitue encore aujourd’hui une des plus importantes orientations de la science académique de la politique dans le secteur de la politique internationale) ne possède ni les caractères d’une science (au sens large, y compris même, par exemple, les sciences économiques) ni ceux d’un ensemble ordonné de concepts convenablement élaborés. Un autre élément essentiel de cette question réside dans le fait que, malgré cela, en l’adoptant comme point de vue (c’est-à-dire en se référant à l’orientation de ses principaux auteurs, et en premier lieu Machiavel), on peut décrire, expliquer et parfois même prévoir certains aspects importants du processus politique qui sans cela resteraient cachés ou obscurs.
Cette constatation prend un relief encore plus grand si l’on tient compte du fait, comme l’affirme Waltz dans son ouvrage de science de la politique, que « de Machiavel à Meinecke et à Morgenthau, les éléments de l’approche et le mode de raisonnement restent constants » (Kenneth N. Waltz, Theory of International Relations, in Handbook of Political Science, vol. VIII, International Politics, ed. by Fred J. Greenstein et Nelson W. Polsby, Addison-Wensley, Reading, Massachusets, 1975, p.35. Cet essai de Waltz est très utile aussi pour analyser la question de l’existence de la science de la politique).
Ce que l’on peut dire de plus sensé (et qui, dans le même temps, constitue un critère pour en faire bon usage) c’est que le réalisme politique s’identifie à l’éternel effort de la pensée pour atteindre une connaissance positive, et efficace en pratique, de la politique ; et que cela ne présente pas encore un système théorique approprié (de même que, d’autre part, la science académique de la politique qui tente d’utiliser une terminologie rigoureuse, n’a pas encore acquis une capacité de description et d’explication satisfaisante) justement parce que ce processus de pensée n’a pas encore obtenu des résultats au moins équivalents à ceux acquis par Adam Smith pour la connaissance des faits économiques.
En ce qui concerne la terminologie de mon essai, je voudrais préciser que si l’on s’y inspire du réalisme politique, on doit y utiliser le langage avec une plus grande liberté que celle que permet la pensée méthodologique contemporaine.
La guerre et le risque d’extermination de l’humanité
Même si l’on essaie d’en minimiser l’importance, c’est la donnée première. Il n’existe aucun mécanisme capable d’empêcher les guerres ou de contraindre les belligérants à ne pas utiliser les armes nucléaires. C’est pourquoi il faut ou abolir les guerres, ou vivre avec le risque d’une guerre nucléaire, laquelle comporte, à son tour, le risque d’une destruction de l’espèce humaine. Toute autre considération est secondaire ou non pertinente. En substance, il y a deux échappatoires : soit l’on affirme que tous les hommes ne mourront pas en cas de guerre nucléaire, soit que, la dissuasion étant efficace, les armes nucléaires ne seront jamais utilisées.
La première échappatoire proposée est erronée, et de surcroît révoltante. Elle est révoltante parce que les experts qui soutiennent cette thèse avancent des pourcentages de décès effrayants et les présentent comme si l’hypothèse de la mort violente de dizaines ou de centaines de millions d’hommes était une perspective de guerre normale, acceptable. Et elle est erronée parce que, tandis que tout le monde (ou presque) admet que le stock d’armes nucléaires est suffisant pour détruire l’espèce humaine, personne n’est en mesure de prévoir le déroulement d’une guerre nucléaire, le nombre d’armes employées, etc. (la situation humaine la moins contrôlable est la guerre, et la guerre nucléaire l’est par définition encore moins puisqu’elle réduit à néant l’idée même de la victoire et par conséquent le critère opérationnel en dernier ressort). D’autre part, ces mêmes experts veulent ignorer et le fait qu’il faut prendre en considération non seulement tel ou tel stock d’armes mais encore la capacité de les produire, et le fait que la puissance destructrice de ces armes (ainsi que celle des armes biochimiques ou de n’importe quelle autre nature) se trouve en augmentation constante car la politique internationale oblige tous les États à maximaliser leur puissance, et les obligera toujours à se comporter ainsi tant qu’ils ne pourront obtenir par des moyens pacifiques ce qu’ils n’obtiennent aujourd’hui que par les armes (indépendance, etc.).
Reste la seconde échappatoire, celle de la dissuasion. Certains affirment à ce sujet que les armes nucléaires ne seront jamais utilisées car le but que l’on se fixe n’est pas de les utiliser mais de faire craindre qu’elles ne le soient. Cette argumentation présente un manque de logique évident : s’il était absolument certain que ces armes ne soient pas utilisées, même la peur de leur utilisation pour décourager une attaque nucléaire – la dissuasion – s’évanouirait. La vérité est tout autre. Le vrai facteur de dissuasion est indépendant de toute stratégie, et il concerne aussi bien le premier coup que le second ou que n’importe quelle autre hypothèse formulée dans l’abstrait, parce qu’il réside uniquement dans la brutale soudaineté de l’acte, c’est-à-dire dans la nature diabolique de la décision de déclencher le feu nucléaire (dans toute situation prétendument d’attaque ou de défense). Ceci étant clairement établi, il est facile de conclure que cette garantie (l’impossibilité présumée d’une décision diabolique) n’est pas suffisante ; et que ce serait toutefois une folie d’accepter une telle situation sans se proposer de la changer, c’est-à-dire d’éliminer à jamais tout risque de guerre. Ce n’est qu’après ce préalable que l’on peut raisonnablement envisager la dissuasion, soit pour son caractère transitoire (le risque ne durerait qu’un certain temps), soit parce que la décision que j’ai qualifiée de diabolique deviendrait alors plus difficile à prendre (peut-être même tout à fait impossible) dans un monde véritablement et crédiblement tourné vers la construction de la paix perpétuelle et de la justice internationale.
