LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XXX année, 1988, Numéro 2, Page 142

 

 

LUDWIG DEHIO
 
 
Bien que quarante ans soient déjà passés depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la conviction est encore largement répandue que les Allemands constituent un peuple tout à fait particulier. Du reste, c’est sur leur territoire que furent érigés les camps d’extermination, c’est là que le génie satanique de Hitler incarna le démon de la guerre hégémonique totale ; c’est encore là que la volonté nihiliste de puissance ourdit le dessein de détruire le système éthique de l’Occident. Voilà qui ne doit pas être oublié. En revanche, il faudrait ouvrir le débat pour savoir si ces cruautés sont la dérive naturelle de ce que l’on a appelé la Deutschtum.
Il est évident qu’il s’agit d’une absurdité, et de rien d’autre. Il suffit considérer que, parmi les Allemands, on compte Beethoven et Bach, Hölderlin et Goethe, Kant et Marx, Holbein et Cranach, que, depuis l’époque de la renovatio imperii, le territoire allemand a abrité la plus grandiose expérience juridique et politique supranationale que l’Europe ait connue depuis la chute de l’Empire romain ; que, parmi les grands Etats souverains, l’Allemagne est arrivée bonne dernière conjointement avec l’Italie et que, toujours avec l’Italie, elle a dû s’inspirer — en bien, mais aussi en mal — d’autres modèles déjà réalisés pour construire les institutions juridiques et politiques de l’Etat national.
Il est de fait cependant que, lorsqu’on parle de l’Allemagne, ces  données sont mises entre parenthèses ; de même que, lorsqu’on parle des nations anglo-saxonnes, les grandes patries de la liberté et de la rule of law, il est de coutume de mettre, avec désinvolture, entre parenthèses l’enrôlement, pas réellement volontaire, des pauvres et des ivrognes, le commerce triangulaire des esclaves, le travail des enfants dans les mines, le massacre des Peaux-Rouges, le Chicago des années vingt ; sans parler de Dresde ou de Hiroshima. Il est clair que, dans de tels cas, on se trouve confronté à de véritables refoulements sur le plan de la connaissance historique. Et, à vrai dire, lorsque Renan soutenait, avec juste raison, que l’idée de nation (en tant que représentation de l’unité, naturelle et non historique, d’un groupe possédant une langue, des traditions, une religion, etc., en commun) repose sur l’ignorance historique, on pouvait lui répliquer, avec tout autant de raison, que l’ignorance historique repose en grande partie sur l’idée de nation, une idée qui façonne le cadre de sélection des faits et le critère de leur interprétation.[1] Les grossières falsifications dont sont pétries les historiographies nationales en sont la preuve éclatante.
Il va de soi que le chemin le plus court que pourrait emprunter l’humanité pour connaître les misères de son passé national et régler ainsi ses comptes avec elles, est celui-là même que Kant a indiqué dans son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolite, un point de vue qui voit comme sujet de l’histoire le genre humain, comme champ de son action le monde entier, comme fil conducteur d’évènements qui sinon seraient dépourvus de sens, la marche de l’humanité en route vers sa propre auto-réalisation jusqu’à la paix perpétuelle.
Si ce point de vue a du mal à s’affirmer, cela ne dépend pas uniquement du fait, évident par ailleurs, que les idées ne gagnent jamais par elles-mêmes, mais aussi de ce que le refus de la nation comme catégorie de la connaissance historique implique le refus de la nation comme catégorie de l’action politique. De fait, ce ne sont pas là des attitudes différentes. Sans avoir à se prononcer sur la question, qui du reste n’est de pas marginale, des liens entre raison théorétique et raison pratique, il est difficile de ne pas partager le point de vue de Lord Acton lorsqu’il rappelait que « l’histoire universelle diffère de l’histoire des différents pays »[2] et surtout lorsqu’il soutenait que l’historien n’est qu’« un politicien au regard tourné vers le passé »,[3] voulant presque signifier par là que la recherche sur les choses du passé ne peut pas faire abstraction de l’attitude que l’on a vis-à-vis du présent. Selon ce point de vue, donc, toute innovation historiographique sérieuse dans le sens indiqué par Kant implique une nette rupture avec le comportement national.[4]
L’analyse historique de Ludwig Dehio en est une preuve.[5] Dehio n’était pas un militant fédéraliste. Mais, il a su rompre avec l’Allemagne. Lorsqu’en 1955 il écrivait son essai La politique allemande au carrefour, il ne faisait pas de doute pour lui qu’entre la valeur de l’unité et la valeur de la liberté, qui impliquait à son tour un choix rigoureux et ferme en faveur de la solidarité européenne et occidentale, il fallait sans hésitation choisir le camp de la liberté.[6] Mais, cet aspect du problème allemand, tel qu’il se présenta après la Deuxième Guerre mondiale, n’était que secondaire par rapport à celui qui constitua le point central de sa réflexion historico-politique, une réflexion qui l’a conduit à une rupture claire et nette avec l’historiographie nationale. En effet, ce qui l’a amené, à la fin du second conflit mondial, alors qu’il avait déjà atteint l’âge mûr, à s’occuper de la grande histoire est le problème de « la faute de l’Allemagne ». Dehio, qui pourtant ne s’est jamais trouvé compromis avec le nazisme, refuse catégoriquement de la reconnaître. Certes, on peut considérer que la tragédie de l’Allemagne tient à certains traits particuliers du passé allemand, à cette société, à cette culture, etc. Mais l’Allemagne — comme du reste les autres Etats qui participèrent au système européen des Etats — n’a jamais constitué un cadre exclusif du processus historique ni du processus politique et social.
Léopold Von Ranke avait déjà développé ce concept et mis en évidence combien le caractère des relations extérieures entre les Etats pouvait déterminer les aspects fondamentaux de leur constitution interne, plutôt que le contraire. Il en résultait que la plus ou moins grande concentration du pouvoir, la plus ou moins profonde militarisation de la société, le caractère autocratique ou libéral des institutions politiques et du droit, et jusqu’aux conditions de la lutte des classes, étaient déterminés par la situation — plus ou moins tendue — des relations internationales. Ce principe, qui se réclamait de la théorie de la raison d’Etat, c’est-à-dire de cette primauté que tout Etat doit reconnaître à la valeur de la sécurité sous peine de disparaître, renversait le principe aristotélicien selon lequel le gouvernement (et par conséquent, jusqu’à sa politique étrangère) n’est rien d’autre que le reflet d’une société, un principe qui a été substantiellement accepté par les idéologies libérale, démocratique et socialiste, lorsqu’elles ont imputé, en dernier ressort, l’agressivité ou le pacifisme des Etats dans les relations internationales à la nature de chaque régime. Si donc il n’y eut pas solution de continuité entre la politique prussienne et la politique allemande et l’Allemagne se montra autoritaire à l’intérieur et agressive à l’extérieur, jusqu’à envisager une guerre totale, cela s’explique avant tout par le fait que, comme la Prusse, le IIème Reich se trouva contraint d’œuvrer, dès sa naissance, dans un espace cerné de grandes puissances (la France à l’ouest, l’Empire des Habsbourg au sud et la Russie à l’est) ; il en vint donc, pour de simples raisons de survie, à mettre en œuvre de la façon la plus achevée les principes de l’« Etat-caserne » de Frédéric-Guillaume 1er. Il en fut de même, à plus forte raison, pour le IIIème Reich. A l’inverse, le Royaume-Uni, et sous certains aspects les USA, purent expérimenter le constitutionnalisme, le rule of law, le système des autonomies locales, l’enrôlement volontaire ; en d’autres mots, ils purent conserver un régime libéral uniquement parce que, jouissant de leur statut d’îles politiques, ils pouvaient se limiter à confier la sauvegarde de leur sécurité à leur flotte et à leur suprématie sur les mers.
L’histoire de l’Allemagne n’est donc autre, pour Dehio, qu’un aspect de l’histoire du système européen des Etats. La vie de ce système, qui s’était affirmé sur les cendres du système italien des Etats après que l’expansion turque et la découverte de l’Amérique eurent déplacé le centre de gravité politique de la Méditerranée vers l’Atlantique, n’est pas le fait du hasard. La loi première et fondamentale est celle de l’équilibre et de l’hégémonie. « Les Etats libres, souverains et concurrents appartenant au système européen, observe Dehio, ont toujours été d’accord sur un seul point : éviter l’unification de l’Occident sous l’hégémonie d’un seul d’entre eux et perdre ainsi leur propre souveraineté. Que l’on prenne l’Espagne, la France, l’Allemagne, c’est-à-dire les Etats tour à tour les plus puissants du continent, à la conquête d’une hégémonie stable, chacun d’entre eux se trouva confronté à de puissantes coalitions qui, par des guerres générales, réduisirent à néant ses tentatives. Quelle fut la raison profonde pour laquelle, pendant quatre siècles, ces coalitions remportèrent immanquablement la victoire ? Le secret tient au fait que ces grandes coalitions trouvèrent un appui invincible dans les puissances en marge de l’Europe, à l’est comme à l’ouest : tout d’abord, dans les puissances maritimes de l’Occident, puis dans les grandes puissances périphériques de l’Orient qui engagèrent dans la lutte contre la puissance hégémonique les forces grandissantes des territoires extérieures au système européen ; dans le premier cas, il s’agit des forces des territoires d’outre-mer et, dans le second, de celles du continent euro-asiatique. Voilà le grand secret de l’histoire moderne des Etats : de la périphérie de l’Europe et du monde extra-européen, de nouvelles forces pouvaient continuellement être jetées sur le plateau de la balance des grandes coalitions aussi longtemps que le moment critique n’était pas dépassé et tant qu’un équilibre instable n’était pas rétabli .[7]
La première révision historiographique d’importance que l’on peut tirer de cette observation est que la soif d’hégémonie de l’Allemagne ne fut en rien différente de celle de Charles-Quint, de Philippe II, de Louis XIV ou de Napoléon. Sa nature démoniaque relevait exclusivement de deux facteurs tout-à-fait nouveaux. Le premier concernait le développement des forces de production qui, avec la croissance toujours « en extension » du processus social, transférait le processus historique des espaces de plus en plus étroits de l’Occident européen aux espaces bien plus vastes des mers et des contreforts euro-asiatiques du vieux continent et mettait ainsi à la disposition de la puissance allemande des forces bien plus destructrices. Le second concernait la nature titanesque de la lutte que la croissance des forces extérieures au système imposait à qui voudrait se lancer dans l’aventure hégémonique, une aventure qui, en raison même de cette croissance, ne concernait plus seulement le continent. Il ne s’agit pas de facteurs marginaux : il s’agit au contraire de facteurs qui marquèrent le passage du système européen au système mondial des Etats. En ce qui concerne le premier facteur, Dehio, comparant le caractère solide de l’ordre institué à Vienne avec celui, beaucoup plus fragile, de Versailles, notait que « il est largement plus facile d’imposer un traité de paix à l’époque des diligences postales ou même à celle du chemin de fer qu’à l’époque du moteur à explosion », et observait que « nous sommes face à la dynamique de la civilisation moderne qui de ses forces explosives déchire les maillons fragiles du vieux réseau des frontières d’Etat européennes ».[8] Le second facteur est bien plus important, et tout en dépendant du premier il garde sa propre autonomie. Dehio nous en décrit le processus de maturation en termes succincts et précis. Il a déjà été question des deux situations typiques du système européen des Etats : d’un côté, la poussée hégémonique provenant d’Etats toujours plus puissants ; de l’autre côté, le retour à l’équilibre qui se rétablissait grâce aux coalitions et, surtout, à la contribution des puissances latérales au système. Mais, cette contribution des puissances latérales n’était pas sans coûter. Il était en effet dans la nature des choses que celles-ci en tirent profit et assurent de manière toujours plus forte leur expansion dans le monde extérieur, sans que pour autant le continent européen lui-même perde sa position dominante. L’avènement du Royaume-Uni, puis des Etats-Unis au niveau de puissance mondiale, et d’autre part le développement significatif de la Russie, furent en effet le prix payé par le continent pour pouvoir préserver la liberté de ses propres souverainetés individuelles et la liberté de son système d’équilibre.
