IV année, 1962, Numéro 4, Page 287
La situation de l’Occident et
l’unité européenne
1. — Les modifications dans la situation de l’Occident.
L’actuelle situation européenne ne peut être comprise si l’on n’a pas présentes à l’esprit les deux modifications profondes l’une militaire et l’autre économique, qui ont altéré les rapports entre les Etats de l’Occident et en particulier entre les Etats-Unis d’Amérique et les pays du continent européen.
Le premier de ces changements consiste dans la fin du monopole atomique nord-américain. Aussi longtemps que les Etats-Unis ont maintenu le monopole des armements nucléaires, ils ne se sont pas trouvés en butte à la menace dirigée contre leur sécurité nationale. Par conséquent, ils pouvaient utiliser ce monopole contre toute tentative soviétique d’envahir l’Europe occidentale. Leur formidable avantage militaire permettait aux Américains de défendre les Européens en brandissant la menace atomique sans mettre en péril directement et massivement leur sécurité. La situation s’est modifiée de façon substantielle au fur et à mesure des progrès rapides que l’Union Soviétique a faits dans la construction des engins nucléaires et des moyens nécessaires à leur lancement.
Kissinger[1] a divisé la seconde après-guerre, sous cet angle, en quatre phases: 1: la période pendant laquelle les Etats-Unis possédaient le monopole atomique et le monopole des moyens de lancement ; 2: la période pendant laquelle, le monopole atomique ayant pris fin, ils conservaient encore un avantage écrasant dans les moyens de lancement ; 3: la période pendant laquelle l’Union Soviétique commençait à développer un système suffisant de moyens de lancement, mais les Etats-Unis maintenaient encore un net avantage, grâce à la supériorité quantitative et à la distribution stratégique des bases ; 4: la période pendant laquelle soit pour le nombre des armes, soit pour les moyens de lancement, les capacités des deux camps ont commencé à se rapprocher, et où, dans certaines catégories, l’Union Soviétique est même passée en tête. Le résultat, c’est que la force de dissuasion américaine est maintenant contrebalancée par la force de dissuasion soviétique. Une guerre nucléaire totale signifie non seulement la destruction d’une grande partie de l’Union Soviétique, mais également, et dans le même temps, la destruction d’une grande partie des Etats-Unis. Dans cette situation, comme l’a justement fait observer le général de Gaulle dans sa conférence de presse du 14 janvier, « personne dans le monde, en particulier personne en Amérique, ne peut dire si, où, quand, comment, dans quelle mesure les armements nucléaires américains seraient employés à défendre l’Europe ».[2]
Le second changement dans la situation de l’Occident est de nature économique et consiste dans le formidable développement de l’économie des six pays du Marché commun, parallèlement à la période prolongée de récession de l’économie américaine et au déficit préoccupant dans la balance des paiements des Etats-Unis. Un tel changement est trop connu pour qu’il soit besoin de s’y arrêter longtemps. Il suffira de rappeler que de 1957 à 1961 l’ensemble des revenus nationaux des Six a augmenté d’environ 21% pendant que le revenu national américain a seulement augmenté de 10% environ (et celui de la Grande Bretagne de 11%) ; que le revenu national de la France et celui de l’Allemagne ont dépassé tous deux, en 1961, le revenu national britannique ; que de 1951 à la fin du troisième trimestre de 1962 les disponibilités en or et en valeurs étrangères ont monté en Europe continentale de 7,445 à 24,420 milliards de dollars, alors que celles des Etats-Unis sont tombées de 22,873 à 16,532 milliards de dollars (et les britanniques sont montées seulement marginalement de 2,374 à 2,798 milliards de dollars).[3] Ces dernières années la balance des paiements des Etats-Unis d’Amérique, sous le poids des énormes engagements que ce pays doit assumer sur le plan international, a enregistré un déficit préoccupant. D’une part l’économie européenne — sur la base de son unité de fait, rendue juridiquement opérante par le Marché Commun — s’est extraordinairement développée et représente désormais une puissance mondiale de tout premier plan. D’autre part l’économie américaine se trouve devoir affronter de sérieuses difficultés. Cette nouvelle situation économique tend à modifier les rapports de pouvoir entre l’Europe et l’Amérique.