Encore une observation : le problème de la guerre nucléaire ne devrait jamais nous faire oublier ni la barbarie de la guerre totale (qui a atteint à notre époque un niveau inhumain, sans lequel le fascisme n’aurait eu aucune possibilité de se développer et de prendre le pouvoir en Italie et en Allemagne), ni le rapport de continuité politique et culturelle entre guerre totale et guerre nucléaire. Cela aussi confirme bien que le vrai problème est celui de l’abolition de la guerre.
A propos du terme « culture »
Ce terme de « culture » est aujourd’hui utilisé à tort et à travers. Cependant, lorsque l’on traite des plus importantes orientations de la société humaine, il me parait pertinent de l’utiliser car alors ce qui est en jeu est justement l’ensemble des croyances, des connaissances, des coutumes, etc. Naturellement, l’acception précise de ce terme dépend chaque fois du contexte des faits étudiés, parce que l’unité de la culture (ou de la société, etc.) est un concept-limite, un critère régulateur, mais non une situation théorique acquise. Dans le cadre de cet essai, s’agissant de la paix et de la guerre, le terme « culture » se réfère aux croyances, etc. pour ce qu’elles ont d’efficace dans l’orientation des hommes vers la guerre ou la paix (influence effective sur les processus sociaux), et il n’implique pas du tout que partout où l’on rencontre une orientation vers la guerre on ne trouve qu’une culture de la guerre.
Le cas de Théodore Moneta
Le cas de l’Italien T. Moneta, prix Nobel de la paix en 1907, est exemplaire. Né en 1833, il assista tout enfant aux cinq journées de Milan et il participa activement à tous les événements de l’unification italienne (il avait adhéré à la Società nazionale italiana de Mazzini et Pallavicino). Comme grand nombre d’Italiens d’alors, il associait au sentiment national italien l’idée de l’unité européenne et l’idéal de la paix. En effet, il s’opposa aux premières expéditions italiennes en Afrique, en particulier à la poursuite de la guerre après la bataille d’Adoua en 1896 ; il n’hésitait pas à rappeler en public, même hors d’Italie, que l’opposition pacifiste à la guerre était allée jusqu’au sabotage des voies ferrées pour empêcher le départ des renforts pour l’Afrique (cf. L‘Italia e la conferenza dell’Aja, discours de E.T. Moneta à Vienne le 5 mai 1907, édité par la Società internazionale per la pace, Unione Lombarda, Milan, 1911, p. 8).
On doit se souvenir que son pacifisme n’était pas occasionnel, c’est-à-dire le fruit d’émotions momentanées. Il revendiquait le caractère cosmopolite de la culture italienne, il avait été influencé par le fédéralisme de Carlo Cattaneo et il assimilait la cause de la paix à la lutte pour « la fédération européenne comme point de départ de la fédération mondiale ». Mais en 1911, non seulement il ne s’opposa pas à la guerre italienne de conquête de la Libye contre la Turquie, mais en plus il la soutint. Critiqué par quelques amis, il se défendit en soutenant que « après cette espèce de protectorat obtenu par la France au Maroc, l’Italie se devait de sauvegarder son avenir pour ne pas être enfermée, comme on l’a souvent dit, dans la Méditerranée », et en rappelant que « comme le monde entier juge les peuples d’après leur fortune à la guerre, l’Italie a été longtemps considérée comme presque lâche. Et souvent, non seulement la presse étrangère, mais aussi Bismarck, eurent des mots de mépris envers notre pays. Si je me suis longtemps attardé sur ces faits, c’est parce que l’immense douleur qu’ils m’ont causée a depuis lors guidé toute ma conduite politique » (cf. E.T. Moneta, Patria e umanità, Ufficio della Società internazionale per la Pace, Unione Lombarda, Milan, 1912, p. 13 et 23).
Le cas de Moneta s’est répété à l’infini tant au niveau individuel qu’au niveau collectif. Cela montre que le pacifisme (tel qu’il s’est développé jusqu’à maintenant, sans une théorie positive de la paix), lorsqu’il est poussé à l’extrême, finit par préférer la guerre à la paix chaque fois qu’il est question d’affirmer sa propre nation. Ainsi est mise en évidence la contradiction latente existant entre la volonté de paix et la limitation de la conduite politique réelle à son propre cadre national, c’est-à-dire aux choix concernant l’avenir de sa propre nation. Et l’on se tromperait si l’on croyait que cela n’est plus valable aujourd’hui. Par exemple, Agnès Heller, avec Ferenc Fehér, écrit à propos de la guerre des Malouines : « Il est de fait que la Grande-Bretagne, qui jusqu’alors était le champ de bataille le plus agité (de même que l’Allemagne occidentale) de deux mouvements pacifistes et anti-nucléaires apparemment identiques, a été saisie par une fureur patriotique presque unanime. En dehors de la petite minorité maximaliste de Tony Benn, le mouvement anti-nucléaire anglais n’a opposé aucune résistance à la politique de guerre de Mme Thatcher » (A. Heller, F. Fehér, « Gli autoinganni del pacifismo », dans Mondo Operaio, 1/2, 1983). Pour les limites du pacifisme, voir aussi Lord Lothian, Pacifism is not enough, Oxford University Press, Londres, 1935.