Cela ne se manifesta pas très clairement durant les deux premiers siècles de vie du système, c’est-à-dire à l’époque où, nourries de la discorde européenne, les forces extérieures apparaissaient uniquement comme les garantes du système lui-même. A cette époque-là, la lutte contre l’hégémonie constituait le moment culminant de l’histoire européenne. « Depuis le dix-huitième siècle, écrit Dehio, c’est-à-dire depuis le renforcement de la Russie, dans le laps de temps qui sépare deux poussées hégémoniques, on vit apparaître à la lumière un deuxième état de fait qui peu à peu fit de l’ombre au premier : c’est la rivalité entre les puissances latérales, hors d’Europe mais aussi sur le territoire européen. En particulier, les deux puissances latérales tentèrent de devancer les tentatives hégémoniques d’une vieille puissance continentale européenne pour pouvoir entre-temps étendre leur domination dans le monde. Mais la puissance latérale russe aspirait en même temps à s’étendre aussi en Europe ; certes, elle appartenait au système politique de l’Occident mais elle était loin de s’identifier à la nature de l’Occident et, un territoire après l’autre, elle continuait à grignoter la marche orientale du monde européen. Voilà, résumées en quelques mots, les lignes fondamentales du jeu européen qui ont tenu bon du seizième siècle jusqu’en 1945. Ces lignes fondamentales suffisent à déterminer le moment où le jeu devait parvenir à sa fin : c’est celui où, la puissance russe et les puissances anglo-saxonnes s’étant désormais tellement détendues dans le monde, les puissances européennes toujours à l’étroit, malgré des luttes acharnées, à l’intérieur de leurs vieilles frontières, s’épuisèrent et furent réduites à la taille de nains. La vitesse à laquelle on parvint à cet état de fait n’a d’égale que celle avec laquelle les puissances mondiales s’emparèrent des forces d’expansion de la civilisation moderne, laquelle ne trouvait plus, dans le morcellement du camp européen où pourtant elle était née, la dimension propre à son expansion. Voilà où nous en étions en 1945. Le changement fut brutal même s’il était en gestation depuis longtemps. Devenu trop léger, le plateau européen de la balance s’éleva brusquement tandis que celui des puissances mondiales, à l’inverse, s’abaissait tout aussi brusquement. Les positions respectives des deux plateaux s’inversèrent totalement. Les événements européens n’étaient plus le centre des événements mondiaux ; au contraire, ces derniers se mirent à influencer les premiers. Le premier moment fondamental de l’histoire moderne européenne perdit de sa force puisque une lutte hégémonique conduite par une puissance du vieux contient européen sort désormais de notre horizon. Le second moment fondamental, la rivalité des Anglo-Saxons et des Russes, est sans conteste devenu prédominant désormais en Europe et dans le monde. D’un côté, l’édifice européen n’est plus qu’un amas de gravats sans forme ; de l’autre, il se dresse telle une ruine plus ou moins délabrée ; mais le toit commun du vieux système d’équilibre a totalement disparu ».[9]
Par souci de rigueur, il faudrait aussi observer que Dehio, comme cela apparaît à la lecture de l’essai que nous reproduisons in extenso ci-après, avait correctement compris que le caractère totalement nouveau, vu l’horreur de certains de ses aspects, de la seconde tentative hégémonique allemande, un caractère qui correspond à celui, totalement nouveau lui aussi, du système politique dans lequel il se manifesta, avait déjà donné des signes annonciateurs au moment du changement de politique de Guillaume II (il suffit de penser à la loi pour la flotte de 1900), était apparu en toute clarté au cours du premier conflit mondial avec l’intervention américaine de 1917, et, enfin, avait même été compris sans ambiguïté par Wilson, au cours des négociations pour la paix, lorsqu’il formula le projet de la Société des Nations.
Et, en vérité, si le paradoxe n’était pas du côté des faits, comme malheureusement c’est bien souvent le cas, il aurait fallu, pour résoudre un conflit d’extension mondiale, instaurer un nouvel ordre lui aussi d’extension mondiale .Il n’en fut pas ainsi : d’un côté, le désengagement américain de la Société des Nations et de l’autre, l’incapacité de la Russie, engagée dans la révolution, d’assumer la fonction mondiale qui lui revenait, firent concevoir aux Européens la folle illusion qu’on pouvait une fois de plus régler les comptes en Europe. Et il ne faut pas oublier que la France fut la première contaminée par cette folle illusion et — comme s’il s’agissait seulement de renverser la situation de 1870 — elle pensait pouvoir garantir l’ordre de Versailles par des mesures de nature exclusivement militaire (d’abord, les lourdes réparations de guerre, puis la ligne Maginot) ; la contamination gagna ensuite l’Italie, qui fut la première à s’engager dans la voie du césarisme ; enfin, en Allemagne, elle trouva en la personne de Hitler, le personnage le plus apte à l’incarner jusque dans ses replis les plus secrets. Ce ne fut donc pas la folie de Hitler qui conduisit l’Allemagne à la folie, ni la folie de l’Allemagne qui amena l’Europe à son auto-destruction. Il faut simplement renverser l’ordre de cet enchaînement des causes et des effets. Ce fut la folie de l’ordre européen — qui ne faisait que reproposer des situations éculées et de vieux schémas pour le comprendre et le contrôler, dans un monde devenu totalement nouveau — qui conduisit l’Allemagne à la folie, une folie dont les aspects démoniaques sont impitoyablement dénoncés dans l’essai reproduit ci-après. Et l’Allemagne ne fit que placer l’homme qui convenait au poste qui convenait.
La référence aux situations éculées et aux vieux schémas est certainement valable pour l’Allemagne également, même si elle fut le lieu où se manifesta une tragique combinaison de conscience de la nouveauté (la dimension mondiale du système politique) et de réponses surannées (la référence mécanique à la situation d’équilibre et d’hégémonie du modèle de Ranke). On retrouve cette combinaison, assez précisément, dans l’historiographie allemande qui, durant les deux premières décennies du XXème siècle, finit par offrir au pouvoir de solides éléments idéologiques justifiant la politique de Guillaume II tout d’abord, et la politique hitlérienne ensuite. C’est justement l’utilisation analogique du schéma de Ranke qui explique une erreur fatale. Le rôle du Royaume-Uni dans le système mondial étant tenu pour hégémonique et, par conséquent, guère différent en tant que tel de celui que jouait la France napoléonienne dans le système européen, le problème de la liberté des Etats à l’intérieur du système mondial impliquait simplement la lutte pour instaurer l’équilibre à ce niveau. Cette lutte fut conçue comme la mission de l’Allemagne et c’est sous cet éclairage que l’historiographie réinterpréta le sens de l’expérience de Frédéric le Grand, à l’époque de la guerre de Sept Ans. Otto Hintze écrivait à cet égard : « il s’agit de voir si nous réussirons à présent à nous imposer comme l’une des puissances mondiales, de même qu’il s’agissait alors de nous hisser au rang de puissance européenne ». Un même espoir était partagé : que celui qui aurait pris la tête de cette lutte aurait reçu l’appui solidaire de tous les pays opprimés dans les parties les plus disparates du globe. C’est encore dans les écrits de Hintze qu’on retrouve l’expression la plus claire de cette hallucination ; en effet, il en vint à dire : « Nous espérons que tôt ou tard d’autres peuples aussi, qui aujourd’hui se trouvent sous le joug de la suprématie maritime anglaise, prendront la décision de le secouer. A l’équilibre de la terre ferme, il faut ajouter l’équilibre sur les mers ». Ou encore : « Les effets de l’armement naval allemand seront d’abord perçus aux confins du Pacifique. Le Japon développe actuellement sa puissance et bientôt nous entendrons ce mot d’ordre : ‘l’Asie aux Asiatiques’. La révolte de l’Islam va dans le même sens. Le rêve de domination mondiale de la race blanche est sur le point de prendre fin ». Ces jugements portés sur la mission de l’Allemagne étaient en grande partie communs à des personnages comme Hans Delbrueck, Max Lenz, Hermann Oncken, Erich Marcks et jusqu’à l’amiral Von Tirpitz et Friedrich Meinecke.