Les deux profondes modifications, économique et militaire, que nous avons examinées ont placé le monde occidental dans une situation nouvelle, dans laquelle l’Europe s’est très enrichie mais ne peut plus se confier aveuglément à la défense de la seule force nucléaire américaine, alors que l’Amérique est placée devant la nécessité absolue de penser avant toute autre chose à sa propre défense au moment même où elle commence à avoir besoin de la puissance économique européenne.
2. — La politique de Kennedy et la politique de de Gaulle.
La nouvelle situation dans les rapports entre Etats-Unis d’Amérique et Europe occidentale a provoqué des frictions et des oppositions entre la politique de Kennedy et celle de de Gaulle, et a mis en crise l’O.T.A.N.
D’une part l’administration Kennedy, ayant bien conscience qu’une guerre atomique provoquerait d’énormes destructions pour l’Amérique, propose une nouvelle stratégie militaire de l’Occident dont la prémisse est la possibilité d’une guerre locale conventionnelle en Europe. Les Européens devraient renforcer de toutes leurs forces les troupes et les armements conventionnels, de façon non seulement â contenir le premier choc de l’invasion soviétique avant l’intervention nucléaire américaine, mais aussi à pouvoir mener avec succès une guerre locale aux proportions limitées. Le « bouclier » nucléaire devrait continuer à dépendre des seuls Américains, et n’intervenir que dans le cas où la situation deviendrait tellement dangereuse qu’on ne pourrait moins faire. C’est la stratégie dite de l’« escalation », dont la raison d’être est de rendre suffisamment élastique la ligne frontière entre les deux blocs, même en Europe, et en définitive de rendre possible une localisation des conflits, et beaucoup moins probable une guerre nucléaire totale qui engloberait immédiatement et de façon dramatique les Etats-Unis.[4]
En même temps, les difficultés économiques des Etats-Unis, notamment le déficit de la balance des paiements, jointes à la croissance des six pays du Marché commun, poussent le gouvernement américain à demander un plus grand effort financier à ses alliés européens, aussi bien concernant les dépenses dans le domaine de la défense que l’aide aux pays sous-développés. Mais, surtout, la modification de la balance économique entre l’Amérique et l’Europe pousse le gouvernement américain, dans le but de donner un sang nouveau à l’économie affaiblie de son pays, à proposer une politique économique libre-échangiste entre les Etats-Unis et l’Europe. Une telle politique voudrait en somme créer graduellement un grand marché économique pour l’Occident tout entier. Ce dessein est en contradiction avec l’existence d’un tarif extérieur assez élevé commun aux Six, et considère le Marché commun comme un point de départ pour la création d’une très vaste zone de libre-échange.
Au même moment en Europe continentale, en Allemagne et surtout dans la France de de Gaulle, s’est formée une ligne de conduite qui contraste avec celle de l’Amérique. Tandis que le gouvernement américain voudrait maintenir le droit de dire le dernier mot au sujet de la guerre et de la paix nucléaire, tout en rendant vigueur à l’économie américaine au moyen d’un accroissement des échanges avec l’Europe occidentale, l’Allemagne et la France ne supportent pas de jouer le rôle militaire de domestiques et essaient, en conséquence, de donner également un tour politique et militaire à la puissance économique du Marché commun.
Du point de vue militaire l’Allemagne et la France n’acceptent pas le rôle de combattants d’une éventuelle guerre conventionnelle en Europe. Comme l’a dit Adenauer dans une interview, pour les Européens il ne s’agit pas de savoir de quelle façon ils se battront, mais de quelle façon ils pourront éviter de se battre. Cela implique l’armement nucléaire qui dissuade l’Union Soviétique d’une invasion éventuelle. C’est pourquoi le gouvernement français, qui avait commencé à travailler à la construction des engins nucléaires après le camouflet de Suez, a élaboré un plan intensif et extensif d’armement atomique ; et il n’acceptera pas d’intégrer ses moyens nucléaires dans une O.T.A.N. au sein de laquelle les dernières décisions sont entre les mains des Américains. A ceux, qui soutiennent l’inutilité d’une force atomique française qui ne pourrait jamais atteindre le niveau de celle des Américains et des Soviétiques, de Gaulle objecte l’énorme puissance de destruction qu’auront les moyens nucléaires français, si limités soient-ils.