Gouvernement mondial et contrôle du processus historique
Évidemment, aucun contrôle du processus historique n’est possible sans gouvernement mondial. Cette observation, banale en soi, est toutefois utile car elle permet de préciser certains aspects de la notion de processus historique. On peut constater, si l’on considère comment le processus historique s’est manifesté jusqu’à ce jour, qu’il n’a jamais été voulu, projeté ou pensé en tant que tel. Jusqu’à présent, la direction prise a été uniquement la résultante de la tentative de chaque nation (ou d’autres types historiques de communauté politique) de tourner à son avantage la situation internationale, c’est-à-dire la résultante des chocs internationaux dus aux volontés nationales et aux forces nationales dominantes. En terme de décision, ce n’est rien de plus qu’une somme incohérente de décisions politiques nationales non coordonnées.
Jusque là, ces observations n’apportent qu’un constat de fait. Mais si l’idée de gouvernement mondial n’a pas d’existence dans la culture – c’est-à-dire si l’idée de contrôle du processus historique est impensable – cette constatation entraîne une pseudo-théorie (ni vérifiée, ni vérifiable) car on ne se contente plus de constater un fait, on est amené à le croire éternel. On se représente alors le processus historique comme la roue aveugle du temps, comme une nécessité que la pensée ne peut que reconnaître et à laquelle toute volonté doit se plier (telle est en effet la vision historique du réalisme politique, et c’est pourquoi dans le langage de Machiavel nécessité et fortune ainsi que vertu, sont des termes fondamentaux). Et si la pensée essaie d’expliquer, de quelque façon que ce soit, cet obscur destin, elle est contrainte à concevoir l’histoire comme un processus dû à des causes métaphysiques ou naturelles (ces deux explications sont présentes dans la pensée de Meinecke : voir surtout l’introduction à Die Idee der Staatsräson in der neueren Geschichte, Hrsgb. von Walther Hafer, 1957).
L’unique alternative est de ne pas penser, c’est-à-dire d’écarter cette réalité de la conscience et de la remplacer par une illusion (ce qui se produit aisément car on ne peut penser la politique, en particulier la politique étrangère, sans se fixer des objectifs ; ni se fixer des objectifs sans se donner l’illusion de contrôler, avec une certaine possibilité d’autonomie, la situation mondiale). Au contraire, tout change si, grâce à l’idée du gouvernement mondial, nous parvenons à penser de façon distincte le processus historique non contrôlé et celui qui l’est. Le processus historique se présente alors comme un ensemble de décisions politiques coordonnées, au sein duquel la volonté générale, formée désormais au niveau mondial, ne doit plus se soumettre à la nécessité (c’est-à-dire au choc international des volontés nationales). La volonté politique passe ainsi de la sphère de l’hétéronomie à celle de l’autonomie. Ceci entraîne, dans le même temps, le passage d’une histoire à caractère déterministe à une histoire guidée par la liberté. Cette transformation a été étudiée dans sa signification philosophique par Kant, dont la philosophie de l’histoire a en commun avec celle de Marx le déterminisme historique (pour la part d’histoire qui va jusqu’au gouvernement mondial), alors qu’elle s’en différencie par l’examen rationnel, sévère et totalement non fidéiste du monde de la liberté.
Après avoir mis en évidence le fait que l’on ne peut envisager un gouvernement mondial, c’est-à-dire la paix, sans envisager dans le même temps le contrôle du processus historique, je voudrais analyser brièvement l’importance de ces observations pour la théorie de l’historiographie. Si nous nous demandons, par exemple, quels éléments du processus historique seraient directement placés sous le contrôle d’un gouvernement mondial, nous pouvons répondre, grosso modo, que ce seraient ceux que les gouvernements nationaux actuels s’imaginent contrôler. Et si, après avoir donné cette réponse, on considère que parmi ces faits il en est qui présentent, ou peuvent acquérir, un aspect de régularité, de répétition constante, etc., on est aussi en mesure de constater que se présentent d’une façon nouvelle les rapports entre les données de ce type et les décisions politiques.
Nous pouvons considérer ces faits, par exemple, du point de vue de Braudel. Dans ce cas, nous nous trouvons face à la « longue durée » et nous pouvons tenter d’établir jusqu’à quel point la « longue durée » peut dépendre des décisions politiques. Nous pouvons aussi les considérer du point de vue du matérialisme historique et de la raison d’État. Dans ce cas, nous sommes confrontés à des faits obtenus par l’enchaînement nécessaire des rapports de production et du développement de la balance mondiale du pouvoir. Et nous pouvons aisément constater que les données de la sphère de la raison d’État seraient remplacées par les décisions du gouvernement mondial, et que celles de la sphère de la production matérielle pourraient laisser une place croissante aux libres décisions d’un gouvernement mondial et des autres gouvernements coordonnés jusqu’à ce que, petit à petit, la production scientifique et technique supplante la production industrielle classique.