Il est clair que d’avoir sous-estimé le rôle déterminant que les puissances latérales ont eu dans le rétablissement de l’équilibre à l’intérieur du système européen rendait inefficace l’analogie avec le système européen des Etats et trompeuse l’utilisation du modèle de Ranke. La preuve des faits ne se fit pas attendre. Pour défier la puissance insulaire, le IIème Reich fut contraint une fois encore à rechercher l’unité du continent, une unité qui était indispensable pour déplacer la totalité des forces du front terrestre au front maritime. Il en résulta que les premiers actes de cette mission de libération furent l’ouverture des hostilités avec la France et l’invasion de la Belgique ! Cependant, ni ces faits, qui reproposaient avec cruauté un scénario tragiquement célèbre de l’histoire du système européen des Etats, ni l’isolement persistant au cours du conflit, ni enfin la défaite militaire, ne purent imposer une révision profonde des termes fondamentaux du problème allemand dans le cadre du problème européen et, désormais, mondial. Au contraire, cette conception de la mission de l’Allemagne survécut à Versailles parce que, justement, l’historiographie allemande refusa de comprendre les raisons profondes de la défaite, préférant, avec sa théorie des erreurs réparables et non répétables, persister dans son rôle de légitimation du nationalisme allemand et de ses aspirations hégémoniques et impérialistes.[10] Il convient par ailleurs d’observer que si, sous certains aspects, ces erreurs tragiques de l’historiographie allemande constituèrent le terrain de culture où purent prendre corps des professions de foi aussi incroyables que celles de Max Weber et de Otto Hintze qui sont rapportées dans l’essai reproduit ci-après, sous d’autres aspects l’Allemagne sut exprimer, avec Wilson, la conscience de la nouvelle dimension mondiale du système politique et, par voie de conséquence, de la dimension mondiale qu’il fallait offrir aux nouveaux problèmes. La réponse allemande se révéla illusoire et celle de Wilson inadaptée. Mais il est de fait que les fédéralistes, de Luigi Einaudi à Lord Lothian et Lionel Robbins, firent justement référence à ces deux positions lorsque, à l’époque de l’entre deux guerres, ils désignèrent, seuls en cela, la Fédération européenne comme le seul objectif capable de pacifier l’Europe, d’instaurer un équilibre articulé et d’ouvrir la voie à la fondation du gouvernement mondial. Le reste en effet n’était que bavardage, tragique bavardage d’hommes du passé.
L’Allemagne est donc le nœud de la tragédie européenne. Elle s’est trompée et elle a été anéantie. Mais les autres Etats européens n’ont pas connu de sort différent, y compris ceux qui « bien qu’étant sortis vainqueurs de la guerre, sont tout de même des vaincus ».[11] Et « le vaincu » fait observer Dehio avec perspicacité, « abandonne trop facilement au vainqueur toutes les responsabilités ».[12] Ou encore : « On tend trop facilement vers un nihilisme arrogant et indolent, vers la combinaison d’un orgueil arrogant et d’un scepticisme plaintif, vers la tentative de rester à l’écart même lorsqu’il s’agit de son propre destin ».[13] Et enfin, avec des mots qui se révèleront d’amers présages : « …la politique extérieure va jusqu’à prendre une physionomie parasitaire à l’égard de la puissance protectrice américaine et se sert de la protection que la politique américaine accorde pour se soustraire à elle et servir un particularisme purement égocentrique, dans le vain espoir que ces particularismes vacillants s’additionnent arithmétiquement et introduisent une troisième force entre les géants du monde ».[14]
Dehio conclut que « le dénominateur commun de tous ces phénomènes éclatés est le concept d’agonie du système européen des Etats. Ce n’est qu’un amas de ruines, mais son esprit continue à vivre… Ainsi, les décombres de ce pont détruit émergent au centre du fleuve, gênant la navigation sans réussir à établir un gué utile pour passer d’une rive à l’autre ».[15]
Les conclusions auxquelles parvient Dehio sont précises. La première concerne l’Europe, qui doit créer sans plus tarder une unité politique qui corresponde à son unité culturelle, fruit de l’empreinte commune de l’héritage classique et chrétien. Ce n’est qu’ainsi qu’elle pourra définitivement se libérer « de l’esprit d’un système d’Etats en agonie qui, avec les poisons des cadavres des structures passées, menace la création de nouvelles structures ».[16] La seconde concerne l’historiographie : « Lorsqu’au début nous avons écrit que l’histoire politique devait jouer un rôle incontournable dans la vieille Europe, nous voulions justement dire cela : l’histoire ne doit plus pointer vers la continuité comme autrefois, elle doit indiquer la rupture et abattre ce qui doit tomber ».[17] La troisième concerne le monde. Lorsque cette opinion fut émise, on se trouvait dans la phase la plus aiguë de la guerre froide, la phase qui caractérisa la naissance du nouveau système — bipolaire — mondial des Etats. Dehio avertissait qu’il fallait bien se garder « de déduire, des résultats de la lutte passée entre deux principes (l’hégémonie et l’équilibre), quelle sera l’issue d’une éventuelle lutte future » et, surtout, « de la tentation de prolonger simplement dans le futur ce qui existe déjà ». Ce qui revient à dire que la tâche de l’historien prend fin ici pour laisser place à l’espoir, à la foi et, si possible, à l’engagement politique : « Il serait téméraire de prédire par quelles voies, directes ou indirectes, la tendance à l’unification du globe, qui chaque jour devient plus petit, pourrait atteindre son but ; cependant, il est clair qu’elle n’y renoncera pas, même si on devait assister à ce miracle : que l’humanité expérimente, partout et au même moment, un changement dans sa façon de penser et abandonne le chemin de la civilisation et de la lutte pour le pouvoir, sur lequel, poussée violemment par le démon déchaîné de la volonté de vivre, elle avance avec fureur, malgré l’horreur qui, d’agir ainsi, la saisit ».[18]
 
 
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L’ALLEMAGNE A L’EPOQUE DES GUERRES MONDIALES*
 
L’Allemagne, après des années d’absence de la scène politique, reprend aujourd’hui une place où peut s’exercer plus authentiquement sa responsabilité.[19] Aujourd’hui plus que jamais elle a donc besoin d’avoir une vision claire de cette époque qui précéda son éloignement des responsabilités, l’époque des deux guerres mondiales. Dans la mesure où le débat doit se dérouler devant cette assemblée, j’essaierai de garder à mon exposé la brièveté de l’aphorisme ; c’est pourquoi je me contenterai de fixer certains points dont l’ensemble pourra tracer un tableau approximatif.
Que l’on me permette d’introduire une idée-guide qui me semble apte à faire fonction d’axe pour notre discussion d’aujourd’hui et peut-être même pour toute discussion sur ce sujet, si l’on veut, en dépassant le système de l’accusation et de la défense à propos de ce qui est arrivé, construire un cadre historique qui soit cohérent en lui-même. Je fais référence au concept de lutte pour l’hégémonie. Les deux guerres mondiales, en fait, sont reliées l’une à l’autre comme les deux actes d’un même drame qui, portés au plus haut degré de leur expressivité, révèlent tous les deux les signes caractéristiques bien connus des grands conflits auxquels sont associés les noms de Charles-Quint, de Philippe II, de Louis XIV et de Napoléon 1er.
Fonder cette thèse sur une analyse comparative des événements extérieurs, qui se sont déroulés dans le vaste domaine de la politique européenne en général, aurait pour effet de dépasser les limites de temps que nous nous sommes imposées. Il nous suffira ici de tirer parti de la connaissance de ces événements pour considérer plus particulièrement ce qui s’est passé en Allemagne à notre époque en nous attachant surtout aux développements internes. A ce propos, il nous faut aussitôt mettre en exergue, autant qu’il se doit, une seconde idée-guide qui se relie immédiatement et sans difficulté à la première : c’est la nature démoniaque du pouvoir. Ce n’est pas un hasard si ce concept a été imprimé de manière si tangible dans notre conscience lors du dernier conflit mondial, le dernier conflit hégémonique européen.
Et c’est justement par le fait de donner à ces idées-guide une place prépondérante que je commence à me détacher un peu de ceux qui n’en acceptent pas le sens, et plus particulièrement de ceux qui considèrent l’histoire allemande de notre époque dans une vision isolée, comme si obéissant au même déterminisme qui régit la croissance d’un arbre, notre histoire naissait elle-aussi de racines purement et exclusivement allemandes, négligeant ainsi les implications évidentes avec le monde qui nous entoure.
Je me détache tout autant de ceux qui, tournant le regard vers de plus vastes horizons, mettent l’accent en priorité sur les analogies qu’ils ont rencontrées ailleurs pour la même période. Ces deux manières de voir les choses contiennent chacune une part de vérité, cependant il faut les compléter. La première interprétation, tout particulièrement, qui considère l’Allemagne de manière isolée, et qui d’ailleurs est celle qui trouve le plus d’écho à l’étranger, tend trop à accentuer le particularisme allemand, tandis que la seconde au contraire court le risque de l’ignorer tout à fait. Or, tout esprit qui en Allemagne s’efforcera à nos côtés de fixer son attention sur la nature du pouvoir hégémonique de notre temps pourra espérer échapper à ces deux écueils. D’un côté il verra l’Allemagne qui, dans sa fonction de puissance hégémonique, se détache de manière tout à fait singulière de la famille des peuples, mais par ailleurs il découvrira qu’elle n’a pas ab aeterno cette personnalité distincte. Une considération ultérieure doit nous amener à être prudents dans notre jugement : nous devons regarder derrière nous et tenir compte de l’histoire des puissances qui ont exercé un rôle hégémonique. Ce regard nous rend conscients du fait que beaucoup de traits de l’Allemagne moderne, qui semblent caractéristiques du XXème siècle, s’étaient déjà manifestés en réalité chez ces puissances au cours des siècles précédents. Par contre ce regard comparatif au passé met bien en évidence aussi le fait que les deux guerres hégémoniques allemandes ont un sens qui leur est propre quand elles sont insérées dans la chaîne des guerres pour l’hégémonie en Europe. Il faut noter enfin que l’examen comparatif des manifestations hégémoniques, qu’elles soient du passé comme du présent, permet une vision plus claire et plus objective.