Mais le fondement des bombes atomiques françaises est constitué par la puissance économique du Marché commun. C’est l’unité économique des Six, et en premier lieu la réconciliation et l’intégration économique franco-allemande, qui forme la base économique de la construction d’une force atomique indépendante en Europe. C’est pourquoi, dans la vision de de Gaulle, l’intégration économique européenne est étroitement liée au problème de la stratégie militaire ; le Marché commun est l’embryon, non pas d’une zone de libre-échange qui regrouperait tout l’Occident, mais d’une confédération politique et militaire européenne.
On comprend par conséquent pourquoi le point de friction entre la politique de Kennedy, et celle de de Gaulle a été constitué par la rupture des négociations, sur l’initiative de la France, entre les Six et la Grande-Bretagne, au sujet de l’adhésion de cette dernière au Marché commun.
3. — La Grande-Bretagne et le Marché commun.
La Grande-Bretagne n’a jamais voulu se lier étroitement au continent dans la seconde après-guerre. La chose s’explique aisément. Elle n’a pas perdu la seconde guerre mondiale, comme l’Allemagne et l’Italie. Elle n’a pas vu son propre territoire envahi par l’ennemi, comme la France. Bien que profondément affaiblie par les bombardements aériens, la Grande-Bretagne sortait victorieuse de la seconde guerre mondiale, et sans avoir été touchée par cette profonde crise de l’Etat qui avait frappé et qui frappait encore, en même temps que l’Italie et l’Allemagne, la France. Pendant quelque temps encore les Britanniques eurent presque l’illusion de représenter, auprès de l’Union Soviétique et des Etats-Unis, une troisième puissance mondiale. En outre, à travers le Commonwealth, la Grande-Bretagne gardait encore la possibilité d’exercer une grande influence dans de nombreuses zones du monde et elle conservait des liens étroits et importants, sur le plan économique et politique, avec ses colonies et ex-colonies. Paradoxalement, cette position insulaire et cette prédominance sur les océans qui, pendant des siècles, avait permis aux Britanniques d’exercer la fonction d’aiguille de la balance dans l’équilibre européen des Etats, sans que leur territoire ait été jamais directement menacé, formait, tout en déclinant rapidement et en tendant à disparaître, un rideau fait autant d’illusions que de demi-réalités, qui empêchait la Grande-Bretagne de se rendre pleinement compte de la nouvelle situation dans laquelle elle aurait dû se trouver depuis longtemps.
De la sorte, tandis que les six pays du continent européen devaient nécessairement passer par l’unité économique de fait et ses structures juridiques pour reconstruire et développer leur potentiel économique, la Grande-Bretagne ne participa ni à la C.E.C.A. ni à la C.E.E. Elle essaya au contraire par tous les moyens d’entraver le fonctionnement de la C.E.E. Elle se sentit en mesure de mener son économie toute seule, grâce aux liens étroits conservés avec le Commonwealth et avec l’Amérique, plutôt que de participer au processus d’intégration économique de l’Europe qui se développait sur le continent. En politique étrangère, si l’on devait bien vite s’apercevoir que les seuls protagonistes réels de l’équilibre mondial du pouvoir étaient l’Union Soviétique et les Etats-Unis, le gouvernement anglais continua cependant à cultiver l’illusion de pouvoir compter de façon importante dans l’équilibre mondial en se présentant comme une troisième force médiatrice. Il y eut une période au cours de laquelle ce fut presque un lieu commun, mais faux, d’accoupler la puissance nord-américaine avec les capacités britanniques dans les domaines de la négociation et de la diplomatie. Cependant la Grande-Bretagne, à un certain moment, dut abandonner jusqu’à l’idée de développer une force nucléaire indépendante, mais les rapports spéciaux d’amitié maintenus avec les Etats-Unis lui permirent de conserver, au moins verbalement, un « deterrent » indépendant avec leur aide généreuse.