Il faudrait, en dernier lieu, se souvenir aussi qu’avec un gouvernement mondial on mettrait fin à l’histoire en tant qu’histoire de la guerre. Cela pose le problème des histoires qui se terminent et, plus généralement, celui de l’unité de l’histoire comme concept limite de toutes les histoires à étudier avec des critères différents puisqu’elles dépendent de lois différentes dans leur développement.
Kant et la contradiction entre nature humaine et civilisation
Cf. Immanuel Kant, Werke, Insel Verlag, Frankfurt am Main, 6. Band, p. 91, 99, 100, 38, 98, 42-43.
Je voudrais aussi au moins rappeler que Kant, se référant à Rousseau, affirme qu’« il montre très justement la contradiction inévitable entre la civilisation et la nature du genre humain » et il explique : « De cette contradiction (étant donné que la culture selon les vrais principes de l’éducation de l’homme, en même temps du citoyen, n’est peut-être pas même encore bien entreprise, et, à plus forte raison, bien achevée), naissent tous les vrais maux qui pèsent sur l’existence humaine, et tous les vices qui la déshonorent ; cependant que les impulsions qui poussent aux vices et qu’on rend responsables en ce cas sont en elles-mêmes bonnes et, en tant que dispositions de la nature, adaptées à leurs propres fins ; mais ces dispositions, étant donné qu’elles n’ont été créées qu’en fonction de l’état de nature, sont contrariées par le progrès de la civilisation ; et réciproquement elles portent préjudice à ces progrès, jusqu’au moment où l’art atteignant sa perfection, devienne de nouveau nature ; ce qui est la fin dernière de la destination morale pour l’espèce humaine. » (Pour cette citation : Kant, la Philosophie de l’histoire (opuscules), Aubier, éd. Montaigne, Paris, 1947, p. 162, 163 et 164.
La cause du manque de développement d’une culture de la paix
Dans la pensée de Kant, la guerre n’appartient pas à la sphère de la métaphysique ou de la biologie, mais à celle de l’histoire. Elle y figure avec un ensemble de données, et donc, au moins en théorie, elle peut disparaître en même temps que ces données. Nous sommes, comme on le constate, dans le champ des conjectures, mais des conjectures raisonnables, que Kant distingue des conjectures vaines (cf. Kant op. cit., p. 85-86, 42-43, 47-49, et, en général, tous les écrits de philosophie). Or, je crois que c’est seulement avec cette conception historique de la guerre que l’on peut expliquer l’absence de développement d’une culture de la paix. Le fait crucial est que, jusqu’à nos jours, la paix n’a jamais été un objectif .prioritaire puisque la guerre a toujours été un moyen nécessaire pour résoudre les problèmes posés par le développement historique, c’est-à-dire pour affirmer tour à tour les valeurs possibles. La conséquence sur le plan théorique est évidente. Ne s’étant jamais posé comme un vrai problème celui de l’élimination de la guerre, la pensée a toujours été fondée sur la guerre comme sur un des aspects de la réalité, ou bien sur son camouflage. Dans ce contexte, qu’elle apparaisse dans la conscience comme aspiration politique (lutte pour la paix) ou comme problème théorique, la paix reste isolée de toute autre donnée ou théorie et ne prend jamais le caractère de l’un des aspects du processus historique, se condamnant ainsi à l’abstraction ou à l’impuissance. A cause de cela, non seulement il n’y a pas culture de la paix, mais il n’existe même pas de conscience de ce manque. On parle communément de la paix comme si elle était un fait établi, connu de tous, sans même ressentir le besoin de nourrir sa propre pensée de celle des grands penseurs qui s’en sont occupé.
Le refus de s’intéresser à la guerre
Cyrill Falls, après avoir affirmé que « la guerre est un aspect du comportement humain », observe que « l’aversion envers la brutalité et l’irrationalité de la guerre » peut se traduire « par la tentative puérile d’en minimiser l’importance et par le refus de s’y intéresser ». (Cyrill Falls, The Art of War, from the Age of Napoleon to the Present Day, OUP, London-New York-Toronto, 1961. Les historiens anglais de la fin du XIXe siècle et du début du XXe sont la cible de Falls, mais la validité de son observation est générale.) Ainsi, l’influence des guerres d’autrefois sur les coutumes des peuples reste dans l’ombre, de même que le fait que des guerres sous différentes formes sont toujours à l’état de projet dans tous les pays, y compris les pays neutres, même lorsque aucune n’est en cours. Concrètement, la défense n’est rien d’autre qu’un projet de guerre défensive constamment remis à jour par les directives du gouvernement, par le travail des militaires et par le consentement actif ou passif, de tous les citoyens sans exclusion (c’est pour cela que l’exemple de la valeur militaire et des capacités guerrières prend une grande part dans le rituel des Etats, dans les programmes scolaires, avec le pervertissement nationaliste de l’histoire, etc.).