En ce qui concerne enfin le principe de la nature démoniaque du pouvoir, qui entraîne sa victime dans la spirale d’une affirmation toujours plus accentuée d’elle-même et dans une soif amorale d’affrontement, il se montre dans sa forme la plus compréhensible et la plus aiguë, lors des heurts les plus violents que la terre ait connus, les guerres hégémoniques. Et à partir du moment où, au point culminant de ces guerres la puissance dominante du continent, la puissance hégémonique, est devenue la figure solitaire du protagoniste, il est facile de comprendre qu’elle soit aussitôt attirée par une bien singulière tentation démoniaque.
Contentons-nous de ces quelques idées comme introduction. Et voyons maintenant en quelques traits comment l’Allemagne est entrée dans le cercle réduit des puissances hégémoniques.
L’élément fondamental de tous les conflits pour l’hégémonie en Europe (il ne s’agit ici que de ces conflits-là) est à rechercher dans les guerres que la puissance tour à tour plus forte du continent (si l’on veut bien exclure ses marches les plus orientales) a menées contre la plus grande puissance maritime. On ne rencontre pas de conflits de ce genre dans l’histoire germano-prussienne avant la construction des grandes flottes. Cette histoire montre au contraire les caractères les plus distinctifs du type pur de pouvoir continental : une ascension retentissante qui ne trouve peut-être pas d’égale en son temps pour ce qui est de la vigueur et de la véhémence juvénile. L’expansion vers l’Ouest de la Prusse rajeunit au plus profond de ses fibres une nation stagnante qui puisa dans les zones périphériques de l’Orient, pauvres d’histoire et de culture, une véhémence impossible à maîtriser, qu’elle transfusa en vitalité nouvelle sur le terrain biologique, culturel et économique, mais surtout politique. C’est là que viennent se développer la conduite hardie, l’organisation systématique et la discipline des êtres, c’est-à-dire la trinité qui devait forger la pensée de la nouvelle Allemagne. L’Etat de puissance, caractéristique de la Prusse, qui en ce qui concerne sa force de conviction n’avait rien à apprendre du vieil Occident, devint le symbole exemplaire de ce triomphe de la volonté qui, issu d’une origine obscure et modeste, l’avait amené à travers une succession impressionnante d’étapes victorieuses, au sein du concert des grandes puissances.
Quand notre siècle commence, cette évolution déborde le cadre restreint des affaires continentales et s’ouvre soudain aux décisions d’importance européenne et mondiale, décisions qui, malgré l’ampleur des luttes sur le continent, se prennent plus sur mer que sur la terre ferme. C’est ici qu’il nous faut nous demander non pas déjà de quoi est née la guerre mondiale, mais quelles sont les conditions qui l’ont rendue possible. Comme guerre mondiale, il n’y a pas de doute : nous répondons que c’est la poussée expansionniste de l’Allemagne ragaillardie qui en a été la cause (la puissance russe d’alors n’était pas en état d’en faire autant). Quant au fait que cette guerre soit devenue par la suite une guerre classique pour l’hégémonie de l’Europe, il faut sans doute l’imputer à la réaction de l’Angleterre.
De la même manière que jadis la Prusse s’était insérée dans le système de l’équilibre européen, nous avons, nous autres Allemands, tenté de sortir du strict domaine européen et de nous insérer dans le nouveau système de l’équilibre mondial. La méthode est toujours la même : la bonne vieille méthode prussienne de l’organisation systématique, mais cette fois appliquée à l’armement naval.
Tout cela ne pouvait être possible sans heurter les exigences traditionnelles du système européen et en même temps de l’Angleterre, c’est à dire sans priver cette dernière de son rôle de garante de l’équilibre européen et de détentrice de la puissance hégémonique sur mer. Quelle fut la conséquence inévitable de nos aspirations ? Nous nous engageâmes dans une voie sans issue qui conduisait à la guerre mondiale : nous, et nous seuls, menacions le centre du système nerveux de la puissance anglaise. Ce fut là le caractère particulier de notre déjà bien typique impérialisme, même si à l’extérieur, dans les colonies, la force d’expansion d’autres impérialismes donna des raisons de conflits bien plus fortes que ce que nous faisions.
Nous avions posé notre regard incertain sur le monde entier, en ne nous préoccupant guère de succès isolés, mais avec l’aspiration de changer le statu quo aux dépens de notre rival, qui essayait de maintenir ses propres positons en se faisant le défenseur de ce système de l’équilibre européen qui nous semblait à nous désormais bien dépassé grâce à la position semi-hégémonique que le Reich de Bismarck avait conquise sur le continent. Par sa politique d’encerclement, l’Angleterre nous poussa graduellement dans le rôle solitaire d’aspirant potentiel à l’hégémonie européenne, au sens plein du mot, bien que notre impérialisme, sans toucher à la suprématie anglaise sur mer, n’aspirât encore seulement qu’à installer l’Allemagne aux côtés des autres puissances mondiales. Chacun des deux rivaux, au nom du concept d’équilibre, s’opposa à la position hégémonique de l’autre, mais aucun des deux ne donnait la même valeur aux deux notions d’hégémonie et d’équilibre.
Bien avant 1914, et sous la pression de cet encerclement, nous avons commencé à douter du caractère raisonnable des calculs optimistes que nous avions faits au début du siècle. Nous avions pensé que l’Angleterre, tenue en échec par notre armement naval, renoncerait pacifiquement à sa position-clef. Le fait décisif à retenir c’est que, dans notre juvénile exubérance, nous n’avons pas tiré de cette situation les conséquences logiques qui en découlaient.
En 1913, Plehn pouvait écrire : « La nation tout entière a bien conscience que nous ne pourrons obtenir la liberté de participer à la politique mondiale que par l’entremise d’un grande guerre européenne ».[20]
C’est ainsi que l’on arriva à la grande guerre européenne, qui devait devenir une guerre mondiale. Ce n’est qu’alors que le renversement menaçant de notre situation devint une terrifiante réalité, et que nous devînmes une puissance hégémonique européenne. Pour la plus puissante unité du continent le dépassement du vieil équilibre était logiquement lié à la conquête de l’hégémonie en Europe, bien que nous cherchions à nous cacher à nous-mêmes tout autant qu’aux autres ce penchant naturel. Ce n’est qu’alors que, poussés par la situation nouvelle, prirent forme certains traits complètement nouveaux de notre être ; il n’est pas possible de les antidater même s’ils présupposaient toute notre histoire antérieure, de la même manière que l’étage nouveau d’une construction présuppose l’existence des étages sur quoi il est construit.
La compréhension du cours des événements nous sera facilitée, si, pour un instant nous faisons abstraction desdits événements et si nous considérons le destin typique des puissances hégémoniques qui nous ont précédés. Chacune d’elles a joué un rôle solitaire d’une tragique grandeur. Les horreurs des guerres européennes se déroulent à la lueur de leurs aspirations de domination, conscientes ou inconscientes. Plus ces aspirations de puissance tendent vers leurs manifestations les plus extrêmes, et plus vive est la réaction des grandes coalitions de tous les Etats qui se sentent menacés, sous l’égide des puissances insulaires externes. Au stade final, c’est toujours la puissance hégémonique qui combat seule contre une multiplicité d’adversaires. Mais elle ne craint pas ses propres adversaires parce que, au faîte de son destin, elle est aveuglée par la sensation d’avoir une longueur d’avance sur tous ses voisins. Les soucis et les dangers ne peuvent plus l’arrêter désormais ; au contraire, ils stimulent encore plus la conscience qu’elle a de n’avoir pas le droit de perdre la grande occasion qui s’offre à elle. Elle est éblouie par le prix que ses efforts vont lui valoir : un nouveau pas vers la réalisation d’elle-même et vers l’installation de son propre pouvoir qui écrase la foule de ses ennemis, qui, eux, ne combattent que pour le maintien de positions déjà acquises. Mais dès que la puissance hégémonique, au cours de son ascension, entre en conflit avec la puissance insulaire et se heurte à la barrière des grandes coalitions, le terrain solide de ses expériences continentales s’effondre sous ses pieds et emporte sa raison d’Etat. A ce premier élément qui caractérise le pouvoir vient s’ajouter un second, qui est plus spécifique : c’est l’aveuglement dans l’utilisation du pouvoir. La conjonction de ces deux éléments amène au pouvoir démoniaque que l’on retrouve chez toute puissance hégémonique. Ce n’est pas que la violence de la querelle ne puisse susciter chez les autres puissances des éléments démoniaques tout aussi marqués selon leurs traditions et situations particulières, mais cela ne se manifeste qu’en tant que réactions ; de toute façon, pour que le caractère démoniaque du pouvoir puisse atteindre son apogée, il manque à ces puissances les deux moments qui caractérisent la puissance hégémonique. Ce fait est particulièrement clair pour la puissance insulaire dont la raison d’Etat trouve dans les guerres hégémoniques son fondement le plus stable ; par le seul fait que ces guerres se prolongent, sa force augmente jusqu’à la toute-puissance sous le contrôle de la traditionnelle sagesse. Au-delà de la Manche, son adversaire au contraire porte toujours en lui les caractères d’un apprenti maladroit, qui ne bénéficie guère des expériences de ses prédécesseurs, pas plus qu’il ne les communique à ses successeurs. Malgré sa préparation militaire bien planifiée, il gâche en improvisations manquant d’envergure sa gigantesque puissance qui n’a pas la base d’un plan politique stable. Il aspire bien sûr à conférer à son œuvre une signification durable par une victoire totale et définitive ; mais dès que celle-ci s’évanouit, il voit son œuvre inachevée s’écrouler en un tas de décombres. Et ceci se répète avec une évidence de plus en plus limpide au cours des siècles, même s’il y a quelques nuances. La puissance hégémonique, au début du conflit, vit le point culminant de sa propre histoire et, triomphante, cristallise son être propre dans ses succès initiaux d’une manière grandiose et incomparable. Mais l’ascension euphorique devient excès démoniaque, au fur et à mesure de l’épuisante lutte qui dure. Le mouvement s’accélère ; ceux qui ont le pouvoir, comme les joueurs sur une table de jeu lorsque le jeu leur échappe, jouent leur va-tout en abattant leurs dernières valeurs fondamentales, morales et matérielles. Jusqu’au dernier moment ils brandissent leurs espoirs qui ne peuvent plus que cacher à eux-mêmes leur échec définitif.