Toutefois, peu à peu, la réalité devait montrer la situation britannique telle qu’elle est en fait. Le rythme du développement économique de la Grande-Bretagne se fit de plus en plus lent et essoufflé. Très vite se fit sentir un vaste malaise économique. Le problème du chômage s’aggravait de plus en plus. Les liens avec le Commonwealth n’étaient pas de nature à résoudre ce problème. Les Etats-Unis se trouvaient dans une longue phase de développement économique très ralenti. En même temps, par ailleurs, de l’autre côté de la Manche, l’économie des six pays du Marché commun se développait à un rythme remarquable, attirant les capitaux et les investissements américains qui, dans un premier temps, s’étaient portés de préférence sur le sol de l’Angleterre. Dans cette situation il devenait nécessaire de demander l’adhésion à la C.E.E. La chose fut d’emblée et, par la suite, toujours plus chaleureusement appuyée par les Etats-Unis qui la voyaient comme une façon d’entreprendre la réalisation de leur dessein de libre-échangisme atlantique et pour contrebalancer d’éventuelles tendances protectionnistes qui auraient pu se manifester dans la sphère des Six.
La Grande-Bretagne chercha donc à adhérer au Marché commun. Mais de Gaulle, préoccupé — comme Adenauer — par la défense de l’Europe, considérait la C.E.E. comme la base économique d’une confédération politique et militaire qui aurait dû voir le jour. Il proposa aux membres du Marché commun la constitution d’une confédération politique avant que la Grande-Bretagne y entrât, mais l’Italie et le Bénélux répondirent en substance de façon négative. Dans ces conditions de Gaulle aurait pu accepter l’adhésion anglaise seulement au cas où la Grande-Bretagne aurait décidé de participer activement, avec ses connaissances et ses ressources, à la construction d’une défense nucléaire européenne indépendante. Que pensait à ce sujet le gouvernement britannique ? Il se trouvait juste alors aux prises avec de sérieuses difficultés, du moment que les Etats-Unis avaient décidé d’abandonner le projet des Skybolt, qui devaient constituer le « deterrent » nucléaire anglais, et proposaient aux Britanniques une reconversion très coûteuse de la stratégie nucléaire anglaise, offrant les missiles Polaris qui, à la différence des Skybolt, nécessitaient des sous-marins atomiques comme base de lancement. Le « deterrent » nucléaire anglais était différé de six ou huit ans, requérait des dépenses très importantes et étant intégré à l’O.T.A.N. devenait de moins en moins indépendant. A Nassau, aux îles Bahamas, Macmillan accepta l’offre américaine: cela signifiait que l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun n’aurait été qu’une façon de revigorer l’économie britannique, sans que les Anglais acceptent de participer à ce qui — dans la pensée de de Gaulle — était étroitement lié au Marché commun: la défense nucléaire indépendante de l’Europe. Le résultat inévitable fut le veto que la France opposa à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun.[5]
4. — Les deux politiques confédérales.