On ne peut douter de l’existence de ce consensus, même si souvent il se manifeste de manière plus passive qu’active, et plus inconsciente que consciente. Le fait est qu’en général les hommes (les fascistes exceptés), bien que fiers des vertus militaires de leurs peuples, préfèrent penser à eux-mêmes aussi en d’autres termes, ce qui implique ou bien le refoulement dans la conscience de chacun de ses propres responsabilités militaires, c’est-à-dire belliqueuses, ou bien, quand la politique internationale expose cruellement ces faits aux regards de tous, l’imputation de la responsabilité des tensions, des menaces d’utilisation de la force, de son utilisation même, etc. aux étrangers du camp adverse qui, en tant qu’ennemis, d’une certaine façon cessent d’être des hommes (c’est pour cela que leur mort dans la bataille peut être accueillie avec satisfaction et même joie, et qu’elle ne provoque aucun autre sentiment que de l’orgueil chez les lecteurs des récits apologétiques ou pseudo-historiques.
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Unité et distinction entre politique et guerre
La nécessité d’admettre et la difficulté de concevoir l’unité entre politique et guerre dépend de facteurs objectifs. Par certains aspects, la politique et la guerre ne sont pas séparables : les guerres sont le fruit de décisions politiques, et la possibilité de les faire (armements, obligations militaires des citoyens, etc.) est à son tour le résultat d’une praxis politique toujours présente. Par d’autres aspects, au contraire, elles s’excluent nettement l’une l’autre. Le sens commun met ceci en évidence chaque fois qu’il affirme que les guerres surviennent lorsqu’il n’existe plus de solutions politiques à un problème. Dans ce cas, la politique coïncide avec la paix ; elle est le contraire de la guerre et le moyen de tenter de l’éviter. On peut alors noter que cette interprétation, bien que démentie par les faits (la décision de guerre est néanmoins une décision politique), n’est pas du tout arbitraire, au moins en tant que projection sur l’ensemble de la sphère de la politique de certaines des caractéristiques de la politique qui peuvent être ressenties, avec raison, comme essentielles.
Il est vrai, en effet, que les États sont nés de la politique, de même qu’il est vrai qu’à l’intérieur de chaque Etat, la politique est réellement l’activité qui permet de résoudre pacifiquement les conflits (comme il est vrai, d’autre part, que l’histoire montre, en dépit de quelques reculs, une tendance constante à l’élargissement de la dimension des Etats, et donc à la transformation d’anciennes aires de guerre en aires de paix interne). Or, en poussant cette interprétation à l’extrême, on peut comprendre la politique comme le processus d’élimination graduelle de la guerre ; et donc la guerre comme l’expression de l’imperfection de la politique, et la paix comme celle de sa perfection. On peut ainsi concevoir l’unité historique actuelle de la politique et de la guerre sans faire l’hypothèse arbitraire qu’elle est éternelle (ce qui ne permet pas de concevoir tous les faits dans lesquels la politique et la guerre se différencient). Pour preuve de cette interprétation, force est de constater que la politique en tant qu’œuvre de paix coïncide avec la partie la plus développée de la pensée politique et avec les formes les plus conscientes de participation des citoyens à la vie politique.
Développement et crise des idéologies
Dans la discussion sur la crise des idéologies (qui atteint désormais jusqu’au marxisme) on n’a jamais pris en compte une remarque pertinente de Lionel Robbins. A propos du libéralisme, il affirme que « le libéralisme international n’est pas un plan qui ait été mis à l’épreuve et qui ait échoué. C’est un plan qui n’a jamais été exécuté totalement – une révolution écrasée par la réaction avant que l’on ait eu le temps de l’expérimenter jusqu’au bout » ; et (de façon virtuelle) il étend au socialisme aussi cette remarque. Ainsi apparaît à l’évidence la correction du cadre du débat qui en résulte : si les choses se passent ainsi, les maux les plus graves de notre siècle dans la politique internationale, nationale et sociale doivent être de toute évidence imputés à ce qui n’est pas encore libéral et/ou socialiste, et non pas au libéralisme et au socialisme en tant que tels, puisque, n’ayant pas encore atteint un état de plein développement, ils n’auraient pas encore pu donner totalement la preuve de leur validité (on pourrait les remettre en cause uniquement si l’on pouvait démontrer l’impossibilité de leur total développement).
Le raisonnement de Robbins est irréfutable. En le réduisant à l’essentiel, voici quelle peut être sa reformulation. Robbins observe qu’avec le système international actuel, fondé sur la souveraineté absolue et exclusive des États nationaux, chaque plan économique (selon le sens qu’il donne à ce terme, c’est-à-dire le plan libéral y compris) ne peut être que national ; puis il démontre aisément que ces plans ne peuvent pas ne pas contenir de forts éléments de protectionnisme et de corporatisme : en effet, les gouvernements nationaux (c’est-à-dire les centres de décision qui les élaborent et en assurent la gestion) s’appuient sur une balance de pouvoir qui inclut tous les intérêts protectionnistes et corporatifs, et exclut une bonne part des intérêts libéraux et socialistes (ceux qui ont leur place dans la nation, mais qui ne pourraient se faire valoir que sur le plan international puisque telle est leur échelle de réalisation). Cause dernière de cela : tandis que le sort des intérêts protectionnistes et corporatifs dépend exclusivement des gouvernements nationaux respectifs, celui des intérêts libéraux et socialistes en question dépend au contraire, non pas de l’attitude de leur seul gouvernement respectif, mais de celle d’un grand nombre d’entre eux (tous, à la limite), c’est-à-dire d’une situation de pouvoir non soumise au contrôle électoral direct des citoyens. C’est pourquoi les élections nationales sont efficaces dans le premier cas, inefficaces dans le second. De fait, dans le premier cas seulement, les décisions favorables ou défavorables des gouvernements se traduisent totalement en gains ou en pertes de voix et consensus pour le parti (ou les partis) au pouvoir. Il en résulte que le libéralisme et le socialisme ne peuvent se développer pleinement que sur un plan international (mondial), et qu’un plan international ne peut être réalisé que par un gouvernement mondial (cf. Lionel Robbins, Economic Planning and International Order, MacMillan, Londres, 1937, p. 238 pour la citation. Cf. également, de Robbins, The Economie Causes of War, J. Cape, Londres, 1939, et, en ce qui concerne l’échec international du socialisme, Barbara Wootton, « Socialism and Federation » in Studies in Federal Planning, éd. par P. Ransome, MacMillan, Londres, 1943, p. 269-298. Par ailleurs, il me semble que le fait que cette analyse n’a pas été prise en considération tient aussi à la persistance des erreurs que commettaient déjà, selon Robbins, les « early liberals » : à savoir la tendance à décrire le marché libéral en termes de spontanéité, sans mettre pareillement en évidence le plan libéral en tant que système de liens politiques, légaux, administratifs et économiques qui le rend possible, et la confiance naïve dans la possibilité d’un fonctionnement libéral du marché international en l’absence d’un pouvoir mondial).
