LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VII année, 1965, Numéro 2, Page 108

 

 

LA CRISE DE L’ETAT EN EUROPE OCCIDENTALE
 
 
Les Etats européens, sous la forme qu’ils ont reçue à la fin de la seconde guerre mondiale, ne sont pas viables. En France, le déroulement de la campagne présidentielle démontre, sans l’ombre d’un doute, que la Ve République n’est pas un véritable régime constitutionnel, c’est-à-dire un Etat à l’assiette stable, mais seulement le masque du pouvoir personnel de de Gaulle. La logique de l’élection du président au suffrage universel, telle qu’elle apparaît aux Etats-Unis d’Amérique, aurait dû conduire à deux seules candidatures importantes et à la formation de deux grands courants d’opinion publique dans le pays. Mais il n’en est pas ainsi. Il n’y a qu’un candidat qui peut réussir, de Gaulle ; ce qui signifie que la Constitution ne fonctionne pas. L’heure de la vérité arrivant avec l’élection, c’est la force personnelle de de Gaulle qui se manifeste, et non celle de l’Etat. Il en résulte qu’avec la disparition de de Gaulle ce n’est pas seulement le gaullisme qui se dissoudra, mais aussi la Ve République. D’une façon ou d’une autre reviendra la IVe. Mais cette dernière a déjà démontré son impuissance, et son retour signifiera seulement la réouverture de la crise de l’Etat.
En Italie la crise de l’Etat est désormais un phénomène endémique. Dénoncée par les spécialistes de politique les plus sincères, manifeste dans la méfiance de la population, dans son mépris pour la classe politique et pour la haute administration, elle est désormais reconnue par les gouvernants eux-mêmes. Il y a peu de temps, le vice-président du Conseil des ministres, Pietro Nenni, a dit : « Les Italiens, même les plus pessimistes, n’ont pas la moindre idée de la nature de l’Etat. Un Etat immense et impuissant, fort avec le faible et incapable d’imposer sa volonté aux puissants, un labyrinthe gouverné par des lois et des règlements absurdes et inconnus de la plupart, avec des contrôles infinis qui ne contrôlent rien, avec une machine pléthorique et très lente, avec un budget illisible où l’on tente à peine maintenant de mettre un minimum d’ordre ».
D’autre part, en Allemagne on assiste à un phénomène singulier. La tendance apparente vers le bipartisme, que l’on salua comme la preuve d’une évolution vers la stabilité constitutionnelle et démocratique (en règle générale, avec deux partis seulement, on obtient une alternance de gouvernements homogènes, c’est-à-dire la responsabilité de gouvernements efficaces, et l’on forme le peuple à l’opposition, c’est-à-dire à la démocratie), est en train de produire au contraire un résultat tout à fait opposé : l’absence d’alternative et la neutralisation de l’opposition. Les récentes élections ont bloqué pour le moment le projet de la « grande coalition », c’est-à-dire d’un gouvernement des démocrates-chrétiens avec les socialistes, mais ne l’ont pas tué. Il se présente encore comme l’aspiration de beaucoup et comme le seul changement possible de la politique allemande. Pour l’Allemagne, la chose semble naturelle. Mais que penserait-on de la situation de l’Etat en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, s’il s’y manifestait aussi une tendance de ce genre, les deux grands partis au gouvernement et aucune force consistante dans l’opposition ?
Dans ces crises qui ne concernent pas seulement la France, l’Allemagne et l’Italie, se manifestent évidemment les tares historiques des Etats européens et cela amène les spécialistes à chercher dans l’histoire de ces Etats la cause de leur crise. Mais s’il ne s’agissait que de cela, la pratique de la démocratie devrait, même lentement, guérir ces maux, tandis qu’en réalité ils s’aggravent. Le fait est que la cause de la crise est ailleurs. La société est en train de devenir européenne, tandis que les Etats sont restés exclusivement nationaux : c’est pourquoi ils sont en train de se transformer en coquilles vides, d’où la vie est absente. Désormais à l’écart du processus économique, ils ne fournissent plus une base pour disposer d’un pouvoir de décision à niveau international. Il est vain de tenter de les corriger, ou de poursuivre la chimère d’une alternative de régime à l’intérieur des nations. De Gaulle, pour ne nommer que le principal représentant du nationalisme, se bat sur le terrain européen, non sur le terrain national. Il faut vivre avec son temps, se rendre compte que l’alternative est en train de se former au sein de l’intégration européenne, opposer au vieux régime des Etats nationaux de l’ère préindustrielle un système moderne, la Fédération européenne.
 
Mario Albertini

 

 

 

 

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