Partant de tout cela, on peut facilement voir combien est profondément fausse l’idée selon laquelle l’exclusion de la Grande-Bretagne de la C.E.E. représente un dangereux point d’arrêt dans le processus de l’intégration politique européenne. A la clôture des négociations entre les Six et la Grande-Bretagne, le ministre italien Colombo exprima effectivement cette opinion, qui par la suite a été répétée d’innombrables fois et de toutes parts de façon totalement dépourvue d’esprit critique. On est allé jusqu’à comparer la fin des négociations de Bruxelles à la chute de la C.E.D. La vérité est bien différente. Les deux politiques qui se sont affrontées à Bruxelles sont en réalité deux politiques confédérales, c’est-à-dire ne tendant pas à l’unité effective de l’Europe ; et des deux, la plus favorable à l’unité politique de l’Europe, même si c’est indirectement, est celle de de Gaulle. D’un côté l’entrée de la Grande-Bretagne dans la C.E.E. aurait représenté un élargissement de la confédération économique déjà existante ; et dans le même temps la dilution du cadre des Six (où la crise de l’Etat national est très avancée) dans la perspective d’une zone de libre-échange atlantique sous le leadership nord-américain. D’un autre côté, l’exclusion de la Grande-Bretagne et le pacte franco-allemand qui s’ensuit représentent une tentative de construire une confédération politique et militaire en Europe continentale ; et de ce fait la tentative de consolider le cadre des Six (et surtout de l’entente franco-allemande, qui est le cœur de ce cadre), sous le leadership des deux Etats les plus forts, la France et l’Allemagne.
Les deux politiques confédérales en question correspondent ponctuellement à ces modifications foncières dans la situation de l’Occident que nous avons analysées au début de cet article. A Bruxelles, en fait, se sont affrontées la politique de Kennedy et celle de de Gaulle: l’exigence américaine de maintenir le leadership de l’Occident et l’exigence française (et même si c’est de façon voilée, allemande) de constituer une force nucléaire indépendante pour défendre l’Europe. La partie n’est pas encore terminée, même si de Gaulle a gagné la première manche. En réalité les deux exigences qui sous-tendent les deux politiques qui se sont affrontées à Bruxelles sont relativement permanentes. D’une part l’Europe ne peut se défendre aujourd’hui sans l’aide américaine. D’autre part la défense atomique, désormais douteuse, de l’Europe par l’Amérique, fait naître une force atomique indépendante en Europe. La permanence de ces deux données de fait permet de prévoir avec une raisonnable tranquillité que les deux politiques aujourd’hui présentes en Occident se résoudront très probablement dans une formule de compromis. Kennedy devra, tôt ou tard, admettre une force atomique indépendante en Europe. De Gaulle devra, tôt ou tard, consentit à la formation d’une zone atlantique de libre-échange.
Quelle signification ont ces deux politiques pour la création d’une unité politique effective de l’Europe, c’est-à-dire pour la construction de la Fédération européenne ? Sous cet angle, c’est-à-dire par rapport au problème fondamental de l’Europe, ces deux politiques sont structuralement inadéquates et fallacieuses. Même si celle de de Gaulle conserve le seul cadre politique dans lequel il est aujourd’hui possible de construire l’Europe (celui des Six), elles sont toutes les deux des politiques confédérales. Ce sont des politiques basées sur la convergence temporaire et provisoire des intérêts d’Etats indépendants et souverains. Ce sont des politiques qui, pour fonctionner, impliquent l’hégémonie politique et militaire — plus ou moins voilée — d’un Etat ou de plusieurs sur les autres. Ce sont des politiques profondément antidémocratiques, parce qu’elles assignent à des gouvernements et des ministères des affaires étrangères — européens ou non — ou à des organismes technocratiques les problèmes fondamentaux (de la défense, des rapports avec le reste du monde, de la politique économique) qui relèvent exclusivement de la compétence du peuple européen.
5. -La question de la démocratie et la solution fédérale.
La dernière observation du paragraphe précédent, le caractère antidémocratique des deux politiques confédérales qui se sont affrontées à Bruxelles, nous permet de faire justice d’un autre lieu commun des plus répandus dans l’opinion publique et dans la presse européenne, surtout celle des partis nationaux de gauche: que l’entrée de la Grande-Bretagne dans la C.E.E. aurait rendu celle-ci plus démocratique qu’elle n’est présentement. La chose est en vérité insoutenable. Toute confédération est par nature antidémocratique, si par démocratie on entend une large influence organisée du peuple sur la classe politique et sur le gouvernement. Comme nous l’avons observé, dans une situation confédérale, en Europe — et dans quelque confédération que ce soit — les questions fondamentales qui influencent de façon décisive le destin des Européens ne sont pas soumises à leur contrôle démocratique, mais sont débattues et décidées (le plus souvent elles ne le sont pas) dans les ministères des Affaires étrangères et dans des organismes technocratiques qui n’ont aucune responsabilité politique à l’égard du peuple européen. C’est pour cette raison qu’on ne peut établir de discrimination entre confédération et confédération au moyen de leur qualification démocratique. La seule façon de construire une démocratie européenne est celle qui consiste à ne pas accepter les politiques confédérales et à fonder la Fédération européenne.