L’analyse de Robbins se révèle également importante car elle permet d’obtenir des résultats qui ne sont restés qu’à l’état de virtualités dans ses travaux. Un premier résultat se trouve dans la possibilité de distinguer – pour chacune des idéologies en question – son affirmation historique (déjà atteinte) de sa réalisation complète (pas encore entamée) et, par conséquent, dans la possibilité de se demander si le développement complet de ces idéologies passe par des phases identifiables. Le second résultat permet d’apporter une réponse positive à cette question. Il provient du rapport (déjà établi) entre plan international libéral et/ou socialiste (réalisation complète) et gouvernement mondial (paix), c’est-à-dire entre la paix et la phase ultime de développement de ces idéologies ; il tient aussi à la possibilité d’établir des relations analogues pour les autres phases. En effet, de même que pour envisager la phase ultime de développement il faut faire l’hypothèse de la paix, de même il faut garder présente à l’esprit la guerre pour concevoir la première phase, celle de l’affirmation historique, comme lutte contre les situations de pouvoir fondées sur l’exclusion légale et forcée de la liberté individuelle et de la libération des classes (absolutisme et/ou subordination du pouvoir politique au privilège de classe). Dès lors, on voit se dessiner clairement une phase intermédiaire entre la première et la dernière, celle du développement (partiel) dans un cadre légal. Durant cette phase, le développement ne peut être complet, il n’est pas non plus à l’abri des risques de rechute dans l’illégalité antérieure, cependant – et c’est ce que nous montrent les faits – il est suffisant pour consolider l’affirmation historique des idéologies en question, jusqu’à rendre indestructibles, au moins sur le plan des idées, leurs valeurs (dans ce sens, une fois faite, une vraie révolution l’est pour toujours). Cette phase aussi est clairement en relation avec une situation typique de guerre et/ou de paix : celle de la transition du monde de la guerre vers la paix. La preuve en est que la guerre redevient un objectif prioritaire chaque fois que l’on bafoue les valeurs de liberté, justice et égalité. Dans ce sens – plutôt négatif que positif, mais quoi qu’il en soit bien réel – on peut affirmer que le libéralisme, la démocratie et le socialisme sont les prémices nécessaires à la paix.
Il nous faut cependant ajouter un bref commentaire à cette conclusion. En effet, partant de l’idée que le libéralisme, la démocratie et le socialisme constituent vraiment et concrètement les prémices politiques de la paix (il faudrait aussi parler des prémices religieuses et morales), on en est venu à la conclusion erronée qu’ils sont aussi le moyen de construire la paix. Mais c’est plutôt le contraire qui est vrai. En réalité, tandis que l’affirmation historique de chacune de ces idéologies constitue une des prémices de la paix, la paix à son tour, comme gouvernement mondial, constitue la prémisse nécessaire de leur réalisation complète. Cela nous montre immédiatement que l’on ne peut construire la paix par le simple renforcement de ces idéologies. Ce fait est pourtant resté obscur ; et cette obscurité a entraîné, soit l’apparition de pseudo-théories unilatérales de la paix (que l’on confond avec son propre succès : théories économiques de la paix des libéraux et des marxistes, mais en sens opposé ; théories démocratico-nationales de la paix des démocrates), soit, sur le plan spécifique de l’action, un réflexe idéologique : le camouflage de la guerre (ce qui est inévitable : en théorie, rien ne nie le libéralisme, la démocratie et le socialisme plus que la guerre).