Ce schéma typique, que chaque nation hégémonique a coloré de ses traits particuliers, caractérise aussi le développement de l’Allemagne au cours de la Première Guerre mondiale. La différence ne tient que dans le fait que, pour la nation du centre de l’Europe, menaçante mais aussi menacée de toutes parts, fondamentalement à court de préparation, située au milieu d’un continent au bord du déclin et de l’étouffement, tout se déroule de manière plus violente, plus chaotique et plus destructrice que jamais, à cause de l’atmosphère explosive d’une civilisation galopante. On atteint les sommets les plus sublimes et les profondeurs les plus noires en quelques années, alors qu’auparavant cela se faisait en quelques décennies. Nous avons vu notre essence se démarquer des autres dans une ascension hasardeuse en 1914, parmi la haine et la calomnie d’un « monde d’ennemis » ; mais le soudain isolement spirituel qui fit suite à l’isolement politique portait déjà le germe des excès qui allaient suivre. Cet isolement, sorti de l’esprit de quelques-uns, mais vite adopté par la passion accumulée du plus grand nombre, fait vaciller l’équilibre spirituel de notre nation, qui répond à la haine qui l’entoure par la haine. Dans la solitude désespérée d’une lutte malheureuse et glorieuse, l’appareil de l’Etat et la société se consument, les traditions se défigurent, et voici qu’apparaissent et se diffusent les idées les plus extrémistes et mégalomanes qui en des temps plus tranquilles seraient restées dans la marginalité.
Il est passionnant d’observer comment les plus conscients d’entre nous cherchèrent à sortir de ce cercle vicieux, en s’en remettant à l’oracle de la raison d’Etat qui avait gouverné notre politique intérieure ; mais ses réponses obscures ne firent qu’accroître la confusion générale. La guerre de Sept Ans n’avait pas été une guerre hégémonique et la stratégie qui consistait à épuiser l’ennemi sur la terre ferme perdit toute valeur dès qu’elle prit le dessus quand nous l’appliquâmes sur mer, en étant nous l’ennemi. Malgré leur noble modération, les porte-parole d’une paix négociée ne réussirent pas à faire tomber le dernier voile qui leur masquait la réalité : ils ne surent pas évaluer l’ennemi à sa juste valeur, lui qui jouissait de sa position insulaire ; et énoncèrent d’incroyables professions de foi. Voici ce que disait Max Weber : « Qu’ils nous haïssent donc, pourvu qu’ils nous craignent… ! » Ou encore la menace d’Otto Hintze : « Dans le pire des cas, nous nous laisserons ensevelir sous les décombres de la culture européenne ». Nous avons réentendu de semblables phrases dans ce qui allait être notre futur, et force nous est de constater que la nature démoniaque de notre pouvoir hégémonique n’a atteint au cours de la Première Guerre mondiale que son premier degré. Cette nature démoniaque n’arrive pas à détruire le tissu de la société, les mœurs et les traditions de notre Etat, qui pourtant déjà vacillaient sous les coups de la civilisation industrielle : elle les ébranle seulement.
Ces forces démoniaques restèrent loyalistes et ne furent jamais révolutionnaires ; elles rappellent plus les luttes des monarchies françaises et espagnoles que celles de la Révolution française et de Napoléon.
Le tableau change radicalement au cours des premières années de paix : la nature démoniaque des aspirations hégémoniques allemandes atteint son second stade. Comment l’insoupçonnable se vérifie-t-il ? Pourquoi, au contraire, la catastrophe de 1918 n’a-t-elle pas produit d’effets modérateurs ? Pour tirer au clair tout cela, il nous faut examiner ensemble ce qu’il advint de l’Allemagne et en Allemagne.
Après la fin des précédentes guerres hégémoniques, de nombreuses générations avaient joui d’un période de calme. Mais comment les vainqueurs de 1919 auraient-ils pu instaurer une paix durable en appliquant la vieille formule, c’est à dire en juxtaposant la sévérité au pardon, comme cela s’était encore fait en 1815 ? Car on avait sérieusement compromis la base même des précédents traités de paix : le système européen des Etats. D’un côté une Russie devenue géante et donc plus que jamais dangereuse pour l’Occident, de l’autre une Amérique, entraînée pour la première fois dans le conflit au moment où l’Europe avait démontré qu’elle n’était plus à même de maîtriser seule la menace hégémonique qui naissait en son sein. Comment construire quelque chose de durable dans une situation mondiale si trouble ? Peut-être était-il possible de commencer à construire quelque chose à l’Ouest, mais cela ne pouvait pas se faire sans la contribution de la puissance occidentale qui avait décidé du sort de la guerre, l’Amérique, ni non plus sans l’apport d’une nouvelle idée créatrice. Ce fut Wilson qui apporta cette idée. Non pas le renouvellement du système européen avec ses guerres hégémoniques, non pas la construction d’un système mondial avec tous les dangers que cela entraînait, mais carrément le dépassement de toute politique étrangère au vieux sens du mot, c’est à dire le dépassement de la multiplicité des souverainetés belliqueuses pour instaurer à leur place l’union pacifique en un grand Commonwealth étendu au monde entier sous le leadership des Anglo-Saxons. Quelle fantastique transformation ne s’annonçait-elle pas ! Ou tout ceci n’allait-il rester que dans le domaine de l’imaginaire ? Jusqu’alors, l’élément insulaire, que représentait la Grande-Bretagne, s’était opposé à tout nouveau venu du continent, et voici maintenant qu’un nouveau venu, l’Amérique elle-même, représentait cette attitude insulaire, même si c’était avec des idéaux qui apparaissaient pour le moins simplistes aux hommes d’Etat européens contemporains et par contre que les masses accueillaient comme l’Evangile. Pour les Allemands en particulier, ces idéaux signifiaient la libération du joug qui les opprimait car ils anéantissaient pacifiquement le vieux système oppressif. En bref, c’était la solution du problème allemand grâce à un miracle ! Mais le miracle resta un rêve, et c’est pour cela qu’il fut d’autant plus dangereux pour notre équilibre spirituel déjà bien ébranlé.
A la catastrophe de la guerre succéda celle de la paix. La vieille Europe se souleva contre le nouveau venu, l’Amérique, et, contrainte par la nécessité, rénova son système pourtant bien désuet. Le pas qui allait être fait ne le fut pas en avant, mais en arrière. C’est là qu’est l’explication la plus profonde du désastre qui allait suivre. Dans le cadre étriqué du vieux système affaibli, on ne pouvait résoudre le problème allemand ni par la sévérité-ni par la tolérance. Où trouver sur notre vieux continent ces puissances qui dans d’autres cas, lors des grands traités de paix, avaient joué naturellement le rôle du contrepoids de la puissance hégémonique défaite ? Seules de très dures conditions imposées au vaincu, au mépris de toute la tradition antérieure, pouvaient en tenir lieu et enchaîner artificiellement l’Allemagne. La situation politique et psychologique bascula en un éclair. Le front dès vainqueurs occidentaux vola en éclats. L’opinion publique mondiale se détourna, honteuse des conditions trop dures que pourtant elle avait revendiquées à grands cris auparavant, et condamna la France, désormais isolée, qui par l’exécution forcée et brutale du traité cherchait en vain à remplacer la garantie fournie par les Anglo-Saxons, trahie qu’elle était par le retrait de l’Amérique. La France craignait la revanche allemande avec un instinct aussi sûr que celui de Bismarck, qui avait craint la revanche française après 1871. Comment pouvait-on espérer que ce traité de paix, assemblage contradictoire de propositions générales idéalistes et de paragraphes réalistes, pût avoir d’autre effet que de susciter la réaction de l’Allemagne, au cas où elle aurait eu quelque volonté de se défendre ? Ce traité avait deux vices : il n’était pas généreux envers le vaincu, ne lui laissant ou ne lui ouvrant aucune possibilité, et il n’avait aucune garantie de la part d’un front unitaire des vainqueurs. La rechute du vainqueur dans le système européen désormais dépassé entraînait comme corollaire, au minimum, une rechute du vaincu dans l’esprit tout aussi dépassé de la lutte pour l’hégémonie.
Que cette rechute se vérifiât allait dépendre des influences que la politique mondiale aurait sur la vie interne de notre nation. Si par l’imagination nous reconstituons l’état d’humiliation dans lequel la défaite plongea les anciennes puissances hégémoniques, nous pouvons voir qu’elles restèrent pendant une période assez prolongée dans un état de relative tranquillité. C’était dû en partie à l’épuisement provoqué par des décennies de lutte et pour une autre part au fait qu’elles en profitaient pour développer les possibilités d’existence qui, malgré tout, leur étaient restées. L’aveuglement propre à la nature démoniaque de l’hégémonie était toujours présent ; cet aveuglement qui entretient les ressentiments prétentieux et les rêves revanchards. Mais bien qu’elles aient survécu à ce type de défaite, ces sociétés n’avaient plus désormais la force nécessaire pour tenter à nouveau sérieusement une ascension vers l’hégémonie et rien par ailleurs ne les poussait impérieusement à se jeter dans l’inconnu.
Il en advint tout autrement en Allemagne après 1918. Les deux éléments de l’hégémonie démoniaque, l’aveuglement et le sentiment de puissance, y maintiennent intact leur pouvoir. Il est significatif que ce soit justement là que les ressentiments et les rêves revanchards trouvent le terrain le plus fertile. A ceci viennent s’adjoindre deux ultérieures incitations d’importance non négligeable : le besoin, et la dissolution progressive de l’ordre social traditionnel qui en découle.
L’aveuglement apparaît à l’évidence dans notre incapacité à reconnaître les vraies raisons de la défaite, exactement comme cela se produisit en France après 1815. Malgré les nébuleuses critiques de détail, il ne s’imposa jamais une explication critique des limites de nos possibilités à exercer une action politique de force. Ni pendant la guerre, ni pendant la période d’encerclement qui la précéda, ni encore moins pendant les années d’après-guerre.