Arrivés à ce point, il nous semble entendre un chœur d’objections provenant de tous les partis démocratiques nationaux de gauche: mais n’est-il pas vrai, par hasard, que la France de de Gaulle, et aussi l’Allemagne d’Adenauer, sont plus autoritaires que la Grande-Bretagne ? Oui, c’est vrai. Même si l’on ne tombe pas dans la vieille erreur, vraiment trop vieille, dans laquelle sont tombés encore une fois tant d’hommes de la gauche démocratique, identifiant la démocratie avec le parlementarisme ; même si on a la ferme conviction (et combien de démocrates ne l’ont pas tout à fait !) qu’il n’existe pas une influence considérable de l’opinion publique et du vote populaire sur le gouvernement hors d’un cadre d’institutions gouvernementales stables avec un exécutif suffisamment fort ; même quand on se rend compte du fait qu’en Europe continentale le parlementarisme a, d’un côté, trop affaibli l’exécutif pour pouvoir fonder des institutions démocratiques, et, d’autre part, que le renforcement de l’exécutif a toujours fini par enlever de l’autorité au parlement ; même en tenant compte de tout cela, on ne peut pas nier que le régime gaulliste ait des caractéristiques antidémocratiques, et on ne peut pas non plus admettre que la démocratie allemande soit saine et vigoureuse.
Mais quel sens cela a-t-il ? Le problème peut être divisé en deux: la question de la démocratie européenne et celle de la démocratie de chaque Etat national. Sous le premier angle de vision (la démocratie européenne) l’affirmation ci-dessus est valable. Qu’une confédération soit composée de tels ou tels Etats ne change pas le fait que toute confédération est, du fait de sa structure, antidémocratique.
Sous le second angle de vision (la démocratie de chaque Etat européen pris à part) l’expérience devrait nous avoir enseigné suffisamment que le cadre national n’admet pas le développement d’un Etat démocratique. Pendant un certain temps, les guerres entre les Etats favorisèrent la transformation des nations européennes du continent en organismes politiques toujours plus centralisés et parfois décidément autoritaires. Maintenant c’est la contradiction entre la vie économique, scientifique, technologique et même militaire, qui se développe au niveau européen, et les étroits cadres politiques nationaux qui produit le même effet: les problèmes fondamentaux sont de dimension européenne alors que les pouvoirs politiques sont nationaux et deviennent de plus en plus antidémocratiques pour se maintenir. C’est pourquoi nous assistons aujourd’hui en Europe continentale à un processus de lente mais progressive dégénérescence de la démocratie, plus voyante dans les deux Etats les plus puissants: l’Allemagne et la France. La Grande-Bretagne n’en est qu’au début de cette évolution: ce n’est que maintenant que s’y manifestent les premiers signes de crise du système du bipartisme.[6] Tout cela est vrai. Mais tout cela, nous dit encore une fois que le problème de la démocratie n’est plus en Europe un problème relevant de chaque Etat pris à part, mais un problème qui n’a sa solution que dans des dimensions européennes. Le processus de dégénérescence de la démocratie ne s’arrête pas avec une certaine politique à l’intérieur d’un Etat national ni avec telle politique étrangère définie par un ou plusieurs Etats nationaux. Il ne s’arrête qu’avec l’édification de la démocratie fédérale européenne.