Ces conséquences – et il en va de même autant pour l’enchaînement interne de ces idéologies que pour leur situation actuelle – s’expliquent aisément si l’on garde à l’esprit que le passage de la phase de l’affirmation historique à celle du développement légal coïncide avec le passage de l’offensive à la défensive. Les raisons d’un tel passage sont évidentes. Les libéraux ne pouvaient pas ne pas défendre la liberté individuelle, après l’avoir conquise en luttant contre l’absolutisme et le monopole aristocratique du pouvoir. Et l’on peut faire la même remarque pour les démocrates à propos de la liberté politique et pour les socialistes à propos de la liberté économico-sociale. Mais ce qui importe, au fil de notre discours, c’est aussi que ces victoires ont été obtenues par la lutte d’une classe (à chaque fois, la classe qui ne pouvait se libérer sans affirmer une de ces valeurs de liberté, et qui était aussi assez forte pour la soutenir sur un plan institutionnel), et par une forme spécifique d’État (l’État compatible avec la liberté individuelle et la libération des classes, c’est-à-dire l’État national). Il en résulte que, en passant de l’offensive à la défensive, libéraux, démocrates et socialistes, respectivement, n’ont pas défendu seulement la liberté individuelle, politique et sociale, mais aussi une classe et une forme d’État.
Cette limite de classe, rendue statique par la position défensive, explique le fait souvent remarqué qu’il a fallu l’action démocratique pour élargir la sphère de la liberté libérale, et l’action socialiste pour élargir la sphère de la liberté démocratique. D’autre part, cette limite d’État, lui aussi devenu statique pour les mêmes raisons, explique l’acceptation du monde de la guerre par les libéraux, les démocrates et les socialistes (même si, comme on l’a vu, ils le font davantage par le camouflage de la guerre que par la reconnaissance de sa normalité). Voici donc la situation qui en résulte : une fois obtenue la libération des classes, on ne peut avancer que sur le terrain de la libération de chaque individu, et seulement avec une idéologie nouvelle : l’idéologie de la paix. Il ne faut pas oublier que la libération des classes est passée, entre autres, par l’extension, mais non par le développement complet, de la liberté individuelle, politique et sociale, qui se trouve encore conditionnée non seulement par des limites corporatives (dans le cadre de la désagrégation des classes) mais aussi par la suprême absence de liberté qu’est le devoir de tuer et de mourir pour l’Etat (nation). Le terrain de la lutte pour la paix est donc celui de l’élargissement de la sphère de la liberté individuelle, politique et sociale par le moyen de la pleine liberté de l’homme en tant que tel. Cela nécessite de la part des libéraux, des démocrates et des socialistes le dépassement de leurs limites idéologiques ; et, de la part de tous, le développement d’une théorie positive de la paix et d’une stratégie qui fasse de la paix, et pas seulement du sort des nations respectives, l’objectif suprême de la lutte politique.
Raison d’État et système politique
On conçoit généralement la constitution comme la plus haute manifestation de l’autonomie d’un peuple, comme l’expression fondamentale de son caractère, etc. Mais le contraire est vrai aussi. On ne peut donner tort à Ranke lorsqu’il écrit : « Le degré d’indépendance confère à un État sa place dans le monde ; et il lui impose de modeler ses rapports internes en vue de l’objectif de son affirmation. Telle est sa loi fondamentale » (c’est moi qui souligne). Mais cette vérité de sens commun est difficile à admettre (en dépit de son évidence : on peut rappeler par exemple la constitution de presque tous les États européens après la Deuxième Guerre mondiale) parce qu’on ne peut admettre, en raison de son désaccord partiel avec les faits, le principe grâce auquel on tente de l’expliquer : à savoir le principe de la primauté de la politique extérieure par rapport à la politique intérieure.
Il faut donc surtout rappeler que Ranke, même s’il avait souligné combien la constitution des États dépendait de la balance internationale du pouvoir, n’avait absolument pas renoncé à penser l’État en termes d’autonomie. Dans le même essai, il affirme : « Notre patrie ne se trouve pas là où nous avons réussi à bien vivre. Notre patrie est au contraire en nous, avec nous... Cet élément ineffable et secret, dont sont pleines les plus humbles choses comme les plus grandes – cette aura spirituelle à laquelle nous aspirons et que nous respirons – précède chaque constitution, en vivifie et en comble toutes les formes » (c’est moi qui souligne) : cf. Léopold von Ranke, Politisches Gespräch, in Die Grossen Mächte ; Politisches Gespräch, Vandenhoek & Ruprecht, Göttingen, 1958, p. 60, 57, et pour le passage suivant p. 130. Pour éviter toute équivoque, il faut noter que, selon Ranke, ce n’est pas la fusion entre nation et État qui donne cette spiritualité aux États. Il pensait que État et nation ne peuvent coïncider – la France elle-même, faisait-il observer, ne comprend pas tous les Français – et il concevait l’Etat comme « une modification de l’existence humaine et de l’existence nationale »).
Ranke aurait donc soutenu à la fois une chose (l’autonomie de l’État) et son contraire (l’hétéronomie de l’État). Le fait est que, dans ce cadre, le problème est mal posé. Tout d’abord, il faut observer que l’on ne peut distinguer la politique extérieure de la politique intérieure, sans avoir auparavant envisagé surie plan théorique la politique dans son unité, c’est-à-dire avant d’avoir vu comment l’une et l’autre sont liées. Ensuite, il faut observer que, si l’on ne précise pas le sens et le contexte de ce qui est dit sur l’autonomie et sur l’hétéronomie des États par rapport à la balance mondiale du pouvoir, on risque d’attribuer à la volonté ce qui, d’un autre point de vue, doit être attribué à la nécessité. Par exemple, on peut dire qu’un État sait réagir à la pression des conditions extérieures par son courage, etc. (autonomie de la volonté), ou bien qu’il doit s’adapter à ces conditions (nécessité, c’est-à-dire hétéronomie de la volonté).