Nous ne voulions pas y voir clair, nous ne voulions pas salir le souvenir du sommet héroïque de notre histoire récente, nous ne voulions pas nous ôter l’espoir d’une reconstruction. On commença à dire que notre catastrophe avait été produite par des faits tout-à-fait anormaux. La faute en était aux roueries et aux pièges de l’ennemi, aux erreurs et aux trahisons internes. Les parallèles pourtant éclairants avec les précédentes guerres hégémoniques, le rôle de la force navale, la force intérieure des Etats insulaires restèrent tout-à-fait inconnus pour l’opinion publique, et il en est de même maintenant tout comme jadis. L’intervention de l’Amérique resta tout aussi incomprise. Pourquoi s’en étonner ? Les Américains eux-mêmes faisaient croire qu’ils n’étaient intervenus que pour des questions de propagande et d’intérêt. Bien peu comprirent que, en cachette, cela avait été la pure et simple raison d’Etat américaine qui avait poussé dans le sens de l’intervention, ou plus précisément encore que, en dernier ressort, il avait été de leur intérêt d’éviter que l’union de l’Europe sous la férule d’une puissance hégémonique ne devienne une menace éventuelle pour les espaces extérieurs d’outre-mer. Paradoxalement il en résulta un renforcement et non pas une diminution de la conscience que nous avions de nous-mêmes, une confiance plus grande dans la nation, qui au lieu de disparaître s’était maintenue, à notre grand étonnement comme à celui du monde entier. Qu’aurait-il pu arriver si quelqu’un, décidé à aller jusqu’au bout, avait pris les choses en mains ? Nous réfléchissions sur notre défaite, non pour essayer de l’expliquer, mais pour la présenter à nos yeux comme une défaite injuste, comme la conséquence d’erreurs évitables, et non d’une conception générale portée à l’excès.
Pendant ce temps les années de l’après-guerre démontrèrent que, après tout, notre force en tant que peuple était encore capable de rejeter dans l’ombre toutes les autres nations de la vieille Europe. Un regard sur les siècles précédents nous poussait à reconnaître que la France au début du XIXème et l’Espagne au début du XVIIème ne disposaient que de forces bien plus entamées que les nôtres au début du XXème siècle. Nous en déduisions que nous avions encore des chances malgré l’abîme dans lequel nous étions tombés. Cela n’aurait sans doute pas encore suffi à marquer le point de départ de notre nouvelle aventure hégémonique s’il n’avait fallu prendre en considération le caractère puissamment incitatif de notre état de besoin.
Au tout début, la tension de notre esprit guerrier rencontra dans les masses un inévitable sentiment de fatigue. Mais par l’entremise de petits groupes qui émergeaient de la diaspora politique qui prospérait dans les sous-bois de l’illégalité, renaissait la volonté de s’infiltrer dans le terrain de l’adversaire et de contrattaquer. Cette volonté trouva un appui dans notre peuple de soldats que motivait le souvenir de l’héroïque tragédie de la guerre. Exactement comme pour les Français en 1815, qui eux aussi à cette époque étaient un peuple de soldats. D’un côté comme de l’autre, l’héroïsme bafoué des déracinés et des « proscrits » se transforma en haine croissante, non seulement contre les ennemis de l’extérieur, mais aussi contre ceux de l’intérieur. On dit que la France après 1815 s’est divisée en deux nations distinctes, celle des vainqueurs et celle des vaincus de Waterloo qui déployaient deux drapeaux différents. On peut en dire autant pour l’Allemagne après 1919. La seule différence c’est que, chez nous, l’activisme national qui allait de pair avec notre histoire prit les allures d’une restauration plutôt que d’une révolution. Ce n’est pas pour autant que l’on dédaigna les méthodes révolutionnaires, pas plus d’ailleurs que toute autre méthode. L’idéalisme fit cause commune avec le crime, et la volonté nihiliste de puissance ouvrit sans aucune retenue la voie à la destruction du système éthique de l’Occident.
Au début, seules quelques pointes avancées des troupes d’assaut poussèrent jusqu’aux ultimes conséquences de cette évolution. Ce n’est que plus tard que l’on s’aperçut de l’importance que pouvaient avoir de tout petits groupes de fanatiques pour influencer la faiblesse titubante de l’opinion des masses. Dans son mouvement de pendule, l’opinion publique se mit alors à régresser dangereusement. Très différemment de la troisième République française ou de la jeune République russe, la République allemande était née du relâchement momentané des vieilles énergies et non de l’émergence de nouvelles ; et, face à l’ennemi, non d’une attitude défensive, mais au contraire dans un abandon complaisant. En cela on peut la comparer à la restauration des Bourbons en 1815. Il manquait aussi à la République allemande l’auréole de la mythologie nationale si en vogue, et par ailleurs elle ne pouvait pas se réclamer d’un grand passé, comme l’avaient fait les Bourbons. En outre, alors que ces derniers avaient pu compter sur la modération dont avaient fait preuve à leur égard les vainqueurs, la République allemande, écrasée sous le poids cruel du traité de Versailles, révéla tout d’un coup le vice qui entachait sa naissance. Bien vite, aux deux étapes qui avaient été mentionnées vint s’ajouter une troisième : la désagrégation sociale, provoquée par l’état de besoin dans ses multiples manifestations. Et c’était là l’étape la plus dangereuse. Au relâchement national succéda le déclassement social. Les nationalistes profitèrent de la concurrence avec les communistes, influençant la grande masse des désespérés et se servant du malaise général qui résultait de l’écroulement de l’ordre établi de l’Occident en 1919. Le nationalisme réalisa la fusion de la spectaculaire tradition de puissance prussienne (désormais allemande), coupée de son origine sociologique, et d’un esprit révolutionnaire de violence qui manquait d’unité. Il en résulta la nouvelle dynamique du fascisme. C’est dans cette dynamique que se coula la lave en fusion des passions populaires, qui au-delà des frontières prenait sa source dans l’irrédentisme raciste, lequel n’aurait jamais pu se développer sous l’autoritaire direction de l’Etat prussien.
On peut se demander si le fait d’écarter la classe des Junker et l’industrie lourde n’aurait pas eu pour effet d’entraver le cours tragique des événements. C’est ce que semblent penser plusieurs critiques anciens. Mais cette manière de procéder n’aurait pu que gonfler le flot des déclassés et aggraver l’instabilité économique. Ceux qui possèdent quelque chose sont plutôt pour le calme ; ceux qui n’ont rien ont toujours quelque chose à gagner et rien à perdre. Depuis longtemps l’esprit nationaliste n’était plus un privilège des classes possédantes. Le nationalisme peut embraser une société désorganisée beaucoup plus facilement qu’une société unie : il s’appuie sur les couches moyennes et inférieures de la société juste au moment où il déserte les rangs supérieurs. Avec l’abandon de la monarchie, on avait déjà perdu l’un des éléments modérateurs des extrémismes. La montée en Italie du nouveau césarisme, qui en louvoyant entre révolution et restauration, semblait combler le vide qui s’était formé grâce à un nouvel esprit d’autorité, fut pour nous un coup de fouet. Cependant l’heure n’avait pas encore sonné, et nos activistes devaient se consoler en constatant que, au fil des ans, s’ouvraient à eux des possibilités d’expansion sans aucune mesure avec celles qui étaient offertes aux autres nations. Au fond de chacun de nous, et surtout dans le cœur des vieux soldats, prenait corps une aspiration : racheter une défaite qui avait été pour nous plus amère que pour quiconque.
Il était bien clair qu’il ne fallait plus rechercher de revanche sur mer. Par ailleurs, sur le continent, juste à notre porte, des perspectives alléchantes nous avaient été ouvertes par la balkanisation générale, l’isolement de la France, et surtout la bolchevisation de la Russie, terre des mystères et du destin. Ce dernier point pouvait être utile à la renaissance de l’Allemagne : la Russie pouvait être notre alliée, comme le pensaient certains (Seeckt), ou notre ennemie selon d’autres avis (Ludendorff).
Ce programme de renaissance, qui avait le soutien de presque tous les partis, s’appuyait sur les axes suivants : restauration des frontières avec l’Est, et Anschluss avec l’Autriche. La fin ultime n’était pas la restauration, pure et simple, mais l’expansion vers le continent (Großdeutschland), étant donné que l’expansion vers l’océan avait fait long feu (Kleindeutschland), et aussi l’achèvement de l’unité nationale d’après les rêves de 1813 et de 1848, quand la nation naissante était encore à l’aube de son terrible destin. C’était donc un puissant plan de conquête en réponse à une menace mortelle, la volonté de s’élever à une dimension impossible à atteindre par aucune autre puissance européenne, la France, uniformément sénile, en étant la moins capable de toutes. En d’autres mots, il s’agissait de s’assurer cette base continentale sûre, que Guillaume II aurait bien aimé, selon des critiques de l’époque, posséder avant de tourner son regard ambitieux vers la grande politique mondiale.
Mais comment réaliser ce programme ? Avec l’aide de l’Orient contre l’Occident ? Avec l’aide de l’Angleterre contre la France ? Ou bien en jouant tantôt l’Orient, tantôt l’Occident ? De toute façon, il y avait une nécessité absolue : détruire complètement l’ordre établi en 1919.
Dans l’impasse du système moribond, on pouvait tout au plus espérer freiner de temps en temps l’ascension du peuple le plus grand et le plus dynamique d’Europe ; mais certainement pas le pacifier durablement.
Et pourtant l’Europe connut encore le rayon de soleil de Locarno. Mais Locarno fut plus l’œuvre du nouvel intérêt de l’Amérique pour l’Europe que celle de la clairvoyance et de la force d’âme de l’Europe elle-même. Cette valse-hésitation de l’Amérique devint la cause fondamentale des hauts et des bas qui caractérisent la succession des événements en Europe. Cette heureuse période intermédiaire apparut comme l’antithèse de 1919 et des années qui suivirent, pendant lesquelles l’Amérique avait abandonné l’Europe à elle-même. Après une demi-décennie de chaos politique, de prometteuses perspectives d’ordre se faisaient jour, d’autant plus que le retour de l’Amérique s’annonçait, plus dans le domaine économique que politique. Le succès de Streseman doit être relié aux solides bases monétaires des prêts américains. Cependant les effets furent limités. Les démons ne reculèrent que d’un pas, et le libérateur de la Rhénanie ne reçut pas la moindre marque de gratitude. Ce dernier, d’ailleurs, se garda bien de choisir clairement l’Occident, qui aurait pu s’opposer au programme irrédentiste, et il préféra jouer au maximum de sa liberté de manœuvre entre l’Est et l’Ouest. Tous les magnifiques plans d’union européenne restèrent du domaine des rêves. Les nations européennes, dans le cadre du vieux système restauré en 1919, sont portées à la violence et au soupçon réciproques. Leur solidarité ne réapparaît que lorsqu’elles se trouvent confrontées aux aspirations hégémoniques d’une d’entre elles.