Pour conclure, donc, nous pouvons résumer la situation européenne pour les fédéralistes de la façon suivante. Les forces politiques normales, les gouvernements et les partis, présentent deux politiques confédérales opposées. Elles sont très probablement destinées à trouver un compromis, parce qu’elles sont fondées sur des données de fait relativement permanentes dans la situation de l’Occident. Elles ne résolvent pas le problème de l’unité politique de l’Europe, parce qu’elles ne peuvent pas dépasser le niveau confédéral. Pour la même raison, elles ne peuvent arrêter et retourner le processus de dégénérescence de la démocratie. C’est pourquoi les fédéralistes ne se mettent pas au service de l’hégémonie nord-américaine. Et qu’ils ne se mettent pas non plus au service de l’hégémonie franco-allemande. Ils maintiennent une opposition inflexible à ces deux politiques. Ils n’ont cure de se mettre à la remorque des forces politiques normales, qui ne peuvent pas dépasser le niveau confédéral, mais de construire une force populaire révolutionnaire qui déchaîne la lutte pour la Fédération européenne. Une force révolutionnaire qui constitue le « fédérateur ».
Le Fédéraliste
[1] Voir Henry A. Kissinger, The Necessity for Choice (Prospects of American Foreign Policy), New York, Harper & Brothers, 1961, chap. II.
[2] Voir Le Monde du 16 janvier 1963, p. 3.
[3] Ces données ont été en partie rapportées par le Dr. Franco Bobba, Directeur général des Affaires économiques et financières auprès de la Commission de la C.E.E., dans sa relation à la « Réunion des revues italiennes sur les problèmes du Marché commun », qui s’est tenue à Rome les 14 et 15 décembre 1962. Voir, pour les autres données, l’article de fond du Times de Londres ayant pour titre « The Springs of Power », du 22 janvier 1963.
[4] Encore récemment le Secrétaire à la Défense des Etats-Unis, Mr Robert McNamara, a affirmé que, tandis qu’une attaque massive, déclenchée par l’Union Soviétique contre l’Europe occidentale, susciterait la réaction atomique américaine immédiate, on peut toutefois concevoir des circonstances dans lesquelles, à une attaque soviétique moins violente, on pourrait répondre avec les armes conventionnelles pendant quelques jours ou pendant quelques semaines (voir le compte-rendu du Times de Londres du 30 mars 1963, p. 7). Il est légitime de se demander quelles sont ces circonstances, et si, dans une situation de grande vulnérabilité nucléaire des Etats-Unis, les limites du conflit conventionnel seraient vraiment de quelques jours ou de quelques semaines.
[5] La Grande-Bretagne, qui n’a pas subi et qui ne subit pas la profonde crise de l’Etat et de la démocratie qui a caractérisé et qui caractérise encore les principaux pays du continent européen, n’a pas participé à l’intégration économique européenne, mais elle a, au contraire, suivi la ligne de moindre résistance tracée par sa vitalité relative persistante et par ses liens avec les pays du Commonwealth et avec les Etats-Unis. Ce n’est que lorsque le Marché commun s’est révélé efficace et solide qu’elle a tenté d’y entrer. C’est pour les mêmes raisons que la Grande-Bretagne n’a jamais participé et ne participera pas, à la tentative de former l’unité politique de l’Europe. Très vraisemblablement elle ne jugera utile d’adhérer à l’unité politique de l’Europe que lorsque la Fédération européenne sera née sur le continent et se sera révélée efficiente et solide. En effet, même au cours des négociations en vue de l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, toute la classe politique anglaise — tant la majorité conservatrice que l’opposition travailliste — n’a pas perdu une seule occasion d’affirmer que la Grande-Bretagne n’avait et n’a aucune intention de participer à quelque chose de plus qu’à une confédération entre Etats qui n’enlève rien à la souveraineté des Etats membres.
[6] Ce fait prouve encore une fois, si cela est nécessaire, que ce n’est que dans le cadre des Six que la crise de l’Etat et de la démocratie est si avancée qu’elle offre la possibilité d’édifier une fédération européenne ; tandis que la Grande-Bretagne a encore la vitalité nécessaire pour continuer à vivre (même en subissant un processus de lent déclin et de dégénération) en tant qu’Etat relativement efficient et en tant que démocratie.