Pour sortir de cette ambiguïté, il faut bien voir que le principe de la primauté de la politique extérieure n’est que la formulation maladroite du fait que les Etats ne sont pas des systèmes politiques mais des sous-systèmes, et qu’il n’existe qu’un seul système politique, le système des Etats (qui s’est désormais pleinement réalisé en tant que système mondial des États). Le point de vue auquel nous fait accéder ce critère nous permet immédiatement de constater que tous les faits politiques (de politique extérieure comme de politique intérieure) modifient la balance mondiale du pouvoir, et que tous les Etats doivent s’adapter à ces variations de l’ensemble (on trouve comme applications exemplaires de ce point de vue les intuitions fort lucides de Hamilton, ainsi que les travaux historiques de Dehio et Hintze). Il ne faut pas négliger, d’autre part, l’obligation de limiter l’analyse politique aux faits politiques. J’entends : si nous observons le système politique, nous pouvons vérifier l’existence de relations entre les variations du système et le changement de la conduite et/ou des institutions des États, et rien d’autre. Les discours sur le génie des peuples, sur leur caractère, sur leur valeur, s’ils ont un sens (et souvent, il n’en ont pas : on s’étonne qu’un homme d’Etat tel que Schmidt ait pu dire que, durant la Deuxième Guerre mondiale, un soldat allemand valait trois soldats russes et cinq américains. Cf. Roberto Ducci, « Colloquio con Schmidt », in Corriere della sera, 30 décembre 1982), ils n’en ont un qu’à condition de se fonder sur de sérieuses analyses anthropologiques, sociologiques, économiques, etc. Mais alors, ce sont ces disciplines qui éclairent la politique et non le contraire.
Le danger nucléaire et la condition humaine
Il n’existe pas encore de conscience suffisante de ce que, d’une part, les armes nucléaires ont fait la preuve des limites de la forme actuelle de l’État – qui s’est révélé incapable de contenir le danger nucléaire – et, d’autre part, qu’elles collaborent à sa désagrégation extrême (jusqu’au renversement de sa fonction de défense de la vie). En définitive, il s’agit d’une acceptation passive, qui nous fait considérer comme une fatalité ce qui, au contraire, est un choix fait par certains hommes et subi par tous les autres. On parle des armes nucléaires, mais on n’aborde jamais le fait que le pouvoir politique se manifeste désormais comme pouvoir de fabriquer, d’installer et d’employer des armes de ce genre. Biologistes, physiciens, médecins, etc., ont largement étudié et divulgué ce que pourraient être les conséquences d’une guerre nucléaire, mais on n’examine jamais les conséquences de l’acceptation d’un monde politique qui a créé, et qui recréé chaque jour, le danger de l’extermination de l’humanité. En général, les politologues se taisent à ce sujet.
Deux aspects caractérisent ce problème. L’un concerne le mode de vie qui s’annonce pour l’humanité. C’est d’ailleurs là un aspect du problème que Jonathan Schell a examiné avec attention. Il a remarqué que les hommes se trouvent désormais face à un choix : soit accepter le danger de la destruction du genre humain, soit tenter d’aller au-delà de ce danger en détruisant les armes nucléaires, et en donnant au monde une organisation politique telle qu’elle empêche de les construire à nouveau, et il a constaté qu’il s’agit du choix entre deux modes de vie absolument différents. Il a ensuite défini rigoureusement le critère d’évaluation du sens de la première alternative, qu’il a largement illustrée. Voici ce qu’il a écrit: « En menaçant d’effacer les générations à venir, le danger nucléaire, non seulement sème le désordre dans toutes nos activités qui comptent sur leur existence, mais il perturbe également nos relations avec les générations passées ». Il précise plus loin: « Le présent est le pivot sur lequel oscillent futur et passé ; et si le futur se perd, le passé tombe aussi » (cf. Jonathan Schell, The fate of the Earth, Avon Books, New York, 1982, p. 165-166, et en général tout le chapitre The Second Death).
Le second aspect du problème est politique, puisque politique est le choix entre ces deux modes de vie. Il s’agit de choisir entre deux conceptions opposées du pouvoir et de l’État: d’une part, l’État actuel, qui attribue à certains hommes le pouvoir de fabriquer, d’installer et d’employer n’importe quel type d’armes ; d’autre part, une forme nouvelle d’État, universelle et articulée, qui accorde à l’humanité tout entière le monopole du contrôle légal de la force physique (en l’absence de quoi, toute tentative de désarmement serait destinée à l’échec). Pris sous l’angle des décisions, ce choix concerne les puissants de la terre, mais pris sous l’angle du consensus et du dissensus, il concerne tous les hommes et il faut souligner l’insuffisance des campagnes qui visent à conjurer tel ou tel risque immédiat de conflit, ou à réduire le nombre des missiles, etc. Avec de telles actions on reste encore dans le monde qui a créé, et qui chaque jour recrée, le danger de la catastrophe nucléaire ; elles ne nous permettent pas non plus d’éliminer ce danger, ni d’affronter la nécessité de nouvelles formes de pouvoir et d’État pour redonner à la vie humaine le sens du futur et celui du passé.