Cette occasion allait vite se représenter. Pour les Français, ce ne fut que la terrifiante vérification de leurs prophéties ; par contre pour les Anglo-Saxons, ce fut une surprise totale. A l’époque de Locarno déjà, un observateur perspicace de la politique mondiale, T.E. Lawrence, avait pronostiqué que la Russie à son tour, après l’Espagne, la France, puis l’Allemagne, tenterait la voie de la domination sur le continent. Il n’avait pu prévoir que, devançant la Russie dans le rôle de puissance hégémonique mondiale, l’Allemagne posséderait encore tant de ressources et de volonté pour occuper le centre de la scène politique mondiale. L’Allemagne subit une grande métamorphose qui fut, de façon tout-à-fait particulière, le résultat d’un nouveau changement de la politique américaine. Au plus fort de la grande crise économique mondiale, l’Amérique se retira pour la seconde fois au-delà de l’Océan, abandonnant le monde occidental dans un état de désordre bien plus grave que lors de la première fois. Voilà le point de départ de l’impatiente poussée revancharde de l’Allemagne. Au beau milieu de la confusion générale, elle vit la voie s’ouvrir devant elle, comme si un tremblement de terre avait abattu toutes les barrières. La première guerre hégémonique de l’Allemagne avait mûri dans une période de bien-être et de prospérité croissants, la seconde naquit du besoin et de l’angoisse. Par comparaison, la première avait été une escarmouche brouillonne ; la seconde devint une contre-attaque bien dirigée, qui avait des origines profondes. La grande spéculation à la baisse, qui escomptait la désagrégation du monde bourgeois de l’Occident, et qui représentait la chance secrète des troupes d’assaut des communistes aussi bien que des fascistes, apparut au grand jour, dans la politique internationale comme dans la politique intérieure. Sur le terrain de la politique internationale, les petites et les grandes puissances du vieux système européen décadent qui contrôlaient l’Allemagne restèrent muettes, inconscientes, décontenancées et ignares qu’elles étaient. La France pacifique resta paralysée en face du danger réel que son imagination avait depuis longtemps dessiné et que sa politique précédente avait tenté de différer. La fatale expérience de la Ruhr et l’attitude prise par les Anglais la figeaient. Pour éviter le pire, elle aurait dû utiliser la force dont elle disposait, c’est-à-dire celle que le si critiqué traité de Versailles lui conférait. Des interventions de ce genre ont des effets imprévisibles sur les sentiments nationaux déjà exacerbés. Serait-on arrivé à une situation moins préoccupante si l’on avait suivi la proposition de Churchill de maintenir le désarmement unilatéral de l’Allemagne ? Le simple fait de se poser la question est révélateur du fait qu’on a des doutes sur la possibilité de donner une réponse affirmative. Dans la politique nationale la politique à la baisse atteignit totalement son but. Dix ans auparavant déjà, les symptômes prémonitoires du désordre social avaient servi à renforcer l’activisme nationaliste ; c’étaient désormais des millions de personnes de toutes classes sociales qui courraient s’enrôler dans leurs armées respectives. Dès que la sécurité internationale et les liens avec le monde démocratique parurent se relâcher il sembla que l’on ne pouvait trouver le salut que par les chemins qu’autrefois on avait déjà parcourus : autorité à l’intérieur, force envers l’extérieur. La transformation magique de l’angoisse en sécurité, des dissonances sociales en harmonie s’accomplit sous le signe de ces mots mythiques. Et l’air du temps fit que ce retour au passé advînt sous la forme du césarisme plutôt que sous celle de la légitimité.
Le césarisme, depuis longtemps déjà, hors d’Allemagne, avait prouvé qu’il était un type de gouvernement capable en période de crise d’organiser une troisième force de rassemblement national, à mi-chemin des pièges du communisme et de la confusion de la bourgeoisie. Il faut dire bien clairement que, de la même manière que, avant 1914, la forme d’impérialisme adoptée par l’Allemagne avait assumé un caractère particulier nouveau dans la lutte pour l’hégémonie, la nouvelle forme de césarisme devait par voie de conséquence se transformer elle-aussi. Le dictateur allemand, c’est à dire le chef charismatique dont avaient déjà secrètement rêvé les impérialistes, fut une figure de taille incomparablement supérieure à celle de tous les autres dictateurs de la vieille Europe (Russie exclue). Les moyens employés par Hitler, même s’ils avaient été forgés ailleurs en Occident, atteignirent avec lui les niveaux les plus impressionnants de l’horreur. Le caractère démoniaque du pouvoir hégémonique prit les commandes à tous les niveaux, mais la conquête du pouvoir complet ne fut pas un frein, comme l’attendaient beaucoup de ceux qui y avaient contribué. Ce fut même le contraire qui se produisit, le succès entraîna l’élément démoniaque du pouvoir vers les sommets les plus imprévus, traînant derrière lui la nation tout entière dans une marche fébrile sur des sentiers couverts de sang. Hitler concentre et diffuse le caractère démoniaque du pouvoir, il est l’incarnation du démon de la guerre hégémonique totale. Et, dans la mesure où il est possible d’en juger, il est l’annonce de la dernière flambée de l’esprit hégémonique européen. Il n’est pas possible d’imaginer comment l’Allemagne aurait pu s’élever à des hauteurs aussi vertigineuses sans être guidée par un tel génie satanique.
Il se sentit soulevé par l’obscur tourbillon de la crise et des forces énormes de la civilisation qui menaçaient de faire exploser le petit monde des Etats, trop vieux et trop étriqué. Et par dessus le marché, il trouva un rival, le bolchevisme, qui avec ses aspirations mondiales ne faisait qu’attiser le feu. Comme un Jacobin, sûr de son pouvoir totalitaire à l’intérieur, il put croire que rien ne lui était impossible à l’extérieur. Tel un somnambule, il se hissa par dessus les abysses par des sentiers que nul autre ne pouvait découvrir, se dissimulant derrière l’opposition Est-Ouest, en attendant de pouvoir apparaître comme la troisième force entre eux. Si ce n’est qu’il finit par réunir les deux premières contre lui dès qu’il leur apparut dangereux à toute deux. Il plongea ainsi dans le même abîme qui avait englouti avant lui l’empereur des Français et ensuite le Kaiser des Allemands.
On revit les scènes des guerres hégémoniques précédentes, mais cette fois-ci à un niveau plus élevé. Encore une fois, on connut les triomphes de terre ferme sur le vieux continent, et les défaites face aux réserves morales et matérielles des puissances insulaires éternellement sous-évaluées. De plus, cette fois-ci, les puissances insulaires jetèrent dans la balance le fort poids des armes russes, sans prendre garde aux différences de caractère idéologique ; et ce parce qu’il s’agissait d’une lutte désespérée pour la survie. La nature démoniaque des luttes pour l’hégémonie en Europe fit sa dernière victime. La catastrophe de l’Allemagne fut caractérisée jusqu’au dernier instant par une totale et terrible volonté de puissance. Dans le pressentiment de sa fin, le démon nihiliste jeta tout le monde dans l’abîme, en aussi grand nombre qu’il le put, avant d’y tomber lui-même, à l’extrême limite de ses forces.
C’est jusqu’ici que s’étend notre regard panoramique, haletant et rapide comme une course. Il ne peut cependant pas suffire. Pour conclure cette réflexion, il nous faut exposer une considération finale qui était déjà contenue dans les préliminaires.
Nous avons suivi l’Allemagne qui, poussée vers le haut par sa vitalité, atteint un niveau que jamais personne d’autre n’a atteint, ni à l’époque de l’impérialisme, ni à celle, plus tardive, du césarisme, et chaque fois elle subit le destin fatal de la puissance hégémonique. Nous avons aussi observé comment son rôle, si particulier dans les manifestations du présent, a assumé aussi des caractères très particuliers au cours des événements passés. Il ne nous reste plus maintenant qu’à nous demander quel sens faut-il attribuer aux deux actes de l’aventure hégémonique allemande, à l’intérieur de la longue chaîne des guerres pour l’hégémonie en Europe. La reponse peut être résumé de la façon suivante : la tentative hégémonique allemande a été le dernier anneau de la chaîne. Il nous semble qu’un phénomène de ce type ne pourra plus se répéter sur le sol de la vieille Europe. Si l’on accepte cette conclusion, le sens de cette guerre mondiale dans le vaste tableau de l’histoire européenne récente devient de plus en plus clair et évident. Cette guerre ne peut pas être considérée comme une simple variante des guerres précédentes, même s’il y a toujours une petite partie de vrai dans la théorie contraire. Les guerres hégémoniques furent le catalyseur qui poussa vers une nouvelle constellation de dimension mondiale, et c’est là l’élément nouveau qui nous est apporté aujourd’hui, élément qui pourtant s’est préparé au fur et à mesure des événements depuis le XVIIIème siècle. Ce n’est qu’après 1945 que la rivalité traditionnelle Russes contre Anglo-Saxons pouvait devenir une réalité dans sa forme définitive de lutte pour l’hégémonie mondiale, après en somme que l’on en avait fini avec la dernière guerre pour l’hégémonie en Europe. Avant cette date, le danger d’une hégémonie en Europe avait toujours eu la priorité. Les puissances mondiales, retranchées dans leurs gigantesques espaces continentaux, furent contraintes de laisser leurs différends au second plan tant qu’existait la menace d’une Europe intégrée sous la poussée d’une puissance hégémonique, et elles durent réunir leurs forces pour réduire à la raison l’Allemagne tout d’abord, et ensuite le Japon, pour d’autres raisons. Mais dès que ce jeu fut terminé, il en fut de même pour l’histoire moderne de l’Europe dans sa dernière manifestation et le vieux continent cessa d’être l’axe de l’histoire mondiale. La voie était ouverte pour une ère nouvelle : l’ère de l’histoire mondiale.
On peut cependant appréhender aussi le sens de la lutte allemande pour l’hégémonie sous un autre angle. Cette lutte porta à leur plus haut degré les manifestations de la violence destructrice dans tous les domaines : valeurs morales aussi bien que matérielles. La violence se retourna contre la puissance hégémonique qui l’utilisait, et cette fois-ci non seulement à la fin de la lutte comme cela s’était produit jusqu’alors, mais tout au long de celle-ci. En dernière analyse, on peut dire qu’elle devint un ennemi souterrain. Forte de la technique raffinée de notre civilisation, elle anéantit infatigablement les vies et l’œuvre des hommes. La technique perfectionna les instruments de terreur et de propagande qui est le poison corrosif des valeurs les plus profondes de l’homme occidental. La force du vieux continent fut tellement atteinte que celui-ci fut définitivement mis sous l’éteignoir par les grandes puissances. Le système européen se brisa en deux, exactement comme la puissance hégémonique qui s’était dressée contre lui. L’effondrement libéra la partie occidentale de l’Europe du danger impérialiste, mais par contraste jeta la partie orientale aux mains du totalitarisme. Cela aussi est à inscrire au compte des aspirations de puissance des Allemands, en faisant abstraction des circonstances particulières qui influencèrent par la suite le cours des événements. De cette manière le seul résultat de la Première Guerre mondiale fut anéanti. En 1918, en fait, Max Weber cherchait à se consoler de la défaite en affirmant qu’après tout l’Allemagne pouvait encore se vanter d’avoir sauvé l’Europe du fléau russe. 1939 nous ôta cette dernière consolation ! En dernier lieu, la Seconde Guerre mondiale accéléra le processus de désagrégation de la domination occidentale sur les peuples de couleur, ce qui allait avoir d’imprévisibles conséquences.
Mais ne nous attardons pas. Les précédentes guerres hégémoniques, si l’on fait abstraction de leur aspect terrible, eurent aussi un aspect fécond. Elles se déroulèrent pendant des périodes de progrès de la civilisation. Les puissances hégémoniques avaient toujours été porteuses de valeurs spirituelles, la croisade de la Contre-Réforme, ou l’exemple vivant de l’ordre aristocratique, ou encore la flamme des aspirations révolutionnaires. Même quand elles suscitaient ces réactions, elles libéraient des énergies spirituelles nouvelles. Quelle trace d’aspects positifs pourra-ton jamais trouver dans la lutte déchaînée menée par les Allemands, tout particulièrement dans sa dernière phase ? Dans la montée démoniaque de notre esprit de puissance, dans notre protestation désespérée contre le cours d’événements mondiaux que nous n’arrivions même plus à comprendre, il n’y avait aucune mission positive pour les autres peuples. L’idéologie du césarisme nationaliste n’était pas une denrée d’exportation. Elle commença à perdre toute force d’attraction dès qu’il apparut clairement qu’en son nom on menaçait la liberté des autres nations ; qu’elle se servait toujours davantage des méthodes du bolchevisme, et, enfin, quand on comprit en 1939 qu’elle essayait de trouver avec ce dernier un terrain d’entente. Ce fut là son suicide.
Il nous faut alors nous demander : avions-nous, lors de la Première Guerre mondiale, un idéal capable de susciter des énergies vitales ? L’expansion de la puissance prussienne avait eu pour résultat de séparer très nettement la sphère de la culture de celle du pouvoir au sein de la jeune nation allemande. Ce qui n’arrivait pas aussi nettement chez les autres peuples de tradition bien plus riche. Il n’y a pas d’argument qui puisse prouver le contraire. Les impérialistes avaient, déjà eu du mal à justifier sur le plan culturel l’expansion de la puissance allemande. Ils cherchèrent un appui dans les œuvres des grands auteurs qui, lors de la période florissante de notre vie culturelle, avaient exalté la puissance de l’individu. A les en croire, notre mission aurait consisté dans la défense de la multiplicité des manières de vivre de chacun des peuples par opposition à l’uniformité totale de la société anglo-saxonne et du bureaucratisme russe. Cette revendication elle-aussi perdit de son pouvoir de conviction quand, au cours de la Première Guerre mondiale, nous nous acheminâmes résolument sur la voie d’une conquête de type napoléonien. Il y avait une contradiction interne insurmontable dans le fait de justifier une expansion hégémonique en Europe. Par le passé, l’Allemagne avait exprimé deux idées-force : la réforme et le marxisme. Mais elles restèrent toujours étrangères à la politique allemande.
Pour résumer, non seulement ces deux dernières guerres furent, et de loin, les plus violentes et les plus destructrices jamais connues, mais aussi elles manquèrent de cet aspect positif qui, en une certaine manière, avait compensé, par le passé, les malheurs que les guerres apportent toujours avec elles. Voici ce que aujourd’hui nous savons. Que pouvons-nous donc apporter pour l’avenir ? Peut-être ces guerres pourront-elles trouver une contrepartie dans une renaissance de la culture occidentale et dans la création d’un nouvel ordre politique pour tout le monde occidental. Nous nous demandons si notre peuple aussi participera à l’effort créatif de réaction contre les forces de la destruction. Beaucoup d’Allemands nourrissent des espoirs dans ce sens ; de toute façon, même si les espoirs des autres devaient aller dans une direction différente, le préambule indispensable à toute réaction créative de l’Allemagne à la période des deux guerres mondiales, c’est la reconnaissance sans conditions du rôle terrible qu’elle a joué dans le cours des événements en tant que puissance hégémonique de ce continent européen décadent ; elle a été la dernière puissance hégémonique, mais aussi la plus démoniaque.
 
(texte choisi et présenté par Luigi V. Majocchi)


[1] « L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger ». Cf. E. Renan, « Qu’est-ce-qu’une nation ? », in Discours et conférences, Calmann-Lévy, Paris, 1887, p. 284
[2] Cf. Lord Acton, Cambridge Modern History : its Origin, Authorship and production, Cambridge, 1907, p. 14.
[3] Cf. Lord Acton, « Inaugural Lecture on the Study of History » in Essays on Freedom and Power, New York, N.Y., 1960, p. 25.
[4] Cf. M. Albertini, « Per un uso controllato della terminologia nazionale e sovrannazionale », in Il Federalista, IIIème année, p. 1-18 ; et "Il mito della Nazione", in Il Federalista, Ière année, p. 21-38.
[5] Ludwig Dehio est né à Konigsberg en 1888. Pendant la période de l’entre deux guerres, il a travaillé aux archives d’Etat de la Prusse, à Berlin et à Charlottenbourg. Après 1945, il a dirigé les archives d’Etat de Marbourg et l’école d’archivistes qui leur est rattachée ; il a été professeur honoraire d’Histoire médiévale et moderne à l’Université de Marbourg et directeur de la Historische Zeitschrift, la plus influente revue d’histoire allemande. Il est mort à Marbourg en 1963. Son œuvre la plus importante est Gleichgewicht oder Hegemonie, Scherpe-Verlag, Krefeld 1948 (traduction française : Equilibre ou Hégémonie, Seuil, 1958). Dehio est également revenu sur les thèmes fondamentaux de cette œuvre dans une série d’essais publiés entre 1950 et 1955 et recueillis dans le volume Deutschland und die Weltpolitik im 20. Jahrhundert, Fischer Verl. Frankfurt, 1961. Alessandro Cavalli a porté un jugement fédéraliste sur cet ouvrage dans sa recension dans Il Federalista, IIIème année, p. 175-177. Parmi les essais de ce volume, on trouve également « L’agonia del sistema europeo degli Stati », que cette revue a fait paraître dans son intégralité dans son édition italienne (IIIème année, pp. 152-163). Cette revue a également publié dans son intégralité, dans son édition française, l’essai « La continuité de l’histoire germano-prussienne de 1640 à 1945 » (cf. IVème année, pp. 162-179) ; et la recension du livre de H. Kohn, Wege und Irrwege, (cf. Vème année, pp. 72-74). Elle s’est déjà occupée de manière diffuse de la contribution de Ludwig Dehio avec l’essai de Sergio Pistone, « Les classiques du fédéralisme : Ludwig Dehio », (cf. VIème année, pp. 171-205). Sergio Pistone est certainement celui qui a étudié le plus profondément la pensée de Ludwig Dehio. Voir à ce propos sa monographie, Ludwig Dehio, Guida, Naples, 1977.
[6] Cf. « Deutsche Politik an der Wegegabel », dans Deutschland…, cit. passim.
[7] Cf. « Das sterbende Staatensystem » , dans Deutschland..., cit., pp. 110-111.
[8] Cf. « Versailles nach 35 Jahren », dans Deutschland..., cit., pp. 98-99.
[9] Cf. « Das sterbende Staatensystem » dans Deutschland..., cit., pp. 112-113.
[10] Ces jugements sur la responsabilité de l’historiographie allemande sont formulés en termes crus et péremptoires par Dehio dans ses essais « Ranke und der deutsche Imperialismus » et « Gedanken über die deutsche Sendung, 1900-1918 », dans Deutschland..., cit., pp. 33 et 110.
[11] « Das sterbende Staatensystem », cit., p. 124.
[12] Cf. Ibidem, p. 124.
[13] Cf. Ibidem, p. 124.
[14] Cf. Ibidem, p. 124.
[15] Cf. Ibidem, pp. 124-125.
[16] Cf. Ibidem, p. 126.
[17] Cf. Ibidem, p. 126.
[18] Cf. Gleichgewicht oder Hegemonie.
* Cet essai est le premier du volume Deutschland und die Weltpolitik im 20. Jahrhundert, cit.
[19] L’essai qui suit développe dans une version un peu plus élaborée les thèmes d’un rapport présenté à la XXIème assemblée des historiens allemands en 1951.
[20] Tiré de Deutsche Weltpolitik und Klein Krieg, p. 1

 

 

 

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